Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Troubles dans la « différence des sexes » avant la théorisation queer
Fabula-LhT n° 34
Penser queer en français : littérature, politique, épistémologie
Valentine Bovey

Généalogie d’un trouble : la réception de Monsieur Vénus de Rachilde (1884-1889)

Genealogy of trouble: reception of Rachilde’s Monsieur Vénus (1884-1889)

1« Ce livre bizarre sera lu et fera réfléchir » (Mélandri, 1884, p. 5) : voici la manière prémonitoire dont le journaliste Achille Mélandri qualifie en 1884 Monsieur Vénus, premier roman de l’autrice Rachilde, alors débutante dans le monde des lettres parisiennes. Il conte la relation entre Raoule, une aristocrate virile1, et Jacques Silvert, un ouvrier désargenté de plus en plus efféminé par sa relation avec celle qui se présente comme « son amant » puis « son mari ». Le texte met en scène une inversion des rôles de genre qui aboutit à la mort de Jacques : soupçonnant qu’il l’ait trompée avec le baron de Raittolbe, un de ses anciens soupirants, Raoule provoque sa mort dans un duel truqué et transforme le corps de Jacques en une poupée de cire à usage sexuel, exhibée dans la scène finale du roman. Ce texte semble s’inscrire dans les codes du roman de mœurs du xixe siècle : exception faite de la dernière phrase du roman sur laquelle nous reviendrons, il ne représente jamais directement l’acte sexuel et fait usage de la gaze libertine, qui limite la censure étatique tout en garantissant une circulation plus large du texte par la publicité due au scandale (Angenot, 1986 ; Abramovici, 2003). Mais cette gaze libertine recèle encore une autre fonction : elle en appelle à la complicité d’un lectorat informé ou non et permet une vaste spéculation sur la nature de la relation sexuelle entre les protagonistes. Ceci entraînera la trajectoire particulière du roman, entre États-Unis et France, qui nous permet d’en faire un cas d’étude idéal pour réfléchir à la possibilité de construire une généalogie française du queer. En effet, comme nous le verrons après avoir passé en revue les réceptions états-unienne et française dans les années 1980, le roman est non seulement qualifié de « queer » ou « proto-queer » par les critiques états-uniennes, mais il est également qualifié de « bizarre » dès sa parution en France, comme en témoigne sa première réception, à laquelle cette contribution se consacre principalement. Dans le cadre des analyses généalogiques sur la sexualité de Michel Foucault, reconnaître l’usage historique de l’insulte « bizarre » comme assignation à une sexualité minoritaire n’implique pas de considérer le roman de Rachilde comme une œuvre queer. En effet, il faut se garder d’appliquer le concept de « genre », qui n’existe pas encore, à des rapports sexuels psychiatrisés (Foucault, [1975] 1999, p. 263-265) : ce que nous appelons « genre », au sens de rôle social, est, dans l’œuvre de Rachilde, en vérité indissociable de la sexualité dans la définition psychopathologique de la perversion au xixe siècle (Mazaleigue-Labaste, 2015, p. 21). La masculinisation et la féminisation des personnages apparaissent donc, dans le contexte de l’époque, comme un symptôme de leur perversion, selon le modèle de l’inverti (une âme masculine dans un corps féminin, par exemple), et non pas comme une critique, voire une déconstruction, des rôles de genre. Monsieur Vénus fait ainsi état d’un problème qui n’est pas directement celui du genre au sens d’un rôle social, mais bien celui d’une sexualité qui trouble ce que l’on appelle maintenant la performativité du genre.

Une double réception problématique

2On pourrait dire qu’il existe, du fait de la réception aux États-Unis et en France2 du roman, deux Monsieur Vénus. Quelque cinquante ans après la dernière réédition du vivant de Rachilde (1926), le livre réapparaît de part et d’autre de l’Atlantique avec sa réédition chez Flammarion en 1977. En Europe, Rachilde sera surtout lue par les spécialistes du mouvement décadent (Angenot, 1986 ; Geat, 1990 ; Dottin-Orsini, 1993 ; Lingua, 1995 ; Ducrey, 1999 ; Bollhalder Mayer, 20023), qui mettront l’accent sur sa place importante dans ce mouvement littéraire ; la thématique de la sexualité y est abordée dans le cadre plus général de l’esthétique décadente. Aux États-Unis, elle deviendra une autrice analysée, dans le cadre académique des queer studies, à l’aune des théories de la performativité du genre (Butler, [1990] 2006) par de nombreuses autrices (Besnard-Coursodon, 1984 ; Hawthorne, 1987 ; Ploye, 1993 ; Stillman, 1993 ; Felski, 1995 ; Holmes, 1996 ; Gantz, 2005). Cette réception américaine la qualifie d’écrivaine queer ou proto-queer, dans la mesure où elle affiche un « jeu textuel avec des discours normatifs qui concernent […] la sexualité et le genre, à des fins dénaturalisantes » (Downing, 2012, p. 18). Cette définition du queer souligne le brouillage des liens entre sexe biologique, genre et sexualité à l’œuvre dans l’écriture rachildienne. Il s’agit toutefois, selon Lisa Downing, d’un texte proto-queer uniquement car il ne s’inscrit pas dans un projet explicitement militant et ne s’accompagne pas d’une réflexion critique sur d’autres relations de pouvoir, par exemple la classe sociale. Une telle analyse s’apparente à ce que nous nommons le versant « herméneutique » du queer, qui interpréterait de manière perverse – en son sens, ici réapproprié par celleux qu’il stigmatise, psychopathologique de détournement de l’usage attendu d’un objet ou de la direction attendue d’un désir – les silences performatifs des œuvres (Sedgwick, [1990] 2008, p. 25), appelant à lire, entre les lignes, la dissidence sexuelle. La dimension subjective du regard queer (au sens d’une non-appartenance à l’hétérosexualité) qui pratique un tel « acte de lecture » est alors revendiquée (Cusset, 2002, p. 12). Cette lecture s’oppose à une réception de l’œuvre dans les milieux féministes dès 1980 qui met l’accent sur les opinions politiques conservatrices antiféministes de son autrice et sur sa valorisation du masculin : les personnages féminins de Rachilde semblent n’incarner le pouvoir qu’en endossant les attributs d ’un masculin oppressif, dominant et aliénant (Dauphiné, 1991 ; Dottin-Orsini, 1993 ; Jasser, 2004 ; Reid, 2010 ; Raoult, 2011). Cette approche, plutôt féministe que queer, considère les rapports de pouvoir d’un point de vue matérialiste et ne voit dans l’inversion des rôles qu’une reproduction sans vraie subversion.

3L’analyse de la réception de cette œuvre en son temps permet de nouer un lien entre ces différentes traditions et de tracer la généalogie française de la réception queer4 de Rachilde. Plus particulièrement, il s’agit d’historiciser le trouble suscité par le texte. Cette méthode ne vise pas à recouvrer une origine du concept ; d’inspiration foucaldienne, elle réfléchit à son émergence dans un contexte historique donné (Foucault, 1971), afin d’établir que le texte a été reçu en son temps comme « bizarre », avec un usage de ce terme très similaire à l’insulte « queer » utilisée dans le monde anglophone à cette époque, pour désigner la dissidence sexuelle.

4Cette approche présente plusieurs avantages : elle participe à la construction des mémoires gaies et lesbiennes et à l’historicisation d’une culture minoritaire en sortant du « présentisme queer [queer presentism] » (Valentine, 2022), c’est-à-dire la tendance du mouvement (américain) à ne se concentrer que sur l’histoire récente, complétée en France par un discours qui désignerait, à des fins disqualifiantes, le queer comme une nouveauté américaine (Perreau, 2018). Cette approche se souvient de surcroît que « queer » est, en plus de sa signification littérale de « bizarre », « tordu », « étrange », le renversement d’une insulte, autrement dit, un qualificatif d’abord assigné de l’extérieur qui devient ensuite une autodésignation (Lorenzi, 2017). En ce sens, analyser la réception de l’œuvre entraîne le nécessaire pas de côté pour s’extraire d’un débat textualiste et biographique. Plutôt que de réfléchir à la mesure dans laquelle on peut comprendre un texte du passé comme représentatif des enjeux liés à notre conception contemporaine du queer, cela permet de questionner la manière dont un texte voilé a pu être compris par des lecteurices qui en ont exposé, soit pour le célébrer, soit pour le condamner, les implicites, de façon à en articuler « l’axiologisation sexuelle » (Rubin, [1984] 2014, p. 86‑87). Nous verrons qu’il est pertinent de parler dans le cas de Monsieur Vénus d’un roman et d’une autrice assignés à la perversion et constitués comme déviants par la réception de l’œuvre, plus particulièrement par l’insulte sexuelle et la mobilisation du terme « bizarre » en ce sens précis. Cette assignation apparaît entre 1884 et 1889 dans des critiques journalistiques, une préface attribuée à Arsène Houssaye (1884) et une autre signée Maurice Barrès (1889), ainsi que dans un roman de mœurs intitulé Les Fellatores, attribué au journaliste Paul Devaux (Docteur Luiz, [1888] 2011).

Circonscrire le silence

5Les personnes queers, au sens historique et matériel d’un « terme parapluie » qui engloberait plusieurs expressions des sexualités considérées comme hors normes, créant leurs propres formes sociales et culturelles (Lauretis, 1991), n’ont pas attendu la naissance de la queer theory pour exister. Dès lors, l’idée que certains textes présenteraient un « trouble » qui s’exprime en des termes propres à une époque peut s’appliquer fructueusement à l’étude de notre œuvre. Dans le contexte historique de la fin du xixe siècle français, nous entendons ainsi le terme de « trouble » en lien avec une traduction française possible du titre de Judith Butler : « gender trouble » aurait pu se traduire, comme l’a signalé Danielle Perrot-Corpet, non par « trouble dans le genre » (titre finalement retenu) mais par « le problème du genre », ou par « le genre en conflit », options plus fidèles à la signification du terme anglais « trouble » (Perrot-Corpet, 2021, p. 124).

6D’un point de vue littéraire, les conditions du dicible en matière de sexualité dans les années 1880 – dans la presse et la littérature licites – sont très étroites, comme l’a montré Marc Angenot :

[…] toute mention du corps (du corps féminin surtout), de ses fonctions, de la génération, de la vie matrimoniale même peut être interprétée de façon grivoise ou choquante. Tout ce qui, de près ou de loin, par une dérive quasi illimitée, peut faire penser au sexe, au désir, à la nudité en vient à être absorbé dans l’immense tache aveugle de l’interdit. (1986, p. 10.)

7Par conséquent, les auteurices adoptent un style « gazé », dont l’usage a été identifié au xviie-xviiie siècle chez des auteurices comme Sade ou Crébillon afin d’éviter la censure et de rester dans le domaine de la littérature licite (Abramovici, 2003 ; Stora-Lamarre, 1990 ; Leclerc, 1991), tout en permettant un décodage pour le lectorat averti. Le roman de mœurs du xixe siècle reprend ce style gazé mais avec des évolutions. Comme au xviiie siècle, la sexualité y est abordée sous forme d’ellipses, d’épanorthoses et de périphrases. Cependant, l’élargissement des savoirs en matière de sexualités au xixe siècle hiérarchise et organise les sexualités par rapport à un idéal reproductif qui relègue les autres formes sexuelles, comme l’homosexualité, au rang de perversions (Foucault, [1975] 1999, p. 138)5. L’émergence de la psychopathologie comme science voit également apparaître des modèles de théorisation de l’homosexualité comme celui de l’inversion (Murat, 2006, p. 15).

8La littérarisation de la médecine et la médicalisation de la littérature aboutissent à une diversification des modèles de sexualité dans les imaginaires (Angenot, 1986, p. 35) même si un seul est considéré comme relevant d’une sexualité moralement bonne. Dès la Troisième République, c’est aussi l’époque d’une visibilisation, sur le ton du scandale, de certains modes de vie homosexuels (Gury, 1999a et 1999b ; Revenin, 2005 ; Tamagne, 2006). Ainsi, le mécanisme de la gaze libertine se trouble par les conditions mêmes dans lesquelles ce procédé est utilisé : comme l’a montré Peter Cryle, son efficacité dépend d’un imaginaire de la sexualité codifié et partagé qui n’a plus cours au xixe siècle. Si « les ellipses de Crébillon sont d’une efficacité pleine d’esprit parce que les plaisirs dont il parlait étaient soigneusement codifiés » (Cryle, 2006, p. 191 ; ma traduction), ce n’est plus le cas dans les romans qui mettent en scène une sexualité secrète que les personnages peuvent deviner mais qui ne l’explicitent jamais pour les lecteurices, ce qui

[…] entraîne quelque chose comme une question ouverte. Est-ce que les lecteur·rice·s expérimenté·e·s devaient aussi le deviner, ou simplement vivre avec la tension constante du non-savoir ? (p. 191.)

9Ce trouble dans le décodage de la gaze s’explique par le trouble que l’écriture rachildienne, dans notre cas, instille dans l’énonciation en présentant un corps désarticulé qui ne performe pas le script attendu d’une sexualité où, comme l’a montré l’historienne Anne-Marie Sohn, « l’homme propose, la femme dispose » (Sohn, 1996, p. 107). En effet, dans la scène finale de la première édition du texte, on voit Raoule embrasser la poupée de cire à l’effigie de Jacques, activant « un mécanisme [qui] l’anime en même temps qu’il fait s’écarter les cuisses » (Rachilde, [1884] 2022, p. 188). La formulation étrange de cette phrase ensuite censurée (la deuxième édition lira simplement « un mécanisme [qui] l’anime ») suite à un procès en Belgique (Dauphiné, 1991 ; Hawthorne, 2001 ; Sanchez, 2010) incarne la difficulté de se représenter l’acte auquel s’adonne Raoule sur le corps inanimé de Jacques. De qui le mécanisme fait-il s’écarter les cuisses ? Le déterminant défini et l’ellipse laissent planer l’ambiguïté sur la pratique sexuelle en elle-même, ambiguïté qui constitue le moteur de toute la narration. Toutefois, ce secret n’est pas également partagé : au sein de la diégèse, certains personnages semblent identifier le type de relation sexuelle en jeu, tandis que d’autres sont exclus ; au niveau de la réception, c’est le même mécanisme qui se met en place, puisqu’il dépend du degré de connaissance en matière de sexualité de chaque lecteurice.

10Cependant, il s’agit bien d’un secret de polichinelle car, s’il reste indicible, le texte le murmure : pour les lecteurices, la présence même de ce silence signale qu’une certaine sexualité est mise en scène. En effet, nous considérons avec Eve K. Sedgwick qu’au cours du xixe siècle tout secret se met à désigner, par synecdoque, une sexualité avec des personnes du même genre :

[…] savoir signifiait savoir sexuel, et secret, secret sexuel, une sexualité particulière que l’on avait distinctement constituée en tant que secret s’était en fait déjà développée et constituait par conséquent un objet de choix pour l’anxiété épistémo-sexuelle, désormais insatiable et exacerbée, propre au sujet au tournant du siècle. (Sedgwick, [1990] 2008, p. 91.)

11Ainsi, le texte devient le site de la perversion que les lecteurices sont amené·es à décoder, soit parce qu’ils ou elles en sont, et se reconnaissent ; soit parce qu’ils ou elles savent, à la manière des médecins :

[…] les histoires de pathologies sexuelles de la fin-de-siècle ouvrent régulièrement un espace narratif en permettant à de précieuses perversions morales dissimulées – des perversions du désir – de se manifester progressivement comme des symptômes physiques. (Cryle, 2006, p. 192 ; ma traduction.)

12Dans le contexte d’écriture de Monsieur Vénus, le titre ainsi que la masculinisation ou féminisation inversée (par rapport à leur assignation de genre) des personnages renvoient immédiatement à l’homosexualité, ce que les lecteurs perçoivent largement.

Gazer son aveu, signaler sa connaissance

13Ce double rapport entre savoir et sexualité, en particulier homosexualité, explique la position compliquée des critiques face au texte. Ces derniers (ce sont tous des hommes) ont affaire à la même contrainte que l’autrice : obligés, afin de ne pas être censurés par la presse, de reprendre un « langage codé » (Angenot, 1986, p. 41), ils se retrouvent obligés de réagir au silence au cœur de l’œuvre. Deux postures se dégagent de notre corpus : soit l’exhibition codée d’une connaissance, soit l’aveu d’ignorance.

14Du côté de l’exhibition de cet « événement indicible bien qu’il soit murmuré » (Cryle, 2006, p. 97 ; ma traduction), la reproduction d’un courrier anonyme en épigraphe de la préface de la seconde impression de la première édition, attribuée à Arsène Houssaye, témoigne d’une peur de la compromission qui affiche sa connaissance du secret :

Je suis très libertin encore quoique très vieux et je ne veux pas me compromettre en la compagnie de cette horreur de Jacques Silvert.
Cependant, voici des réflexions venues à mon oreille en lisant l’histoire de l’éphèbe en question. Faites-en ce qu’il vous plaira mais anonymement. ([Houssaye], 1884, n. p.)

15La prétérition quant au refus d’écrire une préface, l’usage du terme « horreur » pour marquer son dégoût, et le mot « éphèbe », qui connote l’homosexualité (Courouve, 1985, p. 107-108), lui permettent de témoigner de sa compréhension de l’œuvre tout en évitant une mise en danger. Mais si l’horreur affichée attire une attention scandaleuse sur le livre, la connaissance peut être également utilisée pour discréditer l’autrice : Jules Boissière, dans une critique du livre, dépeint le personnage de Jacques en un type social, qu’il aurait croisé maintes fois à « l’Eden disparu de la Reine-Blanche » (1884, n. p.). La Reine-Blanche était un bal à Pigalle qui, fermé depuis le début de 1884, abritait, selon une brève du Petit Caporal, « une clientèle toute spéciale » (1884, n. p.). La préface de Maurice Barrès pour la deuxième édition censurée du livre, intitulée « Complications d’amour » (Barrès, 1889), contient des allusions à l’homosexualité par son titre même, puisque l’amour compliqué est une référence à l’écrivain français Astolphe de Custine, qui fut impliqué au début du siècle dans un attentat qui révéla son homosexualité au grand jour (Diethelm, 2013). Il qualifie également Rachilde de « cerveau infâme » (Barrès, 1889, n. p.), terme qui connote historiquement l’homosexualité (Courouve, 1985, p. 139-142). Enfin, il aborde le sujet par une périphrase qui montre bien l’intrication entre l’effémination et le désir homosexuel dans les constructions médicales de l’époque : « On verrait, avec effroi, quelques-uns arriver au dégoût de la grâce féminine, en même temps que Monsieur Vénus proclame la haine de la force mâle. » (Barrès, 1889, n. p.)

16La réception du texte par Jean Lorrain est moins allusive. Ce dernier indique par paronomase, dans son portrait de Rachilde, qu’il s’agit des fornications entre « Mlle Sapho et M. Ganymède » (Lorrain, 1886, p. 6). L’homosexualité féminine est plus facile à dire, étant un motif érotique et littéraire prisé (Albert, 2005) ; l’homosexualité masculine continue à impliquer une plus grande compromission, d’autant plus pour un Jean Lorrain directement concerné (Craske, 2020, p. 336). Cela explique peut-être la pudeur de la tournure célébrant « cette perversité aigüe dans la curiosité [qui] conduit parfois les unes à Lesbos et les autres ailleurs » (Lorrain, 1886, p. 6), sans l’empêcher d’affirmer quelques lignes plus loin que Jacques Silvert, « absolument désexué par Raoule de Vénérande, prend son rôle assez au sérieux pour s’offrir au cousin de Raoule, un musculeux officier de hussards » (p. 7). Cette phrase témoigne d’une prise de position quant à un passage ambigu du texte dans lequel Jacques, en visite chez le baron de Raittolbe, adopte une attitude telle que ce dernier menace d’appeler « la police de mœurs » (Rachilde, [1884] 2022, p. 172) ; après avoir finalement constaté, au bordel, que les femmes ne lui plaisent plus, il se précipite dans la chambre à coucher du baron en « costume de femme » (p. 179). En explicitant ces deux scènes ambigües, Jean Lorrain fait une interprétation sexuelle d’un passage gazé, témoignant de la manière dont son point de vue situé d’homme qui éprouve du désir pour d’autres hommes lui permet de dévoiler cette scène.

17Cependant, les critiques peuvent également entrer, face à ce secret de polichinelle, dans une rhétorique de l’aveu d’ignorance, une technique d’écriture paradoxale qui permet de désigner indirectement les pratiques sexuelles que l’on pense représentées dans l’œuvre sans toutefois en parler. Cette fausse confession, dispositif central de l’expression moderne de la sexualité qui est contrôlée non pas par une répression, mais par une obligation de dire, sans en dire trop (Foucault, [1976] 2014, p. 79-80), apparaît ici pour souligner la compréhension du non-dit. Chez Achille Mélandri, autre critique de Rachilde, par exemple :

J’avoue, pour ma part, n’avoir pas tout compris. Oui, mademoiselle, j’en fais l’aveu en rougissant. Il y a dans cette histoire tel mannequin articulé dont l’usage pratique ne me paraît nullement démontré. (Mélandri, 1884, p. 5.)

18Émile Goudeau n’en dit pas moins lorsqu’il affirme son ignorance quant aux procédés de féminisation employés par Raoule :

Monsieur Vénus n’est autre qu’une femme, Raoule de Vénérande. Cette Raoule tient romanesquement et rageusement à devenir un homme ; et alors, pour arriver à ses fins, elle fémininise [sic] – on ne sait comment – son amant. (Goudeau, 1884, p. 2.)

19Dès lors, les conditions mêmes du dicible et de l’indicible ainsi que la pluralisation des imaginaires de la sexualité sous forme du catalogage médical des perversions induisent une « lecture perverse » des œuvres qui constitue, au xixe siècle, non pas une anomalie, mais bien la condition sine qua non du discours autour des sexualités. Face à cela, la menace de la compromission oblige à un clair positionnement axiologique.

Le « bizarre » comme traduction de l’insulte « queer »

20Au début du xixe siècle, un être « bizarre » désigne d’abord un personnage aux mœurs anormales et incompréhensibles. Le terme devient ensuite un jugement esthétique positif sous le romantisme et jusqu’à la fin-de-siècle. L’acception du bizarre comme ce qui résiste à l’entendement (Borderie, 2011, p. 93) ne doit pas se comprendre en un sens uniquement intellectuel ou psychologique : en ce sens, est bizarre toute forme de sexualité ou d’amour qui résiste aux catégories proposées, comme la binarité homme-femme et la naturalisation du rapport dominé-dominant. Claude Courouve signale que les goûts « bizarres » se mettent à désigner, par périphrase, l’homosexualité reléguée à la marginalité, souvent par référence à la mode, accolée aux qualificatifs comme « bizarre », « étrange », « fantasque », « particulier » et « spécial » (Courouve, 1985, p. 26 et 28). La réception critique de Rachilde appuie cette affirmation. Cette concomitance du régime du bizarre et de l’étrange avec la perversité apparaît de manière exemplaire chez Jean Lorrain : « Ce livre étrange devait fatalement plaire à M. Barbey d’Aurevilly, le maître par excellence de l’étrange, le grand évêque in partibus du diocèse de la Perversité […] » (Lorrain, 1886, p. 6). Le livre est régulièrement désigné comme une « curiosité », que ce soit pour en déplorer l’influence ou en faire un éloge ambigu : un amour des « bizarreries » et des « situations excentriques » nuirait à la qualité de l’œuvre selon Jules Boissière (1884) tandis que, selon Barrès, cette « curiosité […] restera au même titre que certains livres du siècle dernier, que nous lisons encore après que des ouvrages plus parfaits ont disparu » (Barrès, 1889, n. p.). Cette avalanche de qualificatifs trace une généalogie directe entre le queer au sens contemporain et le bizarre comme expression d’une variance sexuelle. On le voit dans la chronique d’Henri Fouquier, qui s’exprime sous le pseudonyme féminin de Colombine :

Je suis irritée, je l’avoue, contre cette mode perverse de nos esprits, qui cherche à mettre de l’étrangeté dans l’amour. L’étrange, c’est la négation du beau, et le culte du beau, c’est peut-être la plus forte morale en même temps que la plus douce. (Colombine, 1884, n. p.)

21La beauté est ici associée, de manière toute platonicienne, au bien, et l’étrange au mal et à la laideur (Borderie, 2011, p. 182-191), mais également à la perversité, par glissement.

22Catherine Lingua montre par ailleurs la dimension indéniablement sexuelle du bizarre décadent : la place centrale de l’androgynat idéalisé incarne « l’image du corps apatride, l’aspiration à une sensualité le plus souvent pléthorique et résolument hors-norme » (Lingua, 1995, p. 56) autour du motif de l’éphèbe (p. 80-81). En redéfinissant la beauté comme « une représentation outrageuse des acquis culturels normatifs » et « une stylisation capricieuse voire monstrueuse des données naturelles » (Lingua, 1995, p. 74), le mouvement décadent valorise l’inversion de genre pour son artificialisation totale des rapports qui entraîne des condamnations morales, notamment de ces supposés Pygmalions « détraqués des deux sexes, dont la Galatée est un être bizarre, […] qui mettent des jupes à l’Antinoüs et des culottes à Diane ! » (Colombine, 1884). Cette métaphore d’auteurices pygmalionesques qui dépeignent des personnages ambigus est liée dans le paradigme de l’inversion aux homosexualités.

23Cette compréhension de l’esthétique décadente comme expression d’une prolifération inquiétante des formes de la sexualité – dans la rue comme dans les traités médicaux – explique les accusations omniprésentes d’actes contre-nature : Boissière déplore l’érotique rachildienne en célébrant les « platoniciens et [les] paillards, ceux qui ont aimé de toutes les manières et dans toutes les positions mais toujours suivant les sacrosaintes lois de la nature » (1884, n. p.). Cette accusation d’hybris sexuelle – on l’accuse de vouloir « dépasser » (Colombine, 1884, n. p.) la nature – renvoie bien à une acception de « bizarre » qui marquerait la déviance sexuelle. On aurait donc tort d’amputer ce motif esthétique d’une dimension sexuelle ; a fortiori, cela établit un usage du mot « bizarre » similaire et simultané au mot queer, qu’il traduit, en anglais, comme l’a montré George Chauncey pour désigner les personnes au tournant des xixe-xxe siècles qui dévient des normes sexuelles, en particulier pour stigmatiser les signes d’effémination (Chauncey, [1995] 2003, p. 43).

24Nous basculons alors dans un régime de désignation par l’injure qui fonde « l’interpellation hétérosexuelle », c’est-à-dire la désignation des personnes queers comme autres, anormales, bizarres ; cette partie « visible » de la manière dont le langage véhicule profondément les structures sociales, mentales et sexuelles de l’hétérosexualité dominante (Eribon, [1999] 2012, p. 93) apparaît fortement dans les critiques de Monsieur Vénus.

Logiques de l’insulte sexuelle

25Du « bizarre » au « pervers », donc : si certains critiques valorisent le sujet du roman en en faisant un roman médical, défendant ainsi le choix du sujet, comme Louis Vialatte qui assène, catégorique, que Rachilde a « compris [sa] fin de siècle névrosée et avide de raretés » (Vialatte, 1886, n. p.) ou un chroniqueur anonyme qui témoigne du projet d’« ouvrir des nouvelles voies à la psychologie en dépeignant des natures féminines bouleversées par la dépravation » (Scapin, 1885, n. p.), la mobilisation d’un vocabulaire médical se fait, pour l’essentiel, afin de condamner moralement le contenu du roman avec le seul langage qui pouvait aborder la sexualité de manière explicite (Angenot, 1986, chap. I). Sous couvert d’analyse littéraire, les critiques utilisent la psychiatrie afin de se distancier de la marginalité sexuelle des personnages, adoptant le rôle des médecins devant se disculper d’un « soupçon de complaisance » (Angenot, 1986, p. 22) :

Les vices de Raoule de Vénérande – une dinde hystérique – et de Jacques Silvert – un Antinoüs de barrière – sont de ceux qui viennent naturellement obséder les rêves des jeunes désœuvrées. (Boissière, 1884, n. p.)

Cette histoire, c’est celle d’une femme qui se marie, et par une effroyable perversion de toutes choses, fait de son mari une femme et d’elle-même un homme. (Colombine [Henri Fouquier], 1884, n. p.)

Et j’laisserais pas volontiers lire ça à Dédèle, qui s’mettrait à faire l’homme et à vouloir me féminiser. — Ah ! Mais non, pas de ça, ma vieille ! (Trublot, 1885, p. 3.)

26Les trois extraits montrent bien l’identification entre genre et sexualité dans ce contexte : le pouvoir des femmes qui performent un genre masculin entraînerait une diminution du pouvoir des hommes par effémination (Dottin-Orsini, 1993, p. 17‑18). Ce terme ambivalent peut « désigner aussi bien celui qui fréquente trop les femmes que le partenaire passif d’une relation masculine » (Courouve, 1985, p. 98). C’est cette ambiguïté qui apparaît dans les deux insultes que Jules Boissière adresse aux personnages : l’insulte « dinde hystérique » fait référence à une pathologie féminine nouvellement psychiatrisée, tandis que le terme « Antinoüs de barrière » fait référence à la fois à l’homosexualité et à la classe sociale prolétaire de Jacques Silvert6. D’un point de vue homophobe, il est considéré comme le partenaire passif de cette relation, comme étant la « femme », ce qui expliquerait l’utilisation du terme « homme » pour désigner la position (sexuellement active) de Raoule.

27Une telle lecture s’enrichit avec l’étude d’un document au statut différent, Les Fellatores. Mœurs de la décadence (Docteur Luiz, [1888] 2011). Son caractère plus explicitement pornographique l’a relégué dans l’Enfer de la Bibliothèque nationale7, mais ce texte témoigne de l’appartenance de Monsieur Vénus à la culture homosexuelle en son temps : les lectures perverses de l’œuvre ont également été faites par des personnes qui se reconnaissaient dans ce qu’elles lisaient. Les Fellatores, « vrai roman présenté comme un pamphlet » (Cardon dans Docteur Luiz, 2011, p. 5), offre un témoignage sur la vie prostitutionnelle masculine dans le Paris fin-de-siècle, dont la misogynie et l’homophobie, peut-être stratégique, n’amenuisent pas l’intérêt. Dans ce texte, un chapitre entier est dévolu à Rachilde, intitulé « Rachildisme » – lui conférant, en accolant à son nom une perversion propre, une importance paradoxale que la postérité ne lui a pas accordée. Que Rachilde soit prise comme cible peut s’expliquer par un incident : elle a donné une gifle à Paul Devaux, l’auteur présumé de ce pamphlet, lors d’une conférence dans laquelle il aurait tenu des propos misogynes (Cardon, 2011, p. 21). Cependant, le chapitre est trop détaillé pour qu’on puisse le comprendre comme une simple réponse diffamatoire.

28D’un point de vue thématique, le roman traite de la pratique du « fellatorisme », c’est-à-dire l’art de la fellation sur des individus qui sont considérés comme des « biberons » (Cardon, 2011, p. 12). Rachilde y est présentée comme vivant avec « un jeune poète qui compose des vers de cette force et qui les met en action : Nous, les éphèbes bruns descendus des Sodomes » (Docteur Luiz, [1888] 2011, p. 84), allusion transparente à l’homosexualité de, vraisemblablement, Léo d’Orfer (Marius Pouget), avec qui Rachilde a en tout cas collaboré dans de nombreuses publications (Finn, 2002, p. 21). Ce dernier est d’ailleurs qualifié de « poète bizarre » (Docteur Luiz, [1888] 2011, p. 84). En plus de fréquenter un homme perçu comme homosexuel, elle serait devenue

[…] subitement le champion du fellatorisme par un livre que Titine et Clapotis [pseudonymes de deux des personnages – NDA] considéraient comme le catéchisme du parfait biberon. […] Le piquant du volume, pour les adeptes, consiste dans ce fait : d’une femme devenue par amour la fellatrix d’un pignouf ! (p. 84.)

29Une « fellatrix » désignerait une femme qui pratiquerait une fellation active, déviant du rapport hétérosexuel attendu, sur Jacques Silvert. La fellation fait partie des très nombreux actes considérés comme des pratiques sexuelles qualifiées de mauvaises, chez Richard von Krafft-Ebing, par exemple : « Ces horreurs sexuelles ne semblent se rencontrer que chez les débauchés qui, rassasiés des jouissances sexuelles naturelles, ont vu en même temps s’affaiblir leur puissance. » (1895, p. 507.) Au xixe siècle, l’affirmation de Rubin selon laquelle la sexualité possède « des formes d’oppression et d’inégalité qui lui sont propres » (Rubin, [1984] 2014, p. 66) est particulièrement pertinente : toute pratique sexuelle considérée comme mauvaise alimente le soupçon, et assigne ici Raoule à la communauté homosexuelle8.

30D’une part, ce pamphlet témoigne de la reconnaissance indirecte de ces pratiques au sein d’un regroupement d’hommes prostitués, ce qui atteste a minima de la participation de ce livre à une culture homosexuelle. D’autre part, Rachilde est successivement qualifiée par la narration d’« individualité semi-femme, semi-garçon » (Docteur Luiz, [1888] 2011, p. 84), d’« être dévoyé, au sexe incertain » (p. 84), de « tribade » (p. 84) et enfin de « femme-tapette9 » (p. 85). Ces injures, qu’on considérerait aujourd’hui comme homophobes et transphobes, sont intimement liées à l’acte sexuel, source de leur « énergie émotionnelle ». Autrement dit, les insultes permettent de qualifier l’acte sexuel comme homosexuel, indépendamment de l’intentionnalité de l’autrice. Rachilde est donc assignée à la perversion et à la déviance, d’une part, par une insulte qui fonctionne toujours comme un « rappel à l’ordre sexuel » (Eribon, [1999] 2012, p. 102) et, d’autre part, par le fait que des membres de la communauté injuriée se reconnaissent dans son texte. Devaux suggère également que Rachilde est consciente de ce public potentiel :

Pour répondre au désir d’un certain nombre de ses lecteurs [et] moins difficile que la femme à barbe, elle fait assavoir qu’elle accepte les hommes grêlés. C’est précisément ce qui plaît à la coterie fellatorienne, ce qui fait le succès de ces hallucinations cantharidées que cette femme-tapette livre à la curiosité de cette clientèle de pourris. (Docteur Luiz, [1888] 2011, p. 85.)

31Ce pamphlet affiche une trace, forcément partiale et spéculative, d’une réception homosexuelle du roman de Rachilde en 1886, et d’interactions entre Rachilde et ce public. C’est ici que la dynamique relationnelle du secret (homo)sexuel retombe sur sa créatrice : l’autrice est elle-même ramenée à sa propre monstruosité.

« Vous ne relevez pas de la critique, mais de la clinique »

32L’idée d’une Rachilde monstrueuse provient du biais autobiographique qui ne confère aucune autonomie aux œuvres de femmes par rapport à la vie de leur créatrice (Planté, [1989] 2015, p. 92-94). Ainsi, la phrase lapidaire donnée en titre (Lepelletier, 1887, p. 1) condense la manière dont la réception critique de Rachilde se double d’une « hystérisation du corps de la femme » (Foucault, [1976] 2014, p. 137) qui renvoie la sexualité féminine du côté de l’anormalité. Dès lors, nous pouvons également comprendre l’extrême misogynie des critiques de Rachilde comme une réaction à son identification comme membre du « troisième sexe », catégorie endogène qui naît à la même période et constitue l’ancêtre le plus proche du militantisme homosexuel (Courouve, 1985, p. 223 ; Murat, 2006, p. 172-176). Comme cet aspect a été largement étudié, nous nous contentons de pointer les éléments qui rattachent Rachilde à ce troisième sexe, qui rassemble les homosexuels (surtout ceux considérés comme passifs), les lesbiennes (surtout viriles) et les femmes émancipées, qui « défont les préjugés, les attributs et les limites culturellement attachés à leur sexe » (Murat, 2006, p. 79). Camille Islert a déjà montré que les mêmes insultes sont utilisées pour les femmes lesbiennes et celles que l’on appelait les femmes auteurs (2022, p. 34), et le discours critique de l’époque en donne un exemple parlant :

Songez donc ! Une jeune fille qui vit seule, qui mène la vie plus ou moins désordonnée de nos noceurs, qui s’habille en homme, qui va à Bullier10 et qui signe des livres que l’on cache et que l’on n’ose pas avouer avoir lus. Vous pouvez bien penser qu’il n’en faut pas davantage pour donner une telle fille au diable et la gratifier sans appel de la plus abominable réputation. C’est donc une chose bien établie aujourd’hui, Rachilde est un monstre. (Arlequin, s. d.)

33Cette virilisation de Rachilde, dans son mode de vie également, la renvoie à la monstruosité doublement, ce qui explique les violents appels à « enferme[r] l’auteur » (Boissière, 1885) ou une comparaison à une « malheureuse qu’on aperçoit à travers les grilles de la Salpêtrière, retroussant ses jupes et montrant avec défi ses tristes nudités au visiteur qui tourne les yeux, nullement excité, pas même indigné » (Lepelletier, 1887, p. 1). Rachilde incarne le point de croisement entre la création fantasmatique du « bas-bleu » (Planté, [1989] 2015, p. 15) et la déviance sexuelle. Le terme de « monstre » était courant pour désigner les femmes qui écrivaient : signifiant la « double exception, à la règle de son sexe, à la création littéraire » (Planté, [1989] 2015, p. 231), l’existence même d’une femme écrivant était renvoyée, par le langage, au domaine de l’anormalité par rapport au règne de la nature, notamment à cause de la nature sexuellement stérile d’une telle création (Planté, [1989] 2015, p. 49). Dès lors, les catégories de « bas-bleu » et de « monstre » se croisent : « De cette chasteté11, espèce de troisième sexe aussi énigmatique que séduisant, Mlle Rachilde a fait le mystère et l’attrait de ses livres sinon la réclame de sa vie » (Lorrain, 1886, p. 7). En sus du contenu de ses œuvres, la vie de la jeune Rachilde entre dissidence sexuelle et émancipation individuelle semble donc avoir attiré un public à son image.

Une lignée paradoxale

34C’est ainsi qu’il est possible de tracer une généalogie du terme « queer » dans l’espace culturel francophone : en portant une attention accrue à la réception d’œuvres controversées, et en restant attentifs et attentives à la manière dont les stigmates se déplacent et évoluent en même temps que les normes de la sexualité. L’étude du témoignage historique de tels stigmates déplace la question par rapport aux débats souvent oiseux qui consistent à déterminer, a posteriori, les intentions et la sexualité d’un auteur ou d’une autrice, en tentant de combler une ellipse biographique et textuelle selon les fantasmes du moment. En revanche, porter une attention accrue à la manière dont les œuvres sont établies, par la réception, comme relevant d’une forme de « déviance » ou de « perversion » incarnée par le terme « bizarre » nous permet de construire une histoire du queer qui résonne au présent, en montrant également comment ces phénomènes construisent une « mémoire des œuvres » (Schlanger, 1992). La place centrale de l’insulte permet également de faire attention à ne pas diluer ce concept dans une acception uniquement textuelle, discursive ou esthétique en s’inscrivant dans l’historique de contrôle des sexualités non hétérosexuelles, ce qui se reflète dans les textes de Eve K. Sedgwick ([1990] 2008), Gayle Rubin ([1984] 2014), Dorothy Allison ([1994] 1999) ou Ellen Willis ([1969-1989] 2022). Mais se dessine également la perspective qu’offre la méthode généalogique : « ce qu’on trouve, au commencement historique des choses, ce n’est pas l’identité encore préservée de leur origine – c’est la discorde des autres choses, le disparate », rappelait Foucault (1971, p. 148). Autrement dit, le contexte historique d’émergence de cette littérature critique sur la catégorie de perversion ne s’inscrit pas dans une pensée progressiste, égalitaire, visant à élargir collectivement le spectre des possibilités sexuelles. Au contraire, cette pensée s’élabore au sein d’une frange de la société hostile au féminisme de la première vague et à la République, individualiste, fascinée par les possibilités esthétiques du « bizarre » et qui ne liait à la liberté sexuelle aucune des valeurs progressistes qui lui sont accolées depuis 1968. Voilà pourquoi Rachilde n’est pas queer ; ce qui ne l’empêche pas d’avoir pensé les problèmes d’une sexualité non conforme à une norme dominante.