Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Géographies queers fictionnelles
Fabula-LhT n° 34
Penser queer en français : littérature, politique, épistémologie
Vincent Jordan

Trouble dans l’habiter : l’utopie queer dans Melmoth furieux (2021) de Sabrina Calvo et Maraude(s) (2022) de dilem et Bri

Inhabit trouble: queer utopia in Sabrina Calvo’s Melmoth furieux (2021) and dilem and Bri’s Maraude(s) (2022)

1La queerité, concept alliant dynamisme et potentialités, se caractérise par sa résistance aux normes, mais aussi par sa créativité. Autrement dit, la résistance queer relève d’une « négativité positive, c’est-à-dire une négativité qui se déploie en tant que création » (Ducharme, 2015, p. 119) – une opposition et une critique de systèmes normatifs en même temps qu’une ouverture des possibles. Ce double mouvement, lorsqu’il s’inscrit en littérature, appelle le développement d’une pensée utopique, dans la mesure où celle-ci met en récit une « rupture radicale et systémique avec ce futur prédit et colonisé qui ne constituerait qu’un prolongement de notre présent capitaliste » (Jameson, [2005] 2021, p. 314). Investie par des auteurs et autrices, l’utopie constitue « une mise en perspective de ce qu’est une norme et de ce qu’est une déviation » (Carabédian, 2022, p. 47). Cette affinité entre pensée utopique et queerité se manifeste notamment par l’entremise du concept d’« habiter » qui engage « la dimension spatiale de la socialité » (Duret, 2019, p. 144). Par conséquent, toute utopie pourrait être appréhendée dans une perspective queer à travers « les critiques de l’habiter contemporain et les propositions d’habiter alternatifs » (p. 70) qui sont mises en scène dans les textes.

2À ce titre, les dernières œuvres de Sabrina Calvo que sont le roman Melmoth furieux et la nouvelle écrite en collaboration avec dilem1, Maraude(s), publiés respectivement en 2021 et 2022 à La Volte, proposent un « point de départ d’un possible futur queer » (Calvo, dans Clameurs, 2021, § 5). Pour ce faire, l’autrice développe un univers formellement transgénérique où la science-fiction s’hybride à « la fantasy, […] l’uchronie […] [et au] réalisme magique » (Duret, 2022, p. 18). L’écrivaine justifie ce recours à la science-fiction par sa spécificité subversive : « la SF passe par le corps, comme dernier lieu de résistance au tranchant des abstractions, de la métrique : de la mise en mesure du conscient » (Calvo, 2022, p. 98). On retrouve la « Métrique » au sein de l’univers fictionnel partagé de Melmoth furieux et Maraude(s) sous la forme d’un dispositif répressif ordonnant le vivant et s’étendant au Grand Paris. C’est à partir des développements de Giorgio Agamben ([2006] 2014) que la notion de « dispositif », dénotant « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer […] les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (p. 31), sera ici considérée. Les modalités de reconduction de l’« hétéronormativité », conçue par Judith Butler ([1990] 2006) comme un ensemble de pratiques et de discours issus d’un « [p]aradigme naturaliste qui établit un lien direct et causal entre le sexe, le genre et le désir » (p. 93), pourront alors être mises en évidence.

3Melmoth furieux s’ouvre sur l’immolation d’un jeune homme, Mehdi, au cours de l’inauguration du parc Eurodisney à Paris en 1992. Des années plus tard, sa sœur, la narratrice Fi, en débarquant dans la Commune libre de Belleville, enquête sur son geste. En rencontrant François Villon, ancien ami imaginaire de Mehdi en même temps que compagnon de travail à Eurodisney, elle apprend la tyrannie qui s’exerçait au quotidien sur son frère trans. En effet, des rumeurs laissent penser que se cachent au sein du parc des camps de concentration, réprimant les corps et les imaginaires dérogeant à la norme. Avec le temps, cette répression s’est étendue au Grand Paris, soumis dès lors à la Métrique. Couturière en colère, Fi prépare une croisade dans la Commune libre de Belleville, rassemblant les adultes et les enfants en marge, pour mettre le feu au parc Eurodisney. Au sein de la nouvelle Maraude(s), deux habitants de cette même Commune (Bri et dilem, personnages intradiégétiques en même temps qu’autrice et auteur de ce récit) décrivent au fil de leurs promenades l’organisation de ce territoire ainsi que les luttes qui y prennent place au quotidien. En d’autres termes, ces deux œuvres mettent en scène le déploiement d’un espace insurrectionnel, la Commune libre de Belleville, au sein d’un ordre dystopique. Pour ses habitants et habitantes, « [l]a Commune n’est pas qu’une idée, ou même une démarche politique, c’est une vie. Une circulation du vivant entre les pavés du pouvoir » (Calvo, 2021, p. 145). Le possible futur queer imaginé par l’autrice s’incarne alors dans un espace alternatif convoquant une pensée sur les possibilités d’avènement d’un espace-temps désirable. Aussi est-on amené à se demander : de quelle manière les affinités entre utopie et queerité au sein des œuvres en question problématisent-elles l’espace, les formes d’habiter et les modalités de construction des identités ?

4La pensée utopique sera appréhendée, dans la lignée des travaux de Christophe Duret (2019), comme « la matérialisation d’un principe d’appréciation négative et d’un principe mélioratif de la conjoncture présente dans un espace-temps autre » (p. 71). L’habiter, pour sa part, relève des « relations techniques et symboliques qu’une société entretient avec son environnement » (p. 8).

5Le recours à la notion d’« utopie queer », en tant que « modalité critique » permettant d’« imaginer un espace en dehors de l’hétéronormativité », s’appuiera sur les propositions de José Esteban Muñoz ([2009] 2021, p. 167 et p. 75). Celles-ci critiquent explicitement, dans le champ des études queers, le point de vue antirelationnel de Lee Edelman ([2004] 2013), selon lequel la queerité s’opposerait à l’idée d’un horizon à venir, notamment à travers le symbole de la réduplication du même qu’est « l’Enfant » (p. 288). Selon Edelman, l’Enfant serait la figure d’un « futurisme reproductif », d’une « politique […] conservatrice […] travaill[ant] à affirmer une structure, à authentifier l’ordre social qu’elle tend alors à transmettre » (p. 287). La pensée de l’utopie queer de Muñoz critique la « logique binaire d’opposition » (Muñoz, [2009] 2021, p. 37) des perspectives antirelationnelles et antisociales, ces dernières concevant la queerité comme le négatif de la structure hétéronormative. Muñoz, tout en ne rejetant pas complètement cette dimension négative, avance qu’il est plutôt nécessaire que la négation soit avant tout mise au service d’une puissance critique, devenant dès lors une « négativité radicale » rejoignant la négativité positive de la résistance queer :

La négativité radicale […] nous offre un mode de compréhension de la négativité nettement différent de la version du négatif proposée par l’antirelationnel queer. Ici, le négatif est une ressource pour un certain mode d’utopisme queer. (p. 37.)

6En ce sens, nous pensons que les récits de science-fiction, par le déploiement d’imaginaires et de futurs alternatifs, permettent de dépasser la négativité antirelationnelle en l’associant à une positivité, à la formation d’une communauté. L’originalité de l’étude réside, par conséquent, dans l’entrecroisement de deux perspectives : celle de l’habiter (et de la pensée utopique de manière générale) et celle de la queerité.

7Il s’agit principalement de dévoiler le(s) lien(s) entre les espaces-temps diégétiques et les processus de subjectivation représentés au sein des œuvres. Pour cela, les procédés d’écriture et les jeux narratifs utilisés pour caractériser ces lieux ainsi que les formes d’habiter qu’ils induisent doivent être analysés. En l’occurrence, il s’agira d’étudier le profil sémiotique des protagonistes communards et communardes, c’est-à-dire le réseau des connotations charriées par l’ensemble des signes textuels qui les constituent, ainsi que le profil des lieux qu’iels habitent et les relations qu’iels entretiennent avec les espaces de la fable. En parallèle, cet article propose un parcours de l’utopie avec ses différentes variations, qui correspondent à différentes modalités d’avènement d’un futur queer. Ainsi, dans le cadre d’une démarche typologique, nous verrons dans quelle mesure, au sein d’un ordre social hétéronormatif intensifiant à l’aide de différents outils le contrôle sur les corps (une dystopie), l’espace de la Commune de Belleville relève d’abord d’un « contre-emplacement » (Foucault, [1967] 2004, p. 15) et « d’une déviation de la norme » (Beneventi et Calderón, 2015, p. 7), c’est-à-dire d’une « hétérotopie » – un « espace autre ». Ensuite, ce seront les pratiques des habitants et habitantes de la Commune qui feront l’objet d’une étude, puisqu’elles aboutissent à la formation d’un « bon lieu » – d’une « eutopie ». Enfin, l’analyse du mouvement insurrectionnel animé par la narratrice Fi et l’ensemble des membres de la Commune, mais aussi celle des modes de (re)subjectivation que celui-ci induit, mettront finalement en lumière l’horizon de cette pensée utopique : la formation d’un lieu de nulle part (une « outopie »), soit un espace-temps « virtuel positif impossible » (Braga, 2018).

Dystopie et hétérotopie

8De façon explicite, c’est à travers l’instauration de la Métrique, soit « la mise en mesure du vivant » (Calvo, 2021, p. 202), que le versant dystopique de l’espace diégétique a pris forme. Son avènement est évoqué par la narratrice au début de Melmoth furieux : « Personne n’a bronché quand gouvernements et corporations ont fédéré leurs forces pour mettre sur pied un écosystème féodal. Le pays disloqué était le modèle – tout puzzle, tout fragment. » (p. 32.) L’isotopie du morcèlement (« disloqué », « puzzle », « fragment ») met en lumière au sein de cet extrait la hiérarchie et la classification marquant le territoire supervisé par la Métrique. C’est donc un agencement particulier du territoire, autrement dit son découpage, qui déploie cet espace-temps à valeur négative. Plus précisément, cette instauration d’un dispositif institutionnel a été perpétrée par une entité nommée Melmoth. Par la reprise du nom issu des œuvres de Maturin (Melmoth the Wanderer, 1820, trad. Melmoth ou l’Homme errant, 1831) et de Balzac (Melmoth réconcilié, 1835), est souligné le caractère diabolique de cette figure, d’ailleurs nommée le « Diable » au fil du roman. Une actualisation du motif faustien qu’est le pacte démoniaque semble également suggérée par ces référents intertextuels : celui-ci serait aujourd’hui produit par une entente entre corporations et gouvernements. L’aspect diabolique de l’entité Melmoth est redoublé par sa nature évanescente, qui passe au fil du roman de Calvo d’un « type […] masqué en permanence par un nuage de fumée » (p. 211) à un « [p]auvre costume élimé sans personne dedans » (p. 272). Potentiel « eidolon » de Walt Disney (p. 272), ce terme signifiant en grec « simulacre », Melmoth s’avère ainsi une personnification d’Eurodisney et plus largement de tous les parcs à thèmes Disneyland qui sont le « modèle parfait de tous les ordres de simulacres enchevêtrés », car produisant « un réel sans origines ni réalité : hyperréel » (Baudrillard, 1981, p. 24 et p. 10).

9Apte à « modifi[er] des comportements par des procédures précises et mathématiques » (Calvo, 2021, p. 203), Melmoth est également défini de la sorte :

[…] une sorte de programme capable d’affecter le réel. De l’appauvrir et de le contrôler. […] [U]n algorithme qui aurait permis d’accélérer les processus de la Métrique – une nouvelle façon d’optimiser la division du monde en unités et de recadrer les gestes, les statures. [C]e serait né là-bas, au cœur du royaume de la Souris Noire, au centre de l’intelligence corporate qui a fait de ce monde un camp de travail. (p. 203.)

10En tant qu’algorithme, Melmoth est une technologie permettant au dispositif de la Métrique de quadriller le Grand Paris. Dans ce même passage, l’anaphore du déterminant numéral singulier permettant d’expliciter la nature de Melmoth – « un » ou « une » – entre en quelque sorte en écho avec le processus d’uniformisation (« unités ») mis en place par ce dernier à travers la division et le cadrage qu’il ordonne. En outre, le pouvoir de transformation de cet outil est évoqué : il aménage l’environnement (le « monde ») en espace coercitif (un « camp de travail »).

11L’instance narrative de Maraude(s), lors de ses excursions en dehors de la Commune de Belleville, exprime également l’ordonnancement de cet espace qu’est le Grand Paris. La ville, « cité connectée » dotée de sa « grille smart » (dilem et Bri, 2022, p. 15), est décrite comme un ensemble de « cages publiques » composant une « prison à ciel ouvert » (p. 16). Les deux premières expressions utilisées ici (« cité connectée », « grille smart ») renvoient au fait que le territoire est défini par son « incorporation » de technologies favorisant le régime répressif de la Métrique. En effet, la ville de Paris est investie d’outils permettant la « reconnaissance faciale » ou encore de « capteurs de mouvement qui reconnaissent les comportements anormaux et les signalent à la préfecture » (p. 46). Ces technologies ont pour effet, en signalant tout écart à la norme, de donner le pouvoir au dispositif de la Métrique de contrôler les corps. L’ensemble que ces dernières forment concourt à la dénaturation et à l’altération de l’espace public, devenu exclusif.

12En reconstituant dans Melmoth furieux le récit de son frère trans à travers de multiples analepses, Fi met en évidence le caractère hétéronormatif de la Métrique. Elle rapporte cela en évoquant les débuts de Mehdi en tant que travailleur à Eurodisney, forcé de nier sa condition d’homme trans :

Tu as commencé à travailler dans les ateliers souterrains du parc. […] Les journées passaient sans distinctions. Répétées, toutes les injonctions, les obligations de pointage, d’apprendre à se tenir droite [sic] […]. […] Répétées toutes les injonctions, tes pronoms obsolètes, la forme de tes courbes et la taille de tes os, ta voix filtrée pour laisser filer une gamme d’aigus, tes ongles longs, trop longs. (Calvo, 2021, p. 210.)

13Au sein de cet extrait, l’anaphore de l’expression « Répétées toutes les injonctions », corrélée à la gradation qui se manifeste dans les objets de ces ordres passant des actions (« pointage ») aux postures (« se tenir droite »), pour finir par les caractéristiques physiologiques (« formes », « taille », « voix », « ongles ») et l’appréhension de l’identité (« pronoms »), sont significatives d’un habiter contrôlé par la Métrique, de sa relation à l’espace jusque dans la subjectivation des individus y prenant place. La répétition des déterminants possessifs (« tes » et « ta ») renforce par ailleurs la régulation du comportement et du corps de Mehdi, afin que ceux-ci soient en phase avec la norme et expriment une certaine unité ou cohérence. De fait, ces injonctions reposent sur la perpétuation d’un « temps hétéro » (Muñoz, [2009] 2021), car elles consistent en une itération de l’hétéronormativité et en une récusation de la transitude2 de Mehdi. L’emploi du qualificatif « obsolètes » pour désigner les dénominations utilisées par des représentants de la dystopie envers Mehdi est le signe de ce régime temporel excluant toute diversité ou tout changement relevant d’une autodétermination. En somme, la Métrique a pour fonction de systématiser l’« utopie dégénérée » qu’est Disneyland, selon Louis Marin (1973, p. 297). Le Grand Paris fictionnel incarne une dystopie, car elle est « une utopie saisie par l’idéologie en ce qu’elle est la représentation du rapport imaginaire que la classe dominante de la société […] entretient avec ses conditions réelles d’existence » (p. 297-298).

14La Commune libre de Belleville, quant à elle, est d’abord le résultat de plusieurs « figures spatiales », éléments stratégiques et symboliques représentant « les espaces inscrits dans le[s] récit[s] » (Deschênes-Pradet, 2017, p. 195) propres aux littératures de l’imaginaire3. La toponymie empruntée par le quartier fictionnel concourt avant tout à la queerité du champ de significations, auquel il renvoie par l’entremêlement onomastique opéré entre l’imaginaire de la Commune de 1871 et le quartier actuel de Belleville à Paris (qui se voit réinventé). Le premier, mis en avant entre autres par Kristin Ross (2015), est synonyme d’une « [e]xpérience vécue d’“égalité en action” » : « la Commune fut avant tout un ensemble d’actes de démantèlement de la bureaucratie étatique par des hommes et des femmes ordinaires » (p. 51). Le nom « Commune libre de Belleville », en plus de référer à un réel quartier parisien marqué par son image de diversité, renvoie à l’aspect qualitatif (Belle-ville) et productif (par la mise en commun) de ce territoire. Les connotations convoyées par le Belleville fictionnel contrastent dès lors avec celle, quantitative, propre au nom de « la Métrique ».

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Figure 1. Carte de la Commune libre de Belleville (Sabrina Calvo, Melmoth furieux, La Volte, 2021, p. 18-19).
© dilem, avec son autorisation.

15Ce territoire fictionnalisé advient et s’organise au fil du récit grâce aux figurations de la frontière que sont ses sept barricades reproduites sur la carte de la Commune – barricade « des identités », « de Crimée », « des apaches », « de la Mare », « du porc », « des lascars » et « impossible » (Calvo, 2021, p. 18-19). « [S]pots de contestation » (p. 49), lesdites barricades rassemblent des « brasiers, des épouvantails et d’autres drapeaux qui disent la vérité au pouvoir. » (p. 53.) Comme le suggère la forme circulaire de l’enclave dessinée par ces figures, l’espace bellevillois tend dans un premier temps à protéger et préserver les habitants et habitantes du lieu de tout un champ discursif produit par l’ordre dystopique ayant pour finalité, par performance dénominative, de les assigner à une identité marginalisée (« apache », « lascars »), déviante (« porc »), ou silenciée (« impossible »).

16Le reste des éléments composant le Belleville fictionnel sont principalement des lieux incarnant ce que Kristin Ross (2023) désigne sous le terme de « forme-Commune », avec la positivité qui le sous-tend : « La grande affaire de la forme-Commune, c’est […] construire des espaces et des lieux au sens le plus littéral, pragmatique du terme, et s’occuper de leur fonctionnement quotidien. » (p. 105.) On retrouve ainsi des bâtiments dont la désignation atteste la primauté de leur usage : la « Coopérative de couture » et l’« Hôpital autogéré » suggèrent une participation active de ses habitants et habitantes dans les activités sociales ; le « Jardin libre », le « city stade communal » ainsi que la « Cantine populaire » renvoient à l’ouverture interne (autonomie et autogestion) et externe (accès à tous et toutes) des commodités ; la « Bibliothèque des conspirations » invite à l’usage du savoir au profit de l’action militante (Calvo, 2021, p. 18-19). En outre, sur le plan spatial, le projet de la Commune se traduit par le réinvestissement de certains lieux et institutions publics qui se voient transformés en biens communs (tel l’Hôpital Robert-Debré de Belleville), tandis que de nouveaux sont érigés (la Filasse). Ces deux stratégies ont pour finalité de renforcer l’autonomie du quartier et le développement d’un potentiel « haptique ». Renvoyant à des expériences combinant le tactile, la proprioception et la kinesthésie, l’haptique est un concept travaillé par les études queers et le champ épistémologique qu’elles circonscrivent. À la différence d’une logique de classification et d’assignation, l’haptique, selon le théoricien Jack Halberstam ([2018] 2023), est

[…] un mode sensoriel de perception qui engage un modèle de savoir et de perception qui ne cherche pas la maîtrise et qui excède le niveau du visuel. L’haptique désigne la manière dont l’esprit, tout en restant attaché aux savoirs partiels disponibles, s’efforce de saisir les significations qui lui échappent. L’haptique transgresse l’opposition entre sujet et objet, et exige de cellui qui regarde, nomme ou incarne l’autorité qu’iel se sente impliqué·e dans l’acte de regarder, de nommer et de juger. (p. 154.)

17En plaçant le corps (et non des normes préétablies) au centre du mode d’appréhension de l’environnement, l’haptique

[…] organise la signification, le savoir et le voir selon des manières qui excèdent les entreprises rationnelles et signifiantes. Bien plutôt, l’haptique force cellui qui regarde à examiner ses propres relations à la vérité et à l’authenticité. (p. 155.)

18Ainsi, les communalisations qui caractérisent la Commune fictionnelle stimulent un potentiel haptique au sens où elles favorisent l’entremêlement entre sujets et objets – individus et aménagements.

19Bien que contre-emplacement, l’hétérotopie de la Commune libre de Belleville n’est pas dépourvue de ressemblances structurelles avec l’espace-temps dystopique à laquelle elle s’oppose. En effet, dans le roman de Calvo, la convergence entre la configuration du parc Eurodisney, celle du Grand Paris et celle de la Commune de Belleville est évoquée :

Le parc, divisé en cinq zones de couleurs différentes – territoires de l’imaginaire en conserve. […] Et puis d’autres zones de couleur, envahissant progressivement les alentours, suivant le même schéma concentrique, toujours en cinq. Une onde de choc, propagée depuis l’épicentre du parc. […] Elle me montre une carte de Paris. Divisée en cinq zones. Et puis une carte de Belleville. En cinq zones aussi. Les mêmes putains de couleurs. (Calvo, 2021, p. 201-202.)

20Ce passage révèle qu’Eurodisney, plus précisément l’imaginaire dont il procède, relève d’un second dispositif dystopique, puisque ce dernier oriente la manière de concevoir l’espace, ainsi que les modalités d’habitation d’un territoire. L’expression « territoire de l’imaginaire en conserve », périphrase dénotant le parc, indique l’effet d’Eurodisney sur l’imagination : il circonscrit celui-ci en un espace clos, tout en le privant d’actualisation, de changement par rapport à la structure établie. L’imaginaire, sous l’emprise de ce dispositif, est donc enfermé dans la répétition. Les adjectifs et les adverbes (« même », « toujours », « aussi ») renforcent de surcroît cet aspect. Puis ce dispositif imaginaire est décrit à travers sa spatialité et plus précisément son étendue. C’est ce que dénote la métaphore assimilant ce phénomène de reproduction à « une onde de choc », signe de l’influence du parc et de la standardisation qu’il génère. On retrouve ici la singularité spatiale de cette utopie dégénérée : son imaginaire affecte la réalité. Par sa diffusion,

[…] l’autre de la réalité apparaît […] comme la réalité des images banalisées, routinisées, des films de Walt Disney, signes pauvres d’une imagination homogénéisée par les mass-media. […] [L]’organisation utopienne de l’espace [à Disneyland] reçoit une sur-détermination historique idéologique qui en infléchi[t] le sens et la valeur […]. [L]a fonction essentielle de la figure utopique qui est de manifester un leurre du désir dans une configuration relativement libre se trouve ici pervertie et bloquée dans un système de représentations immobiles et totalitaires. (Marin, 1973, p. 306.)

21Aucune opposition binaire entre dystopie et hétérotopie – entre espace-temps intensifiant les dynamiques hétéronormatives et contre-emplacement – n’est donc opérante, possible, voire souhaitable, dans la conjoncture postmoderne proposée par les deux œuvres à l’étude. Face aux instruments hégémoniques, la Commune de Belleville se doit de dépasser son statut hétérotopique afin d’incarner pleinement un espace queer.

L’haptique au service de l’insurrection

22Comme l’a soulevé Christophe Duret (2022), le versant eutopique de l’œuvre de Calvo met en scène un cohabiter relevant d’« un maillage, [d’]un réseau tissé de solidarités » (p. 26). Ce passage du quadrillage au maillage n’est effectif qu’au moyen du développement de l’haptique. Dans le quartier bellevillois investi par les communards et communardes, plusieurs pratiques sont ainsi réagencées, faisant basculer l’espace d’opposition à l’ordre dystopique vers une eutopie queer. Nous prendrons deux exemples : la couture, dans la réorganisation du travail et du savoir qu’elle implique, puis l’usage d’appareils se rapprochant de technologies analogiques. Nous verrons comment ces dernières sont alors autant de manières de se divertir, ainsi que de se représenter collectivement.

23C’est à travers la pratique de la couture que Fi et les membres de l’atelier « la Filasse » organisent de leur côté un « maillage d’entraide » (Calvo, 2021, p. 121). Comme le rapporte la narratrice du roman : « Ici, on coud ensemble. On commence quand on veut, on finit quand on veut, mais l’idée c’est de faire un max de trucs ensemble. » (p. 128.) L’anarchie, figurée ici par l’itération du syntagme dénotant la volonté de chacun et chacune, aboutit à la consolidation des liens collectifs. En quelque sorte, le tissage d’habits pour la Commune a pour deuxième fonction de tisser des liens au sein de la communauté. Processus et produit, sujet et objet, s’entremêlent et se nouent alors. L’haptique dérivée de la pratique de la couture est de surcroît renforcée par les descriptions que propose Fi de cette activité :

Combien j’ai besoin de cette emprise, de cette sensation de chute infinie dans le flou. À la recherche de je ne sais quelle forme qui se dirait à moi, révélée sous la pulpe de mes doigts. J’entre dans une absence, une lente descente. Atteindre le cœur de ce qui fait le tissu, sans le déchirer. Comme si je voulais y trouver une lumière élémentaire, composante qui ne se révèle qu’au tactile, à cette électricité divine. (p. 133.)

24À l’instar de l’assertion finale de la narratrice dans ce passage, le travail de l’haptique, par le prisme entre autres de la couture, engage un changement radical de paradigme dépassant toute opposition au dispositif hétéronormatif de la Métrique, puisque, par là, de nouveaux savoirs relevant de l’expérientiel sont produits. La dissémination du soi qu’entraine paradoxalement l’investissement dans ce même travail est amplifiée lors de la confection des robes en vue de l’insurrection. À ce moment, Fi « [s]e dissou[t] dans le point », « devien[t] le point », « [est] le point » de couture (p. 265). Le choix de confectionner des robes n’est pas anodin. Habit emblématique des princesses des productions Disney, la robe est reprise par Fi qui en détourne le symbole et l’utilisation. Au contraire d’un signe esthétique normé de la féminité, la robe devient support de la « matière vivante de [leur] imaginaire » (p. 263) tout autant qu’« armure » (p. 228). À ce titre, la couture permet de « dire le monde » (p. 262), mais aussi de le construire : « Sur cette robe […] nous trouvons le commun. Canevas de nous – du nous. » (p. 281.)

25L’haptique propre au milieu de la Commune libre de Belleville se définit en outre à travers les technologies utilisées par ses habitants et habitantes. En effet, c’est en ayant recours à des « machines archaïques » (p. 76) qu’iels se divertissent ou militent. D’un côté, de nombreux enfants de la Commune s’amusent avec des consoles de jeux : « Amiga, […] Commodore, Mo5, Ti-99 » (p. 194). L’usage de ces technologies, pour la plupart datant du début des années 1980, est sémiotiquement révélateur. De fait, la majorité de ces machines, constamment qualifiées par la narratrice à l’aide d’adjectifs dénotant leur ancienneté, se rapprochent de l’analogique. Par opposition au numérique, l’analogique et les technologies qui en dérivent n’usent nullement d’un langage binaire (0 et 1) pour traiter des informations. De la sorte, aucune technologie analogique n’est fondée – contrairement à celles issues du numérique – sur la « discrétisation » d’un signal, processus permettant « de transformer le continu du réel en une série de chiffres » (Vitali-Rosati, 2014, p. 74). L’usage préférentiel de technologies analogiques, signifiant dans le même mouvement un refus du numérique, révèle l’ancrage des habitants et habitantes de la Commune au sein d’un imaginaire non normé. C’est ce que relève Fi en regardant un des enfants du quartier – bz – se divertir, grâce à ces machines, dans « [d]es mondes où il se protège de la Métrique et de la mort » (Calvo, 2021, p. 26). En opposition au singulier de « la Métrique » et de « la mort », renvoyant au dispositif normatif et à ses conséquences, les technologies analogiques produisent donc de la diversité – « des mondes » – et permettent la survie de leurs utilisateurs et utilisatrices.

26D’un autre côté, ces technologies analogiques peuvent servir d’outils pour capter, puis diffuser le quotidien et le mode de vie de la Commune libre de Belleville pour dilem qui, à l’aide de son « caméscope VHS » (Calvo, 2021, p. 116), filme les événements se déroulant sur ce territoire. Elles comportent de plus une forte dimension haptique à travers leur esthétique exprimant une « nostalgie analogique [analog nostalgia] », autrement dit en ce qu’elles incarnent une « tentative de re-créer une expérience immédiate, à une époque où la plupart des expériences sont rendues comme de l’information [attempt to re-create immediate experience in an age when most experience is rendered as information] » (Marks, 2002, p. 153 ; je traduis). En somme, ces machines et autres outils ont une fonction double : échapper aux dispositifs normatifs de la Métrique (les algorithmes par exemple) et rendre compte des modes de vie des communards et communardes par « une représentation indexée de la réalité [an indexical representation of reality] » (p. 148 ; je traduis). Elles participent dès lors de technologies qu’on pourrait dire queers, au sens où celles-ci, « se situ[a]nt plutôt à un niveau local de résistances dans la subjectivité et l’autoreprésentation », contribuent, une fois saisies par les membres de la Commune, à « une construction différente » de la socialité (Lauretis, [1987] 2007, p. 76). Dans l’ensemble, l’haptique mise en jeu par ces techniques et technologies sous-tend la possibilité, au sein de l’ordre hétéronormatif, d’affirmer la (re)constitution de subjectivités queers.

Pour quel(s) modes(s) de vie ?

27Le profil sémiotique de certains habitants et habitantes de cet espace met dans un premier temps en lumière le processus de resubjectivation induit par le cohabiter eutopique de Belleville, permettant à ces individus, par le déploiement de leur agentivité, de « se redéfinir […] et [de] resignifier positivement ce qu’[ils] ont reçu en raison de leur non-concordance avec l’hétéronormativité » (Girard, 2014, p. 81). Sur le plan onomastique, l’identité des protagonistes est déjà marquée par l’immanence au sens qu’ils sont le produit d’une resignification choisie des subjectivités. En effet, ils sont désignés par des apocopes de noms usuels (Lou, Bri, Fi), des pseudonymes (dilem, Pifou, bz), ou encore des noms intertextuels, c’est-à-dire fondés sur des figures d’auteurs ou d’œuvres littéraires : François Villon et Gwynplaine, « golgoth » (Calvo, 2021, p. 170) de la Commune en première ligne du mouvement insurrectionnel. Emprunté au personnage principal de L’Homme qui rit (1869) de Victor Hugo, Gwynplaine est une figure du corps monstrueux, de la subversion du romantisme noir qui appelle, dans le roman de Calvo, une reconfiguration du lien entre monstruosité et insurrection par la féminisation du protagoniste hugolien : son nom appelle de la sorte à un rapprochement avec le terme « gouine » dont l’usage, par retournement du stigmate « sexuel et genré, […] [vise] à réhabiliter les expériences disqualifiées qui en découlent » (Nicaise, 2016, p. 170). Le renvoi au « poète exilé » (Calvo, 2021, p. 104) Villon convoque quant à lui une figure de la marginalité.

28Chez Sabrina Calvo, Gwynplaine et Villon sont par ailleurs représentatifs du processus de subjectivation queer induit par l’habiter propre à la Commune de Belleville. Lorsque la narratrice de Melmoth furieux rencontre Gwynplaine, la singularité de son profil est mise en lumière : « Son sourire s’étire en lame terrifiante. Son visage semble fendu. Prêt à se détacher de lui-même. » (p. 158.) Arborant une « balafre » (p. 175) à l’instar du personnage d’Hugo, Gwynplaine, par la singularité de son visage, est définie comme un individu brisant toute idée d’unité (« fendu ») et de fermeture (« se détacher »). De manière générale, son apparence physique est décrite par Fi comme « [a]ndrogyne » (p. 181), redoublant ainsi la diversité embrassée par la protagoniste. François Villon, de son côté, est un habitant de la Commune qui, toujours selon la narratrice du roman, « communique sa surface. Il déborde. Il envahit et contamine, en don de lui-même. » (p. 187.) L’ensemble des verbes d’action utilisés pour qualifier cet individu met à mal toute identification stable et dévoile davantage l’extensivité qui le définit – il ne cesse de renvoyer à autrui. Cette caractéristique explique le renvoi intertextuel au poète du xve siècle, étant donné que son œuvre « est moderne dans sa queerité et sa capacité à perturber et multiplier les associations de la chaîne signifiante [is modern in its queerness and its ability to disrupt and multiply the associations of the signifying chain] » (Démont, 2018, p. 161-162 ; je traduis). Plus précisément, son recueil de poèmes Le Testament (1461), ouvrage pivot de son œuvre, déploie des ballades dans lesquelles sont représentées, par divers jeux de rôles, un univers où les binarités de genre (masculin vs féminin) et de pouvoir (dominant vs dominé) entrent dans « une “zone d’indistinction” [a “zone of indistinction”] » (Mills, 2005, p. 478 ; je traduis). Le corps extensif et la « nature » imaginaire du Villon de Melmoth furieux incarnent ainsi, respectivement, les formes d’expression – perturbation du sens, de la dénotation – et de contenu – trouble des rapports sociaux, ici entre fiction et réel – issus de la poétique de cet auteur médiéval. « [I]ndéterminé[s] et insaisissable[s] », Villon et Gwynplaine incarnent, en quelque sorte, la « “nature” du queer » (Ducharme, 2015, p. 118).

29À l’image de la pratique de Fi, les modes de subjectivation eutopiques induits par la Commune sont dans un second temps de l’ordre de l’haptique, et plus précisément de ce que Jeanne Vaccaro nomme le « cousu-main », soit un « travail de fabrication artisanale de l’identité » (Vaccaro, dans Halberstam, [2018] 2023, p. 153-154). La positivité de cette insurrection se manifeste ainsi à travers les robes confectionnées par Fi. Ces dernières permettent le basculement de l’eutopie vers l’« outopie », autrement dit un lieu de nulle part. De fait, ces créations dénuent le territoire de toute détermination spatiale :

La Commune frôlée par la robe qui s’enroule et capte et assimile pour transformer. Matière de nous, brodée puis libre en ruban de se disperser dans le quartier, d’entrer en chacune de nous – de reprendre cette part de rêve qui manque. (Calvo, 2021, p. 285.)

30L’objet des actions de la robe personnifiée est l’espace eutopique qui est alors délocalisé et réagencé. Ces robes constituent donc de nouveaux habitats, créés de manière immanente (à partir du « nous »), ayant pour finalité de désenclaver spatialement la Commune de Belleville. La queerité de l’eutopie devient par conséquent « performati[ve], parce qu’il ne s’agit pas simplement d’être queer, mais de s’orienter vers le futur et d’agir pour son accomplissement » (Muñoz, [2009] 2021, p. 20). C’est ce que cette croisade des habitants et habitantes de la Commune, chacun armé de sa robe, manifeste : la création d’un véritable « espace nomade » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 616), autrement dit une « multiplicité […] non métrique, acentrée » (p. 604). Produits du développement de l’haptique (et de la couture en particulier), les robes et leur port rendent possibles le passage vers une hapticalité, soit « une socialité haptique. Une socialité où l’on sent ensemble. Une socialité du consentir. […] Consentir à ne pas être un seul être, consentir à ne pas être séparable […]. » (Bigé, 2023, p. 125-126.) L’outopie de la Commune se manifeste par conséquent par l’ouverture et le développement de son caractère nomade. Un retournement de la définition du « lieu de nulle part » est ainsi effectué : l’expression renvoie à sa dissémination et non à son insularité.

31L’indication temporelle au début du roman Melmoth furieux, « après-hier en Mars », est en outre significative de l’avènement d’un futur queer uchronique. Le néologisme « après-hier », mot complexe dénotant un temps postérieur au passé, est forgé en opposition au terme « aujourd’hui » : bien qu’il dénote également un temps présent, ce néologisme indique avant tout une relation au passé, spécifiquement celui de la Commune de 1871. L’actualisation de ce moment révolutionnaire parisien s’avère proche de la perspective de Muñoz qui envisage la queerité « comme un agencement temporel où le passé est un champ de possibles au milieu duquel les sujets peuvent agir dans le présent, au service d’un nouvel advenir » (Muñoz, [2009] 2021, p. 43). En ce sens, l’« après-hier » situant le récit opère de surcroît une rupture de la linéarité propre au « temps hétéro » (p. 57) : l’aujourd’hui, en tant que reproduction de l’hier dans une « temporalité autonaturalisée » (p. 57), se trouve resitué dans un « après » indéterminé. Un écart à la norme propre à la négativité positive de la pensée queer est ainsi suggéré, puisque la négation de l’ordre établi (l’hier et l’aujourd’hui) sert de point de départ à la création d’un espace-temps et d’une collectivité queer.

32L’insurrection des communards et communardes a pour finalité, dans Melmoth furieux, la destitution de l’entité éponyme par Fi, qui déclare alors :

Mes mains dans la matière triturent le monde, le repensent du bout des doigts. Je te regarde partir en lambeaux sans pitié. […] Là, […] je vois un futur. Et j’y suis, et Gwynplaine y sera et les enfants y seront et Villon aussi, libéré de l’oubli et Mehdi, Mehdi. Tout le monde sera là et la mort n’aura plus d’emprise. Cet avenir de paix, je le saisis comme je te saisis, débris. (Calvo, 2021, p. 273.)

33La protagoniste, par l’aboutissement de sa résistance, devient omnipotente. C’est ce qu’indique la comparaison effectuée entre le geste de saisissement du futur (« avenir ») et celui d’un vulgaire objet (« débris »). Ainsi, c’est par ses actions, son faire, que Fi permet l’avènement d’un espace-temps non pas « hors », mais dénué d’hétéronormativité, puisque fondé, comme le suggère la conjonction de coordination « et » (précédant plusieurs noms), sur l’inclusivité.

34Enfin, dans Maraude(s), l’insurrection des habitants et habitantes de la Commune est « totale car enfin sans contraire » (dilem et Bri, 2022, p. 53). Les deux protagonistes, après avoir narré leurs dérives et excursions, évoquent le fait que les mouvements de résistance liés à la Commune de Belleville prennent la forme de fêtes. L’instance narrative de la nouvelle révèle les potentialités de ce type d’insurrections en déclarant :

Les fêtes qui essaiment dans tous les coins ne sont pas une consécration, […] ce ne sont que des nouvelles lignes de fuite simplement plus puissantes, qui illuminent encore le corps déjà chaotique de la Commune. […] [T]out le monde court après la fête pour lui donner un nom, une identité, une explication, une raison […], mais il n’y a rien à comprendre, il n’y a qu’un monstrueux élan […]. (p. 52-53.)

35L’utilisation à deux reprises de la négation à valeur restrictive, afin de circonscrire le sens de ces insurrections, indique le refus de toute détermination ou stabilité de la résistance déployée. Dynamique et empreinte de potentialités (« élan »), l’insurrection de la Commune devient donc, par sa forme même, queer.

36Melmoth furieux et Maraude(s) témoignent en définitive des affinités contemporaines que rencontre la queerité avec la pensée utopique comme moyen de faire corps, de faire collectif et de faire monde dans la science-fiction francophone. L’univers diégétique de la Commune illustre, de plus, les limites de la forme spatiale (oppositionnelle) de l’hétérotopie face au dispositif hétéronormatif. L’effet d’écho entre les mots « hétérotopie » et « hétéronormativité » est peut-être le signe du binarisme qui paradoxalement les lie : l’un serait le versant opposé (ou négatif) de l’autre. Espace-temps dystopique et enclave hétérotopique sont uniquement dépassés par l’articulation de la pensée eutopique queer à une manière d’être aux lieux – un cohabiter, mais aussi une communalisation du savoir et des représentations par l’haptique – toujours située, car indexée sur l’expérience. À partir de cette subversion épistémologique – comme passage d’une mise en mesure imposée par des dispositifs au développement d’une appréhension haptique du monde entremêlant sujets et objets –, des modes de (re)subjectivation immanents et extérieurs aux modèles normatifs peuvent pleinement éclore et s’épanouir. Ainsi, un maillage de subjectivités fait collectif, forme un « nous » désidentifié, artisanal, car il est le fruit d’un travail, d’une performance, et reste par conséquent toujours à tisser.

37Plus spécifiquement dans le corpus étudié, la communauté s’organise autour d’un mode de pensée queer et d’une lutte pour les imaginaires. C’est dans cet ordre d’idées que la narratrice de Melmoth furieux rappelle le lien entre collectivité et utopie :

La Commune de 71 était un acte d’organisation ouvrière radicale. Que sommes-nous aujourd’hui […] ? À la merci d’armes nouvelles qui touchent ce que nous avons de plus précieux – nos rêves. (Calvo, 2021, p. 275.)

38Cette nouvelle lutte passe par la réappropriation des robes, fétiches de l’imaginaire de Disney, en en faisant un vecteur d’émancipation comme maillage des aspirations marginalisées. Dès lors, les communards et communardes fictionnels forment un peuple par leur pensée utopique ; plaçant à l’horizon, autrement dit au sein d’un lieu et d’une temporalité de nulle part, l’espace-temps désiré.