Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 5
Poétique de la philologie
Vincent Ferré

Tolkien ou la philologie fictionnelle : du mot à la fiction

« je suis un pur philologue. J’aime l’Histoire, et elle m’émeut, mais ses moments les plus intenses sont pour moi ceux où elle éclaire les mots et les noms. »

1Au milieu des noms de Pindare, Valéry et Barthes, la présence de celui de Tolkien ne surprendra que si l’on ignore combien l’alchimie entre le travail du philologue et celui du créateur d’un monde fictionnel est chez lui particulièrement frappante et fondamentale. S’il a fait œuvre de poète, de démiurge en créant un univers fictionnel, avec sa géographie, son Histoire et ses langues – il est exemplaire à cet égard dans la littérature du xxe siècle –, cette création apparaît en effet intimement liée à son activité universitaire de philologue médiéviste. On peut voir deux autres intérêts à cet exemple : d’une part son statut, en ce que Tolkien permet d’interroger une œuvre souvent considérée comme paralittéraire ; d’autre part, si l’on retient comme définition minimale (et sommaire) que la philologie consiste à étudier une langue d'un point de vue historique, à partir de documents écrits, en établissant des textes par un processus de comparaison de sources et de documents qu’il s’agit de dater, alors Tolkien constitue un exemple saisissant de renversement,puisqu’il est à son tour devenu l’objet d’une enquête philologique1. Celle-ci, menée par le propre fils de l’auteur, Christopher Tolkien, aboutit à la reconstruction d’une œuvre, qui a été discutée et peut paraître en partie fictionnelle dans ses résultats, malgré l’ingéniosité méthodologique dont elle témoigne.

2J’envisagerai cette hypothèse en suivant un trajet qui reliera la philologie à la fiction, en une sorte d’aller et retour2 qui constitue une surprise pour le lecteur ; la mise en évidence de cette interaction permettra de justifier l’expression de philologie fictionnelle. Après avoir rapidement évoqué la conception que Tolkien se faisait de la philologie (et de son propre travail de philologue), il s’agira d’interroger le lien essentiel qu’elle entretient avec la création littéraire, à travers l’invention de langues et une activité de philologue transposée dans la sphère fictionnelle. Mais comme le montreront les textes convoqués – pris dans les parutions les plus récentes3 et les moins connues –, l’essentiel (au moins quantitativement) de l’œuvre de Tolkien n’existe qu’à l’état de brouillons et de manuscrits inachevés : un travail de philologie a été nécessaire pour mettre au jour cette œuvre, travail qui comporte un risque dans l’interprétation.

Tolkien ou la philologie comme « fondement des humanités »

3Le lien entre les deux activités de cet écrivain et philologue constitue une évidence pour la critique tolkienienne4. Elle n’est, de ce fait, pas assez étudiée, a fortiori depuis une vingtaine d’années, comme si l’admirable (mais ancien) ouvrage de Tom Shippey, paru en 1982, The Road to Middle-Earth, avait réglé la question5. On est ainsi stupéfait de constater qu’un volume de référence comme la J.R.R. Tolkien Encyclopedia, publiée sous la direction de Michael Drout (2005), ne contient pas d’entrée philology6. On gagnerait pourtant à dépasser les formules toutes faites sur l’amoureux des mots, le philologue au sens littéral qu’était Tolkien. Elles sont certes en partie justifiées, mais ne dépassent jamais le stade de la répétition, d’un texte critique à l’autre, de citations bien connues tirées de sa correspondance ou de ses conférences, telle l’évocation de « cette sensibilité aux structures linguistiques qui affectent [s]es émotions comme la couleur ou la musique7 ». Il conviendrait pourtant de prendre en compte plus systématiquement ce qu’est la philologie au moment où Tolkien rejoint l’équipe de lexicographes de l’Oxford English Dictionary (en 1918) avant de prendre son premier poste à Leeds, en 1920. Ce que recouvre le terme même de philologie a évolué au cours de la vie de Tolkien, comme le rappellent les auteurs de l’ouvrage Ring of Words, qui retiennent deux sens principaux :

[sens 1]. Love of learning and literature; the branch of knowledge that deals with the historical, linguistic, interpretative, and critical aspects of literature; literary or classical scholarship. Now chiefly U.S. [note] By the late 19th cent. This general sense had become rare, but it was revived, principally in the United States, in the early 20th cent. [first example dated 1522]
[sens 3]. The branch of knowledge that deals with the structure, historical development, and relationships of languages or language families; the historical study of the phonology and morphology of languages; historical linguistics. [note] This sense has never been current in the United States, and is increasingly rare in British use. Linguistics is now the more usual term for the study of the structure of language, and (often with qualifying adjective, as historical, comparative, etc.) has general replaced philology. [First example dated 1716]8.

4C’est dans ce cadre que l’on peut situer les activités de philologue de Tolkien, qui a étudié la philologie à Oxford (latine et grecque) en 1911-1915 – il a été l’élève de Joseph Wright9 – avant de se tourner vers les littératures anglaises et germaniques, pour devenir spécialiste de langue et littérature médiévales à l’université de Leeds (1920-1925) puis à l’université d’Oxford, de 1925 à 1959. Ses enseignements – littérature en vieil anglais, histoire de l’anglais, vieil et moyen anglais, philologie germanique, gotique, vieil islandais, gallois médiéval… –, Tolkien les regroupe, justement, sous la bannière de la « philologie anglaise et germanique10 ».

5Il met particulièrement l’accent, dans sa correspondance comme dans ses cours et ses conférences, sur la relation entre la langue et la littérature, ce qu’illustrent en premier lieu ses publications universitaires. Tolkien est ainsi l’auteur d’éditions de Sire Gauvain et le chevalier vert – qu’il a également traduit, tout comme Pearl (un poème du xive siècle) –, d’Ancrene Wisse (manuel de « règles » pour moniales) et d’un épisode de Beowulf (dans Finn and Hengest). Ses conférences sur la littérature arthurienne et sur Beowulf ont constitué en outre un tournant dans l’histoire de la critique médiévale. La plus fameuse est celle qu’il consacre en 1936 à Beowulf,et qui fait basculer la perception que l’on avait de ce poème, traité jusqu’alors comme un document historique, quand Tolkien choisit de le lire comme un texte poétique. Le ton de la conférence le montre assez : sa pratique relève d’une sorte de philologie de combat, et s’inscrit un contexte précis, Tolkien défiant directement ses collègues et prédécesseurs sur un texte clef, symbole de l’héritage médiéval anglais.

6Pour ce faire, il prend souvent appui sur un terme, dont il discute toutes les implications, avec un souci démonstratif qui ne sacrifie en rien la précision : ainsi de lof et dom dans le cas de Beowulf ; ou encore d’ofermod dans La Bataille de Maldon, pierre de touche d’une lecture là encore opposée à l’interprétation habituelle des critiques11. C’est ce type de microlecture, de close reading avant la lettre, qu’il défend dans son discours d’adieu de 1959, lorsqu’il prend sa retraite à l’université d’Oxford :

[…] les vastes considérations, l’observation magistrale, plans et prophéties n’ont jamais été mon fort. Je préférais toujours tenter d’extraire tout le suc d’une seule phrase ou d’approfondir les implications d’un seul mot plutôt que de tenter de résumer une période en une conférence ou de régler le sort d’un poète en un paragraphe12.

7Se dessine ainsi une figure située aux antipodes de l’image souvent présentée – parce que plus pittoresque et intéressante pour les médias – d’un écrivain coupé de la réalité, vivant dans un monde imaginaire censément marqué par la régression et la nostalgie. Tolkien apparaît, bien au contraire, en prise avec les querelles intellectuelles de son temps13 et soucieux d’agir sur le plan institutionnel, comme l’illustrent ses efforts pour développer l’enseignement de la philologie à Leeds, dans un souci qui était tout sauf un repli disciplinaire, puis pour rapprocher les tenants de la « littérature » et les défenseurs de la « langue » à Oxford. Cette entreprise, que sa nécrologie retiendra comme l’un de ses grands accomplissements14, part d’un refus d’une situation qu’il raille dans son discours d’adieu, en 1959 :

L’anglais et ses semblables étant devenus mon métier, je me suis tourné vers d’autres langues, même le latin et le grec, et je me suis mis à aimer Litt juste après avoir rejoint le camp de Lang. En rejoignant sans conteste Lang, j’ai trouvé la brèche entre les partis largement ouverte et à moins que ma mémoire ne me trahisse, elle a continué à s’élargir pendant quelque temps. Lorsque je suis rentré de Leeds en 1925, NOUS ne signifiait plus les étudiants en anglais, mais ceux qui adhéraient à Lang ou à Litt : EUX signifiait tous ceux qui étaient dans l’autre clan, gens infiniment rusés qu’il fallait constamment surveiller, de peur qu’ILS ne l’emportent sur NOUS. Et c’est ce qu’ils ont fait, les gredins15 !

8Son militantisme de philologue repose au contraire sur une vision unitaire, qui refuse les dichotomies simplistes :

Le sens exact et naturel de la langue comprend la littérature, tout comme la littérature comprend l’étude de la langue des œuvres littéraires. La litteratura, qui dérive du sens premier de « série de lettres, alphabet », était utilisée comme équivalent des grammatikê et philologia grecques, à savoir l’étude de la grammaire et de la langue, ainsi que l’étude critique des auteurs (portant surtout sur leur langue). Elle devrait toujours inclure ces éléments encore aujourd’hui16.

9On comprend ainsi sa formule présentant la philologie comme « le fondement des humanités [humane letters]17». C’est en ce sens large également, et non seulement dans une acception plus restreinte, que Tolkien est philologue. On ne citera jamais assez l’un des credo de ce philologue intéressé par les langues comme par l’Histoire, qui montre combienest crucialela mission de la philologie : à ses yeux, elle « a sauvé de l’oubli et de l’ignorance les documents qui nous restent, et présenté aux amoureux de la poésie et de l’histoire des fragments d’un passé noble qui, sans elle, serait resté obscur et enterré à jamais18 ».

10L’une des originalités de la philologie de Tolkien, est toutefois qu’elle ne s’applique pas seulement aux langues et aux textes réels, mais qu’elle est liée au passage à la création fictionnelle, à la poétique au sens de création d’un monde.

De la philologie à la création : la philologie fictionnelle

11Tolkien a parfois raillé sa double vie d’écrivain et d’universitaire, recourant à une figure bien connue de la littérature britannique : « Il a bien fallu laisser Hyde (ou Jekyll) faire comme il l’entendait, et j’ai été obligé de me consacrer principalement à la philologie19 », note-t-il ainsi dans une lettre à Sir Stanley Unwin, son éditeur. D’un point de vue biographique, ces deux sphères se trouvaient effectivement dans une situation de concurrence, Tolkien se plaignant souvent de ne pouvoir écrire que dans les « moments volés » à ses activités d’enseignement, de recherche et d’administration, à « [c]es occupations universitaires qui consistent à gagner sa vie en enseignant, en donnant des cours de philologie, et en assistant chaque jour à des “réunions” et autres assemblées où l’on bavarde, [et qui] interfèrent de manière malheureuse avec le travail sérieux20. » Mais si l’on prend en compte l’ensemble de ses publications, c’est bien l’articulation entre savoir philologique et création fictionnelle qui retient notre attention, selon deux modalités : le point de départ peut être soit un texte réel (tels Beowulf ou Ancrene Wisse), soit un texte écrit en l’une des langues inventées par Tolkien, qui transpose l’approche philologique dans la fiction.

12Je passerai plus rapidement sur le premier cas, déjà bien étudié21, en mentionnant quelques exemples révélateurs de l’utilisation des connaissances acquises au contact des textes, qui peuvent relever de la traduction, de l’emprunt d’un nom (avec toute sa charge poétique) ou encore de l’inspiration.

13Parfois, il s’agit d’une quasi traduction : ainsi de la phrase From mulne ant from chepinge, from smiððe ant from ancre hus me tidinge bringeð, provenant de The Ancrene Wisse22 et qui est reprise avec variation dans « Les Aventures de Tom Bombadil » (poème contenu dans le recueil homonyme), en manière de clin d’œil à des lecteurs qui partagent ce savoir. D’autres fois, l’emprunt semble se limiter à un nom propre, comme le célèbre exemple d’Eärendil,venu du Christ de Cynewulf (un poème du viiie siècle) ; emprunt minimal en apparence mais qui, investi par l’imagination de Tolkien, va être un des noyaux du monumental projet du « Silmarillion ». D’autres fois, un vers peut donner naissance à un poème entier : ainsi d’un passage de Beowulf mentionnant un trésor gardé par un sortilège (« immuna gold, galdre bewunden », v. 3052) qui engendre « Le Trésor », publié dans Les Aventures de Tom Bombadil. Dans ce texte,sont mis en scène un butin et sa malédiction qui affecte elfes, nains, dragon et roi humain : « Il est un vieux trésor dans un sombre rocher, / oublié derrière des portes que nul ne saurait déverrouiller23 ».

14La « portée créatrice » de ces emprunts – la longueur des textes auxquels ils donnent naissance ou sont associés – est en effet très variable. On a ainsi pu montrer comment la réflexion sur le terme d’ofermod a débouché non seulement sur un débat d’ordre critique (dans la postface au Retour de Beorhtnoth) visant à déterminer le jugement moral porté sur le personnage de Beorhtnoth – héros pour les uns, chef orgueilleux selon Tolkien –, mais aussi sur un dialogue fictionnel entre deux personnages, qui (dans la partie centrale du Retour) évoquent la bataille de Maldon aux lendemains de la déroute des Anglo-Saxons, décrivant les cruelles conséquences de la démesure du seigneur Beorhtnoth. Or cette transposition fictionnelle de la réflexion critique ne se limite pas à ce seul texte, puisqu’il est possible d’élargir l’examen au Seigneur des Anneaux, pour découvrir des interrogations comparables.

15On se trouve toutefois encore dans le cadre d’une utilisation de sources, connues du philologue Tolkien. Mais cette création passe également – c’est ici que la démarche se révèle beaucoup plus originale – par le filtre des langues inventées par l’auteur, qui donnent (dans un second temps) naissance à la fiction.

16Rappelons la célèbre ouverture de l’avant-propos de Tolkien à la seconde édition du Seigneur des Anneaux : « ce travail […] était principalement d’inspiration linguistique et a été commencé dans le but de fournir un contexte “historique” à l’existence de langues elfiques24 ». Que la création des langues ait préexisté à la constitution de cet univers est un élément bien connu des lecteurs de Tolkien ; mais on sera sensible ici au fait que Tolkien l’envisage comme dépassement d’une opposition entre philologie et fiction, comme en témoigne cette réponse à Harvey Breit, chroniqueur de la New York Times Book Review : « Je suis un philologue, et toute mon œuvre est philologique25. » Une lettre de juin 1955 adressée à son éditeur américain revient sur ce propos pour le relier à l’ouverture du Seigneur des Anneaux, qu’elle précède de dix ans : « […] la remarque sur la “philologie” était censée faire allusion à ce qui est, je pense, un “fait” premier au sujet de mon œuvre, à savoir qu’elle est faite d’un seul bloc, et est d’inspiration fondamentalement linguistique26 ».

17Ce que dit l’auteur du Seigneur des Anneaux s’applique en fait à toute son œuvre, la relation entre les deux sphères (philologie et écriture fictionnelle) devenant de plus en plus complexe. La présence de la philologie apparaît en effet encore secondaire dans Bilbo le Hobbit, qui constitue un accident dans l’œuvre de Tolkien, en ce que cette histoire, inventée pour ses propres enfants, l’a détourné un temps de la création de sa mythologie principale. Tolkien indique lui-même une remarque linguistique du narrateur, en précisant qu’elle constitue sans doute le seul exemple : « Dire que Bilbo en eut le souffle coupé ne signifie rien. Il n’est plus de mots pour exprimer son éblouissement depuis que les Hommes ont changé le langage qu’ils avaient appris des elfes à l’époque où le monde entier était merveilleux27 ». En réalité, il concède ailleurs la présence d’un clin d’œil onomastique (« Le dragon [Smaug] porte un nom (un pseudonyme), le parfait du verbe germanique primitif Smugan : “se glisser dans un trou” ; c’estune mauvaise blague de philologue28 ») ; mais une telle allusion demeure mineure et isolée, signe que le recours à son « sac à malices professionnel », « la “philologie”29 », est ponctuel.

18On peut observer que l’invention linguistique et philologique est, de façon bien plus fondamentale, à l’origine de la création fictionnelle d’un univers complet, dans le cadre du « Silmarillion », projet de toute une vie, qu’il poursuivit du milieu des années 1910 à sa mort, soixante années plus tard. On sait que, parmi la douzaine de langues inventées par Tolkien, et développées à des degrés très divers, deux (le noldorin et le q[u]enya) se distinguent par la présence d’une grammaire, d’un lexique étendu, et par l’existence de plusieurs états historiques, imitant l’évolution diachronique des langues réelles. Si l’on consulte les Étymologies, contenues dans La Route Perdue – le cinquième volume, et le dernier paru en français, de L’Histoire de la Terre du Milieu –, on constate que ce « dictionnaire30 », dans son expansion, ouvre des portes sur la fiction. L’entrée « Talát » propose ainsi le sens de termes associés, avant qu’apparaisse un nom propre qui frappe l’œil du lecteur :

TALÁT- être en pente, pencher, basculer. Q[enya] talta- être en pente ; talta adj. en pente, incliné, penché ; talta inclinaison. N[oldorin] talad inclinaison, pente. atlaud > aclod en pente, incliné ; atlant oblique, incliné ; atlanno être en pente, incliné31.

19Christopher Tolkien, commentant ces fiches étymologiques, en retrace l’historique :

Un premier ajout fut « Cf. Atalante (voir lant). » Par la suite, la référence à lant fut remplacée par dat (dont la racine (dat, dant) comporte les dérivés [qenya] lanta chute, lanta- chuter, et Atalante la Déchue) ; mais l’élément suivant fut ajouté, soit au même moment ou plus tard : « Atalante (préfixe a‑ = complet) chute, renversement, en particulier comme nom du pays de Númenor. »32

20Ce dernier toponyme renvoie en effet au mythe de l’Atlantide élaboré par Tolkien, dans deux récits datant de la même époque. Il paraît difficile de déterminer l’antériorité relative du nom propre et du récit : Tolkien a-t-il déjà l’idée de ce dernier lorsqu’il ajoute le nom Atalante à son dictionnaire ? Est-ce au moment de l’ajout de ce nom, qui seul existe dans son esprit, que l’idée lui vient d’écrire un récit reprenant le mythe de l’Atlantide ? On ne peut que se perdre en conjectures, et constater la fécondité de ce nom, noyau des pages consacrées à l’Atlantide dans La Route Perdue et La Chute de Númenor, texte aux multiples versions.

21Parallèlement à l’invention des langues, la posture de Tolkien reste celle d’un philologue, puisqu’il lui arrive de rédiger des textes dans une langue inventée ou en vieil anglais, pour les présenter comme des matériaux originaux, quand il n’opte pas pour une autre fiction : la traduction en anglais de textes anciens, censée être réalisée par l’un des personnages internes à cet univers. Ainsi des Annales du Valinor telles qu’elles sont publiées et présentées dans La Formation de la Terre du Milieu, par le biais d’une énumération de noms de pays et de noms de personnes :

(Ces Annales, tout comme les Annales du Beleriand, furent composées par Pengolod le Sage de Gondolin, avant sa chute, et ensuite au Havre du Sirion, et à Tavrobel à Toleressëa après son retour dans l’Ouest, où elles furent consultées et traduites par Eriol de Leithien, c’est-à-dire Ælfwine de l’Angelcynn)33.

22Ce qui pourrait sembler une lubie – cette interprétation triviale a d’ailleurs nourri le mythe (évoqué plus haut) de l’écrivain coupé du monde –, ce qui a depuis tourné au procédé chez nombre d’auteurs de Fantasy se réclamant de Tolkien34, s’explique en fait par les conceptions tolkieniennes de la littérature, présentées dans Du Conte de fées,essai quasiment contemporain de ceux des formalistes russes35, mais encore sous-estimé par l’histoire littéraire. La littérature y est considérée comme un moyen de révéler la réalité, par le truchement du merveilleux, qui doit saisir le lecteur, l’arracher à ses habitudes et lui ouvrir les yeux. Passant par la recherche de vraisemblance et de cohérence au sein du merveilleux36, ce dispositif met en perspective l’explication, sinon banale, apportée à l’origine et à la transmission du texte.

23Le meilleurexempledemeureLe Seigneur des Anneaux, tiré, selon son Prologue, d’un Livre Rouge inconnu du lecteur ; l’avant-propos de 1954, adopte un point de vue interne, présentant le livre comme authentique (la préface de 1966 reviendra un peu en arrière de ce point de vue), comme un texte

tiré principalement des mémoires des célèbres Hobbits, Bilbo et Frodo, tels qu’ils sont conservés dans le Livre Rouge de la Marche de l’Ouest. Ce monument majeur de la tradition hobbite est appelé ainsi parce qu’il a été compilé, copié à maintes reprises, augmenté et transmis de génération en génération dans la famille des Belenfant de la Marche de l’Ouest, descendants de ce Maître Samsagace au sujet duquel ce récit a beaucoup de choses à raconter37.

24Ce type d’accroche pose évidemment la question du lecteur, de ses connaissances des codes littéraires et des conceptions de Tolkien. Mais parmi les millions de lecteurs de cet auteur, un lecteur particulier m’intéressera dans un dernier temps, car il est à l’origine d’un renversement inattendu.

Le fils à l’œuvre : Tolkien comme objet philologique et centre d’une fiction

25Le couple formé par J.R.R. Tolkien et son fils Christopher a peu d’équivalents dans l’histoire littéraire du xxe siècle. Né en 1924, Christopher Reuel Tolkien a enseigné à Oxford la littérature anglaise et la « philologie » (littératures nordiques, littérature médiévale anglaise), publiant sur ces domaines, éditant des contes de Chaucer et des sagas, jusqu’au milieu des années 1970, lorsqu’il interrompt sa carrière universitaire à 51 ans, pour éditer l’œuvre de son père. Il est en effet depuis 1973 son exécuteur testamentaire, après avoir été son confident, le destinataire de magnifiques lettres et le dédicataire du Seigneur des Anneaux, pour lequel il a travaillé38. On retiendra ici du travail colossal effectué en trente années, le changement de méthode, assumé et explicite, qui l’a conduit à publier rapidement un premier volume quatre ans seulement après la mort de l’auteur (Le Silmarillion, 1977), pour donner aux lecteurs un aperçu global – sous forme de chapitres brefs, montés à partir d’une montagne de manuscrits – du monde créé par Tolkien, dont on ne connaissait qu’une « péripétie » parmi d’autres, celle qui est rapportée dans Le Seigneur des Anneaux.

26De 1980 à 1996, les Contes et légendes inachevés puis les douze volumes de L’Histoire de la Terre du Milieu adoptent une méthode plus explicitement philologique. Christopher Tolkien, en effet, déchiffre, date, édite diverses sources, choisit la meilleure parmi les versions successives écrites par son père, indique dans les notes les changements qu’il a apportés aux noms pour rendre les textes lisibles, propose des remarques d’ordre grammatical sur la langue d’un texte qu’il établit (ainsi du paragraphe sur « les temps des verbes dans le chapitre 1 » de la Quenta Silmarillion39) et commente l’évolution de cet univers40. La continuité entre les publications de Christopher Tolkien à Oxford et l’entreprise philologique menée sur l’œuvre de son père est ici manifeste41.

27La méthode présidant à cette édition savante s’est affinée, sur trente années de travail – si l’on inclut Les Enfants de Húrin (2007), volume très épuré sur le plan éditorial, mais qui constitue un aboutissement de la démarche. Après avoir hésité à appliquer au Silmarillion son idée initiale, qui était de témoigner de « la diversité des matériaux », de « montrer “Le Silmarillion” comme une création continue et changeante s’étendant sur plus d’un demi-siècle », ce qui impliquait de constituer « un réseau de textes divergents reliés entre eux par un commentaire42 », Christopher Tolkien y vient finalement dans les Contes et légendes inachevés et L’Histoire de la Terre du Milieu, comme il l’explique dans la préface au premier volume, Les Contes Perdus. Cette décision est motivée, entre autres choses, par le désir de répondre aux interrogations du lecteur portant sur le statut et la datation des textes utilisés pour opérer le « montage » du Silmarillion ; ces interrogations du lecteur, remarque Christopher Tolkien, signalaient la présence d’un filtre inattendu, d’une « dimension supplémentaire d’obscurité » entre le livre et ses destinataires. Il a donc décidé de montrer les étapes de la création du monde fictionnel de Tolkien, et son évolution « dans le temps (la vie de l’auteur)43 ».

28Un tel travail éditorial implique des choix ainsi que des hypothèses de la part de Christopher Tolkien, en particulier dans la datation des documents, effectuée en prenant en compte la matérialité du texte (Tolkien a utilisé des feuilles de brouillon de l’université de Leeds pour rédiger Le Lai des Enfants de Húrin, paru dans Les Lais du Beleriand) ou – plus intéressant dans le cas de cet auteur, pour qui l’onomastique est si importante – la forme d’un nom, qui permet de décider de l’antériorité d’un texte :

Le fait que l’Ambarkanta est postérieure à la Quenta (peut-être de plusieurs années) ne fait aucun doute. La réapparition du nom Utumna marque un progrès par rapport à [la Quenta], où le nom « Terre du Milieu » n’apparaît pas non plus44.
(précision du tome IV, La Formation de la Terre du Milieu).

[…] l’occurrence de Utumna, qui constitue un retour aux Contes Perdus, comme nom de la toute première forteresse de Melko […] montre que AV 2 fut postérieur à AB 245.
(commentaire de l’entrée 1000 des nouvelles Annales du Valinor, dans le volume suivant, La Route Perdue).

29Ces deux exemples, empruntés à des volumes successifs de L’Histoire de la Terre du Milieu, montrent que ces suppositions appellent naturellement des corrections. Christopher Tolkien indique ainsi aux plus vigilants de ses lecteurs :

Bien que j’aie affirmé (IV. 285-286) qu’il ne semblait y avoir aucun moyen de démontrer l’antériorité ou la postériorité de l’Ambarkanta par rapport à la première version des Annales du Valinor, il m’apparaît clairement désormais que l’Ambarkanta se rattache au second groupe de textes. D’abord, sa page de titre revêt une forme très semblable à celles de l’Ainulindalë et du Lhammas ; de plus, la réapparition du nom Utumna comme nom de la première forteresse de Melko dans l’Ambarkanta (IV. 259-260) semble attester sa postériorité par rapport à AB 2, qui donne encore Angband (alors qu’AV 2 donne Utumna)46.

30Ces corrections sont appelées par les difficultés matérielles auxquelles se heurte ce chercheur : absence de classement de l’auteur (« les textes philologiques ont été laissés dans le plus grand désordre. Sans datation externe, la seule façon de déterminer la séquence d’événements […] est de s’en remettre aux preuves internes de l’évolution philologique »47), écriture palimpsestique (« Il faut dire en outre que la méthode de travail habituelle de mon père – débuts élaborés s’effritant progressivement en griffonnages, manuscrits chargés de corrections en couches successives – est ici portée à son paroxysme ») et problèmes de conservation – « Les difficultés inhérentes au texte sont aggravées par le très mauvais état du manuscrit, en grande partie abîmé, déchiré, fripé sur les côtés, et défraîchi (de sorte que l’écriture pâle au crayon est devenue presque invisible et extrêmement difficile à lire à bien des endroits)48 ». Ces textes vieux de quelques décennies seulement semblent présenter une résistance analogue à celle d’un manuscrit médiéval49 !

31Christopher Tolkien souligne donc fréquemment les limites de ses hypothèses. Ainsi d’une incise, dans l’entrée SYAD des Etymologies : « Le mot illisible ressemble beaucoup à “horde” [throng], mais ce ne peut évidemment être le cas (à moins que mon père ait inscrit “horde” en voulant écrire autre chose)50. » Ici, l’éditeur se livre à une sorte de critique de la conscience philologique, en essayant de se mettre à la place de l’auteur, de retrouver l’impulsion créatrice. Il n’est évidemment pas anodin que le philologue en question soit le propre fils de Tolkien, à qui Le Seigneur des Anneaux est en grande partie dédié, qui a participé à sa naissance en tant que premier lecteur (il en a aussi dessiné les cartes). Le fil(s)lologue propose une création à quatre mains, qu’il présente avec humilité comme prise de risque et choix herméneutique51, à propos des Etymologies : « La présentation d’un texte comme celui-ci ne peut manifestement pas prétendre à une rigoureuse exactitude : inévitablement, dans les sections les plus chaotiques, une certaine mesure d’interprétation personnelle a dû être exercée afin de discerner les intentions de l’auteur52. »

32Malgré toutes les précautions prises par Christopher Tolkien, cette mesure d’interprétation [a degree of personal interpretation] ne risque-t-elle pas d’approcher une certaine fictionnalité, par le processus de reconstitution, en raison de la difficulté de l’entreprise, qui induit des risques d’erreur et une part d’invention involontaire ?

33Christopher Tolkien le reconnaît dans le cas du Silmarillion, d’autant qu’un écrivain réputé de Fantasy, Guy Gavriel Kay, l’a aidé dans son entreprise53. Trente ans après la parution de ce volume, il revient ainsi sur la genèse du chapitre 21 :

J’ai toujours supposé qu’il était dans l’intention de mon père, s’il avait disposé de tout le temps nécessaire, de tirer du « grand conte » de Túrin, une fois qu’il l’aurait achevé de manière satisfaisante pour lui, une version bien plus brève de l’histoire, sur un mode que l’on pourrait appeler le « mode Silmarillion ». Mais cela ne s’est bien sûr jamais produit ; j’ai donc entrepris, il y a maintenant plus de trente ans, une tâche étrange consistant à essayer de reproduire ce que mon père n’a pas fait : écrire un texte « à la Silmarillion » de la version la plus tardive de l’histoire, mais en tirant ce texte du matériau hétérogène de la « version longue », celle du Narn54.

34Il me semble toutefois que cette re-création, ou co-création, n’est pas absente de la rigoureuse Histoire de la Terre du Milieu,qui reconstruit, au fil du récit constitué par les douze volumes, un univers fictionnel à partir des mots épars de J.R.R. Tolkien. Si remettre en ordre les mots de l’auteur revient à mettre en ordre son univers fictionnel, comment placer tout ce personnel romanesque dans un monde si vaste ? Cette question forme le pendant de celle qui interroge la répartition des textes, et la mise au jour de leurs relations ; elle pose manifestement des problèmes similaires, demandant recoupements et vérifications. Mais reconstituer le puzzle semble une tâche sans fin, quand il faut justifier tant de phrases dans cet immense ensemble :

L’étrange assertion en AB 1, selon laquelle « Felagund et Orodreth, en compagnie de Celegorm et Curufin, se retirèrent à Nargothrond, et construisirent là-bas un grand palais caché », est maintenant clarifiée, ou du moins accordée aux annales précédentes. J’ai suggéré [dans le volume IV, La Formation de la Terre du Milieu, p. 346] comme explication possible que « même si Nargothrond avait existé depuis plus d’un siècle comme forteresse gnome, ce ne fut pas avant la Bataille du Feu Subit qu’elle devint une grande résidence souterraine, un “palais”, et le centre de la puissance de Felagund » ; les mots de AB 2, ici (« s’en furent à Nargothrond, et la renforcèrent »), tendent à confirmer cette hypothèse55.

35Les corrections possibles induisent des versions différentes, qui se juxtaposent aux précédentes, fixées par leur publication. Ainsi des Enfants de Húrin, parus en anglais en 2007, montage de textes inédits et de manuscrits déjà publiés mais réexaminés par Christopher Tolkien, qui a souvent opté pour des lectures initiales différentes :

[…] j’ai pu étudier de manière bien plus approfondie les manuscrits, d’une formidable complexité, une fois ce premier livre publié. Ce travail m’a conduit à des conclusions différentes, concernant les relations entre certains textes et leur enchaînement. […]
A partir du chapitre TÚRIN EN DORIATH, le nouveau texte diffère grandement de celui publié dans les Contes et légendes inachevés. On se trouve là face à une série de textes, pour la plupart de simples brouillons, se rapportant aux mêmes passages du récit mais à différents stades de développement ; dans une telle situation, il est manifestement possible d’avoir différents avis sur la manière dont ce matériau original doit être traité. J’en viens à penser qu’en composant le texte des Contes et légendes inachevés, je me suis autorisé plus de liberté éditoriale qu’il n’était nécessaire. Dans le présent livre, j’ai réexaminé les manuscrits originaux et reconstitué le texte, rétablissant les termes d’origine en de nombreux endroits (bien que mineurs), réintroduisant de nouvelles phrases ou de brefs passages qui n’auraient pas dû être omis, corrigeant quelques erreurs, et procédant à des choix différents parmi les interprétations initiales56.

36La boucle est alors bouclée, puisque cette part nécessaire d’invention, dans l’activité de reconstruction, est due à l’origine (fictivement) philologique de ces textes de Tolkien, comme l’explique Christopher Tolkien à propos des Etymologies (donc d’un matériau philologique) : « retracer l’histoire du processus littéraire à travers de nombreux textes (même là où les pistes sont considérablement brouillées) reste, de par sa nature, un travail infiniment plus aisé que de s’attaquer à l’effarante complexité qui caractérise l’évolution phonologique et grammaticale des langues elfiques57 ».

37Au final, nous nous trouvons face à un double cas de contamination de la philologie par la fiction, volontaire jusqu’à un certain point : Tolkien part de la philologie pour créer, et transpose intentionnellement la démarche philologique au sein de son univers fictionnel ; son fils adopte la démarche la plus rigoureuse possible, mais ne peut éviter la part de fiction – terme qui n’a ici aucune connotation péjorative – attachée à la reconstruction, lorsqu’il devient le philologue de son père, sur un matériau en partie philologique – fictivement philologique. Alors que Tolkien avait réagi, à la lecture du Silence de la terre de son ami CS Lewis, en se découvrant personnage de fiction58, on ne peut exclure qu’il acquiert une forme de fictionnalité, par le biais inattendu d’une édition savante de son œuvre.

38Le corollaire est l’interrogation sur le statut de l’œuvre de Tolkien. Si le grand public s’en tient aux textes les plus connus – Le Seigneur des Anneaux, Bilbo le Hobbit et Le Silmarillion –, que doit faire le chercheur ? Apparaît un problème d’autorité du texte, quand il convient de choisir avec précaution les versions d’un même épisode, de connaître l’histoire des textes pour départager l’authentique de la reconstruction – quand il est donc nécessaire de se faire philologue.