Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Géographies queers fictionnelles
Fabula-LhT n° 34
Penser queer en français : littérature, politique, épistémologie
Alexandra Fradique-Gorichon-Herren

Le monde à l’envers : itinéraire d’une pensée queer dans Les États et Empires de la Lune et du Soleil (Cyrano de Bergerac, 1657 et 1662)

The World upside down: itinerary of a queer thought in The States and Empires of the Moon and of the Sun (Cyrano de Bergerac, 1657 and 1662)

1À mi-chemin entre fiction fantastique et relation de voyage, Cyrano offre deux récits inclassables. Le premier relate un voyage dans la lune ; le second, un voyage dans le soleil. Ces récits, qui forment un diptyque, portent pour titres respectifs : Histoire comique de Monsieur de Cyrano contenant les États et Empires de la Lune (1657) et Histoire comique des États et Empires du Soleil (1662). Les deux titres sont très souvent unifiés par la critique sous l’appellation L’Autre Monde, initialement accolée aux manuscrits de la Lune.

2Les récits des États et Empires de la Lune partent de l’hypothèse bouffonne que la « lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune » (Cyrano de Bergerac, [1657] 2004, p. 6). Fort de ce présupposé, Dyrcona, le protagoniste et narrateur de l’histoire, tente un premier envol vers la lune, mais il atterrit au Canada. Là, il rencontre le gouverneur de la province, M. de Montmagny, avec lequel il mène quelques dialogues réflexifs sur les lois physiques qui régissent notre univers. Toujours déterminé à vérifier son hypothèse, Dyrcona s’envole une seconde fois vers la lune. Cet envol le mène au paradis terrestre ; il en est cependant banni pour propos blasphématoires. Il parvient enfin sur la lune, et fait tout d’abord un séjour en ville. Objet de curiosité, il est ensuite transféré à la cour pour y être exhibé, puis jugé en procès. Après une amende honorable, il entame un nouveau séjour en ville. Cette fois-ci, il réside dans la maison d’un habitant de la lune. C’est l’occasion pour le protagoniste de débattre du fonctionnement de la société sélénite et d’en observer les us et coutumes. Ayant à nouveau blasphémé, Dyrcona est précipité de la lune vers la terre.

3Les États et Empires du Soleil, bien qu’inachevés, sont le miroir du récit lunaire. La narration s’ouvre sur les déboires de Dyrcona qui, consécutivement à la publication de ses aventures sélénites, se fait pourchasser et emprisonner à Toulouse. Il s’échappe de sa prison et s’envole vers le soleil. Avant d’atteindre l’astre solaire, il fait un premier séjour sur une macule, c’est-à-dire un satellite du soleil, puis il continue son voyage. Ayant atterri sur le soleil, Dyrcona arrive dans les régions lumineuses de l’astre, où il observe le principe de métamorphose de la matière protéiforme. Il continue vers les régions opaques. Sur ces terres, il découvre le royaume des oiseaux où il subit un nouveau procès. Gracié, Dyrcona poursuit son exploration des régions opaques au royaume des arbres, et dans la province des philosophes. Cette exploration lui permet de penser la physique, la matière et le principe érotique. Le roman se conclut sur la rencontre du protagoniste avec Descartes.

4Ces deux récits paraissent à titre posthume, et de manière distincte. La première édition des États et Empires de la Lune date de 1657 ; celle des États et Empires du Soleil de 1662. Pour ce qui concerne la composition des deux récits, elle se situe, très certainement, dans les années 1642-1654. Cependant, la rédaction des États et Empires du Soleil se voit interrompue par la mort prématurée de Cyrano (Alcover dans Cyrano de Bergerac, 2004, p. CI sqq. ; p. CLIII sqq.).

5Les deux récits s’inscrivent dans un contexte de résistance à la Contre-Réforme, de remise en cause de l’absolutisme et de bouleversement épistémique. Les États et Empires sont la relation romanesque du passage d’un monde géocentré à un monde héliocentré. Comme l’a démontré Jacques Prévot, ils témoignent de la révolution vécue par l’homme qui, tel un ciron dans l’espace1, découvre que l’infini auquel il aspirait, est « hors de lui et [le] rend dérisoire » (Prévot, 1998, p. 1544 sqq.). Cette expérience entraîne un effondrement des dogmes et de leurs argumentaires canoniques pour laisser place à un certain scepticisme. La métaphore filée de l’« homme-oiseau2 », être hybride, l’illustre tout au long du récit. Dyrcona tente d’explorer, dans le hasard de l’agrégation des atomes lucrétiens, différents discours et exposés théoriques. Actrice principale des deux récits, la nature ne cesse d’étonner le narrateur et son lectorat par sa capacité à générer une multitude des possibles qui échappe à tout acte définitoire. Elle se révèle plurielle dans la diversité des expériences qu’elle offre : la pesanteur, la diversité des formes, le vide, etc. (Darmon, 1992, p. 154 sqq.). Selon la théorisation de Terence Cave, le texte est « troublé », car il est la résultante « d’une incertitude épistémologique, d’une angoisse ontologique ou axiologique » (1999, p. 15). Le texte « se trouble » sous l’effet croisé des théories savantes et antagonistes qui dialoguent entre elles, de l’incertitude d’une subjectivité qui se fait plurivoque et d’une pensée qui rompt sa cohérence logique. La diffraction formelle et théorique est un écho au « mouvement perpétuel des milliards d’atomes avec lesquels Cyrano donne vie à la nature » et à une « parole en constante mutation » (Seguin, 2004, p. 159). Cette mise en crise de l’espace et du discours est ainsi le pivot d’une conceptualisation de l’espace et de l’identité qui déborde les cadres conventionnels du savoir.

6L’hypothèse qui sous-tend notre réflexion est que les États et Empires adoptent une attitude « queer » tant du point de vue de l’énonciation que de la pensée, notamment politique.

7Nous tenterons de démontrer que le récit cyranien adopte une posture intellectuelle queer, par sa faculté à mettre en œuvre un « travail de déterritorialisation » (Preciado, 2003a, p. 20) du corps et de l’espace. Paul B. Preciado précise ainsi les conséquences de ce travail que le concept de queer implique, autour d’une expression de Deleuze et Guattari :

Il n’y a pas une différence sexuelle, mais une multitude de différences, une transversale de rapports de pouvoir, une diversité des puissances de vie. […] Elles remettent en question par là même les régimes de représentation politique, mais aussi les systèmes de production de savoir scientifique des « normaux ». (Preciado, 2003a, p. 25.)

8L’Autre Monde, dans ce sens, « déterritorialise » le corps du protagoniste par ses deux ascensions. La « déterritorialisation » offre la possibilité de penser « une multitude de différences ». Puisque Dyrcona n’est plus soumis à un centrement terrestre, il peut conceptualiser la pluralité des corps, des sexualités et des représentations. Cette pluralité s’incarne, dans les États et Empires, par l’affirmation de l’existence d’un univers qui n’est plus hétérogène et fini comme dans le modèle aristotélo-chrétien, mais homogène et infini. Cyrano postule, après Giordano Bruno, que l’uniformité de la matière implique que ce qui est à un endroit existe à un autre endroit, puisque ladite matière se démultiplie ad libitum (Del Prete, 1999 et 2003, p. 8 sqq.). En corrélation avec la définition du queer, cela entraîne, au sein du récit, une hybridité du sujet. L’hybridité se fonde sur un langage novateur et performatif qui occupe autrement l’étendue spatiale et linguistique. L’action de ce langage inédit permet de concevoir un type d’espaces différents (Lorenzi, 2017). Comme en témoigne le titre L’Autre Monde, il en résulte la création d’espaces de fiction qui se constituent en hétérotopies narratives. Selon la définition foucaldienne (Foucault, 1984, p. 46-49), ces différents lieux, créés dans les mondes clôturés de la lune et du soleil, offrent des espaces autres qui adoptent leur système de fonctionnement et leur temporalité spécifiques. Ces espaces permettent ainsi l’émergence de nouvelles libertés et de normes jamais pensées jusque-là.

9Pour soutenir l’hypothèse que les États et Empires adoptent une pensée queer, la réflexion portera sur la dynamique de décentrement, sur les notions de multiple et de polymorphie, et sur les concepts d’hybridité et d’hétérotopie.

L’« homme-oiseau » ou l’expérience du décentrement

10L’expérience du décentrement passe par une « déterritorialisation » du corps de Dyrcona. Elle se traduit à la fois par ses deux envols et par ses passages d’un espace à un autre dans les territoires explorés de la lune et du soleil. Notons que le protagoniste se réapproprie la notion indo-européenne de complémentarité cosmique de la lune et du soleil, à savoir du passif et de l’actif. Il reprend, pour s’en moquer, la symbolique d’une lune féminine et féconde, revers d’un soleil viril et puissant. Dans la mythologie gréco-latine, « Phébus-Apollon, conducteur du char solaire, s’oppose à Diane-Artémis, symbolisée par la faux lunaire » (Violi, 1987, p. 26). Dyrcona se joue de ce folklore3. Sa description luxuriante de la lune témoigne de son désir pour elle et de la fusion intellectuelle qu’il opère. Il s’en trouve « gros4 » (Cyrano de Bergerac, [1657] 2004, p. 7), ce qui n’est pas sans rappeler les envies impérieuses des femmes enceintes décrites par la médecine populaire d’alors. Cette médecine prétendait que les envies et les imaginations des femmes grosses marquaient de leurs stigmates le futur enfant à naître (Coste, 2000). Chez Dyrcona, l’envie de lune et l’imagination érotique qui en découle donneront naissance non pas à un enfant marqué de bizarreries, mais à un livre. Par ailleurs, cette réappropriation du folklore lunaire permet à Dyrcona d’affirmer que la lune est un monde (Cyrano de Bergerac, [1657] 2004, p. 6), c’est-à-dire que « les deux planètes [sont] mutuellement substituables » (Racault, 1992, p. 66). Un tel état de fait induit,

[…] en écho à la révolution galiléenne, la vision désancrée et décentrée du monde que la destruction du géocentrisme a privé de privilège, où par conséquent toutes les planètes se valent. Au-delà, c’est également l’anthropocentrisme qui se trouve remis en question : la pluralité des mondes rendant vraisemblable la pluralité des races d’êtres pensants. (Racault, 1992, p. 66.)

11Les États et Empires opèrent une première « déterritorialisation » métaphorique, remettant en cause une projection hétéronormée et une représentation « des savoir[s] scientifique[s] des “normaux” » (Preciado, 2003a, p. 25). Cette « déterritorialisation » prend la forme des envolées réelles de Dyrcona. Focalisons-nous sur l’envolée vers la lune. Elle est intéressante, car elle se révèle être tout d’abord un échec5. Cet échec est l’occasion d’invalider la théorie aristotélicienne des graves6, à savoir qu’« une flèche tirée à la verticale retombe au point d’où elle est partie » (Tinguely, 2016, p. 119-122)7. Au lieu de redescendre vers Paris, Dyrcona atterrit au Canada. C’est la preuve indubitable du mouvement rotatif de la terre8. Si la critique y voit une démonstration de la validation des thèses coperniciennes, Frédéric Tinguely met en garde le lectorat. Copernic et ses défenseurs n’auraient pas renié le retour au point initial (Tinguely, 2016, p. 122 et n. 12). Suivant la thèse de Copernic, Dyrcona se croit retombé à Paris. Pourquoi cet atterrissage au Canada sert-il de validation à l’héliocentrisme ? Frédéric Tinguely affirme que d’après Copernic et sa flèche qui suit son propre mouvement, indépendamment de celui de la terre, l’atterrissage de Dyrcona au Canada démontre que Cyrano « dissocie le mouvement de son héros de celui de la terre » (p. 129). Néanmoins, imaginer un monde où des lois physiques permettent de percevoir directement révolution terrestre et héliocentrisme suggère la fragilité de ces théories (p. 130-131). Lorsque Dyrcona, après son premier envol raté, dispute de cette expérience avec M. de Montmagny, ce dernier lui objecte que, selon la perception sensible réelle, son mouvement est plus certainement causé par le mouvement solaire que par la terre, que « nous sentons ferme dessous de nous » (Cyrano de Bergerac, [1657] 2004, p. 16). Frédéric Tinguely peut conclure que le « système de Copernic […] n’est plus qu’un modèle parmi d’autres, une hypothèse acceptable dont la validité ne saurait faire l’objet d’aucune démonstration définitive » (2016, p. 132). Il en découle que « le discours scientifique est mis à distance » (p. 133). La « déterritorialisation » de la terre vers la lune, même avortée, révèle une multiplicité de territoires et de points de vue sapant autorité et dogme. À son tour, l’ascension, réussie cette fois, vers la lune, le met en exergue. C’est tout d’abord une expérience d’apesanteur de Dyrcona qui, semblable à une sorcière, est « enlevé dans la nue », tout en éprouvant, de manière contraire, le principe de gravité. Il la décrit en ces termes :

Je sentis (sans que je remuasse aucunement) mon élévation continuer, et ma machine prendre congé de moi, je la vis retomber vers la terre. […] Comme donc je cherchais des yeux et de la pensée ce qui pouvait être cause de ce miracle, j’aperçus ma chair boursouflée et grasse encore de la moelle, dont je m’étais enduit. […] Je connus qu’étant alors en décours, et la lune pendant ce quartier ayant accoutumé de sucer la moelle des animaux, elle buvait celle dont je m’étais enduit. […] Je me vis tout d’un coup choir les pieds en haut, sans avoir culbuté en aucune façon. […] Après avoir été fort longtemps à tomber, […] je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez grosses que j’avais éclatées par ma chute. (Cyrano de Bergerac [1657] 2004, p. 29-31.)

12Par cette expérience de l’apesanteur et de la gravité terrestre, notre protagoniste explore le décentrement physique. Ce décentrement non seulement brouille son identité sexuelle en le féminisant sous la forme d’une magicienne, mais encore le renverse cul par-dessus tête. Le renversement et la désidentification sexuelle vont valider la thèse défendue à l’encontre de M. de Montmagny, à savoir que le monde est infini et que « beaucoup de mondes » restent à découvrir (p. 21-24). Cette thèse met aussi à mal « l’orgueil insupportable des humains, qui leur persuade que la nature n’a été faite que pour eux » (p. 21). La déconstruction du dogme géocentrique ouvre la voie à la remise en cause de la supériorité humaine sur le reste de l’univers.

13Ladite remise en cause bouscule à la fois les représentations patriarcales de la société et les velléités de croire en un être humain qui se place au-dessus de la nature. Lors de son second séjour en ville, chez un habitant de la lune, Dyrcona observe comment deux Professeurs d’académie, invités à partager le repas du soir, témoignent du plus grand respect envers le fils de la maison (p. 101-102). C’est alors que le Démon de Socrate, son guide sur la lune, lui démontre l’absurdité du système patriarcal et gérontocratique adopté sur la terre, et le bien-fondé de son inversion mise en œuvre dans le système sociopolitique sélénite (p. 102 sqq.). Pourquoi confier le pouvoir à un vieillard « hébété » (p. 102), alors que « la jeunesse seule est propre à l’action » (p. 103) ? Le fils de la maison soutient le propos en démontrant que ce respect donné aux pères, mais aussi plus largement aux parents, ne s’appuie que sur le postulat fallacieux qu’ils ont donné naissance à leurs enfants. Ils ne font, en réalité, que répondre à un instinct primaire, et surtout rendre à la nature la vie qu’elle leur a donnée (p. 108 sqq.). La puissance de la nature est supérieure à celle des hommes, puisqu’elle est une force reproductive. Cet éloge de la nature continue par une défense et illustration de l’importance d’un chou qui, tout comme l’homme, est « une créature de Dieu » et est doué d’une âme sensitive (p. 111 sqq.). Le Démon de Socrate démontre que l’homme et le chou ont la même importance au sein de la nature, et de l’univers. L’homme ne saurait se prévaloir d’une quelconque supériorité. Cette même dynamique opère lorsque Dyrcona s’envole vers le soleil. Alors qu’il fuit le caractère carcéral de la terre, symbolisé par une étroitesse d’esprit qui le condamne pour sorcellerie et le fait emprisonner (Cyrano de Bergerac, [1662] 2004, p. 177-205)9, il s’en détache pour mieux en mesurer la petitesse :

J’aperçus par le trou du plancher de ma boîte ma tour déjà fort basse au-dessous de moi, et mon petit château en l’air, poussant mes pieds contremont, me fit voir en un tournemain Toulouse qui s’enfonçait en terre. […] En un clin d’œil, le soleil […] me guinda si haut que je perdis Toulouse de vue. (p. 206.)

14Le deuxième envol figure la relativité de l’homme et de la planète qu’il peuple. La diminution progressive de l’univers terrestre du héros jusqu’à sa disparition complète dans l’infini de la nuée l’exemplifie clairement. Selon la même déterritorialisation vécue dans la lune, le narrateur va s’engager dans un voyage à travers différents lieux et diverses façons de vivre en oiseau, en arbre ou en philosophe. C’est ce décentrement physique et épistémologique qui permet de renverser normes et valeurs. Il passe par une multiplicité des possibles qui contredit la perception du monde communément admise.

L’infini des mondes, ou du multiple et de la polymorphie

15La multitude et la polymorphie s’ancrent, chez Cyrano, dans l’affirmation d’une certaine conception de l’infini qui entre en corrélation avec une autre façon d’envisager l’univers. La théorie d’un univers dualiste et borné est réfutée. Il n’y a plus un monde sublunaire, soumis au changement, au centre d’un cosmos supralunaire circulaire et parfait à l’image de l’éternel divin. Il y a un univers uniforme et sans limite, sans « centre, ni périphérie », ce qui implique un monde physique sans repères où les éléments ne suivent aucun ordre. C’est pourquoi Dieu, dans toutes choses, se confond avec la nature et l’infini, à l’image d’une matière qui se démultiplie sans arrêt et sans règles (Del Prete, 1999 et 2003). Dès la discussion avec M. de Montmagny, Dyrcona conjecture que « les planètes sont des mondes autour du soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des soleils qui ont des planètes autour d’eux » (Cyrano de Bergerac, [1657] 2004, p. 22). De ce constat, M. de Montmagny tire la conclusion, pour lui improbable, qu’en vertu de ce principe :

Le monde serait infini, puisqu’il est vraisemblable que les peuples de ces mondes qui sont autour d’une étoile fixe que vous prenez pour un soleil, découvrent au-dessus d’eux d’autres étoiles fixes que nous ne saurions apercevoir d’ici, et qu’il en va éternellement de cette sorte. (p. 23.)

16C’est ici que le protagoniste entérine la conceptualisation du principe d’infini en déclarant :

Comme Dieu a pu faire l’âme infinie, il a pu faire le monde infini, s’il est vrai que l’éternité n’est rien autre chose qu’une durée sans bornes, et l’infini une étendue sans limites. (p. 23.)

17Cet infini ne s’incarne, pour lui, que par et à travers la multitude de la matière :

L’infini, si vous ne le comprenez en général, vous le concevez au moins en parties, car il n’est pas difficile de se figurer de la terre, du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux. Or l’infini n’est rien qu’une tissure sans bornes de tout cela. (p. 24.)

18Lors du dîner organisé avec les deux Professeurs d’académie chez son hôte sélénite, Dyrcona trouve sa démonstration du concept d’infini confirmée. Le premier Professeur d’académie apporte la preuve de la multiplicité de l’infiniment grand (le macrocosme) et de l’infiniment petit (le microcosme) :

Il me reste à vous prouver qu’il y a des mondes infinis dans un monde infini. Représentez-vous donc l’univers comme un grand animal ; les étoiles qui sont des mondes, comme d’autres animaux dedans lui qui servent réciproquement de mondes à d’autres peuples, tels qu’à nous, qu’aux chevaux et qu’aux éléphants ; et nous, à notre tour, sommes aussi les mondes de certaines gens encore plus petits, comme des chancres, des poux, des vers, des cirons. (p. 116.)

19Cette pluralité des mondes se manifeste dans le principe de métamorphose. La métamorphose, comme la transformation, est ce qui, étymologiquement, va « au-delà » de la forme. Dans les régions lumineuses du soleil, Dyrcona est confronté aux perpétuelles métamorphoses d’une matière protéiforme (Cyrano de Bergerac, [1662] 2004, p. 234-241). Ces métamorphoses manifestent l’infini des formes engendrées par la puissance d’une nature en constante évolution. Parmi elles, nous retiendrons la transformation d’une « pomme de grenade » en nain (p. 236 sqq.), qui plonge le protagoniste dans un état d’admiration extatique :

Quand j’aperçus marcher fièrement devant moi cette pomme raisonnable, ce petit bout de nain pas plus grand que le pouce, et cependant assez fort pour se créer soi-même, je demeurai saisi de vénération. (p. 237.)

20Cette admiration est certes l’effet du spectacle époustouflant d’une nature qui ne cesse de produire des formes de vie multiples et riches ; mais elle procède aussi d’une stupéfaction devant un corps qui, par l’assemblage d’atomes qui s’agrègent et se désagrègent de manière technique, dépasse la distinction genrée. La « pomme de grenade », comme un dispositif mécanique, transforme chaque partie de son corps pour s’humaniser en nain, à l’exemple de sa couronne de rubis qui s’allonge pour devenir un cou et de sa queue qui se mue en une paire de jambes (p. 237-238). Cette « pomme de grenade », objet de fascination érotique pour Dyrcona, achève le processus de séduction en devenant un nain, non identifié sexuellement, mais susceptible d’offrir du plaisir. Cette technologisation fictionnelle du corps trouve un prolongement, hors de la littérature, dans ces corps qui ont recours à des prothèses ou à des procédés techniques (godemichet, machinerie érotique, etc.) pour se donner du plaisir, et qui, augmentés et transformés, échappent à toute catégorie générique (Preciado, 2003b, p. 82-83). C’est pour cette raison, comme le souligne Michèle Rosellini, que les métamorphoses font partie des « sujets de prédilection » de Cyrano, « mais [qu’]il les envisage d’un point de vue singulier, qui semble se situer à l’intérieur de la matière en mutation » (2004, p. 229-230). Dans les régions obscures du soleil, les « Arbres Amants » imprègnent la matière, grâce au suc des pommes qu’ils produisent, pour faire émerger un désir érotique vivace. C’est ainsi que, dans la réécriture cyranienne, Pygmalion humidifie son marbre à l’aide de l’eau contenue dans une coupelle, mêlée au jus des pommes magiques qui y sont déposées, et donne vie à une statue qui l’enflamme de ses ardeurs (Cyrano de Bergerac, [1662] 2004, p. 287). Une telle technique, comme le pointe encore Rosellini, érotise le discours par l’intimité que le lectorat ressent avec cette matière en transformation, déclencheuse de désirs dissidents (Rosellini, 2004, p. 229-230). Ces pommes magiques entraînent des métamorphoses qui rendent toutes les amours possibles, effet d’une nature créatrice de multiples alliages. Une fois la pomme croquée, appartiennent aux « variantes naturelles du désir universel » (Rosellini, 2004, p. 229-230) tant les amours de Pasiphaé et son taureau (Cyrano de Bergerac, [1662] 2004, p. 286-287) que celles de Salmacis et Hermaphrodite, fusion indéterminée d’un désir sans genre (p. 290-291). Le récit transgresse le tabou érotique, par l’intermédiaire des métamorphoses qui, à l’inverse du discours mythologique, ne servent ni à édifier, ni à moraliser les comportements sexuels, mais à les inclure dans la logique des lois de la nature (Rosellini, 2004, p. 229-231). Ces métamorphoses se révèlent par conséquent le vecteur d’une sexualité hors des cadres hétéronormés.

21Le multiple et le polymorphe ne sont pas que matière dans les États et Empires, ils s’incarnent aussi dans l’énonciation d’une subjectivité plurielle. Cette plurivocité du « je » se concrétise par une capacité à faire entendre les autres et soi-même à travers le dialogisme des théories énoncées. Gonsalès, le mâle supputé de Dyrcona10 à la cour sélénite, entame une démonstration sur l’existence du vide qui ne cesse d’être ponctuée de contradictions (Bartha, 2009, p. 155 sqq.). À titre d’exemple, il affirme l’existence du vide dans la matière (Cyrano de Bergerac, [1657] 2004, p. 81 sqq.), avant de la réfuter quelques lignes plus tard (p. 84 sqq.). De la même façon, Dyrcona, lors de son entretien avec M. de Montmagny, se fait le défenseur des nouvelles thèses astronomiques (p. 13 sqq.), avant de défendre, lors de son procès à la cour sélénite, la vision aristotélicienne de l’univers (p. 97). L’énonciation du « je » se dédouble ; elle se révèle dissonante et protéiforme. Cela aboutit à un relativisme qui vient bousculer le principe d’autorité.

L’Autre Monde, un espace fictionnel entre hybridité et hétérotopie

22Selon Marie-Émilie Lorenzi, dans son article « “Queer”, “transpédégouine”, “torduEs”, entre adaptation et réappropriation, les dynamiques de traduction au cœur des créations langagières de l’activisme féministe queer », la conceptualisation « queer » n’est pas celle d’« un troisième genre » (2017, p. 6), mais celle d’une « conception constructiviste de l’identité » (p. 9). Cette conception est renforcée par « une perception post-identitaire qui stipule l’identité comme instable et performative » (p. 9). Samuel A. Chambers et Michael O’Rourke stipulent que le queer cerne une interrelation, contrairement au lesbianisme et à l’homosexualité masculine, qui peuvent être compris comme des « identités et des entités »11 (2009, p. 6). « Queer » rend compte d’une hybridité du sujet, tant dans sa posture que dans sa façon d’habiter avec performativité la langue et l’espace (Lorenzi, 2017, p. 1-17). C’est selon cette logique que le trouble énonciatif de Terence Cave trouve un écho chez Judith Butler dans la mesure où elle défend une posture qui ne respecte pas les codes de la langue et son intelligibilité. Butler revendique ainsi une impureté des structures de la langue (syntaxe, grammaire) pour énoncer un sujet plurivoque qui échappe à toutes les catégories ([1990] 2006, p. 48 sqq.). Cette hybridité de l’énonciation et du sujet résonne avec l’idée foucaldienne d’hétérotopie ou espace autre qui répond à sa propre logique. Dans la fiction de Cyrano se retrouve une langue qui rompt avec la pureté linguistique. Elle est le reflet d’une subjectivité plurielle et indéterminée, mais aussi la résultante de lieux différents et qui obéissent à des règles leur appartenant. Reposant sur l’énergie d’une nature luxuriante, l’hétérotopie devient, dans les États et Empires, une alliance, une superposition de biodiversité humaine et naturelle qui offre un nouvel horizon de relations entre corps et nature, entre catégories sociologiques et sexuelles. Cet élargissement de la notion d’« espace autre » recoupe celle théorisée par Matthew Gandy (2012, p. 727-747). À partir de lieux urbains, comme le cimetière de l’Abney Park à Londres, le géographe enrichit le concept. Ce cimetière, qui était à l’origine un lieu répondant à la morale hétéronormée de la classe moyenne du xixe siècle, devient un lieu à l’abandon où la végétation se densifie. Cette renaturalisation de l’espace permet une grande diversité végétale et animale, de même qu’une bigarrure de la population et de ses pratiques (promeneurs, artistes, drogués, coureurs, botanistes, ou encore individus profitant des bosquets pour s’adonner à différentes pratiques sexuelles). L’espace, où la nature insuffle son dynamisme et son imaginaire, se transforme alors en un lieu d’hybridité où s’épanouissent les différences sexuelles et sociales.

23L’allégorie des « Arbres Amants » l’illustre de manière saillante (Cyrano de Bergerac, [1662] 2004, p. 280-298). Les arbres en question sont le fruit de restes d’amants disparus qui, s’alliant en symbiose avec la terre, incarnent une énergie naturelle, vectrice d’amours ne répondant pas aux conventions (p. 282-283). Ces amours produisent une hybridité de l’espace et du sujet, laquelle échappe à la binarité des genres (masculin versus féminin) et des catégories (être humain versus objet, animal ou végétal). Cette hybridité trouve son plein épanouissement dans le portrait d’Iphis, amoureuse de Ianthé, qui se transforme en homme après avoir croqué la pomme de ces « Arbres Amants » (p. 288 sqq.). Comme le note Madeleine Alcover (dans Cyrano de Bergerac, 2004), Cyrano reprend l’ambivalence du mythe originel d’Iphis ; elle a un prénom épicène et a été élevée comme le fils que son père n’a pas eu. Au xviie siècle, elle était devenue l’emblème de toutes les hésitations et changements grammaticaux de genre, comme le mot « navire ». L’auteur donne corps à cette hétérogénéité du sujet et de l’espace par l’errance dans l’usage des pronoms « il » et « elle » (p. 288). Cette ambivalence grammaticale parcourt l’ensemble des deux récits. Elle est à la fois le reflet d’un refus d’une discursivité académique et l’affirmation d’un langage qui se libère des normes linguistiques et sociales qui s’y rattachent. Claudine Nédelec souligne, à ce propos, que Cyrano ne se contente pas de parsemer son récit de multiples langues, mais qu’« il a, et veut avoir les “coudées franches” dans la langue » (2004, p. 160). Elle continue en pointant que

[cette] liberté lexicale […] renvoie au refus de respecter les catégorisations, notamment la distinction entre textes savants et texte de divertissement, et bien sûr au-delà à un ébranlement des distinctions sociales par le langage. (p. 160-161.)

24Cette polymorphie du langage est aussi l’incarnation des différents lieux que Dyrcona ne cesse de parcourir sur la lune et sur le soleil. Le héros cyranien traverse une biodiversité sociospatiale, rompant avec les principes de hiérarchie et de distinction. Nous pouvons nous référer à la pratique lunaire, chez les mâles, de porter un « bronze figuré en parties honteuses » (Cyrano de Bergerac, [1657] 2004, p. 142). Il s’agit d’« une écharpe […] où pend pour médaille la figure d’un membre viril », « symbole du gentilhomme », comme « marque qui distingue le noble d’avec le roturier » (p. 143). Cette médaille, en forme de pénis, devient un symbole de puissance reproductive. À l’inverse, sur la terre, le signe distinctif de virilité et de pouvoir est l’épée, c’est-à-dire un symbole de destruction (p. 143). En inversant le système de valeurs, la volonté de Cyrano est de déconstruire le phallocentrisme, et de métamorphoser le pénis en un symbole de génération matriarcale, c’est-à-dire comme représentation de la mère Nature (Goux, 1988, p. 110 sqq.). L’auteur déconstruit l’hétéronormativité, fondée sur le principe d’une puissance masculine dominatrice, inverse d’une féminité passive. Cyrano place la véritable force génératrice et de création du côté d’un féminin puissant et actif, qu’incarne la Nature. À rebours, le masculin est condamné à s’assimiler au féminin pour prétendre être une force reproductive, plutôt qu’une force destructrice. Il apparaît, contrairement aux affirmations de Rosellini (2010, p. 12), qu’il n’y a pas de redoublement du masculin chez Cyrano, entre autres dans sa représentation de l’homosexualité, mais une valorisation d’une neutralité hybride où le féminin est en osmose parfaite avec le masculin. Le genre est effacé au profit d’un au-delà utopique (d’Angelo, 2010, p. 5-6). Cyrano se moque en outre clairement de la théorisation antique d’un « sexe fort masculin » chaud et actif, à l’inverse d’un « sexe faible » froid et passif (Platon, Timée, 91a-c ; Aristote, De la Génération des animaux, 1,2 76b et Économique, 1,3, 1344a). C’est dire si, encore une fois, l’hybridité du féminin-masculin, si présente dans les États et Empires, refuse la binarité du genre et le rapport de domination du masculin sur le féminin. Bien que le récit ne puisse être considéré comme une utopie, puisqu’« il ne nous propose pas une autre forme de socialisation » (Alcover dans Cyrano de Bergerac, 2004, p. CLXXXIX), il n’en est pas moins un espace d’ordre utopique. Ce récit développe un espace fictionnel qui donne la possibilité de penser le monde autrement. En nous appuyant sur la notion foucaldienne d’« hétérotopie » (Foucault, 1984, p. 46-49), nous pourrions estimer que ce récit, indéfinissable génériquement, se constitue donc en « hétérotopie narrative ». La lune et le soleil sont des mondes forclos qui, selon les temporalités, adoptent un mode de fonctionnement, de pensée et de conception qui leur est propre. À l’écart de la société humaine telle que nous la concevons, ces hétérotopies mouvantes permettent d’affirmer l’existence de voix, de corps et de formes qui n’entrent pas dans un système binaire de genre et, plus largement, de domination. Grâce aux espaces fictionnels développés dans les États et Empires, Cyrano ouvre ainsi la voie à la reconnaissance et à l’existence de minorités sexuelles et politiques, encore aujourd’hui invisibilisées et, même, bien souvent, persécutées. Il offre également une pluralité d’univers de réflexion, qui permettent d’aller « au-delà » des normes épistémiques et des cadres socioculturels admis.

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25Au sein même de l’espace narratif cyranien, nous constatons une révocation en doute de tout ce que nous croyions savoir. Dans une dynamique de queerisation, nous y retrouvons, bien sûr, une critique de la norme hétérosexuelle, et plus largement des autorités savantes et du dogme religieux. Rejetant les structures socio-étatiques telles qu’elles sont pensées et définies, les États et Empires, comme nous l’avons vu, s’adonnent à une remise en cause radicale d’un savoir en surplomb, des hiérarchies et des genres au sens polysémique du terme, c’est-à-dire du genre sexuel, grammatical et littéraire. Le décentrement spatial vécu par le héros-narrateur, qui entraîne pluralité et hétérogénéité par le truchement d’une nature en perpétuelle génération, invite à une conceptualisation du queer sous la forme d’une biodiversité des identités sexuelles, des espaces, des savoirs et des énonciations. À distance de nous d’environ quatre siècles, la pensée cyranienne nous permet de réfléchir et de nous engager à l’encontre des différences et des catégories. Elle nous permet aussi de repenser notre façon d’habiter le monde et la nature en maîtres démiurgiques, selon les principes de la Genèse, entre extériorité transcendante et suprématie (Bourg, 2018 ; Bourg, 2021 ; Swaton, 2021). La nature est une puissance génératrice, dont les possibles et les évolutions sont infinis. Elle dépasse, de loin, les capacités productives et d’adaptation de l’être humain. Envisager sous différentes formes son agentivité, comme y invite L’Autre Monde, peut nous permettre de nous décentrer en tant qu’humains et de continuer à faire évoluer nos perceptions et nos structures de pensée.