Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 4
L'Écrivain préféré
David Martens

D’un Gourmont l’autre. Le premier des masques de Blaise Cendrars

From one Gourmont to another. The first of Blaise Cendrars' masks

Pour Nicolas Leroux

1Aujourd’hui encore, Blaise Cendrars fait souvent avant tout figure de bourlingueur patenté des lettres françaises. Pendant longtemps, cette imagerie a porté préjudice à la reconnaissance du travail d’écriture d’un écrivain qui a au moins autant voyagé dans les livres qu’à travers le monde. Lecteur boulimique, l’auteur de L’Or a, tout au long de sa vie, été un passionné du livre1 : poète, romancier, reporter mais aussi traducteur et éditeur, Cendrars est, bien davantage, un homme de lettres, dans la mesure où sa signature, en tant qu’invention poétique – « Blaise Cendrars » est le pseudonyme adopté par Frédéric Sauser pour signer l’ensemble de son œuvre littéraire – le désigne comme un être de papier. À l’enseigne de la devise nervalienne « Je suis l’autre », apposée à un autoportrait daté de 1912 – année de l’adoption du nom de plume – et fréquemment reprise par la suite, cette stratégie scripturaire se fonde sur le dédoublement : dès lors que sa nature est connue, un pseudonyme d’auteur se donne en effet, à lire comme une signature signée par une autre, que celle-ci soit dévoilée au non. Compte tenu de cette duplicité fondatrice, rien d’étonnant à ce que, marquée de part en part au coin de ce dispositif scripturaire et des enjeux qu’il revêt, cette œuvre en appelle constamment à d’autres écrivains – réels ou imaginaires, célèbres ou obscurs, reconnus ou non des instances de légitimation –, au prisme desquels son auteur s’est donné à appréhender. La place qui leur est assignée contribue à l’autoportrait de Cendrars, en fonction non seulement des préférences qu’il affiche et des défiances dont il fait preuve mais aussi des éventuelles variations dont l’appréciation de ces écrivains peut être affectée.

2Au sein de la cartographie des goûts littéraires de Cendrars, la figure de Remy de Gourmont occupe une place éminente. Un tel privilège peut étonner, tant l’image d’homme de bibliothèque de l’auteur du Latin mystique tranche avec celle d’aventurier du monde moderne volontiers cultivée par le poète de la Prose du Transsibérien. Pourtant, en 1948, dans Bourlinguer, Cendrars écrit sans ambages de Gourmont qu’il est « l’écrivain [qu’il] admirai[t] le plus au monde », avant d’ajouter cet aveu, qui situe rétrospectivement toute son œuvre sous le signe de cette fascination de jeunesse :

3[D]epuis quarante ans, je ne crois pas avoir publié un livre ou un écrit sans que son nom y figure ou que je ne le cite d’une façon ou d’une autre. C’est dire combien profondément j’ai subi l’emprise du maître que je m’étais choisi à vingt ans. Tout ce que j’ai appris dans les livres c’est à ses livres que je le dois car j’ai lu tous les livres qu’il cite, mais j’ai surtout appris dans la fréquentation de ses propres ouvrages l’usage des mots et le maniement de la langue2.

4Affirmant avoir lu « tous » les livres cités par Gourmont, Cendrars indique avoir marché sur les traces de son prédécesseur et prétend ainsi partager avec lui une large part de l’horizon culturel qui a façonné ses propres ouvrages. Davantage, à suivre cette déclaration, par le truchement de son nom et/ou de ses écrits, ce « maître […] choisi à vingt ans » hanterait l’œuvre cendrarsienne à la façon d’un auteur en second, de façon explicite ou non. Tout le passage suggère ainsi qu’en dépit de la disparition de son aîné en 1915, Cendrars aurait continué à faire écrire, sous son nom, un écrivain qu’il a admiré au point d’avoir donné son prénom – en lui ajoutant un accent aigu : Rémy – au second de ses fils.

5Les différents moments de la prédilection de Cendrars témoignent cependant de ce que rien ne garantit le caractère durable d’une préférence. La figure de l’écrivain favori concourt en effet à l’entreprise d’autodéfinition d’un auteur de façon particulière à chaque période de sa production. Ainsi, si Gourmont apparaît comme un fondement sur le plan de l’apprentissage de l’écriture, les formes de son emprise ont subi un significatif infléchissement : l’auteur du Latin Mystique accompagne les débuts dans l’écriture de celui qui n’a pas encore inventé Blaise Cendrars par une influence marquée et revendiquée, quoique cet attrait soit, dès cette époque, non dénué d’ambiguïté ; l’éclat de l’écrivain le plus admiré subit ensuite une longue éclipse, avant d’opérer un retour au premier plan dans les « Mémoires » des années quarante. Situés aux extrémités de l’œuvre, ces centres névralgiques de la mainmise gourmontienne permettent de mesurer la distance entre l’auteur en devenir des années 1910 et l’écrivain établi des années 1940 qui, mettant en scène les origines de sa pratique d’écrivain, formule, en le mettant en œuvre, un art poétique marqué par la pseudonymie et qui trouve son corollaire dans une écriture fondée sur un schème analogue à celui qui régit la traduction. Ces différentes stations de la passion de Cendrars pour l’écrivain favori de ses années de formation convoquent en outre avec une belle constance un intertexte alchimique, qui constitue un foyer de cohérence de la préférence dont Gourmont a fait l’objet et contribue à articuler les enjeux de la prise de distance opérée avec cette figure par excellence de l’altérité scripturaire.

Premières pierres

6Durant la première décennie du xxe siècle, l’imaginaire et l’écriture fin-de-siècle constituent de façon générale la principale source d’inspiration de ce Frédéric Sauser bientôt appelé à « devenir » Blaise Cendrars. En témoignent les cahiers dans lesquels le jeune homme consigne des listes d’ouvrages lus ou à lire et, le cas échéant, ce que lui inspire leur lecture3. Toutefois, le nom et l’œuvre de Remy de Gourmont se détachent incontestablement de cet ensemble de références et l’attrait préférentiel exercé par ses écrits se fait sentir dès les premiers pas de l’écrivain en herbe dans la pratique des lettres Plus fondamentalement, l’empreinte du maître sur plusieurs textes de cette époque cruciale permet de toucher du doigt le contexte dans lequel s’est opéré l’abandon du nom d’état civil au profit de ce pseudonyme de braises et de cendres qui allait faire long feu (Cendrars joue à de multiples reprises de ce symbolisme igné, qu’il associe à son pseudonyme). Plusieurs textes marqués de façon explicite par Gourmont sont en effet écrits avant 1912 par Frédéric Sauser, avant d’être publiés sous le nom Blaise Cendrars, puis de se voir écartés de la mémoire de son œuvre par un auteur qui aspire désormais à voler de ses propres ailes.

7L’histoire littéraire date de 1912 et de la publication du poème Les Pâques – qui ne deviendra Les Pâques à New-York qu’à l’occasion d’une réédition en 1919 – l’entrée de Blaise Cendrars en littérature. Toutefois, celui qui n’a pas encore choisi le pseudonyme sous lequel il va se rendre célèbre s’est, dès avant cette date, essayé à la poésie, en écrivant une série de pièces dont certaines seront publiées par Les Hommes nouveaux – maison d’édition fondée et dirigée par Cendrars et son ami Émile Szittya – le 13 juin 1913, sous le titre Séquences. Ces poèmes d’épigone « témoignent », comme l’écrit Claude Leroy, « d’une allégeance au Symbolisme » qui se traduit, notamment, par un « goût » pour les « mots rares » et les « adjectifs antéposés », ainsi que par un « érotisme mystique et pervers4 ». Plus précisément, cette subordination à un univers et à une langue décadente s’inscrit dans une filiation gourmontienne, le titre sous lequel est réuni l’ensemble faisant référence à une forme de la poésie religieuse latine, présentée dans les deux chapitres du Latin mystique (VII et VIII) consacrés aux « séquentiaires5 ». En août 1910, Frédéric Sauser consacre en outre à son aîné un bref essai intitulé « Le Dernier des masques : Remy de Gourmont6 ». Ce titre ne dissimule pas sa référence au Livre des masques (1898) de l’écrivain préféré, recueil de textes consacrés à plusieurs figures importantes de la génération symboliste (Rimbaud, Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé, Huysmans, entre autres). Hommage rendu par un disciple à un auteur révérée et, pour le coup, érigé en modèle, ce texte a été, tout comme les Séquences, écrit avant l’adoption du pseudonyme, mais publié, en 1912, signé du nom de plume, dans la revue Les Hommes Nouveaux. Enfin, durant les années 1911-1912, le jeune homme se consacre à l’écriture d’un récit dont Yvette Bozon-Scalzitti a montré ce qu’il doit à l’esthétique symboliste en général et au Sixtine de Remy de Gourmont en particulier7. Initialement intitulé Aléa, ce texte ne sera publié par Blaise Cendrars qu’en 1922, après avoir subi un substantiel remaniement, sous le titre Moganni Nameh8.

8De ces textes – un recueil de poèmes, un essai et un roman –, tous trois écrits avant l’avènement du nom de plume mais publiés après celui-ci et signés du pseudonyme, aucun ne sera repris ou évoqué dans l’œuvre après leur publication originale. Chez un écrivain qui ne cesse de revenir sur sa propre production, un tel silence intrigue. L’apparence de continuité que suggère la reprise de ces textes sous le pseudonyme masque en réalité une prise de distances qui se consomme progressivement et culmine en 1944, lorsque Cendrars réplique lapidairement à son ami Albert t’Serstevens, qui s’étonne de ne pas retrouver Séquences dans le volume de ses Poésies complètes que Denoël vient de faire paraître, qu’il s’agit d’un « péché de jeunesse9 ». L’ambivalence semble toutefois poindre dès avant 1912. Comme le souligne Claude Leroy, « [l]a référence au Livre des Masques […] ne va pas sans ruse, l’éloge permettant d’enfermer le modèle dans un ensemble clos10 ». En effet, ce post-scriptum à l’ouvrage de Gourmont ne laisse pas d’insérer l’écrivain admiré dans la série de ceux auxquels il s’intéresse lui-même au sein de ce livre qui condense un pan de la littérature française de la fin du xixe siècle et du début du xxe. Le titre retenu par Sauser/Cendrars fait ainsi de Gourmont le dernier représentant de cette lignée, jusqu’au signataire de l’article du moins, qui pose ses pas dans ceux de son prédécesseur et se présente, par conséquent, comme le plus récent avatar de la filiation en question. En d’autres termes, si le jeune écrivain inscrit l’auteur de l’ouvrage dont il prolonge la démarche au sein de cette suite de portraits qui peuvent apparaître, ainsi que le titre du livre de Gourmont le laisse entendre, comme des « masques » de l’auteur auquel ils sont consacrés, il en va de même du texte de Cendrars, comme le donne à penser sa mention d’une légende qui a consisté à voir dans le nom de Gourmont une forme particulière de pseudonyme (« On a […] prétendu que c’était là le nom social d’une société de littérateurs et de latinistes anonymes11 »).

9Le titre de cet essai indiquerait-il que Remy Gourmont serait « le dernier » masque emprunté par l’apprenti écrivain avant d’apparaître sous « son » propre nom ? Le double exergue du premier poème publié sous le nom de Cendrars le donne à penser.Au seuil de ses Pâques, encore sensiblement marquées par l’esthétique symboliste mais ouvrant dans le même temps à la modernité poétique, le poète place une citation de l’auteur latin Fortunat, suivie de sa version française, empruntée au Latin mystique de Remy de Gourmont :

10Flecte ramos, arbor alta, tensa laxa viscera
Et rigor lentescat ille quem dedit nativitas
Ut superni membra Regis miti tendas stipite…
Fortunat, Pange lingua.

11Fléchis tes branches, arbre géant, relâche un peu la tension des viscères,
Et que ta rigueur naturelle s’alentisse,
N’écartèle pas si rudement les membres du Roi supérieur…
Remy de Gourmont, Le Latin mystique12

12Cet exergue en miroir semble marquer le partage des eaux. Auteur désormais dédoublé par son pseudonyme, Cendrars se place significativement sous le patronage de deux écrivains et d’une traduction de l’un de ses maîtres à penser et à écrire. Le passage d’un idiome à l’autre – de la langue (morte) du passé (le latin) à celle (vivante) du présent (le français), issue de la première – peut apparaître comme le signe de l’élection définitive du français pour langue littéraire (citoyen helvète à l’époque, l’écrivain pratiquait couramment l’allemand), mais aussi comme le passage d’un nom à un autre en même temps que l’adieu à une poétique sous influence gourmontienne au profit d’une création revendiquant davantage d’autonomie.

13Convoqué au seuil de ce poème fondateur, Remy de Gourmont s’y voit significativement moins convié comme auteur à proprement parler qu’en tant que médiateur. Ce n’est pas tant le poète ou le romancier qui se trouve mis en jeu que l’écrivain du Latin mystique, soit le compilateur et le traducteur qui se consacre à la présentation d’autres écrivains – démarche qui, au demeurant, est également celle du Livre des masques. En d’autres termes, Cendrars semble retenu par la part du travail de son aîné qui, concernant d’autres auteurs, fait vaciller sa propre autorité, tout en l’accentuant paradoxalement par ce geste de mainmise anthologiste. La préférence de Cendrars pour Gourmont paraît à cette époque s’enraciner dans le terreau favorable d’une affinité entre des pratiques et postures d’écriture. Elle tient en l’occurrence à ce que l’écrivain favori occupe, au sein de sa propre stratégie scripturaire, une place similaire à celle que le dispositif de la signature pseudonymique assigne à Cendrars. En effet, en tant que signataire d’un texte conçu à partir d’un ou de plusieurs écrits préalables, son écriture se fonde sur d’autres signatures (celles des auteurs ainsi repris), à commencer par celle, absente de toute son œuvre, dont dépend le pseudonyme. La dilection privilégiée pour Gourmont tient à ce qu’il apparaît comme le médiateur par excellence vers une écriture de médiation, que Cendrars pratique dès cette époque en traduisant plusieurs textes de l’allemand au français, selon un processus qui, comme l’a montré Christine Le Quellec Cottier, le mène à une écriture sous pseudonyme13.

14Traduction et pseudonymie partagent maintes similitudes formelles, notamment en termes d’implication de signature(s) : à l’instar d’un pseudonyme, la signature du traducteur d’un texte s’adjoint à celle de l’auteur, comme une traduction se donne à lire pour habitée par la mémoire d’un original. La pseudonymie implique deux noms pour un « même » référent, tandis que la traduction se conçoit traditionnellement comme le passage d’un signifiant à un autre pour désigner un « même » signifié : d’un côté, deux noms pour un « même » individu, de l’autre, deux versions pour un « même » agencement de significations. Les signatures pseudonyme et traductrice ont donc ceci de commun qu’elles impliquent (au moins) deux signatures pour un « même » texte, à cette différence près que, pour la plupart des traductions, la signature du traducteur et celle de l’auteur sont en co-présence : selon le modèle le plus courant, celle du premier se noue (et se subordonne) à celle de l’écrivain traduit.

15Cette analogie de structure entre traduction et pseudonymie se révèle particulièrement éclatante chez un auteur dont la signature attise un imaginaire de braises et de cendres. Le phénix convoqué par le biais de ce mythème recoupe non seulement dans son schéma la logique de la traduction, faite du retour du même sous une forme altérée, mais apparaît également comme l’un des symboles privilégiés de l’accomplissement du Grand Œuvre14, dont l’évocation, par l’entremise de Gourmont, clôt Moganni Nameh aussi bien qu’Aléa, ces deux « versions » d’un « même » texte. Les deux versions du récit s’achèvent en effet sur la citation in extenso d’un bref paragraphe emprunté au Latin mystique : au terme d’une énumération des pierres dont, à son sens, le poète médiéval latin Marbode aurait encore pu parler dans son Livre des gemmes, Remy de Gourmont écrit qu’« [i]l resterait encore à nommer la Pierre qui n’est pas une pierre, la Pierre par excellence fixe et inévaporable, la Pierre fermentative, qui transmue les formes, les couleurs et les densités, la Pierre essentielle et philosophale !15 ».Bien des années plus tard, en 1952, alors que, depuis Moganni Nameh, les références explicites à cette « Pierre » ont chez Cendrars brillé par une absence qui va de pair avec celle de Gourmont, l’auteur n’hésite pas à affirmer à l’occasion d’une enquête littéraire que « la formule de la pierre philosophale » n’est autre que celle « de la poésie16 ». Or, à cette date, après que sa présence s’est faite plus ténue dans son œuvre, le retour chez Cendrars de celui qui fut l’écrivain préféré de ses années d’apprentissage vient de s’opérer, à travers une méditation sur ses premiers pas dans l’écriture qui conjugue à un imaginaire alchimique les enjeux poétiques et identitaires de la traduction et de la pseudonymie.

Une écriture lapidaire

16Une quarantaine d’années après ses premiers contacts avec l’œuvre de Remy de Gourmont, alors qu’il est, dans l’immédiat après-guerre, un auteur en vue, Cendrars revient sur l’importance, dans sa formation, du Latin mystique, dont il caractérise la lecture comme « une date, une date de naissance intellectuelle17 ». À l’en croire, cette découverte ne l’a cependant pas conduit à un usage des signes de nature exclusivement livresque. Dans Le Lotissement du ciel, l’écrivain évoque son travail d’apprenti joaillier lors d’un séjour effectué durant sa jeunesse à Saint-Pétersbourg. S’il considère ultérieurement cette activité comme un « apprentissage en poésie18 », celui-ci est dans le même temps conçu comme une initiation aux arcanes du Grand Art. Cendrars raconte ainsi qu’il lui arrivait fréquemment à cette époque de demeurer enfermé durant plusieurs jours pour trier des pierres précieuses. Ce travail, dont il rend compte comme s’il s’agissait de manipulations de laboratoire – « secouant […], comme on secoue un shaker, un étrange outil en fer blanc […] et divisé […] en une série de filtres19 » –, semble concurrencer la lecture pour un jeune homme qui, « [e]nfermé dans [s]a chambre blindée, […] lisai[t] beaucoup […] pour [s]e distraire quand [il] étai[t] las de faire briller les pierres dans [s]on projecteur portatif20 ». Et de réitérer le souvenir de ces lectures, une page plus loin :

17Le temps passait. Des jours, des semaines, un bon mois. […] Je lisais beaucoup, pour me distraire et quand j’étais las de manier et de remanier mes pierres et de recommencer toutes mes opérations pour contrôler et recalibrer et revaloriser mes classifications et estimations, je lisais les Classiques […]21.

18Dans la mesure où la lecture peut se substituer au classement des pierres, elle en apparaît, dans une certaine mesure, comme un doublet, doté de valeurs divergentes – il s’agit de se « distraire » du travail – en apparence du moins. Ces deux activités entretiennent une relation de similitude, ainsi que le suggère le passage de ces « classifications » de pierres à la lecture de « Classiques », somme toute compréhensible pour un poète occupé, selon l’interprétation qu’il en donne a posteriori, à faire ses classes. Le texte de Cendrars se voit alors ponctué d’un point-virgule ; en interrompant la fluidité syntaxique de la phrase, celui-ci marque le passage de la lecture classificatrice des pierres à leur utilisation au sein d’une entreprise figurative d’un genre particulier :

19[…] il m’arrivait aussi, toujours pour me distraire, de dérouler une carte du ciel sur la grande table et de recouvrir chaque constellation avec des pierres précieuses que j’allais quérir dans la réserve des coffres, marquant les étoiles de première grandeur avec les plus beaux diamants, complétant les figures avec les plus vivantes pierres de couleur, remplissant les intervalles entre les dessins avec une coulée des plus belles perles […], allumant toutes les lampes […], la rampe, le plafonnier, les baladeuses, ma lampe de poche, le projecteur mobile que je braquais et faisait pivoter comme une lance d’incendie ou, plutôt, d’arrosage car, selon celle que je visais, l’inondant de flots de lumières crues, chaque pierre dominait à tour de rôle comme fleurit chaque plante dans le cycle des saisons […]22.

20Cette activité, qui revient à « dessiner le ciel en mosaïque23 », peut se concevoir comme une ébauche d’écriture. Il s’agit de reproduire le tracé d’une carte céleste, qui constitue elle-même une copie en deux dimensions de l’agencement des astres dans le cosmos, tel qu’il est visible depuis la Terre. L’auteur du Lotissement du ciel indique de cette façon qu’il lotissait, ou plutôt sertissait, non pas le ciel lui-même, mais une reproduction en deux dimensions de celui-ci. Par ce décalque, Cendrars décrit une formule d’écriture qui prend appui sur un patron : l’opération consiste à « copier », mais en transposant, dans un autre ordre, la matière première choisie, des pierres précieuses en l’occurrence, dont le jeune homme – après les avoir isolées, rassemblées et classées à l’instar des caractères d’un imprimeur – se sert pour transposer le tracé des constellations. Les pierres sont ici utilisées comme des éléments mobiles et différentiels, rassemblés au sein de nomenclatures : comme des lettres, des mots ou des segments de textes, elles sont susceptibles d’être utilisées pour réaliser de multiples compositions. Il s’agit de procéder à la transformation d’un matériau initial, au départ informe, en une figuration ou un texte homogènes. Sous le signe de Pierre le Grand – la ville de Saint-Pétersbourg lui doit son nom –, Cendrars rapporte que son apprentissage s’est fondé, dès l’origine, sur un rapprochement entre pierre et écriture qui fait secrètement signe vers le Grand Œuvre. Dans la suite directe de son texte, l’écrivain rapporte d’ailleurs ce principe de translation à une pratique plus spécifiquement livresque, impliquant un auteur qui, rencontré par l’intermédiaire de Remy de Gourmont, est une vieille connaissance depuis Aléa/MoganniNameh :

21[Les pierres] étaient toutes belles. Et je me récitais la page immortelle et pour moi inoubliable de Marbode sur la symbolique des pierres précieuses que je venais de découvrir dans Le Latin mystique de Rémy [sic] de Gourmont, ce livre gemmé, une compilation, une traduction, une anthologie, qui a bouleversé ma conscience et m’a, en somme, baptisé ou, tout au moins, converti à la Poésie, initié au Verbe, catéchisé24.

22Un glissement s’opère vers ce modèle de l’écriture que la traduction – qui résulte d’un double geste, à l’interface de la lecture et de l’écriture – constitue chez Cendrars. Moment donné comme fondateur de l’activité scripturaire cendrarsienne, ce renversement de perspective est explicitement apparenté à un « baptême », une « conversion » ou encore une « initiation », c’est-à-dire à un bouleversement identitaire radical, qui signe la naissance à la poésie. Abordées successivement, les deux pratiques vont de pair. Elles apparaissent comme le reflet l’une de l’autre et reproduisent, dans leur rapport en miroir, le schème de copie qu’elles mettent chacune en œuvre. À travers cette déclaration, la profération de la parole poétique se voit explicitement associée à une écriture par les pierres qui consiste en une reproduction du tracé céleste. Autrement dit, une traduction en redouble (ou en traduit) une autre : celle de Marbode par Remy de Gourmont donne à lire la reproduction des constellations par les pierres précieuses. En outre, cette page du premier sur « la vertu des pierres25 » constitue, elle aussi, une forme de traduction, non pas d’une langue (le latin) dans une autre (le français), mais bien d’une forme de langage en une autre : des pierres précieuses en tant que telles à leur signification et aux pouvoirs qui leur sont prêtés, c’est-à-dire des pierres précieuses aux pierres-signes.

23Avec son Lotissement du ciel, Cendrars redouble celui auquel s’est avant lui livré Marbode, dont Gourmont précise qu’il « n’est pas le premier poète chrétien qui ait […] érigé une Jérusalem céleste, toute de pierres précieuses26 ». Cette mention revient pour l’auteur à placer le jeune écrivain qu’il a été au sein d’une série, en faisant de ce nouveau « poète de l’antiphonaire » le copiste d’un geste dont l’origine se perd, et se prolonge jusqu’au mémorialiste de 1949. Davantage, et comme pour conforter cet entrelacement de signes et complexifier leurs rapports, Cendrars, racontant comment il décalquait une carte du ciel, reprend aussi à son compte le procédé mis en œuvre par l’écriture gourmontienne dans Le Latin mystique : « une compilation, une traduction, une anthologie », ainsi qu’il prend soin de le préciser. Le livre du maître est en effet constitué d’un assemblage de citations latines, traduites ou non, et accompagnées d’un commentaire. Cendrars fait d’ailleurs de l’ouvrage de Gourmont un « livre gemmé » ; autrement dit, dans Le Lotissement du ciel, le signe du lapidaire est déplacé du Livre des pierres de Marbode au Latin mystique, de sorte que l’écrivain de la fin du symbolisme occupe, par rapport à Cendrars, une place analogue à celle du « poète de l’antiphonaire » par rapport au compilateur dans le livre duquel ses écrits sont repris et traduits en français. La scénographie stratifiée au sein de laquelle cette écriture à partir de pierres précieuses prend place invite à lire le livre qui l’évoque en fonction du modèle gourmontien ; l’auteur expose en effet sa conception de son travail tout en la réalisant de façon particulièrement sensible dans « Le Miracle de l’an 1000 », seconde section du « Nouveau patron de l’aviation » : cette partie de l’ouvrage se compose en effet d’un long catalogue de vies de saints lévités, comprenant un nombre important de citations latines non traduites, ainsi que de traductions empruntées à La Lévitation (1928) d’Olivier Leroy.

24Compte tenu de cette sédimentation de transpositions/traductions et des enjeux qui la sous-tendent, c’est pour ainsi dire en toute logique que Cendrars en vient à aborder, dans la suite directe de son texte, sa lecture de l’ouvrage de Remy de Gourmont et sa propre naissance à l’écriture par le biais d’une traduction : l’écrivain rapporte en effet que, lorsque son patron, le joaillier Léouba, lui a confié les clés de son trésor, « [s]a première sortie avait été pour aller [s]’acheter ledit Latin mystique […] ; la seconde pour aller à la Bibliothèque impériale ». C’est dans ce lieu que le jeune homme rencontre « R. R., le bibliothécaire, […] qui le pouss[e] à écrire27 », avant de traduire en russe et de faire paraître ce que l’auteur présente comme son premier livre publié, à travers une déclaration de disparition pour le moins suggestive – « je ne possède même pas un exemplaire pas plus que je ne possède un double de mon écrit28 ». À travers l’évocation de cette sans doute légendaire Légende de Novgorode, l’écrivain rend doublement absente l’origine de son écriture, toujours déjà reprise d’un canevas préexistant – Cendrars souligne qu’il s’agit d’une « réminiscence de [s]es lectures de la geste des Slaves29 » – et elle-même publiée en traduction. Ce rapprochement entre une écriture fondée sur un modèle et l’alchimie tend à établir une analogie entre le principe de la traduction et la transmutation : de même que le geste d’écriture qui sous-tend la poétique cendrarsienne opère le passage d’une langue (et d’une signature) à une autre, la transmutation réalise la transformation d’une matière première en modifiant son état, voire sa nature, afin d’accomplir le Grand Œuvre. Cette rencontre se place sous la houlette d’Hermès-Mercure, figure de tutelle des adeptes du Grand Art qui, en tant que divinité de la parole et du mouvement, patronne également tout « ce qui [est] de l’ordre de la mise en circulation30 », notamment dans l’ordre des signes, de sorte qu’elle peut à bon droit être tenue pour un patron de la traduction31.

25Ce patron mythique se double chez Cendrars d’un patron contemporain, « l’écrivain qu[’il] admirai[t] le plus au monde », lui-même dédoublé puisque ce lettré demeure un être de chair et d’os, susceptible d’être rencontré comme tel, c’est-à-dire autrement qu’à travers ses seuls livres. Comme le pointe Maïté Snauwaert, la préférence pour un écrivain peut en effet tenir à deux éléments : tout écrivain qu’il soit, un auteur n’en reste pas moins un homme32. Or, pour certains lecteurs – dont Cendrars fait incontestablement partie –, la vie des hommes de lettre importe au moins autant que leurs œuvres. Dans certains cas – celui de Rimbaud par exemple –, l’existence fait partie intégrante de la trace laissée dans l’histoire des lettres. En conséquence, si dans l’appréhension d’un auteur vie et œuvre vont fréquemment de pair, selon un équilibre toujours singulier, l’on peut parfaitement apprécier un écrivain en fonction de la vie qu’il a menée plutôt que pour les œuvres qu’il a écrites, et réciproquement. Aussi, lorsque Cendrars raconte dans Bourlinguer, paru un an avant Le Lotissement du ciel, avoir rencontré avant la Grande Guerre son écrivain préféré, il se confronte moins directement à une production littéraire qu’à l’homme qui en est l’auteur. Or ce récit, qui cristallise la conjonction suggérée entre l’acte d’écriture et les opérations du Grand Art, touche au cœur de l’un des enjeux fondamentaux de la poétique cendrarsienne, qui consiste, selon une rêverie alchimique, à (se) donner la vie par l’écriture.

L’autodafé mercuriel

26Selon toute vraisemblance, la rencontre de Cendrars avec Remy de Gourmont rapportée dans Bourlinguer fait partie de la vie rêvée d’un écrivain qui a souvent pris un malin plaisir à plier sa biographie aux exigences de sa mythographie personnelle. Le récit paraît situer cette scène avant 1910, alors que l’auteur du « Dernier des masques », écrit après cette date, indique n’avoir jamais rencontré l’auteur de Sixtine33. Certes, une erreur de datation est possible ; elle semble cependant peu probable chez un écrivain aussi attentif aux pouvoirs du calendrier et à la magie des nombres. De surcroît, suivant en cela la leçon de son maître en écriture, Cendrars transpose manifestement, comme l’a montré Nicolas Leroux34, un texte de Guillaume Apollinaire (« À propos des croquis de Raoul Dufy d’après Remy de Gourmont35 »). Il importe en conséquence de ne pas voir dans cette rencontre une simple anecdote, « car il s’agit en réalité d’un épisode symbolique d’une aventure qui est celle de l’écriture36 ». Sous-tendu par une série d’allusions à la tradition alchimique, ces pages constituent l’un des hauts lieux de l’autodéfinition poétique de l’œuvre cendrarsienne. Non seulement l’écrivain y donne à lire la part de violence larvée inhérente à son imaginaire de l’écriture, tout particulièrement lorsqu’il est question de l’auteur de prédilection de ses jeunes années, mais il met également en jeu l’ambition cruciale qui consiste non pas à vivre pour écrire – comme Remy de Gourmont l’aurait fait, selon ce qu’il donne à entendre –, mais bien plutôt à écrire pour vivre, voire à conjuguer ces deux dimensions.

27Relatée dans « Paris, port-de-mer », la rencontre se déroule sur les quais de la Seine : un jeune écrivain tente de nouer conversation avec son idole, qui furète dans les étals des bouquinistes et demeure imperturbable, en dépit des tentatives de l’inconnu qui tente d’entrer en contact avec lui – « Je parlais sciemment de la Chine pour allumer en lui sa curiosité bien connue dont des milliers de lecteurs, dont j’étais depuis des années, attendaient mensuellement la flambée37 » – selon une gradation de violence symbolique pour le moins équivoque :

28[J]e montais en épingle […] des images populaires de la Chine actuelle […]. Il était méprisant. Je parlais de la Chine moderne et de toujours pour ne rien dire, mais en le surveillant. Il ne tiquait pas. Comment la guillotine n’avait pas encore remplacé le bourreau mandchou, mais que le rustre avait tendance à se servir de plus en plus de la mitrailleuse, et à bout portant, pour décapiter un homme ou le clouer d’un coup de revolver dans la nuque. Il ne tournait même pas la tête38.

29Singulier et révélateur retour à un auditeur impassible, bien qu’« à bout portant » de la parole de cet interlocuteur qui évoque deux formes d’assassinat visant précisément la tête ! Et Cendrars de poursuivre :

30Alors, pour violer cette indifférence que je devinais être affectée, je me mis à raconter, toujours dans le vide, comment tous les matins j’allumais le calorifère du chauffage central de l’Hôtel des Wagons-Lits, dont j’avais la charge à Pékin durant le terrible hiver 1904, avec une collection complète du Mercure de France et autres imprimés provenant du pillage du Consulat par les Boxers en 1900. Sa réaction fut alors aussi spontanée qu’inexpectée : le grand homme fit demi-tour et s’en alla sans rien dire, son lourd antiphonaire sous le bras. Je l’aimais. J’aurais voulu lui courir après pour lui demander la faveur de me laisser porter le gros bouquin qui paraissait beaucoup trop lourd pour lui39.

31Cette anecdote de la mise au calorifère des numéros du bien nommé Mercurede Francetend à assimiler l’écriture aux opérations auxquelles se livraient les adeptes du Grand Art. Par la lecture et la mise au feu de l’une des plus prestigieuses revues littéraires de langue française de l’époque, Cendrars rapproche son apprentissage du métier d’écrivain de l’une des représentations privilégiées du travail de l’alchimiste, dont la tâche consiste à œuvrer, par l’action du feu, à des transformations devant aboutir à la réalisation de la pierre philosophale. Le nom de cette publication convoque en effet la divinité de tutelle des alchimistes – Mercure (Hermès) –, qui donne en outre son nom à l’une des principales matières travaillées par ces derniers40. Dans la mesure où l’écriture, chez Cendrars, se fonde sur un texte préalable, autrement dit procède d’une lecture, et que le jeune homme indique qu’il « lisai[t] le Mercure et ses publications avant de bourrer la chaudière avec41 », ce souvenir scelle la relation qui, dans l’imaginaire cendrarsien, unit l’alchimie à l’écriture, comprise comme transformation des écrits de l’autre par une consumation faisant signe vers le feu qui couve au cœur du pseudonyme.

32Tout se passe comme si l’indifférence que suscitent les paroles qu’il adresse à Remy de Gourmont, dans ce qui s’apparente à une recherche de reconnaissance, amenait Cendrars à se présenter, lui aussi, comme un transmutateur du mercure de l’écriture. Le compilateur du Latin mystique a contribué à fonder Le Mercure de France, revue dont il était l’éminence grise. En outre, Gourmont a publié ses ouvrages aux éditions placées à l’enseigne du caducée, notamment les ouvrages auxquels Cendrars fait régulièrement référence. En ce sens, sa rebuffade paraît moins incompréhensible : l’autodafé dont la revue fait l’objet vaut, par métonymie, pour la personne de l’écrivain qui lui est associé dans la conscience littéraire de l’époque. Il s’agit en conséquence de faire passer une épreuve du feu à cet auteur, dont Cendrars affirme qu’il l’« aimai[t] ». Une telle déclaration est d’autant plus significative qu’elle n’est guère coutumière à un auteur jouant volontiers les durs à cuir. C’est qu’elle noue un lien secret avec la pseudonymie cendrarsienne : à travers elle, Remy de Gourmont se voit en effet consumé selon la dynamique inhérente à la symbolique ignée du nom de plume telle qu’elle est livrée, en 1929, dans Une Nuit dans la forêt(« je me borne à faire des autodafés. Ainsi, mon nom l’indique / CENDRARS / Tout ce que j’aime et que j’étreins / En cendres aussitôt se transmue42 »), mais aussi dans un poème inédit, dont la date demeure inconnue, où l’écrivain formule ce qui peut s’entendre comme une devise, explicitement apposée à son nom, qui ponctue ce billet manuscrit.

33En Cendres se transmuent
Ce que j’aime et possède
Tout ce que j’aime et que j’étreins
Se transmuent aussitôt en
Cendres

34Blaise Cendrars43

35Par ces quelques mots, l’écriture cendrarsienne se donne à lire comme une opération alchimique à la faveur de laquelle l’objet de l’amour et de la possession se « transmue » en ces « cendres » auxquelles le patronyme de l’écrivain pseudonyme est rapporté. Cendrars et son nom apparaissent à cet égard comme des équivalents de la fameuse poudre de projection, décrite dans nombre de traités relatifs au Grand Art comme l’agent de la transmutation. À travers son opération de mainmise ardente sur la revue de son écrivain préféré, Cendrars projette son nom sur ses textes et sur sa signature. Les transmuant, il les fait siens, au terme d’une lecture brûlante, éminemment possessive, et dont procède un nom de plume qui, imprégné par une rêverie alchimique jamais aussi patente dans l’œuvre cendrarsienne que concernant Gourmont, tend à donner la vie à un être artificiel, cet écrivain fictif appelé « Blaise Cendrars ». La violence de cet imaginaire du geste scripturaire se concrétise encore dans un second aveu de Cendrars, qui rapporte avoir raconté à son modèle d’alors, peu après leur première rencontre, la façon dont, enfant, il aurait été amené à tuer un lépreux. Claude Leroy a mis en évidence la logique meurtrière de cette déclaration : couplée à la notation de ce que l’écrivain préféré était lui aussi lépreux, elle revient à une confession de « meurtre en effigie44 », que laisse déjà entendre une déclaration d’amour – « Je l’aimais » – à double entente et, pour le coup, à double tranchant : conjuguée à l’imparfait, elle laisse en effet entendre que cet élan affectif n’a peut-être plus cours.

36L’opération à laquelle Cendrars raconte s’être livré – et qu’il redouble en la rapportant à Remy de Gourmont (et au lecteur) – implique une démarcation par rapport à la figure d’écrivain qui en est l’objet. Le cadet survit au maître sur lequel – et sur les écrits duquel – il s’est appuyé pour écrire, se donnant ainsi corps à partir de cette mise à distance qui succède à une préférence. La scène est sous-tendue par une rêverie alchimique qui vise à créer la vie à partir d’une matière mortifiée, l’écrivain favori en l’occurrence. Au grand vivant que Cendrars s’emploie à paraître à travers toute son œuvre s’oppose un Gourmont dont l’auteur de Bourlinguer laisse entendre qu’il n’a jamais vécu que dans et pour les livres. Ainsi, le lendemain de leur rencontre manquée, l’aîné est emmené au cinéma par son admirateur et se montre « intéressé par une branche d’arbre coincée entre deux pierres qui résistait dans le courant ». Cendrars ajoute : « il me demanda si je croyais que les terribles rapides finiraient par l’arracher45 ». La découverte de l’image mouvante paraît exercer sur ce bibliophile une fascination telle qu’elle en vient à renverser le rapport de subordination entre les deux écrivains, dont l’aîné se voit qualifié d’« enfant46 ». Cette scène de salle obscure – au cours de laquelle le Remy de Gourmont de Cendrars n’est pas sans faire songer à l’« ancienne critique » telle que la stigmatisera Roland Barthes dans son Critique et vérité en écrivant qu’elle « rappelle ces “archaïques”, dont parle Ombredane, et qui, mis pour la première fois devant un film, ne voient de toute la scène que le poulet qui traverse la place du village47 » – esquisse une opposition entre l’univers exclusivement livresque de Gourmont et le mouvement de l’image animée, c’est-à-dire vivante ; en outre, le plan auquel Cendrars fait référence – un extérieur – contraste avec la « tanière […] tapissée de livres48 » dans laquelle séjourne l’auteur du Latin mystique.

37La relation entre ces deux écrivains de générations différentes se noue par une série de dons révélateurs de leur posture au sein du champ littéraire et, du même coup, de leurs positions respectives dans le champ axiologique du récit. Au cadeau que lui fait Cendrars d’une épine ramenée d’un voyage à Ispahan – autrement dit d’un objet qui témoigne de la vie aventureuse menée par le jeune homme –, Gourmont répond par le don d’« un exemplaire de La Vie des mots d’Arsène Darmesteter tout rempli d’annotations de sa main49 ». Comme le souligne Anne Boyer, ce présent est « triplement livresque50 » : il s’agit d’un livre, relatifs à un élément langagier et, de surcroît, annoté par le bibliophile. Si le titre de l’ouvrage mentionne bien « la vie », il n’en contribue pas moins à accentuer le clivage, dans la mesure où ce n’est que d’une vie de mots qu’il s’agit, et non de celle que, à l’inverse, Cendrars rapporte avoir menée en Russie, en soulignant le terme par des majuscules (« Ma vie51»). De toute évidence, le récit dresse le constat d’une foncière incompatibilité de tempérament littéraire entre les deux hommes. L’auteur de Bourlinguer écrit ainsi que « l’ex-conservateur de la Bibliothèque nationale était trop homme de lettres pour pouvoir [lui] enseigner [cette] vie » à propos de laquelle il déclare être à cette époque « déjà plongé jusqu’au cou52 ». Sans appel, un tel jugement réduit à l’état cadavérique un Remy de Gourmont qui semble ne plus être tout à fait lui-même, mais déjà appartenir au royaume des morts – « ce n’est là que la carcasse53 ». La réciprocité des dons touche alors un point limite – « Je ne lui avais pas donné mon nom54 », écrit Cendrars. Et d’ajouter : « Je m’étais détaché de lui, mais je restais sous son influence morale comme on reste longtemps fidèle, tout au moins dans le souvenir, à un vieil amour qui a démérité55 ».

38Comme pour enfoncer le clou, en conclusion du chapitre de son livre consacré à sa prétendue rencontre avec Gourmont, Cendrars joue d’une autre figure d’auteur par contraste avec l’écrivain favori, désormais déchu. Se remémorant au terme de son évocation de leur brève relation « la farine de fatigue intellectuelle qui poudrait [l]es cils atrophiés56 » de l’auteur du Latin mystique, Cendrars glisse par association d’idées au pain qu’un poète, qui est aussi boulanger, « maître François Jouve57 », lui a un jour préparé et dédié. Toute le contraste entre Remy de Gourmont et ce personnage tient à la différence entre le caractère exclusivement métaphorique de la farine mentionnée à propos du premier et celle, bien réelle, employée par le second pour fabriquer son pain. Ce poète se double d’un travailleur manuel, de sorte que, bien que l’objet de ce don soit produit par un écrivain et s’accompagne d’une dédicace – un proverbe qui, écrit Cendrars « était le début d’un très beau poème58 » –, il n’est pas étroitement livresque. L’écriture que ce présent met en jeu n’est pas cloîtrée dans une tour d’ivoire quelconque, mais s’inscrit à même un aliment quotidien – associé à la vie dans la tradition chrétienne –, avec lequel elle tend à se confondre : la dédicace fait du pain un poème en même temps que le pain transforme l’écriture en aliment, préparé qui plus est dans un four qui rappelle d’autant mieux le calorifère dans lequel Cendrars aurait brûlé une collection complète du Mercure de France qu’il raconte avoir mangé ce pain en écoutant François Jouve y déclamer ses vers. Manière de donner à entendre à propos de Gourmont qu’il ne mange plus de ce pain-là, mais bien d’un autre, qu’il estime plus vivifiant.

Une écriture de l’autre

39Toute préférence suppose un privilège, nécessairement articulé à une démarche comparative, fût-elle implicite. Corollairement, tout objet de préférence peut se voir déchu (ou promu) dans la hiérarchie des inclinations. C’est ainsi que, des premiers écrits de Frédéric Sauser à Bourlinguer et au Lotissement du ciel de Cendrars, une quarantaine d’années se sont écoulées, au cours desquelles la préférence pour Remy de Gourmont a connu un singulier bouleversement.

40Dans un premier temps, l’écrivain préféré patronne la gestation de l’œuvre avant l’invention du pseudonyme, à travers une influence qui marque de son empreinte un roman, une plaquette de poésie et un essai en forme d’hommage. Cette emprise se prolonge jusqu’au seuil de l’œuvre cendrarsienne, avec la citation d’une traduction du maître en exergue du premier poème, et même au-delà, avec la publication sous le nom de Cendrars de textes qui, écrits avant l’adoption du pseudonyme, qui participent d’une écriture à laquelle l’auteur s’efforcera toujours davantage de tourner le dos : dans « Le dernier des masques », il s’approprie la place que s’était conférée l’auteur du Livre des masques en consacrant un ouvrage à une série d’écrivains issus de la mouvance symboliste ; Cendrars se présente ainsi comme une nouvelle « queue » de cette « queue du symbolisme » (pour reprendre une formule qu’il emploie dans Blaise Cendrars vous parle…59) incarnée par Gourmont dans le champ littéraire français de la fin du xixe et du début du xxe siècle – ce que laissent entendre les termes dans lesquels sont rapportés le premier contact entre les deux hommes sur les quais de la Seine (« suivant dans son mouvement un homme qui, à son insu, me traînait à sa suite depuis un bon moment déjà60 »). La facture des premiers écrits signés « Blaise Cendrars » ne dément nullement cet attachement, pas plus que le souhait du poète, à l’époque des Pâques, d’être publié au Mercure de France, comme il a pensé l’être avant-guerre61 et comme il l’a effectivement été peu après (La Fin du monde, en 1918).

41Par définition, tout tuteur ayant rempli sa fonction devient encombrant. La devise « Je suis l’autre », sous le signe de laquelle s’est placée la poétique cendrarsienne, laisse planer une ambiguïté : « être » ou « suivre », telle semble être l’une des principales questions qui hantent l’auteur de L’Homme foudroyé et imprime sa marque particulière au questionnement qui gouverne son œuvre, en particulier lorsqu’elle se définit, après-coup, par rapport à celui qui fut son écrivain préféré.

42Convoquant Remy de Gourmont, les ouvrages autobiographiques postérieurs à la seconde guerre reviennent sur ces années d’apprentissage. À cette époque, Cendrars est un écrivain établi et en vue, qui n’a plus à dissimuler les origines de son œuvre pour en imposer une image résolument novatrice. Une fois accomplie, sa prise de distance peut donner matière à récit. Dans cette perspective, la présence de l’écrivain favori des premières années ne prend désormais plus la forme d’une influence, mais se voit, au sens propre, mise en œuvre. À travers ces fragments d’un discours d’amoureux déçu, l’auteur s’emploie à tracer une ligne de partage au sein d’une production qui s’étend sur près d’un demi-siècle. D’un Gourmont l’autre, Cendrars brûle ses vaisseaux. Tout se passe comme s’il s’employait à se départir d’un passé gênant, tout en lui rendant dans le même temps un hommage ambigu. Durant les années quarante, l’évocation de celui qu’il présente comme son maître de jadis permet à Cendrars de scénographier le deuil d’une part de lui-même impossible à renier complètement, ou plutôt, dont le reniement nourrit cette œuvre encline à mettre en scène ses origines et à (re)naître de la mortification qu’elle fait subir à certaines figures d’écrivains62. Il s’agit de mettre en scène l’écrivain préféré à une époque où cette préférence n’a plus cours, pour lui faire porter le signe de la déchéance et se conférer ainsi un supplément de vie à travers lui, selon une dramaturgie qui recoupe celle du Grand Œuvre et fait apparaître Gourmont apparaît comme le tuteur d’une constante réinvention de soi placée sous le signe d’une autre écriture et, du même coup, d’une autre signature.

43L’écrivain préféré se détache sur la toile de fond d’une série d’opinions favorables ; rien n’impose, d’ailleurs, qu’il soit unique – on peut parfaitement apprécier plusieurs écrivains pour des motifs particuliers à chacun. Si l’un d’eux emporte la mise d’une adhésion prééminente, cela peut tenir, notamment, à ce qu’il quintessencie un aspect privilégié de ce qui cristallise l’attrait de son admirateur pour « ses » écrivains préférés ; en d’autres termes, parce que lui-même et/ou son œuvre incarne(nt) mieux, ou davantage, ce qui cause la préférence dont il est l’objet.

44Les deux Gourmont de Cendrars permettent de mesurer la distance entre un passé avec lequel il a entendu rompre et ce qu’il a aspiré à devenir, en particulier à travers l’invention d’un pseudonyme dont la symbolique de braises et de cendres n’est pas dénuée d’ambiguïtés dans sa rupture avec le symbolisme : elle en procède dans son imagerie, tout en suggérant une rupture sur le plan imaginaire. Dans Bourlinguer, Cendrars situe significativement sa rencontre avec Gourmont à une époque antérieure à l’adoption de son nom de plume, laissant penser que sa prise de distance est avérée dès cette époque, ce que certains des premiers écrits signés « Cendrars » ne laissent pas de relativiser. Après la seconde guerre, il s’emploie à faire coïncider le moment de déclin de sa préférence pour Gourmont avec celui de son changement de signature. Si l’auteur du Latin mystique a été le dernier des masques de Frédéric Sauser, Blaise Cendrars, arrivé au faîte de sa notoriété, en fera le premier des siens en importance, sans doute parce que, parmi tous les visages qu’il a empruntés aux écrivains de son temps, celui de Remy de Gourmont, romancier, critique, anthologiste et traducteur, a incarné de façon privilégiée le modèle d’une écriture fondée sur la reprise et, par conséquent, sur d’autres signatures, selon un dispositif qui recoupe celui de la pseudonymie63. Cet écrivain préféré participe ainsi de l’invention de cet autre que Blaise Cendrars a été pour Frédéric Sauser, celui qui a écrit et vécu à sa place. Davantage, il fait figure d’« Autre » par excellence, car il apparaît comme celui qui fut le mieux à même de donner corps au désir d’une altérité scripturaire absolue, à laquelle l’écriture pseudonymique de Cendrars n’aurait de cesse de se frotter pour faire feu de tout boit.