
Advenir queer dans Viendra le temps du feu de Wendy Delorme
1Les questions de temporalité sont au cœur de la pensée queer et suscitent de multiples réflexions depuis plusieurs décennies. L’une des controverses les plus emblématiques de cette tendance remonte à 2005, lors de la convention de la MLA (Modern Language Association), où s’opposaient les défenseurs d’un positionnement queer antisocial et les défenseurs de la relationalité, autrement dit de nouvelles relations sociales (Caserio et al., 2006). Pour les premiers, inspirés notamment par Lee Edelman, auteur de Merde au futur ([2004] 2016), il s’agit de ne pas céder aux pressions sociales qui imposent aux sujets queers de se soucier d’un futur qui fait de la figure de l’enfant à venir et de son bien-être l’objectif central. Puisque ce futur reproductif et hétéronormatif1 stigmatise les formes de socialité alternatives, la thèse antisociale préconise de lutter contre un tel projet de société en embrassant la négation du futur. Même s’ils partagent le diagnostic établi par les antisociaux, les tenants de la relationalité proposent une solution moins radicale qui, chez le penseur José Esteban Muñoz, s’incarne dans ce qu’il appelle « futurity » ou, dans sa version française, l’advenir (Muñoz, [2009] 2021).
2Contrairement au futur reproductif, l’advenir est défini comme le souci du futur émergeant face à l’insatisfaction du présent. Une telle définition s’applique particulièrement bien aux minorités sexuelles puisque, comme l’explique Muñoz dans Cruiser l’utopie. L’après et ailleurs de l’advenir queer ([2009] 2021), l’identité queer n’est pas encore achevée et constitue plutôt un horizon vers lequel les sujets peuvent s’orienter pour faire face aux difficultés du présent : « Le présent n’est pas suffisant. Il est appauvri et toxique pour les personnes queers et les autres personnes qui ne ressentent pas le privilège de l’appartenance majoritaire, des goûts normatifs et des attentes “rationnelles”. » (Muñoz, [2009] 2021, p. 27.) Il est intéressant de remarquer que si Muñoz semble ici utiliser le terme « queer » dans son acception commune, c’est-à-dire ayant rapport à l’orientation sexuelle, la queerité en tant qu’horizon s’envisage surtout comme une notion temporelle orientée vers le futur (Muñoz, [2009] 2021, p. 1). José Esteban Muñoz montre ainsi que la critique queer du présent, loin d’être uniquement une affaire de sexualité, peut impliquer d’autres aspects minoritaires, notamment dans une perspective intersectionnelle, avec par exemple les « queers of color », auxquels il a d’ailleurs consacré l’ouvrage Disidentifications: Queers of Color and the Performance of Politics (1999). La forme collective envisagée par le théoricien est donc celle d’un « nous » qui transcende non seulement les distinctions de préférences sexuelles, mais aussi celles de races, de genres et d’âges. Il rejoint en cela le positionnement de Judith Butler qui considère le queer davantage comme une orientation critique, constamment redéployée en direction de buts politiques urgents et en développement (Butler, 1993, p. 228). Si le queer prend donc son origine dans le retournement du stigmate par les minorités sexuelles, il est en même temps amené à dépasser cette condition pour répondre aux défis d’aujourd’hui et de demain.
3Outre ses affinités queers, l’advenir de Muñoz s’appuie sur le registre de l’utopie concrète telle qu’elle est définie par le philosophe allemand Ernst Bloch. À l’inverse de l’utopie abstraite, l’utopie concrète prend racine dans des luttes sociopolitiques réelles et des collectifs déjà existants ou émergents (Muñoz, [2009] 2021, p. 3). L’utopisme de Muñoz relève donc non pas du vœu pieux mais plutôt du maintien d’un espoir en prise avec le présent et qui peut agir à la fois comme critique et comme méthodologie. On verra dans cet article comment un tel utopisme concret se déploie dans le roman féministe queer Viendra le temps du feu (2021) de Wendy Delorme. Inspirée par son militantisme LGBTQ+ chez les Panthères roses, ses performances burlesques en personnages masculins et féminins, ainsi que ses travaux de recherche en tant qu’enseignante-chercheuse sur la construction du genre et des identités, l’œuvre littéraire de Delorme s’inscrit dans le mouvement de la troisième vague du féminisme. Alors que peu d’autrices et penseuses françaises s’identifient à ce renouveau du féminisme venu des États-Unis, Delorme, sans doute grâce à sa propre expérience du milieu queer de San Francisco, adopte dès son premier roman, Quatrième génération (2007), les idées d’un tel mouvement qui, influencé par les travaux de Butler, considère « le masculin et le féminin comme des “fictions” ou des “rôles” dont la parodie crée forcément la subversion » (Schaal, 2017, p. 27-28). Les romans Insurrections ! En territoire sexuel (2009), La Mère, la Sainte et la Putain (2012), Le corps est une chimère (2018) poursuivent son questionnement sur les identités de genre et les pratiques sexuelles qui remettent en cause l’hétéronormativité. Si Viendra le temps du feu s’intéresse aussi à la subversion des genres et des sexualités, le recours au roman d’anticipation permet également à Delorme de relier ces thèmes aux crises contemporaines, qu’elles soient écologiques, économiques ou politiques. Alternant les points de vue internes de six personnages différents, ce roman choral dessine au fur et à mesure du récit les contours d’une résistance à une société dont l’hétéronormativité et le nationalisme exacerbés rappellent l’univers développé par Margaret Atwood dans The Handmaid’s Tale (1985). Cette résistance présente au début du récit deux groupes bien distincts : le premier se compose de lesbiennes inspirées par l’utopie des Guérillères (1969) de Monique Wittig tandis que le second rassemble des sujets queers autoproclamés uraniens, en référence au terme « uraniste » développé par Karl Heinrich Ulrichs au milieu du xixe siècle et repris par Paul B. Preciado dans son ouvrage Un appartement sur Uranus (2019a).
4Plus que des références, les textes de Wittig et Preciado font partie intégrante du roman au travers de nombreuses citations. Nous verrons en quoi ce choix de faire dialoguer le monde utopique féministe lesbien de Wittig avec le monde utopique queer contemporain de Preciado permet à Delorme non seulement d’établir une généalogie de l’advenir chez les LGBTQ+ mais également d’envisager une réconciliation et une alliance entre les mouvements féministes et homosexuels grâce à une orientation militante queer. C’est en effet le refus partagé de souscrire aux définitions normatives de genre qui va permettre aux deux groupes du roman de mettre en place une résistance commune. Wendy Delorme propose ainsi un moyen d’éviter ce que Pierre Niedergang appelle « le piège de l’opposition entre féminisme et queer » dans Vers la normativité queer (2023, p. 55). Niedergang souligne d’ailleurs à juste titre que l’élaboration de la « théorie queer » par Teresa de Lauretis en 1991 part du constat d’une situation conflictuelle entre le mouvement des femmes et le mouvement gay. Alors que le premier est critiqué pour son homophobie plus ou moins marquée, le second l’est pour son sexisme. Datant de la fin des années 1960, cette opposition se trouve aussi bien dans le contexte états-unien dont parle Teresa de Lauretis que dans celui français, notamment entre le MLF (Mouvement de libération des femmes) et le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire). Jamais totalement résolu, le conflit a évolué historiquement et se caractérise aujourd’hui par une tension « à situer entre des féminismes qui, malgré leur diversité, sont porteurs d’agendas normatifs concernant la sexualité et une interprétation radicalement antinormative des politiques queers » (Niedergang, 2023, p. 57). Pour sortir de cette impasse, Niedergang propose alors d’élaborer une normativité queer, c’est-à-dire un nouveau cadre dans lequel les comportements sexuels, les identités et les désirs peuvent exister et s’épanouir sans devoir répondre de ce que Butler nomme la « matrice hétérosexuelle [heterosexual matrix] » dans Trouble dans le genre ([1990] 2005). Définissant la matrice comme une grille de lecture à partir de laquelle les corps, les genres et les désirs sont perçus comme intelligibles et naturels, Butler s’inspire du « contrat hétérosexuel » que décrit Wittig dans « La pensée straight » (1980) pour dénoncer le caractère politique et hégémonique d’un tel cadre. Reprenant à son compte cette définition, Niedergang établit qu’il existe d’autres grilles de lecture ou matrices qui peuvent proposer d’autres normes à même de concurrencer la domination épistémique de la matrice hétérosexuelle. Parmi les possibilités normatives envisagées par Niedergang, on retiendra ici celle de la normativité métajuridique ou idéologique dans laquelle se trouve l’écoféminisme, qui, en tant que « vision du monde, et plus encore spécifiquement […] vision de la terre, sécrète des normes de comportement vis-à-vis de cette terre » (Niedergang, 2023, p. 59-60). Se fondant avant tout sur une anxiété face à la crise écologique, le roman de Delorme présente en effet les minorités de genre et sexuelles comme étant les plus à même de proposer un rapport à la terre et au social différent de celui véhiculé par la société hétéropatriarcale. C’est d’ailleurs pourquoi Lauren Bastide le situe dans la lignée de Parable of the Sower (1993), le célèbre roman de science-fiction féministe d’Octavia Butler (Bastide, 2022, p. 19).
Le Pacte national : un futur proche dystopique hétéronormatif
5Afin de créer le climat anxiogène de sa dystopie, Delorme recourt à de nombreux sujets d’actualité en les présentant dans une version exacerbée. L’urgence climatique, par exemple, constitue un aspect central du roman, qui décrit un monde où des villes comme New York, Venise ou Oslo sont sous l’eau et des canicules se succèdent inéluctablement de mai à septembre. Malgré cette évolution alarmante, l’inaction des gouvernements persiste et conduit à la révolte de la jeunesse, menée par une adolescente nommée Geia Walden. Le prénom comme le nom de ce personnage confirment la prégnance de la question écologique chez Delorme puisque Geia fait écho à Gaïa, déesse de la terre, que Bruno Latour (2015) mobilise pour repenser la nature à l’ère de l’Anthropocène, tandis que Walden renvoie à Walden; or, Life in the Woods (1854), de Henry David Thoreau, l’un des précurseurs de l’écologie littéraire promu figure queer de l’environnementalisme (Guest, 2017). Décrit comme une « gamine frêle, qui faisait la morale aux grands hommes d’État » (Delorme, 2021, p. 123), le personnage rappelle également la militante écologiste suédoise Greta Thunberg, qui avait interpellé les dirigeants internationaux du sommet de l’ONU sur le climat en septembre 2019. Marqué par la question « comment osez-vous ? », le discours de Thunberg se présentait alors comme la menace d’une jeunesse dont la militante se faisait la porte-parole à l’encontre des adultes et de leur indifférence : « Si vous décidez de nous délaisser, je dis que nous ne vous pardonnerons jamais. Nous ne vous laisserons pas vous en tirer. » (« Le discours de Greta Thunberg à l’ONU », 2019.) Si Thunberg s’en tient ici à des menaces, son alter ego imaginé par Delorme les met quant à lui à exécution en s’immolant par le feu lors d’une conférence de presse organisée à l’issue d’une énième grande canicule.
6Première matérialisation du titre du roman, ce temps du feu est d’abord décrédibilisé par les hommes d’État, qui reprochent à Walden le « “danger de son radicalisme”, de son “pessimisme mortifère” » (Delorme, 2021, p. 125). Chez la jeunesse du pays, son acte est toutefois accueilli tout autrement puisqu’il provoque une véritable déflagration avec 30 % des jeunes du territoire qui se suicident en douze semaines. Si Edelman, dans son essai au titre évocateur, enjoignait aux individus queers de ne pas participer au futur reproductif reposant sur le culte de l’enfant à naître, ce sont les enfants eux-mêmes qui chez Delorme disent « Merde au futur », y compris au leur : « À onze, douze et quinze ans, ils avaient déjà fait une croix sur le futur. Persuadés que lorsqu’eux atteindraient l’âge adulte, le monde ne serait qu’une grande désolation. » (p. 128.) Pour remédier à cette situation, les dirigeants de la dystopie de Delorme instaurent un système de contrôle et de surveillance de la jeunesse et de la population en général. Baptisé « Pacte national », ce système s’apparente à une biopolitique où le maintien de la vie se fait au détriment de tout esprit critique. Plutôt que d’interpréter les suicides des jeunes comme un cri d’alarme, le Pacte met en place un suivi psychiatrique mensuel se concentrant notamment sur la « gestion et prévention du stress climatique » (p. 129). Plus encore, la tragédie sert de prétexte à la censure, comme le décrit Louise, l’un des personnages du roman : « Ils ont dit nous vivrons, mais il faudra détruire dans chaque bibliothèque, dans chaque librairie et dans chaque maison, tout ce qui pourra nuire au moral des plus jeunes. » (p. 23.) Ce contrôle des connaissances et de leur circulation est si drastique que les générations d’après le Pacte national n’ont aucune idée du monde qui précédait son avènement.
7La dimension biopolitique du Pacte national se trouve également dans l’attention portée à la reproduction, dont l’aspect utilitariste est démontré par l’usage de termes tels que « la paire » pour décrire le couple ou encore « contribuer » pour faire des enfants (p. 205 et p. 13). C’est d’ailleurs cette contribution et non plus l’argent, supprimé par le gouvernement, qui détermine la classe sociale des citoyens dans cette dystopie. Les couples et les personnes sans enfants après l’âge de vingt-cinq ans se retrouvent ainsi relégués en périphérie de la ville. La capacité des œuvres d’anticipation à prédire notre futur proche ne fait pas exception ici puisqu’en janvier 2024, trois ans à peine après la publication de Viendra le temps du feu, le président de la République française, Emmanuel Macron, en appelle au « réarmement démographique ». Faisant également le rapprochement entre les propos de Macron et la dystopie de Delorme, Isabelle Cambourakis, l’éditrice du roman, insiste, dans un entretien accordé au journal Reporterre, sur la dimension martiale de cette injonction à la reproduction : « J’ai l’impression d’assister à une vaste opération d’embrigadement des corps et des personnes pour les besoins d’une hypothétique guerre à venir, pour l’économie et la production ou pour faire face aux futures crises climatiques. » (Allens, 2024.) Dans le roman, cet embrigadement se manifeste explicitement par la mise en place d’un service militaire obligatoire pour les hommes de plus de trente ans aux frontières du sud du pays, service censé durer un an mais pouvant aller jusqu’à trois ans pour ceux qui n’ont pas « contribué », c’est-à-dire participé au réarmement démographique. Wendy Delorme précise par ailleurs la dangerosité de ce service, dont vingt-cinq pour cent des appelés ne reviennent pas (p. 47). Cette politique nataliste et nationaliste met donc clairement en danger les personnages queers tels que Lucie et Raphaël, qui, malgré leur mise en paire, font l’objet d’une surveillance accrue à mesure que l’âge de vingt-cinq ans approche sans qu’ils aient encore « contribué ».
8Si l’abondance de ces topoï de la science-fiction dystopique s’inscrit dans la lignée des grands classiques du genre, il s’agit déjà d’un présent pour les communautés marginalisées. Comme l’explique Michèle A. Schaal dans son étude du roman, Delorme ajoute à l’intertextualité revendiquée de son texte un commentaire politique visant à « représenter de manière juste ce que veut dire être emprisonné dans l’hétéropatriarcat pour celles et ceux à la marge du système, c’est-à-dire les femmes et les communautés LGBTIQAP+ » (Schaal, 2024, p. 3 ; ma traduction). Le roman se présente comme un diagnostic de la société actuelle, qui, si elle ne prend pas une autre voie, risque d’aggraver la condition des groupes marginalisés. Michèle A. Schaal souligne l’importance de la matrice de l’oppression et de la résistance développée par Patricia Hill Collins dans Black Feminist Thought: Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment ([1990] 2021) pour envisager l’émergence d’une telle alternative dans ce roman. Selon Collins, l’oppression qui s’exerce de manière intersectionnelle – en liant les dimensions de la race, du genre et de la classe sociale – place simultanément les individus marginalisés dans la posture la plus apte à se mobiliser et à résister face au système hégémonique en place. C’est ce que Delorme démontre en mobilisant six personnages en marge de la société hétéropatriarcale qui, au-delà de leur critique individuelle de la société dans laquelle iels vivent, s’engagent dans deux groupes de résistantes et résistants : les sœurs et les uraniens.
La résistance séparatiste et écoféministe des sœurs
9Présenté en ouverture du roman puis au fur et à mesure des chapitres selon le point de vue de plusieurs de ses membres (Ève, Grâce et Rosa), le groupe des « sœurs » est décrit comme une communauté qui n’existe plus au moment de l’énonciation mais que chaque personnage cherche à faire revivre à sa manière. Sa fondation remonte à une grande manifestation contre les mesures prises par le Pacte national. Si, conformément au principe d’exacerbation du présent précédemment analysé, l’indignation populaire et la réponse policière rappellent l’époque contemporaine, notamment la forte répression lors du mouvement des Gilets jaunes d’octobre 2018 à octobre 2019, ceux-là sont portés à leur paroxysme chez Delorme puisque le gouvernement du Pacte national procède au massacre des manifestants. Après cet événement, un groupe de sept femmes miraculeusement rescapées décide de fuir le territoire en traversant le fleuve qui fait office de frontière et de fonder de l’autre côté une communauté alternative. La création du groupe de femmes imaginé par Delorme représente ce que Muñoz appelle une « illumination anticipatoire queer » ([2009] 2021, p. 22), étant donné qu’elle propose une vision du futur qui diffère de celle proposée par la société hétéropatriarcale. De l’autre côté du fleuve, les rescapées entreprennent un changement de paradigme, trouvant son fondement notamment dans le langage, comme l’explique Rosa, l’une d’entre elles :
Parler d’eux comme des « Autres », inversait le rapport entre périphérie et centre. En lisière du pays qu’ils avaient clôturé, nous étions en exil dans une contrée précaire. Avec peu de moyens, nous avions réussi à recréer un monde fait à notre mesure, renvoyant ceux qui nous avaient tiré dessus et le peuple soumis par la peur, dans les marges de notre nouvelle réalité. Nous étions l’ailleurs. Nous nous nommions les sœurs. Nous n’étions plus des femmes au sens commun du terme. De cette classe et fonction, nous étions évadées. (Delorme, 2021, p. 178-179.)
10Dans ce passage, les rescapées devenues exilées s’affranchissent du pouvoir symbolique de la société d’où elles viennent, qui les maintenait dans une position d’altérité et d’objet. En devenant sujets, c’est à leur tour de regarder leur ancien monde comme autre et non plus comme normal ou naturel. Elles en viennent jusqu’à renoncer à leur identité de femme, qui, selon elles, ne prenait sens que dans sa relation asymétrique avec les hommes. Elles incarnent ainsi ce que Wittig défend en conclusion de son essai « La pensée straight » avec l’affirmation « [l]es lesbiennes ne sont pas des femmes » (1980, p. 53). En sortant de toute relation contractuelle avec les hommes, en établissant une identité et un monde à leur propre mesure, les femmes ne sont plus des femmes mais des lesbiennes ou bien, comme ici dans le roman, des « sœurs ». Wendy Delorme met ainsi en relation le féminisme matérialiste de Wittig avec le féminisme intersectionnel, qui fait de la sororité une notion centrale2.
11Selon Niedergang, bien que composé de « sujets désalignés de la matrice hétéro » (2023, p. 29), un collectif a besoin d’une autre matrice normative qui reconnaît et soutient ses membres pour pouvoir s’affirmer et agir. Cette autre matrice peut exister « effectivement (matrice locale de résistance) » ou bien « virtuellement et trace[r] l’horizon normatif à venir (matrice utopique) » (p. 30). Chez Delorme, la matrice normative alternative est à la fois utopique et effective puisque la communauté de sœurs rappelle les terres lesbiennes, d’abord constituées en Oregon aux États-Unis dans les années 1970, puis qui se sont répandues en Europe du Nord et en France. Dans sa description de ces terres dans son essai Des paillettes sur le compost. Écoféminismes au quotidien (2022), Myriam Bahaffou explique que, à l’instar des sœurs du roman de Delorme, « celles qui se sont rassemblées ici l’ont davantage fait contre la société hétérosexuelle qu’en tant que “femmes” » (p. 121). Outre l’influence de Wittig sur Bahaffou et d’autres participantes aux terres lesbiennes que l’on entend dans le reportage radiophonique « Sortir les lesbiennes du placard » (2019) de Clémence Allezard pour France Culture, il est également possible d’aborder la question du décentrement de la catégorie « femme » à partir de ce qu’Adrienne Rich appelle le « continuum lesbien » dans « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne » ([1980] 1981, p. 32). Contrairement au lesbianisme, qui suppose une relation sexuelle entre deux femmes, le continuum lesbien inclut d’autres formes adjacentes de socialité, telles que l’amitié et la camaraderie, qui redéfinissent et étendent l’érotisme au féminin. Non cantonné au corps, il se manifeste comme une « joie énergisante » qui, selon les propos tenus par Audre Lorde dans « Uses of the Erotic: The Erotic As Power » (1979) et repris par Rich dans son texte, « protège contre l’acceptation de l’impuissance ou de ces états de l’être qui ne me sont pas naturels, tels que la résignation, le désespoir, l’auto-effacement, la dépression, l’abnégation masochiste » ([1980] 1981, p. 28). Tout comme le concept de Muñoz ne ferme pas la porte à l’extension de l’advenir queer à d’autres personnes insatisfaites du présent, l’appréhension des terres lesbiennes d’après le continuum lesbien de Rich n’exclut pas les personnes opprimées au sein du système hétéropatriarcal.
12L’exemple le plus probant de ce processus d’expansion du collectif sororal au-delà des considérations de genre et de sexualité se manifeste dans le roman de Delorme lors de l’arrivée de réfugié·es à proximité de l’endroit où les sœurs se sont établies. Décrit·es comme venant des terres du Sud et ayant traversé la mer et plusieurs territoires pour fuir les bombes lancées par le Pacte national, ces réfugié·es, vraisemblablement originaires d’Afrique, montrent comment la violence hétéropatriarcale se manifeste également à travers la suprématie blanche et l’impérialisme colonial. Dans son article, Schaal dresse un constat similaire en s’intéressant au personnage de Grâce, qui, bien que n’étant pas explicitement identifiée comme une femme racisée, voit la prédation coloniale détruire les conditions de vie du village dans lequel elle a grandi et assujettir ses habitants à des lois hétéropatriarcales contraignantes (2024, p. 4). Conscientes que les réfugié·es sont victimes du même système qui les opprime, les sœurs rejettent le supposé privilège dont elles bénéficieraient en étant arrivées les premières sur cette terre qu’elles ont choisi d’habiter : « Nous sommes aussi d’ailleurs. Nous avons aussi fui nos pays, nos familles. Personne parmi nous n’est née sur cette rive. » (Delorme, 2021, p. 51-52.) On notera par ailleurs que c’est Francesca, l’une des sœurs, elle-même immigrée, qui prend l’initiative d’intégrer les réfugié·es à leur groupe. Si un tel choix s’avère être en adéquation avec la dimension queer du collectif, il constitue également le moment à partir duquel la solidarité intersectionnelle est perçue par le gouvernement du Pacte national comme étant une menace à éradiquer.
13Après la décimation du groupe des sœurs, se pose la question de la pérennité et de la transmission de la mémoire d’un monde différent. En parallèle des différents témoignages des sœurs auxquels les lecteurices ont accès, Delorme met en scène un processus similaire de manière intradiégétique en insérant tout au long du récit des extraits de l’utopie de Wittig Les Guérillères. Ces passages rendent compte de la lecture du personnage de Louise, qui trouve par hasard une pile de livres interdits, dont celui de Wittig. Vivant dans ce monde dystopique et n’ayant aucune idée qu’une communauté alternative de sœurs avait existé de l’autre côté du fleuve, Louise découvre à travers la prose de Wittig une possibilité de contestation du discours officiel. Wendy Delorme met en avant cette prise de conscience en reprenant à son compte le style répétitif de Wittig pour décrire la société de contrôle biopolitique de son roman : « Ils ont dit que les femmes devront contribuer à l’effort national […] Ils ont dit quelle serait la vie de leurs enfants, ceux qui ont survécu, ils ont dit quelle serait ma vie à moi aussi. » (2021, p. 24.) À la suite de ces « ils ont dit », sur la même page, l’écrivaine juxtapose les « Elles » utopiques de Wittig avec un passage des Guérillères en italique : « Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent, que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. » (p. 24.) Au-delà de l’inversion proposée entre le pouvoir masculin des « Ils » et celui, féminin, des « Elles », il importe de remarquer l’emploi du passé composé pour le monde du Pacte national alors que c’est le présent qui est employé pour décrire l’utopie de Wittig. Plus qu’un présent d’actualité, c’est un présent performatif qui fait advenir un monde nouveau par un langage nouveau. Comme le note Louise, le « Elles » n’est « jamais très bien défini » (p. 24), ce qui, à l’instar de la communauté de sœurs, laisse alors ouverte la possibilité d’inclusion au-delà d’une identité clairement délimitée.
L’impulsion du « nous » de la multitude queer par les uraniens
14En parallèle de la résistance féministe inspirée par Wittig, Delorme explore un autre groupe de résistants, autoproclamés uraniens, qui, selon un processus similaire à celui des sœurs, se désidentifient de la catégorie « homme ». Comme expliqué en introduction, le terme « uranien » dérive du mot « uraniste », que le juriste allemand Karl Heinrich Ulrichs inventa en 1864 pour se défendre contre son emprisonnement dû à son homosexualité. Dans Un appartement sur Uranus, recueil de chroniques publiées dans le journal Libération, Preciado se réapproprie cette appellation tout en expliquant la démarche de Ulrichs. En affirmant sa subjectivité autre, ce dernier a fait appel à « une réorganisation des systèmes des signes, à une modification des rituels politiques qui définissaient la reconnaissance sociale d’un corps comme sain ou malade, légal ou illégal. Il a inventé un nouveau langage et une nouvelle scène de l’énonciation. » (2019a, p. 24.) La démarche de Preciado consiste à adapter le geste de Ulrichs au contexte contemporain en proposant une « nouvelle grammaire » (2019a, p. 43), qui sort du discours néolibéral binaire. Wendy Delorme reprend à son compte cette nouvelle grammaire en citant directement des extraits du recueil de Preciado, notamment la première chronique, qu’elle présente dans son récit comme la « PREMIÈRE LETTRE DES URANIENS » :
Nous parlons un autre langage.
Ils disent identité. Nous disons multitude.
Ils disent maîtriser la banlieue. Nous disons métisser la ville.
[…]
Ils disent homme-femme, Blanc-Noir, humain-animal, homosexuel-hétérosexuel…
Nous disons tu sais bien que ton appareil de production de vérité ne marche plus. (Delorme, 2021, p. 103.)
15Dans cette lettre adressée aux habitant·es de la ville, ce ne sont plus les « Elles » mais le « Nous » qui résiste face aux « Ils » du Pacte national et propose un autre langage, qui n’a pas la prétention de produire une vérité justificatrice de relations sociales asymétriques. On remarquera à cet égard que Preciado et par extension Delorme associent les questions de genre et de sexualité aux questions raciale et animale.
16Si la démarche créatrice par le langage des uraniens semble identique à celle employée par les sœurs, leur stratégie diffère grandement puisqu’« Elles » ont choisi l’exil tandis que le « Nous » ici présenté opte pour la résistance active. En placardant sur les murs de la ville leurs lettres, qui sont toutes des extraits de chroniques d’Un appartement sur Uranus, les uraniens veulent éveiller les consciences. Outre cette présence textuelle, il est à noter que Preciado est lui-même un personnage du roman. On déplorera toutefois que Delorme, qui le présente comme une « utopie vivante » (Delorme, 2021, p. 167), n’ait conservé dans son roman que son prénom masculin, Paul, alors que Preciado revendique explicitement son droit à s’appeler Paul B., pour Paul Beatriz, « un prénom utopique, un prénom hétérogène » (Preciado, 2019a, p. 225). Malgré cet impair onomastique, le roman de Delorme n’en cherche pas moins à rendre le mouvement uranien fidèle aux préceptes de Preciado, comme le décrit Raphaël, l’un des alliés de Paul et uranien lui-même, dans une lettre adressée à sa mère : « Nous sommes une multitude qui parle par ses mots, et à travers sa voix. Il me faudra te dire ce que c’est qu’être nous, et à quoi nous œuvrons. » (p. 105.) Si, à ce moment du récit, Delorme maintient le flou quant au « nous » revendiqué par les uraniens, le terme de « multitude », déjà présent dans la première lettre, s’avère un indice pertinent si l’on se réfère à l’article « Multitudes queer. Notes pour une politiques [sic] des “anormaux” » (2003), dans lequel Preciado affirme :
Dés-identification. Surgissent des gouines qui ne sont pas des femmes, des pédés qui ne sont pas des hommes, des trannies qui ne sont ni homme ni femme. À cet égard, si Wittig a été réinvestie par les multitudes queer, c’est précisément parce que sa déclaration selon laquelle « les lesbiennes ne sont pas de [sic] femmes » est une ressource permettant de contrer par la dés-identification l’exclusion de l’identité […]. (Preciado, 2003, p. 21.)
17En reprenant la stratégie de la désidentification formulée par Teresa de Lauretis3, notamment dans l’article « When lesbians were not women » ([2001] 2007) consacré à Wittig, Preciado en fait la condition sine qua non d’une alliance de groupes ne reposant plus sur des critères identitaires déterminés et donc excluants. En sortant de l’identité « hommes », les uraniens du roman de Delorme laissent ainsi ouverte la possibilité d’étendre la multitude à d’autres groupes se dissociant des définitions normatives de genre, tels que la communauté de sœurs.
18L’alliance théorisée par Preciado et concrétisée littérairement par Delorme s’opère à travers le personnage de Grâce, l’une des sœurs ayant pu échapper à la destruction de l’utopie féministe de l’autre côté du fleuve. Reléguée en marge de la ville, Grâce observe les actions de ceux qu’elle appelle « le peuple de la nuit » (Delorme, 2021, p. 132) et qui bravent le couvre-feu en commettant des actes de sabotage ou en collant des affiches. Cette dernière pratique fait d’ailleurs écho au mouvement féministe des colleuses qui a émergé en France à partir de 2016. Comme le montrent Simon Depardon et Marie Perennès dans Riposte féministe (2022), le mode opératoire de ce mouvement consiste à arpenter les rues des villes la nuit et à se réapproprier cet espace en collant des messages dénonçant les féminicides, les violences sexistes et le harcèlement de rue. Si ce sont les uraniens qui, chez Delorme, emploient cette tactique, il n’en demeure pas moins qu’elle participe à la rencontre avec le groupe des féministes par l’intermédiaire de Grâce. À la vue de la deuxième lettre des uraniens collée dans son quartier, elle confie que « [l]es mots, incandescents, habitent [s]a rétine » (2021, p. 132).
19Alors que le terme « incandescents » suggère, à l’instar de la grande déflagration des adolescent·es, l’avènement d’un temps du feu, celui-ci se manifeste pleinement au moment de l’incendie de la cathédrale de la ville. Véritable tournant dans la trame narrative du roman, l’incendie marque la scène de reconnaissance entre les uraniens et leurs allié·es de la multitude. C’est à la lumière des flammes qu’iels parviennent enfin à se rencontrer et à apprécier leur puissance, comme le décrit Grâce, elle-même témoin de l’incendie, en affirmant : « nous levions le visage pour nous voir, nous saluer mutuellement » ou encore « nous étions innombrables » (Delorme, 2021, p. 139 et p. 140). Loin de regretter l’incendie de la cathédrale, les uraniens y voient la possibilité de « réduire en cendres grises et carcasses calcinées les symboles immuables qui structurent les vies, ordonnent l’obéissance, inspirent à tous la crainte ou la dévotion, tracent en voies rectilignes les vies et les pensées » (p. 141). Une telle vision rappelle le texte que Preciado a écrit sur l’incendie de Notre-Dame de Paris, rebaptisée dans sa chronique « Notre-Dame des Ruines ». Le philosophe avait vu dans cet événement malheureux la possibilité non pas d’une reconstruction à l’identique de la cathédrale mais d’« un nouveau monde qui commence » (Preciado, 2019b). Wendy Delorme le prend ainsi au mot et fait de l’incendie de la cathédrale le moment à partir duquel une alliance entre la résistance féministe et la résistance uranienne devient possible.
20Après cette scène de reconnaissance, Delorme fait se rencontrer de manière effective Grâce et les membres organisateurs des uraniens dans leur quartier général. Cette rencontre est l’occasion pour chacun des deux groupes d’envisager une entente commune qui passe par une remise en cause de la différence sexuelle et des normes de genre. Le personnage de Paul explique par exemple : « Nous ne sommes pas nés hommes, pour certains d’entre nous. Nous le sommes devenus, comme le deviennent les autres, puisque personne ne naît dans cette fiction-là […] » (Delorme, 2021, p. 206). En tant que sujet trans, Paul remet en cause la naturalité de l’identité « homme », qu’il considère davantage comme une fiction dans laquelle un sujet peut engager son devenir. Il est important de noter par ailleurs qu’il étend cette non-naturalité de l’identité « homme » à toute personne, c’est-à-dire y compris à celles à qui le sexe masculin a été assigné à la naissance. Poursuivant la présentation de son groupe en affirmant « [n]ous ne sommes plus liés au destin d’être femme, mais nous sommes leurs alliés » (p. 206), Paul établit que, même si les uraniens trans comme lui ne sont plus en termes de sexe ou de genre des femmes, leurs intérêts politiques n’en demeurent pas moins connectés à ceux de ces dernières. La chronique de Preciado « Féminisme amnésique », incluse dans Un appartement sur Uranus, s’avère ici utile pour étendre aux hommes cisgenres cette solidarité envers les droits des femmes. Le philosophe rappelle dans ce texte que le terme « féministe », qui était attribué au xixe siècle aux hommes tuberculeux, considérés comme moins masculins du fait de leur santé fragile, avait ensuite été employé par Alexandre Dumas fils pour caractériser les hommes engagés en faveur du mouvement des femmes. Dumas fils utilisait ainsi la notion de féminisme de manière péjorative, insinuant une dévirilisation possible découlant d’une solidarité politique avec les femmes. Au contraire, Preciado voit dans l’histoire de ce mot une véritable source d’inspiration montrant des alliances entre hommes et femmes historiquement avérées et donc possibles pour l’avenir : « Mais où sont aujourd’hui les nouveaux féministes ? Qui sont les nouveaux tuberculeux et les nouvelles suffragistes ? Il nous faut libérer le féminisme de la tyrannie des politiques identitaires et l’ouvrir aux alliances avec les nouveaux sujets qui résistent à la normalisation et à l’exclusion […] » (2019a, p. 93). C’est ce qu’entreprennent les uraniens, qui, par l’intermédiaire de Paul, demandent à Grâce à la fin du chapitre marquant leur rencontre : « Es-tu l’un d’entre nous ? »4 (Delorme, 2021, p. 206) Laissée en suspens, la réponse de Grâce arrive quelques pages plus loin lorsqu’elle déclare : « j’ai trouvé des frères, quand je cherchais mes sœurs » (p. 212). Cette acceptation réciproque est également appuyée par Raphaël, qui salue la démarche de la communauté d’où provient Grâce : « Ensemble, ces personnes avaient choisi d’user du féminin pluriel pour s’autodésigner. Comme acte politique, pour détruire dans la langue l’exercice du pouvoir qui les violentait. » (p. 220.) Leurs groupes respectifs ayant renoncé aux définitions normatives de la femme et de l’homme, à l’injonction au couple et à la procréation, aux trajectoires normatives et oppressantes, les uraniens et les sœurs entrevoient ainsi la possibilité de s’unir dans la lutte contre la société du Pacte national en s’engageant à ce que Preciado appelle « défendre le statut souverain de corps vivant en tant que vivant » (2022, p. 415).
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21Au-delà de la description d’un futur proche résultant d’un présent déjà avéré nocif pour les subjectivités minoritaires, Viendra le temps du feu fait résonner la théorie de l’advenir de Muñoz en proposant des modes de résistance qui, dans leur rejet de la fixité identitaire, ne s’enferment pas dans une négativité antisociale mais s’ouvrent au contraire à la relationalité et ses alliances potentielles. À travers les écrits de Wittig et de Preciado, Delorme rend compte d’une généalogie de l’advenir queer qui nourrit son travail sur le langage et l’imaginaire. Son élaboration de la communauté de sœurs et du groupe d’uraniens démontre ainsi comment une alliance entre féministes et queers peut s’envisager dans la mesure où chacun de ces collectifs sort de la matrice hétérosexuelle et des normes de genre sur lesquelles elle repose.
22Que ce soit avec l’accueil des migrant·es venu·es du Sud dans la communauté de sœurs ou avec les lettres adressées par les uraniens à la population qu’opprime la politique du Pacte national, l’engagement de chaque collectif dépasse les cadres du genre et de la sexualité en incluant d’autres subjectivités minorisées du fait de leur origine ou de leur race, par exemple. Les sœurs et les uraniens de Delorme répondent ainsi en partie aux vœux de Muñoz, pour qui la question raciale est centrale dans son élaboration de la relationalité queer et de l’advenir. Il convient enfin de relever qu’en proposant de « récrire l’histoire du point de vue des vaincus » (Delorme, 2021, p. 212), le « nous » queer en construction du roman non seulement est composé de minorités mais propose également un advenir qui demeure minoritaire dans le sens où il s’extrait de toute velléité hégémonique. Il semble donc pertinent de rapprocher une telle conception de la notion de comparution minoritaire récemment développée par Bruno Perreau dans Sphères d’injustice (2023). Dans la continuité de ses travaux sur la théorie queer, Perreau propose un mode d’engagement où le sujet, conscient des limites de sa souveraineté, considère qu’il est aussi habité par l’autre et oriente son action dans le monde social à partir de ce que cet autre fait résonner en lui. C’est ce « rapport de dépossession et de co-incidence » (Perreau, 2023, p. 152) qu’on retrouve chez les sœurs et les uraniens de Delorme et que l’on peut finalement concevoir comme une invitation aux lecteurices à laisser l’autre vivre en soi et à considérer grâce à une logique queer une nouvelle manière de résister et faire société.

