Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entre musique et littérature, des comparaisons « où l’Indécis au Précis se joint » ?
Fabula-LhT n° 33
Musique et réflexivité de la littérature
Lucia Pasini

Imaginaires musicaux du long xixe siècle : une lecture à distance

Musical imaginations in the long 19th Century: a distant reading

1La dialectique entre musique et littérature dans le cadre de discours littéraires autoréflexifs a été significative à différents degrés tout au long du xixe siècle en France, des premiers feux du romantisme jusqu’à la période symboliste à la fin du siècle. L’interaction entre les deux arts a suscité un intérêt considérable, documenté dans plusieurs ouvrages significatifs. Parmi ceux-ci, on trouve La Lyre désenchantée. L’instrument de musique et la voix humaine dans la littérature française du xixe siècle (Tibi, 2003), qui analyse les représentations littéraires des producteurs de son ; Sens et musicalité. Les voix secrètes du symbolisme (Estay-Stange, 2014), qui élabore une poétique et une poïétique de la musicalité ; et Ut musica poesis. Modèle musical et enjeux poétiques de Baudelaire à Mallarmé (1857-1897) (Albrecht, 2012), qui explore la rivalité artistique entre ces deux formes d’expression. Mon travail s’inscrit dans la lignée de ces recherches tout en suivant une trajectoire parallèle, puisqu’il élargit la période examinée au long xixe siècle, de la Révolution à la Première Guerre mondiale, et adopte une approche méthodologique quantitative.

2Cette contribution se propose d’explorer plus spécifiquement deux axes de réflexion. Tout d’abord, étant donné que la musique est un thème fréquemment abordé dans la production littéraire française du xixe siècle, que ce soit en poésie ou en prose, peut-on observer une différence dans le traitement des sujets musicaux en fonction du genre auquel appartiennent les textes examinés ? Bien sûr, un clivage entre la première et la deuxième moitié du siècle a été déjà identifié : le modèle romantique est désacralisé et déconstruit, en particulier à partir des années 1850, sous l’influence de courants esthétiques tels que le Parnasse et, plus tard, le symbolisme. Cependant, au-delà de cette distinction chronologique, est-il possible de déceler, d’une part, des continuités qui transcendent cette périodisation et, d’autre part, des particularités propres au moyen d’expression textuel, indépendamment des contextes et des esthétiques des textes considérés dans leur singularité ? Deuxièmement, la question diachronique reste toutefois pertinente : le xixe siècle français présente-t-il des particularités le distinguant des siècles précédents en ce qui concerne l’emploi de références musicales au sein des discours métalittéraires ?

3Afin d’interroger un corpus étendu et d’envergure significative, j’emploierai une méthode dite de « lecture à distance ». Cette expression a été introduite par Franco Moretti pour désigner l’analyse quantitative à grande échelle de vastes ensembles de textes littéraires1. Bien qu’une exploration exhaustive des caractéristiques de cette approche et des débats qui l’entourent dépasse le cadre de cette contribution, il est néanmoins pertinent de rappeler ses principes fondamentaux. En premier lieu, la lecture à distance se caractérise par l’utilisation de grands corpus, ouvrant ainsi la voie à des résultats inédits que l’étude de corpus restreints ne permettait pas d’atteindre (Birkholz et Budke, 2021, p. 206). En outre, elle met en évidence l’ampleur de la production littéraire généralement laissée de côté, soit la quasi-totalité des œuvres d’une époque donnée par rapport au canon littéraire. Cette méthode souligne ainsi les limites d’une lecture de près face à l’immensité du matériel textuel disponible (Bonino et Tripodi, 2020, p. 367).

4En accord avec ces observations, le corpus de cette étude, qui se monte à 1 317 textes2, a été divisé en différents sous-corpus en fonction de caractéristiques réputées pertinentes pour la question de recherche examinée. Tout d’abord, les textes datant du long xixe siècle (1789-1914) ont été séparés de ceux antérieurs à 1789 (216 textes). Ce dernier sous-corpus s’étend d’environ 1100 (Tristan et Iseut de Béroul) à 1788 (Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre). Il est traité comme un ensemble unique, non pas pour être analysé en lui-même, mais pour servir de point de comparaison et mettre en évidence les spécificités des deux autres sous-corpus du xixe siècle. L’objectif est d’établir si ces derniers présentent des spécificités remarquables par rapport aux siècles précédents. Par ailleurs, on comparera entre eux les deux sous-corpus constitués pour le xixe siècle, qui distinguent la poésie (396 textes) de la prose (705 textes)3. Il convient de noter que par « poésie », j’entends ici la production poétique en vers ainsi qu’en prose, tandis que par « prose », je fais référence à la prose narrative ou romanesque.

5D’un point de vue pratique, l’analyse comporte plusieurs volets que je vais brièvement passer en revue. Tout d’abord, j’ai établi des listes contenant les mots les plus fréquents des corpus et les présentant de manière ordonnée. Ensuite, j’ai étudié les associations de mots en identifiant des groupes de différentes tailles (bigrammes, trigrammes, etc.), ce qui m’a permis de repérer les expressions récurrentes. J’ai également analysé la distribution des mots afin de mettre en évidence ceux qui apparaissent significativement plus souvent, ou au contraire très rarement, dans un corpus par rapport aux autres. Dans un second temps, j’ai approfondi l’analyse des mots-clés liés à mes problématiques : j’ai examiné leur utilisation courante dans des contextes locaux, j’ai identifié les séquences lexicales adjacentes contenant ces mots-clés, et j’ai déterminé quels mots leur sont souvent associés. Ces étapes ont été appliquées à chaque sous-corpus décrit précédemment en employant le logiciel AntConc4.

6Dans ce qui suit, je me concentrerai en premier lieu sur l’augmentation de l’utilisation du terme « voix » dans la poésie du xixe siècle, comparée aux œuvres antérieures à 1789. J’approfondirai ensuite la comparaison entre la poésie et la prose, notamment en étudiant l’évocation du chant et de la lyre. J’examinerai également les associations récurrentes des termes liés à la musique dans les différents sous-corpus, c’est-à-dire les contextes dans lesquels ces termes apparaissent fréquemment ensemble. Cette analyse me permettra de mettre en lumière des variations dans l’association entre musique, poésie et peinture. Enfin, en me penchant de plus près sur certains textes particuliers, j’analyserai comment la poésie, au xixe siècle, est souvent présentée comme une forme de chant.

L’émergence de la voix

7La première observation qui émerge est que, dans tous les corpus analysés, le domaine du sonore n’est pas dominant. Aucun des corpus ne présente de termes relevant du champ sémantique de la musique, du chant ou des instruments musicaux parmi les mots les plus fréquemment utilisés (annexe 1)5. Ce constat doit, à mon sens, inviter à la prudence au moment de passer des observations pratiques aux réflexions théoriques : les conclusions d’ordre général qu’il est possible de tirer de cette étude ne doivent pas conduire à penser que le discours sur la musique, et en particulier le discours autoréflexif impliquant la musique ou des références musicales, serait un aspect très répandu dans la production littéraire du xixe siècle.

8Une autre observation pertinente concerne les différences entre les productions littéraires antérieures et postérieures à 1789. Plutôt que de m’engager dans une analyse exhaustive de ces différences, je me focaliserai sur la place du champ lexical lié au sonore. Un résultat significatif réside dans l’augmentation de l’utilisation du terme « voix » dans la poésie du xixe siècle (corpus nommé ci-dessous « Poésie ») par rapport aux œuvres antérieures à 1789 (corpus « Pré19 ») – dans ce dernier corpus, prose et poésie n’étant par ailleurs pas distinctement séparées (tableau 1).

 

Tableau 1. Comparaison des mots à fréquence élevée dans les corpus Poésie et Pré19.

 Freq_Poésie 

 Freq_Pré19 

 Diff_Poésie 

 Diff_Pré19 

 Rel_Poésie 

 Rel_Pré19 

 âme

13267

2651

384

111

0,1559

0,0301

 ombre

8990

923

379

162

0,1057

0,0105

 rêve

4335

92

359

36

0,0509

0,001

 ciel

11610

3594

387

183

0,1364

0,0407

 soleil

7003

1392

382

150

0,0823

0,0158

 voix

9507

3153

382

182

0,1117

0,0357

 azur

3078

132

314

63

0,0362

0,0015

 regard

3765

637

348

133

0,0442

0,0072

 enfant

5921

1756

364

153

0,0696

0,0199

 horizon 

2183

112

323

44

0,0257

0,0013

 sourire 

2323

170

324

55

0,0273

0,0019

 

9Dans ce tableau sont consignées les fréquences de certains mots dans les deux corpus examinés. Les colonnes « Freq_Poésie » et « Freq_Pré19 » indiquent le nombre d’occurrences du mot dans chaque corpus, tandis que les colonnes « Diff_Poésie » et « Diff_Pré19 » représentent le nombre de textes dans lequel le mot apparaît. Il est crucial de faire la distinction entre ces deux mesures, car il est possible qu’un mot ait une fréquence élevée au sein du corpus mais une diffusion limitée, c’est-à-dire qu’il soit très présent dans un nombre restreint de textes, ce qui ne le rend pas nécessairement significatif pour l’ensemble du corpus. Un exemple est l’enchaînement « bruit résonne », qui apparaît près de dix fois dans le corpus de la poésie du xixe siècle, mais seulement dans deux textes : dans les Poésies d’Éphraïm Mikhaël (1890) et dans Les Cariatides de Théodore de Banville (1842 – voir plus spécifiquement le poème Loys). Bien que cet exemple ne soit pas présent dans ce tableau, il révèle à quel point il est important de considérer les deux aspects. Enfin, les colonnes « Rel_Poésie » et « Rel_Pré19 » indiquent les fréquences relatives des mots à l’intérieur des deux corpus. Celle-ci diffère de la fréquence absolue, dont les valeurs se trouvent dans les colonnes « Freq_Poésie » et « Freq_Pré19 » : la fréquence absolue d’un mot désigne le nombre d’occurrences de ce mot à l’intérieur d’un corpus, tandis que, lorsqu’on calcule la fréquence relative d’un terme, on aborde le nombre d’occurrences en proportion d’un tout. La fréquence relative permet de comparer plus facilement deux corpus dont les tailles diffèrent considérablement. J’ai inclus ici les valeurs du mot « voix », ainsi que, à titre d’exemple, celles d’autres mots dont la fréquence est exceptionnellement élevée dans le corpus de la poésie du xixe siècle par rapport à la production littéraire antérieure. L’intégralité de ce tableau, ainsi que du tableau 2, est consultable dans l’annexe 2.

10Ce résultat est particulièrement notable car le corpus de comparaison, composé de textes antérieurs à 1789, inclut tout aussi bien de la prose que de la poésie. En prose, des expressions telles qu’« à haute voix » ou « baissant la voix », que l’on retrouve souvent dans la description de l’énonciation dans les dialogues, sont fréquentes, alors qu’elles sont rares en poésie. Ainsi, la fréquence exceptionnelle du mot « voix » dans le corpus de la poésie du xixe siècle suggère à la fois un effet d’époque et une spécificité liée au genre littéraire – et ce même si, dans l’ensemble, les résultats de cette étude semblent laisser entendre que les changements en diachronie sont plus marqués que les contrastes en synchronie entre poésie et prose.

Différences génériques

11Un élément frappant lors de la confrontation entre le corpus de la poésie et celui de la prose au xixe siècle est d’ailleurs lié à l’évocation de la lyre (un instrument associé à la poésie depuis la Grèce antique) et du chant (tableau 2). En effet, on peut voir que ces deux termes sont nettement plus fréquents dans le corpus de la poésie que dans celui de la prose (nommé « Prose » ci-dessous). De plus, à l’intérieur du corpus de la poésie, ils sont utilisés de manière autoréflexive par les poètes pour décrire leur propre pratique, ou, au moins, la pratique poétique à une époque antérieure. Si cet usage du verbe « chanter » fera l’objet de réflexions ultérieures, je m’attarderai dès à présent sur les représentations de la lyre, érigée en véritable symbole de l’activité de création poétique.

 

Tableau 2. Comparaison des mots à fréquence élevée dans les corpus Poésie et Prose.

 Freq_Poésie 

 Freq_Prose 

 Diff_Poésie 

 Diff_Prose 

 Rel_Poésie 

 Rel_Prose 

 âme

13267

18364

384

662

0,1559

0,0416

 ombre

8990

9021

379

636

0,1057

0,0204

 cœur

16710

36075

389

684

0,1964

0,0817

 azur

3078

1388

314

369

0,0362

0,0031

 vent

6027

7812

369

639

0,0823

0,0253

 onde

2021

553

258

196

0,0238

0,0013

 aurore 

2435

1122

316

334

0,0286

0,0025

 rêve

4335

5460

359

606

0,0509

0,0124

 lyre

1385

400

219

145

0,0163

0,0009

 chante

1853

1115

302

381

0,0312

0,0062

 lys

1249

312

174

104

0,0147

0,0007

 

12Chez Théodore de Banville, ainsi, la lyre est un attribut de la muse dans la « Ballade en faveur de la Poésie dédaignée » ([1873] 1899, p. 363-364), et la poésie elle-même est désignée par l’appellation « enfant à la lyre » dans le poème XII du « Songe d’hiver » dans les Cariatides ([1842] 1864, p. 110). L’instrument est également identifié à la « Poésie » par le même poète dans l’ode célébratoire « La Gloire de Molière », récitée au théâtre de l’Odéon en 1851 (Banville, 1864, p. 388). Chez Louise Ackermann, par ailleurs, la poésie résulte de l’union de la parole chantée et de la lyre lors de sa première apparition dans l’Antiquité grecque (Ackermann, 1874, p. 32). Quant à Alphonse de Lamartine, il confie à la lyre un rôle central : chez lui, elle atteint une telle autonomie que le concours de l’élément humain devient superflu et que l’instrument produit tout seul une « trace harmonieuse » ([1823] 1871, p. 161), sans que le poète doive intervenir pour que poésie il y ait6.

13Au-delà de cet emploi ponctuel chez ces deux derniers auteurs, la récurrence de la lyre chez Banville est remarquable : en effet, en plus des pièces que je viens de citer, celui-ci compose plusieurs poèmes où la lyre est présente dès le titre. C’est le cas de « La Lyre morte » (dans Les Cariatides), de « L’Âme de la lyre » (dans Les Stalactites), de « La Lyre » (dans Le Sang de la coupe), de « La Lyre dans les bois » (dans Rimes dorées) et de « Toute la lyre » (dans Sonnailles et clochettes). De la sorte, on observe chez Banville une véritable obsession qui le conduit à thématiser cet instrument tout au long de sa carrière, de son premier recueil paru en 1842, alors qu’il avait dix-neuf ans, jusqu’à sa production tardive des années 1890 (voir Gomita, 2015) ; ce qui ne veut pas dire que cette obsession personnelle n’est pas aussi représentative d’un imaginaire d’époque qui associe la lyre à la pratique poétique.

Musique, poésie et peinture

14Les liens étroits entre musique et poésie apparaissent clairement dans le corpus poétique du xixe siècle, où la voix et la lyre occupent une place centrale. Ces éléments se dégagent notamment par la comparaison des textes de cette période avec ceux antérieurs à 1789, ainsi qu’avec les textes en prose du même siècle. Je me suis particulièrement concentrée sur les textes poétiques, car ils montrent une prédilection marquée pour les domaines vocal et musical, notamment dans des contextes de description métapoétique. Cependant, il est également intéressant de noter les similitudes entre ces corpus. On remarque alors que les discours sur la musique dans les trois corpus sont souvent accompagnés de références à d’autres arts, comme la poésie et la peinture. Les trois tableaux (3, 4 et 5) ci-dessous illustrent les mots les plus fréquemment associés au champ lexical musical dans les trois corpus. L’intégralité de ces tableaux est consultable dans l’annexe 3.

 

Tableau 3. Co-occurrences du terme cible « musi* » (corpus Pré19).

 FreqG 

 FreqD 

 Diff 

 Vraisemblance 

 Effet 

 bals

6

2

8

79,939

8,623

 peinture

4

7

11

54,504

7,052

 dictionnaire 

6

0

1

42,795

6,566

 voix

8

10

15

39,101

2,801

 chanter

5

5

8

35,986

3,943

 cathédrale

0

3

1

31,757

9,044

 chantre

4

0

4

28,377

6,539

 poésie

3

3

4

28,302

4,791

 peintres

2

2

3

26,881

6,267

 lyrique

1

2

2

25,703

7,604

 apprendre

5

3

2

24,725

3,547

 

Tableau 4. Co-occurrences du terme cible « musi* » (corpus Prose).

 FreqG 

 FreqD 

 Diff 

 Vraisemblance 

 Effet 

 poésie

131

129

70

1299,933

4,998

 peinture

42

47

49

481,262

5,301

 italienne

11

37

10

269,845

5,46

 instrumentale 

0

18

9

181,438

8,659

 danse

13

29

33

156,403

4,039

 française

6

44

14

147,401

3,434

 théâtre

38

19

25

128,441

2,87

 entendre

53

28

53

118,523

2,179

 poète

33

15

29

117,564

3,032

 déclamation

10

6

4

100,067

3,947

 peintre

19

15

25

99,747

4,423

 

Tableau 5. Co-occurrences du terme cible « musi* » (corpus Poésie).

 FreqG 

 FreqD 

 Diff 

 Vraisemblance 

 Effet 

 confidentielle

2

4

2

63,451

9,005

 voix

31

26

44

60,598

1,791

 régiments

3

4

6

54,091

6,99

 peinture

5

7

6

46,044

4,125

 carillon

6

2

5

43,327

5,308

 peintres

6

2

8

40,719

5,067

 piano

3

5

7

39,071

4,914

 tristement

9

1

2

36,508

3,983

 poésie

5

11

12

36,349

2,885

 accompagnement 

0

5

3

35,895

2,449

 physique

5

2

5

33,258

4,815

 

15Ici, la colonne « FreqG » indique le nombre de fois qu’un mot apparaît parmi les cinq mots à gauche du terme cible, tandis que la colonne « FreqD » indique la même chose pour les cinq mots à droite. La colonne « Diff » indique le nombre de textes dans lesquels cette co-occurrence survient. Il est intéressant de noter par exemple, dans le tableau 3, que, lorsque la diffusion est très limitée, c’est-à-dire lorsque la co-occurrence est rare, les mots concernés peuvent être surprenants. On constate ainsi que le champ lexical de la musique peut être associé de manière statistiquement significative à des mots comme « dictionnaire » ou « cathédrale ».

16Enfin, la colonne « Vraisemblance » mesure la probabilité que le mot dans la première colonne apparaisse en même temps que le terme cible7, tandis que la colonne « Effet » mesure le degré de proximité. Les mots qui apparaissent presque toujours ensemble (et donc dont l’un des deux apparaît rarement isolément) auront une valeur plus élevée dans cette colonne que ceux qui apparaissent rarement ensemble. Pour éviter des distorsions dues aux différents taux de fréquence de certaines co-occurrences, cette mesure est normalisée en fonction de la fréquence d’apparition du binôme. Par exemple, dans le tableau 5, la mesure de l’effet pour le mot « confidentielle » est très élevée par rapport aux autres mots du même tableau. Cela signifie que, même si ce mot apparaît très rarement dans le corpus, ces occurrences sont presque toujours liées à la musique. À l’inverse, pour le mot « voix », ses nombreuses occurrences dans le cadre du champ musical ne représentent qu’une minorité de ses occurrences totales.

17Pour en revenir à la question de départ sur le rôle de la musique dans le discours littéraire autoréflexif et sur la cohabitation des références à la musique avec des termes évoquant les autres arts, il est clair, d’après l’observation des tableaux, que la comparaison du discours portant sur la musique entre les trois corpus ne fait pas émerger de différences significatives sous cet aspect. Les discours littéraires sur la musique, qu’ils soient en vers ou en prose, de l’âge classique, romantique ou symboliste, restent imprégnés de références à d’autres arts, notamment à la peinture. Une fois cette continuité établie, il est intéressant d’interroger ces discours sous un autre angle, celui de la représentation de la poésie. Je n’analyserai pas les représentations de la littérature, car celle-ci n’apparaît jamais sous ce nom dans les discours autour de la musique dans les œuvres littéraires examinées : les tableaux montrent que, lorsque l’art musical et l’art littéraire sont rapprochés, ce dernier est toujours présenté en tant que poésie, et non en tant que prose.

18Les co-occurrences du terme cible « poésie » sont présentées dans les tableaux 6 à 8 ci-dessous (l’intégralité de ces tableaux est consultable dans l’annexe 4). On observe une différence notable entre le corpus des textes antérieurs à 1789 et celui de la poésie, d’une part, et le corpus de la prose, d’autre part. Les deux premiers font d’abord référence à la peinture et seulement ensuite à la musique dans leurs discours sur la poésie. En revanche, le corpus de la prose privilégie la musique comme référence principale et se tourne moins fréquemment vers la peinture dans des contextes analogues.

 

Tableau 6. Co-occurrences du terme cible « poésie » (corpus Pré19).

 FreqG 

 FreqD 

 Diff 

 Vraisemblance 

 Effet 

 françoise

1

34

3

403,25

9,724

 lyrique

0

5

3

57,851

9,767

 éloquence

3

4

5

55,543

7,151

 peinture

5

3

5

50,114

5,934

 dramatique

0

4

2

44,061

9,371

 épique

0

3

2

30,463

8,754

 parabolique

1

1

1

26,937

11,108

 probablement 

0

3

1

35,339

7,523

 musique

2

3

4

24,71

4,959

 enchanteresse 

0

3

2

23,619

7,108

 philosophie

2

2

2

22,31

5,431

 

Tableau 7. Co-occurrences du terme cible « poésie » (corpus Prose).

 FreqG 

 FreqD 

 Diff 

 Vraisemblance 

 Effet 

 musique

59

57

55

625,174

5,289

 art

49

23

48

296,733

4,342

 peinture

23

19

22

248,15

5,673

 prose

12

17

22

192,533

6,208

 éloquence

9

14

13

113,883

4,966

 dramatique 

4

14

12

106,222

4,201

 française

1

23

16

91,675

2,811

 amour

33

28

48

73,828

1,938

 charme

13

9

19

73,286

3,736

 antique

7

14

16

72,854

3,844

 religion

14

11

15

70,749

3,341

 

Tableau 8. Co-occurrences du terme cible « poésie » (corpus Poésie).

 FreqG 

 FreqD 

 Diff 

 Vraisemblance 

 Effet 

 philosophie 

11

8

10

111,047

5,623

 française

1

13

12

74,321

5,229

 sainte

17

8

24

61,85

3,052

 peinture

11

3

8

60,243

4,479

 musique

11

5

12

47,822

3,466

 ambroisie

4

5

8

45,628

5,052

 amour

34

21

35

39,58

1,422

 moderne

0

9

9

37,525

4,378

 littérature 

5

3

5

37,083

4,729

 prose

3

5

6

30,684

4,125

 faveur

6

2

4

28,984

3,962

 

19On considère généralement que, dès la fin du xviie siècle, le règne de l’ut pictura poesis décline au profit d’un nouvel intérêt pour la musique. Cette dernière est perçue soit comme un modèle à imiter, soit comme un ensemble de moyens expressifs que l’art poétique peut s’approprier à des fins créatrices (Tibi, 2014). Si la prose du siècle suivant semble confirmer cette évolution, la poésie, en revanche, reste davantage liée au modèle pictural lorsqu’elle s’exprime sur elle-même. Bien que l’on reconnaisse le rôle de l’image et de l’imagination visuelle dans la production poétique du xixe siècle – on pense, par exemple, aux Parnassiens, et en particulier à Théophile Gautier, qui s’adonna à la peinture avant de manier la plume –, la conviction que le modèle musical supplante le modèle pictural est souvent exprimée (Brunetière, 1888, p. 221 ; Albrecht, 2012, p. 59 ; Picard, 2014, p. 319). Pourquoi cependant ce préjugé persiste-t-il, alors même que la présence du modèle pictural demeure tout aussi significative ?

20Bien que les textes théorisant l’union de la musique et de la poésie, comme le Traité du verbe de René Ghil (1886), soient exclus des corpus analysés ici, il serait logique que cette union se manifeste également dans les textes eux-mêmes. Pourtant, cela n’apparaît pas plus que l’association entre poésie et peinture. Une explication possible réside dans le découpage temporel que j’ai choisi : je suis partie de l’idée d’un long xixe siècle débutant en 1789, alors que le modèle musical ne devient dominant en France que vers la moitié du siècle, et mon analyse ne prend pas en compte les changements diachroniques au sein de la période. C’est là une conséquence inévitable des segmentations effectuées sur le corpus. Néanmoins, ces segmentations ont été conçues pour étudier des spécificités génériques en dépassant le prisme diachronique, qui constitue l’angle d’analyse habituellement privilégié. De ce point de vue, le long xixe siècle, pris dans toute son étendue, ne se distingue pas comme une période particulièrement marquée par la musique dans le discours poétique autoréflexif, bien qu’il le soit davantage que le siècle précédent.

21En outre, un autre facteur qui pourrait expliquer ces résultats est que le discours académique sur la culture littéraire d’une époque se construit souvent autour des auteurs canoniques, même si le rôle du canon littéraire est de plus en plus questionné de manière critique (Diaz, 2014). Or, le corpus de cette étude inclut également de nombreux auteurs mineurs (comme Louis-Ange Pitou, Frédéric Monneron ou Henri Beauclair, parmi d’autres), souvent plus conservateurs, au sens étymologique du terme, et donc moins novateurs et moins reconnus, car ils répètent des formules déjà établies. Ainsi, ces auteurs, plus enclins à rester fidèles à l’ancien modèle pictural, sont également plus rapidement oubliés par le récit officiel de l’histoire littéraire, sans doute en partie parce qu’ils demeurent attachés à des valeurs considérées comme dépassées à leur époque.

22En tout cas, la musique, tout en occupant une place importante dans la réflexion littéraire du xixe siècle, ne supplante pas totalement le modèle pictural, notamment dans la poésie, qui semble maintenir un lien fort avec l’imaginaire visuel. L’analyse des co-occurrences fragilise l’idée d’une hégémonie absolue de la musique sur les autres arts dans le discours littéraire autoréflexif pendant cette période.

« Je veux chanter, dit le jeune poète » : la poésie comme chant

23Cette citation d’Armand Silvestre (1892, p. 232) n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’usage autoréflexif du chant dans le discours littéraire, et en particulier dans le discours de la poésie sur elle-même. En un mot, la poésie est perçue comme un chant – la septième édition (1878) du Dictionnaire de l’Académie française indiquant que, si le terme « chant » désigne, au sens propre, « [l’é]lévation et [l’]inflexion de voix sur différents tons, avec modulation », et s’il « se dit, par extension, de [c]ertaines pièces de poésie qui se chantent ou peuvent se chanter », il est aussi utilisé pour parler, « figurément et poétiquement, de [t]oute composition en vers8 ». En effet, la littérature du xixe siècle traite la poésie comme de la musique, bien qu’elle ne soit pas littéralement musicale, ce qui entraîne une confusion entre la musique en tant qu’art sonore et le musical en tant que qualité poétique. Cette confusion dépasse la simple synecdoque et devient même prescriptive, comme dans le cas célèbre de l’« Art poétique » de Verlaine ([1884] 1902, p. 311-312) : « De la musique avant toute chose ». Ce phénomène est perceptible à travers un changement dans les co-occurrences des mots appartenant au champ lexical du chant dans les textes antérieurs et postérieurs à 1789. Plus précisément, comme le montrent les tableaux 9, 10 et 11, on observe une transformation des associations lexicales : certains mots voient leur usage décliner. L’intégralité de ces tableaux est consultable dans l’annexe 5.

 

Tableau 9. Co-occurrences du terme cible « chan* » (corpus Pré19).

 FreqG 

 FreqD 

 Diff 

 Vraisemblance 

 Effet 

 voix

76

75

67

393,957

3,159

 lyre

30

26

28

282,063

5,019

 vers

92

78

61

235,531

2,104

 madrigal 

14

12

1

178,625

6,349

 verset

14

3

2

129,709

6,888

 muse

18

15

21

90,107

3,258

 boire

8

21

11

89,145

3,531

 sonnet

17

21

5

84,002

2,832

 danse

10

9

14

74,965

4,204

 musique 

13

12

17

64,736

3,144

 poème

11

5

9

61,213

4,113

 

Tableau 10. Co-occurrences du terme cible « chan* » (corpus Prose).

 FreqG 

 FreqD 

 Diff 

 Vraisemblance 

 Effet 

 voix

379

403

348

1647,695

2,743

 rossignol 

62

59

91

832,321

6,365

 chœur

73

87

95

762,863

4,824

 coq

61

63

83

736,428

5,685

 hymne

16

63

58

495,863

5,931

 romance

11

57

48

432,558

5,992

 entendre 

173

36

139

374,892

2,476

 musique

63

73

84

326,758

2,993

 marseillaise 

9

37

32

304,758

6,183

 monotone

13

50

53

285,446

4,647

 accompagnant 

9

34

37

252,592

5,638

 

Tableau 11. Co-occurrences du terme cible « chan* » (corpus Poésie).

 FreqG 

 FreqD 

 Diff 

 Vraisemblance 

 Effet 

 oiseau

240

103

145

814,538

2,962

 rossignol

80

60

77

590,748

4,393

 troubadour 

29

34

9

375,798

5,653

 doux

207

182

154

337,406

1,585

 chœur

44

83

84

243,82

2,581

 gai

37

52

26

192,341

2,786

 joyeux

78

57

74

167,292

1,964

 romance

11

31

30

148,477

3,878

 amour

179

265

176

143,166

0,903

 sonore

39

42

55

138,921

2,402

 harmonieux 

14

47

33

132,812

2,799

 

24Avant 1789, on chante des vers, des sonnets ou des poèmes ; après 1789, les références explicites à des formes littéraires se font plus rares. À partir de ce moment, la poésie elle-même étant perçue comme un chant, il n’est plus nécessaire de spécifier la forme poétique de ce qui est chanté, mais plutôt son contenu : on chante alors, par exemple, « les genêts, les bruyères, les fêtes, les légendes et les industries du pays » (Asselineau, 1869, p. vii). De plus, le verbe « chanter » est souvent utilisé de manière absolue, sans complément d’objet direct, pour désigner l’activité du poète. Par exemple, Aloysius Bertrand ([1842] 1868, p. 194) écrit : « et j’ai prié, et j’ai aimé, et j’ai chanté, poète pauvre et souffrant ! » Ainsi, le champ lexical du chant est intégré à celui de la poésie, les deux pouvant être employés de manière interchangeable pour désigner le même référent. Cela souligne également que le caractère musical est perçu comme une prérogative propre à la poésie, par opposition à la prose, qui peut être écrite mais difficilement chantée. Il est intéressant cependant de noter que, bien que le xixe siècle se distingue du siècle précédent par l’équivalence affirmée entre chant et poésie, l’opposition entre poésie (musicale) et prose (non musicale) n’est pas particulièrement marquée à l’époque.

25Un autre aspect notable de l’usage du champ sémantique du chant en poésie est sa stabilité tout au long du siècle. Bien que les connotations associées au chant, quand le mot est employé pour désigner la poésie, évoluent dans le temps et en fonction des appartenances d’école, l’équivalence entre chant et poésie reste relativement constante. Ainsi, il est tout à fait possible de rapprocher l’usage qu’en fait Lamartine – « du poète / Les plus doux chants sont des soupirs » ([1823] 1871, p. 158) – de celui qu’en fait Renée Vivien – « [Corinne, poétesse de la Grèce ancienne,] a chanté l’Hadès où languissent les fleurs / Elle a chanté l’effroi des êtres et des choses » ([1903] 1986, p. 135). Ces deux poètes, bien qu’éloignés de plusieurs décennies et séparés par des divergences irréconciliables en matière d’esthétique et de poétique, partagent une utilisation similaire du lexique du chant pour signifier l’activité poétique. La poésie, de plus en plus assimilée à une forme musicale, voit ainsi son lien avec le chant se renforcer, au point d’en devenir indissociable. Cette équivalence, qui traverse le siècle malgré les transformations des styles poétiques et les divergences esthétiques, témoigne d’une conception de la poésie comme art intrinsèquement musical.

*

26Cette exploration des représentations autoréflexives de la musique dans la littérature du xixe siècle révèle une dynamique complexe entre continuité et rupture dans la manière dont la poésie se définit par rapport aux autres arts, en particulier la peinture et la musique. Bien que la poésie de cette période soit souvent comprise à travers le prisme du chant, le discours métapoétique ne rompt pas totalement avec le modèle pictural qui avait dominé le siècle précédent. En effet, le xixe siècle, tel qu’examiné à travers cette approche quantitative, témoigne d’une richesse d’expressions où la poésie se distingue non seulement par son association intime avec la musique, mais aussi par une persistance du visuel issue de la tradition de l’ut pictura poesis.

27Ainsi, l’analyse menée dans cet article a révélé à la fois des constantes et des changements entre les corpus littéraires du xixe siècle et celui des siècles précédents. La production poétique du xixe siècle se distingue par une augmentation significative des évocations de la voix, un thème beaucoup moins présent dans la littérature antérieure. Toutefois, cela ne signifie pas une rupture totale avec les traditions précédentes. Par ailleurs, contrairement aux textes datant d’avant 1789, la poésie du xixe siècle se réfère fréquemment à elle-même en utilisant le champ lexical du chant, désormais si étroitement associé à la poésie que le verbe « chanter » est volontiers employé par le « je » lyrique de manière absolue, c’est-à-dire sans complément d’objet, pour désigner l’acte même de création poétique.

28En revanche, cette étude n’a identifié qu’un seul élément véritablement spécifique du point de vue de l’appartenance générique des textes, à savoir l’utilisation plus répandue dans la poésie que dans la prose des allusions à la lyre et au chant pour caractériser l’activité poétique. Cet élément est apparu lors d’une comparaison directe du corpus de la poésie et de celui de la prose, mais aucune autre différence significative en ce sens n’a émergé lors d’analyses plus générales des trois corpus. Cela suggère peut-être qu’en fin de compte, les spécificités liées à la diachronie sont plus nombreuses et plus significatives que celles liées au genre au sein d’une même période.

*

Annexes

29Les annexes de cet article sont consultables en cliquant sur ce lien : https://nakala.fr/10.34847/nkl.1b6863ji. DOI : https://doi.org/10.34847/nkl.1b6863ji.