
Pour une lecture queer des corps et de l’autofiction : la « porosité visqueuse »
1Les métaphores employées pour « penser queer en français », qui cherchent à décrire le dépassement des binarismes, notamment de genre et de sexualité, ont tendance à renvoyer à des images matérielles prises dans un sens abstrait (la fluidité, le trouble1, le flou, le brouillage, la perméabilité). Mais que se passe-t-il si on décide de les prendre au pied de la lettre ? Quel « queer » se met-on à penser quand on s’intéresse à des théories qui n’utilisent pas toujours ce terme et qui forgent pourtant des images similaires, en s’attachant à leur sens concret ? Ce sont ces questions qui m’orientent vers la « porosité visqueuse », telle que Nancy Tuana l’imagine à travers l’analyse de deux grands exemples (l’ouragan Katrina et le plastique), illustrant la façon dont les corps et ce qui les environne se transforment mutuellement. Son article s’inscrit dans un ouvrage collectif, Material Feminisms (Alaimo et Hekman, 2008), dont le point de départ est d’adresser un même reproche aux théories constructivistes queers et matérialistes, à savoir le fait qu’elles se soient, malgré leur hétérogénéité, débarrassées de l’idée de nature, de la matière des corps.
2Or, en se référant à la biologiste Donna Haraway et à la physicienne Karen Barad, la réflexion qui s’y déploie me paraît reconduire un geste queer, étendu à la critique des dichotomies séparant la nature de la culture, le social du biologique, le naturel de l’artificiel. Ce que j’appelle « queer » relève donc d’abord d’un geste (inquiéter le tracé de frontières, défaire les catégories2), mais, en allant au-delà du genre et de la sexualité3, celui-ci se retrouve à son tour « étrangé » par les objets sur lesquels il porte : qu’inclut alors le « queer » et peut-il jamais vraiment être fixé comme un contenu indépendamment de la lecture qui en est faite ? Karen Barad nous indique bien que « “[q]ueer” n’est pas un mot figé et déterminé ; il n’y a pas de contexte de référence stable, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il signifie tout ce que l’on veut4 » (2023, p. 93-94).
3La « porosité visqueuse » me semble décrire ce que font les théories queers, en renvoyant à la façon dont les catégories sont constituées – mais aussi troublées – par leur mise en relation. En découle la nécessité de « rematérialiser le social » et de « prendre au sérieux l’agentivité de ce qui est naturel » (Tuana, 2008, p. 188 ; ma traduction). La ligne de partage entre la nature et la culture, entre sexe et genre s’avère impossible à stabiliser : elle invite à penser la matière même des corps d’une manière qui ne soit « ni fixe ni inerte » (p. 189), dans la mesure où les « limites de notre chair [flesh] et de la chair du monde auquel nous appartenons et dans lequel nous vivons sont poreuses [porous] » (p. 198). Si la porosité visqueuse permet de redéfinir l’idée de nature – en mettant l’accent sur ce qui résulte des interactions entre agentivités humaine et « plus-qu’humaine5 » –, elle se donne à comprendre comme une méthode, dont la définition pourrait tout aussi bien valoir pour les théories queers : ainsi, elle en vient à qualifier une manière de miner les divisions catégorielles et disciplinaires (séparant « les sciences sociales, les arts, les humanités », p. 190).
Sémantisme du queer
4Je m’empare, à mon tour, de ce geste, pour comparer trois autofictions contemporaines, qui peuvent en partie être lues comme des récits de formation déviants : On Earth We’re Briefly Gorgeous d’Ocean Vuong, auteur vietnamo-étasunien (2019), Blutbuch de Kim de l’Horizon, auteurice suisse d’expression allemande (2022), et Colza d’Al Baylac, auteurice français·e publié·e par la maison d’édition queer indépendante blast (2022). Ce corpus entretient des affinités, plus ou moins affirmées, avec un imaginaire théorique, notamment queer, qui est cité et discuté pour penser les corps6.
5Le terme « queer » y est utilisé sous la forme sédimentée d’un hyperonyme, contenant d’autres catégories : dans Colza, læ narrateurice se revendique aussi bien « butch » que « gouine » – et nomme par là des identités politiques qui préservent en français l’efficace subversive du mot « queer » à l’égard de la sexualité et du genre. Se définir comme « gouine », plutôt que « lesbienne », rend possible une subjectivation militante (au sein d’une communauté « trans-pédé-gouine », Baylac, 2022, p. 54), sans couper le lien à « l’imaginaire queer qui déconstruit le genre, le validisme et la beauté » (p. 92). « Butch » est associé au fait d’« investir d’autres mots », de se situer « à la frontière » du « territoire femme », « un pied dedans », « un pied dehors » (p. 78), en évitant la fixation d’un positionnement. La désidentification de la classe des femmes se fait à partir d’une métaphore à la fois spatiale et « encorporée7 » ; je la lis en écho à celle de Shiva, de la femme-araignée développée par Gloria Anzaldúa (Moraga et Anzaldúa, 1981, p. 205), chez laquelle ces images de démultiplication du corps propre permettent de figurer des appartenances plurielles et précaires – en termes de genre, de classe sociale, de race, de sexualité. Dans le cas de Colza, l’horizon matérialiste d’une évasion hors de la classe des femmes par le lesbianisme est à la fois préservé et troublé par le fait que les frontières, en étant transgressées, échouent à être stabilisées et à circonscrire l’identité. La coexistence de plusieurs imaginaires théoriques va de pair avec celle des stratégies pour s’écrire : dans Colza, « queer » semble à la fois être récupéré comme terme parapluie et simultanément, à l’inverse, fonctionner comme ce qui trouble, voire empêche, la prédication de l’identité, innerve de sa force originelle d’autres termes qui s’y substituent.
6« Queer » peut se présenter aussi comme un marqueur intensif de déviance, touchant à la fois à la race et à la sexualité, comme le souligne, chez Ocean Vuong, la fierté d’être « une tapette jaune et queer [queer yellow faggot] » ([2019] 2021, [p. 199] p. 232). Le procédé de retournement du stigmate récupère une charge politique redoublée par l’adjectif « queer », qui répète et accentue le sens de « tapette », tout en étant indissociable de « jaune ». Toutefois, alors même que le narrateur emploie le terme de « faggot » en anglais, il refuse, au moment de faire son coming out à sa mère, son équivalent vietnamien, « pê-đê – du français pédé*, diminutif de pédéraste* [pê-đê – from the French pédé, short for pedophile] » ([p. 130] p. 159). Il oppose à cette classification, imposée par la langue coloniale, le fait que le vietnamien ne disposait pas, avant l’occupation française, de « nom pour les corps queers », « faits de chair comme tous les corps, d’une seule et même origine [a name for queer bodies, like all bodies, fleshed and of one source] » ([p. 130] p. 159). Il est intéressant de noter que c’est l’adjectif « queer » qui est retenu pour souligner l’appartenance des corps à une chair collective indistincte, par opposition à la qualification criminelle introduite par l’usage du français.
7« Queer » est ainsi un terme qui en déjoue d’autres : dans Blutbuch, læ narrateurice déclare ne jamais avoir été « homo [schwul] » (de l’Horizon, [2022] 2023, [p. 156] p. 121), car cette désignation ne parvient pas à rendre raison de son vécu non binaire. En ce sens, « queer », souvent gardé à l’identique dans les traductions françaises, est pris dans une relation de porosité visqueuse avec d’autres catégories dont il garde la trace, ce qui a d’emblée aussi une expression linguistique – comme le prouve, chez Kim de l’Horizon, la coexistence du dialecte bernois, de l’allemand standard et de l’anglais ; chez Ocean Vuong, de l’anglais, du vietnamien et du français.
8Pour Kim de l’Horizon, l’écriture en allemand standard est considérée comme une trahison de classe à l’égard de sa mère et de sa grand-mère ; son texte incorpore de nombreuses expressions et passages en dialecte, ce qu’iel nomme « la langue de mer » (le bernois désigne la mère, par un calque du français, comme « Meer », soit « mer » en allemand ; le texte prend au sens littéral l’idée selon laquelle « la langue de mer » serait faite d’une matière fluide). La quatrième partie du texte est écrite en anglais (puis retraduite en allemand par DeepL) pour dire ce qui n’a pas pu l’être en allemand. Chez Ocean Vuong, l’anglais est la langue dont le narrateur se sert pour être l’interprète de sa famille, ne disposant du vietnamien – et des traces coloniales que le français y a laissées – que sous la forme d’une langue « atrophiée [stunted] », « coupée [cut out] ». Le fait de se reprogrammer à parler en anglais est exprimé par un verbe (« to code-switch ») que l’on retrouve chez Gloria Anzaldúa ([1987] 2022) pour désigner le passage – voire l’autotraduction – entre différentes langues, comprises dans un sens concret et abstrait, à la fois poreuses les unes aux autres et hiérarchisées par des rapports de pouvoir.
Autothéorie et autofiction
9Ces textes, malgré leurs différences, déploient une théorisation des corps à partir du récit de l’expérience du corps propre, ce qui interroge leur statut générique, puisque cette définition semble faire écho à celle que propose Lauren Fournier de l’autothéorie (2021) – à savoir une théorie qui émerge d’un rapport réflexif à soi-même, à partir d’un point de vue situé et « encorporé8 ». Or, si Fournier retrace la généalogie de l’autothéorie, en montrant que celle-ci naît de façon oxymorique de l’écriture de la vie (life-writing), de pratiques féministes initiées par les autrices africaines-américaines (bell hooks, Audre Lorde) et chicanx9 dans les années 1980, l’émergence de ce genre est aussi liée à celle de la pensée queer. En effet, le terme « queer » apparaît, par exemple, chez Anzaldúa ([1987] 2022) non seulement pour penser une sexualité, un genre qui ne correspondent pas aux catégories imposées par les langues coloniales que sont l’anglais et l’espagnol, mais plus généralement pour traduire l’ambivalence créée par la prolifération des liens qui la rattachent aux frontières de différents mondes, l’étrangeté inhérente à ce positionnement instable.
10Ainsi, l’expression « autohistoire-théorie [autohistoria-teoría] » est inventée par Gloria Anzaldúa, bien avant que Paul B. Preciado n’évoque l’autothéorie dans l’incipit de Testo junkie parmi une liste – à mon sens, en partie ironique – énumérant les genres littéraires qui pourraient (ou ne pourraient pas) décrire le dispositif expérimental de son texte10 (2008). Une fois retraduit en anglais (« autotheory ») par Maggie Nelson (2015), le terme est réinscrit dans une tradition de pensée plus élitiste. Ce blanchiment est aussi celui opéré par les théories queers étasuniennes, qui se cristallisent comme telles à partir de « silences construits », en effaçant l’apport crucial de la pensée queer of color dans leur genèse (Back, 2024) ; il est redoublé par la réception et la traduction française du terme « queer », qui se détourne de l’histoire locale des luttes antiracistes et décoloniales (Faure, Noukhkhaly et Sayegh, 2024).
11Chez Preciado, comme chez Anzaldúa avant lui, l’autothéorie apparaît moins comme une catégorie générique délimitée que comme cela même qui naît d’un geste de déstabilisation des catégories littéraires connues – et qui, en tant que tel, à l’image du « queer », ne relève pas vraiment d’un contenu qu’il serait possible de circonscrire, de définir une fois pour toutes. C’est pourquoi il n’est pas toujours aisé ou pertinent d’affirmer avec certitude où finit l’autofiction (et le récit de soi) et où commence l’autothéorie (et le discours spéculatif, argumentatif, à portée générale) – d’autant plus que la ligne de partage entre ce qui est jugé théorique ou non est elle-même informée par des rapports sociaux de pouvoir11. À l’inverse, penser l’autofiction et l’autothéorie à partir de l’image de la porosité visqueuse a une valeur productive : d’une part, une lecture autothéorique invite à interpréter certains textes autrement, à défaire les limites de l’autofiction (en autorisant non seulement à analyser les théories contenues dans les textes, mais aussi à produire de la théorie à partir des textes, de leur comparaison) ; d’autre part, le fait d’embrasser cette porosité, plutôt que de chercher à la dépasser, permet de rendre compte du caractère expérimental de textes qui se refusent à être classifiés, à être contenus dans un seul genre littéraire. Ainsi, le récit de soi coexiste non seulement avec la théorie, mais aussi avec la poésie chez Ocean Vuong, le conte, la biographie historique chez Kim de l’Horizon, la réécriture mythologique et épique (pour décrire la sexualité lesbienne) chez Al Baylac, etc.
Fiction et réalité
12À l’intérieur de ces textes, la théorisation des corps met en jeu un autre type de porosité, entre la fiction et la réalité, puisque les narrateurices se donnent pour tâche de nommer les corps queers, de leur conférer une matérialité, de les faire exister grâce à la fiction, et y opposent le fait que ces mêmes corps soient relégués à l’invisibilité, à un statut ontologique amoindri, fictionnalisé, dans la réalité référentielle. Ce qui fait écho au passage suivant de Dysphoria Mundi :
La tâche du politique est de faire en sorte qu’une entité inexistante se présente comme existante, jusqu’au point où elle peut acquérir le statut de naturel ou même aller jusqu’à se défendre en revendiquant son statut d’universel. La politique est, en ce sens, une tâche d’ontologie-fiction : l’art d’inventer l’existence de l’inexistant, ou de faire cesser un inexistant qui se faisait passer pour naturel. (Preciado, 2022, p. 228-229.)
13Paul B. Preciado développe une conception elle-même poreuse de la fiction, confondant délibérément deux sens : l’un, qui prévaut ici, ontologico-politique, décrit la matérialisation des corps à partir de processus performatifs, c’est-à-dire comme l’effet de pratiques de citation et de réitération de « fictions régulatrices » (le genre, la race, la sexualité, etc.) ; l’autre, littéraire, dans une lignée foucaldienne, se méfie de l’idée d’une vérité de la subjectivité que le récit de soi inciterait à confesser. C’est pourquoi la « tâche ontologico-politique » décrite ici est indissociable de la forme qui l’énonce, ce que développe Kim de l’Horizon dans Blutbuch :
C’est peut-être ce qui est intrinsèquement queer dans l’autofiction : commencer à écrire à partir d’une réalité qui répète l’histoire selon laquelle nous n’existons pas […] C’est peut-être pour cela que tant de monde parmi nous écrit de « l’autofiction » : parce que nous sommes encore des histoires, parce que nous ne sommes toujours pas des corps réels.12 (de l’Horizon, [2022] 2023, p. 387-388.)
14La relation de porosité entre fiction et réalité rend possible le fait d’en inverser les termes, de faire de l’autofiction un espace où les corps queers peuvent être produits par l’écriture comme réels. C’est ce que souligne également Al Baylac, qui définit son « geste d’écrivain·e » sous la forme d’un acte performatif : écrire sur les lesbiennes, « clamer haut et fort […] : tout ceci existe » – en réponse au fait d’avoir été longtemps contraint·e de fabriquer, d’imaginer des lesbiennes pour « accommoder le réel à [s]on désir » (2022, p. 53).
15Toutefois, nommer le corps queer exige de faire entendre aussi ce qui se refuse à être fixé par le langage, en exprimant à la fois la binarité à laquelle celui-ci contraint et la tentative de la déjouer – ce que Colza traduit par une série d’antithèses pour décrire le processus de croissance du corps queer, les nouvelles phases biologiques qu’il traverse (« une construction dans la déconstruction. une affirmation dans la négation13 », p. 94). L’adjectif « queer » maintient alors « ce léger malaise, ce décalage entre ce qu’exprime » le corps propre « et ce qui le nomme », lui permettant d’« exister dans le trouble » (p. 94). Or, cet échec du langage à cerner adéquatement le corps justifie la métaphore de la porosité visqueuse, par opposition à d’autres choix possibles.
Fluidité et porosité visqueuse
16Il aurait pu sembler évident d’emprunter plutôt l’image de la fluidité, qui occupe une place centrale dans Blutbuch, où elle est mobilisée par læ narrateurice non seulement comme un modèle esthétique – qui saisit la langue, la forme même du texte comme queer, étrange – mais aussi, de façon concrète, pour penser la nature des corps, à partir de la référence au concept d’hydroféminisme (Neimanis, 2012), définissant le corps comme gorgé d’eau, fluide, d’un point de vue matériel qui a une valeur politique. À l’inverse, les termes relatifs à la porosité ou à la viscosité sont quasiment absents du corpus. Cependant, Nancy Tuana souligne que la viscosité est, en elle-même, un état intermédiaire, ni fluide ni solide : contrairement à la fluidité, elle contient certes l’idée de possibilités ouvertes, mais aussi celle de zones de résistance, d’opposition (2008, p. 194). Ce côté matériel collant, gluant, me paraît présenter un point d’achoppement des théories queers, et la promesse d’en transformer la lecture, en accordant une place à ce qui leur résiste.
17En effet, je déplace la « porosité visqueuse » pour l’appliquer à la lecture d’un corpus lui-même hétérogène, qui ne s’en réclame pas, voire qui affiche d’autres préférences théoriques ; à son tour, le sens de ce concept est susceptible de se modifier au contact du corpus. Il s’agit donc de cerner ce qui résulte de l’étrangement réciproque entre textes théoriques et littéraires (cette distinction étant elle-même, ici, poreuse). Ce faisant, je redouble, d’une certaine manière, la logique de l’autothéorie elle-même, qui démultiplie les lectures des corps, en intégrant des références théoriques étrangères les unes aux autres, tout comme aux règles du récit de soi. Pour autant, ce geste méthodologique d’étrangement, de défamiliarisation, n’est pas séparé du contenu sur lequel il porte : là où la porosité invite à universaliser la démarche critique queer, la viscosité nous rappelle à la matérialité réelle des corps queers, et à la responsabilité que toute lecture engage à leur égard14.
18L’image de la porosité visqueuse s’avère alors féconde pour exprimer la façon dont les pensées queers peuvent interagir avec d’autres théories (les féminismes matérialistes et marxistes, les nouveaux matérialismes dont participe la réflexion de Nancy Tuana, et, à certains égards, celle de Donna Haraway), que celles-ci apparaissent explicitement au sein du corpus littéraire étudié ou non15. La viscosité témoigne d’un reste matériel obtus qui ne parvient pas à être fluidifié, et qui garde la trace des catégories de la domination, de la violence de leurs effets, de la matière marquée des corps, au moment même où le geste queer efface les limites de ces catégories. C’est pourquoi la porosité visqueuse est susceptible de générer des oxymores théoriques, comme celui de matérialisme queer16, mais aussi une refonte elle-même paradoxale de l’idée de nature – dont je déclinerai deux possibilités : celle d’une nature dénaturalisée, et celle d’une nature queer. Ce faisant, c’est le sens même que l’on accorde au terme « queer » qui s’infléchit en s’ouvrant à d’autres types d’analyses – dans le premier cas, pour penser les bases économiques des rapports sociaux de pouvoir, et, dans le second, une réappropriation étrange du concept de nature.
Nature dénaturalisée
19Un des exemples choisis par Nancy Tuana pour illustrer l’idée de porosité visqueuse est celui du plastique, qui génère une interaction moléculaire pénétrant les membranes humaines, jusqu’au point où la nature du corps s’en trouve transformée, puisque « le plastique devient de la chair » (2008, p. 201 ; ma traduction). On retrouve la description d’une réalité semblable dans On Earth We’re Briefly Gorgeous, où le narrateur évoque le travail d’un « nous » dans lequel il s’inclut, aux côtés de sa mère et, plus généralement, des familles vietnamiennes ayant immigré aux États-Unis, embauchées dans des salons de manucure. Le corps de ce « nous » est intoxiqué par les vapeurs chimiques qu’il inhale, mélangées à celles de la cuisine réalisée dans le même espace « dans des arômes de clous de girofle, cannelle, gingembre, menthe et cardamome mêlés de formaldéhyde, toluène, acétone, Ajax et eau de Javel17 » (Vuong, [2019] 2021, p. 100). Ainsi, la porosité visqueuse en appelle, ici, à tenir ensemble des odeurs « naturelles » et « artificielles », appétissantes et nocives – mais aussi à relier les analyses queers et matérialistes, afin de rendre compte du continuum entre le travail de reproduction sociale rémunéré18 et celui non rémunéré.
20Or, ce travail, féminisé et racialisé, produit le « nous » comme un corps collectif dégenré, affecté par l’environnement toxique qu’il partage : tout·e immigré·e, ne disposant que de la force de travail fournie par son corps19, voit ses rêves se muer en « savoir calcifié de ce qu’il en coûte d’habiter des os américains, en étant meurtri·e, empoisonné·e et sous-payé·e20 » (Vuong, [2019] 2021, p. 101). L’hypallage de l’adjectif « calcifié » prête au « savoir » un sens concret, situé à partir de l’expérience du corps propre, qui est réciproquement affecté par le travail auquel il est assigné. Au moment où les frontières de genre sont effacées par l’énonciation d’un « nous21 », ce sont les frontières de classe et de race qui sont réaffirmées. La nature dénaturalisée qui en résulte incite à lire le monde social à partir de la métonymie des corps individuels, et, à l’inverse, de lire la façon dont le monde social façonne les corps.
21Cette saisie métonymique est particulièrement sensible dans la description des mains abîmées de la mère du narrateur (qui ouvre et clôt le passage étudié ici22) et des « grandes mains rugueuses d’ouvrière [big, rough worker’s hands] » de la grand-mère dans Blutbuch ([2022] 2023, [p. 285] p. 418). La porosité visqueuse est alors à comprendre comme celle d’un corps transpersonnel, qui n’a pas de limites propres, au sens concret, mais aussi au sens abstrait, en ce qu’il est menacé de reproduire un même destin social, d’être hanté par une histoire transgénérationnelle – ce qui a des implications énonciatives, dans la mesure où ces deux textes s’ancrent dans une adresse à la deuxième personne du singulier (« tu ») à la mère (Ocean Vuong) et à la grand-mère (Kim de l’Horizon), dont il s’agit d’écrire le corps pour s’écrire soi-même.
22Dans Blutbuch, les mains de la grand-mère qui caressent læ narrateurice ne perçoivent pas de différence entre elles-mêmes et le corps qu’elles touchent. Les différents passages qui les décrivent insistent sur le fait que le corps de læ narrateurice est « inséparable [verbunden] » ([2022] 2023, [p. 32] p. 49) de celui de sa grand-mère, fait partie d’elle. Toutefois, les mains de la grand-mère ont également tendance à s’autonomiser pour se métamorphoser (en araignées, en souris) – ce qui n’était qu’amorcé par une comparaison chez Ocean Vuong des mains de sa mère avec « deux poissons à moitié écaillés [two partially scaled fish] » ([2019] 2021, [p. 79] p. 99). Chez Kim de l’Horizon, il est exprimé clairement que les parties du corps « peuvent être d’un autre genre, d’une autre espèce [die ein anderes Geschlecht haben, eine andere Spezies sein können] » ([2022] 2023, [p. 19] p. 33) ; elles sont définies par leur porosité avec des corps plus-qu’humains.
Nature queer
23En effet, le corps de læ narrateurice n’a pas de limites qui permettent de le circonscrire : « Je ne sais pas où je commence et où je finis.23 » (de l’Horizon, [2022] 2023, p. 43) À l’image de sa grand-mère dans une scène analogue, iel se râpe en cuisinant, comme si sa peau était indiscernable du fromage ou des carottes, et qu’il était ainsi possible de se débarrasser d’une couche superficielle de soi. Le corps propre est compris à partir des « innombrables autres formes » qu’il a été, consignées dans une liste qui souligne l’idée d’une matière à la fois partagée, non hiérarchisée, et métamorphosable : « cailloux, terre, plantes, air, bactéries, champignon24 » (p. 43).
24Pour avoir conscience de son corps, læ narrateurice éprouve le besoin de laisser une autre personne en franchir les « frontières arbitraires [die selbst errichteten Grenzen] », en étant pénétré·e, ce qui permet de se sentir soi-même, à travers « cette gaine qui pulse autour des bites [jenen pulsierenden Mantel um die Schwänze] » ([p. 28] p. 44). La porosité visqueuse est, ici, ce qui génère paradoxalement la possibilité de faire l’expérience d’un corps propre, si on la ressaisit comme une image apte à décrire des pratiques sexuelles – et la membrane de chair qui s’éprouve au contact de corps étrangers.
25Dans Colza, c’est le fait même de démultiplier les lectures des corps qui est thématisé de façon intradiégétique comme ce qui les transforme. Le discours indirect de l’amante de læ narrateurice l’assure que « chaque partie » de son corps « peut être lue de différentes manières » (Baylac, 2022, p. 95). Or, cette lecture est elle-même queer, puisqu’elle érotise des membres qui ne le sont pas dans une logique de désir hétéronormée, tout en les dégenrant, et en les privant d’article, comme si la liste désarticulait le corps pour le recréer autrement (« épaules, dos, cuisses, ventre, jambes, bras, fesses », p. 95). L’amante permet alors au « je » de devenir « multiple » : « corps mutant, trans-gressif. elle me débride comme un scooter. j’étais un cinquante centimètres cubes, je deviens un avion de chasse, un OVNI, une fusée – Colza » (p. 95). Le corps est identifié à des artefacts techniques, en jouant sur leur polysémie, voire sur leur sens concret et abstrait (ainsi de la remotivation de l’expression lexicalisée « avion de chasse », ou de l’adjectif « trans-gressif » qui fait apparaître, par le détachement du préfixe, une possible transitude25, tout en pointant vers l’érotisation de la subversion des normes propres au queer). Mais le processus même de la métamorphose empêche sa fixation dans une forme, comme les références à des imaginaires extraordinaires, par définition étranges (« corps mutant », « OVNI »). L’énumération d’objets techniques (puissants, rapides, plutôt associés au masculin) produit un nouveau nom, adapté au corps queer, qui contient tout ce qui précède et le requalifie : Colza. Ainsi, c’est un être végétal (comme le hêtre pourpre chez Kim de l’Horizon) qui se présente comme une figure de subjectivation pour læ narrateurice (et donne son titre au texte). Ce faisant, les comparaisons et métaphores qui se réfèrent à des objets artificiels sont prises, à leur tour, dans une relation de porosité visqueuse avec ce qui est censé être naturel.
26Non seulement la matière des corps s’avère natureculturelle 26, mais c’est également la « nature » elle-même qui apparaît comme queer, au sens où elle se soustrait aux binarismes de genre et de sexualité imposés aux corps humains. Une idée analogue est développée dans Queer Ecologies: Sex, Nature, Politics, Desire (Mortimer-Sandilands et Erickson, 2010), que prolonge en français Cy Lecerf Maulpoix (2021) en traduisant « écologies queers » par « écologies déviantes ». S’il s’agit de critiquer l’exclusion des queers de l’idée de nature, d’invalider l’argument de sexualités « contre-nature », ces textes s’opposent aussi à la naturalisation des identités LGBTQIA+ comme stratégie de légitimation et d’assimilation. Par conséquent, telle espèce animale ne peut être jugée naturellement gay ou lesbienne, car les catégories d’interprétation humaines ne sont pas pertinentes pour en décrire le comportement. D’une part, la nature est queer parce qu’elle échappe à un régime de classification qui lui est étranger ; d’autre part, les écologies déviantes invitent à se réapproprier une autre lecture de la nature, à partir d’un point de vue minoritaire qui modifie la relation qu’on peut entretenir avec elle (et qui est réciproquement modifié par cette relation).
27Dans Colza, le corps enfant de læ narrateurice est décrit à partir des qualités que lui prêtent les végétaux de la campagne, dépassant le principe logique de non-contradiction : « ou bien j’escaladais un chêne et j’étais centenaire. je n’avais pas de sexe et je les avais tous. je me frayais un chemin dans un champ de colza, mon corps pollinisait et j’étais autogame » (Baylac, 2022, p. 15). Au simple contact d’autres espèces, le corps adopte leur mode de sexuation et de reproduction. La valeur non bornée de l’imparfait et l’usage de la coordination « et » superposent des temporalités et des états biologiques antithétiques. Une relation analogue se développe dans Blutbuch entre læ narrateurice enfant et le hêtre pourpre27. En effet, le point de vue de l’enfant défamiliarise la perception ordinaire pour faire apparaître les corps humains comme étranges :
Ils avaient toujours un corps, et ce qui était monstrueux là-dedans, c’était que ce n’était jamais une simple manière d’être au monde : ce corps avait toujours un genre, non il était un genre – un homme OU une femme.28 (de l’Horizon, [2022] 2023, p. 75.)
28L’adjectif « monstrueux » déplace la binarité de genre dans un ordre fantastique, au-delà de la nature. De même, le verbe « être » prédique un choix scindé en deux seules possibilités (ce qui est marqué par l’usage disjonctif de « ou »), mais les italiques mettent aussi à distance le lien d’identité entre le corps et le genre. À l’inverse, le hêtre pourpre est présenté comme « un entre-deux [ein Dazwischen] » ([p. 54] p. 74), dont la nature est elle-même poreuse, mêlant l’arbre et l’animal. Læ narrateurice décèle en lui une vie, indifférente aux lignes de partage humaines, qui sait « comment trouver une forme propre, comment habiter un corps [wie eine eigene Gestalt zu finden, ein Körper auszufüllen] » ([p. 55] p. 74) : « Tu peux pousser comme tu veux, hêtre pourpre. Personne ne choisit ta forme à ta place. Je voudrais être comme toi.29 » (p. 96) Dans ce passage qui reprend le mode de narration du conte, le hêtre pourpre est doté d’agentivité, et de parole : il accepte ainsi le pacte que fait miroiter le désir de læ narrateurice de lui devenir semblable, et boit le sang qui coule de son doigt afin de le sceller (il recueillera, plus tard dans le récit, sa voix même). Le sang se présente alors comme un liquide organique qui est à la fois littéralement visqueux et métaphoriquement saturé de significations elles-mêmes collantes, sédimentées. Ainsi, il matérialise un lien de parenté, à l’intérieur de la fiction, entre l’arbre et læ narrateurice (qui est contenu dans le jeu de mots Blutbuch, hêtre pourpre et livre de sang).
29Ce faisant, le texte semble accomplir le vœu de Donna Haraway de fabriquer des « parentèles dépareillées [making kin] » ([2016] 2020) unissant humain·es et plus-qu’humain·es, à rebours des modèles traditionnels de la famille, mais aussi d’une théorie du corps comme entité close, indépendante. Dans la réflexion proposée par Donna Haraway comme dans Blutbuch, le corps est fait d’une matière transformable, poreuse à ce qui l’environne ; à sa façon, le sang humain bu par le hêtre pourpre récuse la division entre corps humain et végétal, agentivité humaine et plus-qu’humaine, en mettant en scène la création d’une parentèle étrange entre différentes espèces, rendue possible par la fiction, qui dénaturalise, dans un même mouvement, le binarisme de genre.
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30Au terme de ce raisonnement, la porosité visqueuse a acquis de nouvelles valeurs qui l’ont transformée : si elle procède d’une approche critique qui déstabilise les frontières, que ce soient celles entre les catégories de la domination ou entre les disciplines, elle est aussi susceptible de s’appliquer aux lignes qui séparent les langues, les genres littéraires, la fiction et la réalité référentielle. En découle une certaine conception de la matière des corps, qui est elle-même poreuse au monde qui l’entoure. La porosité visqueuse apparaît alors à la fois comme une lecture critique (qui transforme différentes pensées par leur étrangement réciproque) et comme un concept (qui décrit ce qui en résulte). Elle est, de ce fait, queer – si l’on entend ce terme dans une acception tordue, déplacée, resignifiée, renouant en même temps avec sa propre genèse, aux prises avec l’intrication de différents rapports sociaux de pouvoir – un « queer » matérialiste ou encore natureculturel, refaçonné, retraduit par la lecture comparatiste d’un corpus qu’il éclaire et métamorphose en retour.

