Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Varia
Fabula-LhT n° 33
Musique et réflexivité de la littérature
Prunelle Deleville

Se réapproprier les mythes : l’Epistre Othea, Les Guérillères et le Brouillon pour un dictionnaire des amantes

Reclaiming myths: the Epistre Othea, Les Guérillères and the Brouillon pour un dictionnaire des amantes

1« Wittig et Zeig s’inscrivent […] pleinement dans une contradiction et une contre-tradition, critique et satirique » (Garréta, [1976] 2011, p. 13). Cette idée de « contre-tradition » nous semble tout à fait porteuse pour penser le rapport spécifique que trois autrices, des xve et xxe siècles, peuvent partager. Nous envisageons ainsi une comparaison entre l’Epistre Othea de Christine de Pizan (1405), Les Guérillères de Monique Wittig (1969) et le Brouillon pour un dictionnaire des amantes de Monique Wittig et Sande Zeig (1976).

2L’association entre époques contemporaine et médiévale s’inscrit dans une culture expérimentale de longue date, comme l’ont bien mis en lumière Florent Coste et Amandine Mussou (2018, § 6-7). Selon eux, cette culture se manifeste notamment à travers les travaux de Marc Bloch, poursuivis par ceux d’Alain Boureau et Daniel S. Milo dans Alter histoire (1991). Paul Zumthor a aussi envisagé la littérature contemporaine sous un jour nouveau en la confrontant avec la littérature médiévale. Umberto Eco (1985) révèle combien cette époque lointaine permet de faire une expérimentation sur notre culture moderne (Coste et Mussou, 2018, § 6-7). Penser le contemporain à travers l’époque médiévale et vice-versa permet non seulement de promouvoir l’actualité des questions que soulève le Moyen Âge, mais aussi de porter un nouveau regard sur notre littérature actuelle.

3Une comparaison entre Christine de Pizan et des autrices contemporaines se justifie également par la modernité de certains aspects de la position de cette autrice médiévale – on pense au scandale suscité par sa prise de parti dans la querelle intellectuelle du Roman de la Rose (Moreau, 2003, p. 2 ; Lacarrière, 2014, p. 8). Nombre de travaux la considèrent encore comme une figure inaugurale de l’histoire des féminismes – La Cité des dames, rédigée en 1405, a notamment été reconnue par la postérité pour sa célébration des grandes femmes du monde ancien et présent – même si la question du « féminisme » au Moyen Âge est à manier avec précaution (Reno, 1980 ; Hicks, 1984 ; Moreau, 2003 ; Valentini, 2013 ; Lacarrière, 2014). Cette notion appliquée à Wittig et Zeig est complexe aussi. « Féminin » et « féministes » s’opposent dans la pensée de Wittig ; « féminin » est disqualifié comme attribut foncièrement patriarcal, au profit de « lesbien », attribut quant à lui « féministe » en tant qu’il est directement politique.

4Le lien entre Monique Wittig et Christine de Pizan a déjà été pensé par Kate Robin (2010). Selon elle, la façon dont Monique Wittig recrée la culture correspond à une pratique récurrente chez d’autres écrivaines, dont les œuvres réinventent leur temps et le temps. Dans Les Guérillères de Wittig, « passé et présent deviennent inextricables, de même que les textes cités et les textes inventés » (Robin, 2010, § 14). Un principe similaire régit La Cité des dames, qui propose une galerie de femmes illustres, figures mythologiques, historiques, mais aussi contemporaines de Christine de Pizan. L’autrice y réfute les préjugés misogynes de son temps en défendant l’idée d’égalité de nature entre femmes et hommes, ainsi qu’en revendiquant l’accès des femmes au savoir.

5Par son rapport à la mythologie et donc au passé, un autre ouvrage de Christine de Pizan est tout aussi intéressant : l’Epistre Othea (rédigée en 1400-1401). Ce texte allégorique et didactique, fondé sur les légendes du passé et leur commentaire, est considéré comme un prélude à la défense plus radicale du féminin que Christine de Pizan perfectionne dans la cité littéraire qu’elle bâtit peu après. L’Epistre Othea laisse en effet poindre une réorganisation des récits mythologiques à des fins de mise en valeur de l’intellect et de la puissance féminines. D’un point de vue esthétique, cette réorganisation se base sur une structure complexe, parcellaire, qu’on pourrait rapprocher de l’esthétique de Wittig. Cette esthétique est éthique : chez Christine de Pizan, le « travail d’innovation littéraire implique une rupture très nette avec certaines traditions » (Dulac, 1988, p. 24). Ce travail semble commun à Christine de Pizan, Monique Wittig et Sande Zeig. Leur reprise de formes connues qu’elles renouvellent – l’épître et l’allégorie pour Christine de Pizan, l’épopée pour Les Guérillères ou le dictionnaire pour le Brouillon – est le prélude à l’écriture d’une nouvelle Histoire1. Ces textes ont en outre une dimension politique qui peut les rapprocher. L’Epistre Othea est politique dans son rapport aux miroirs aux princes2, des ouvrages qui réfléchissent au bon exercice du pouvoir, de soi et du monde. Par sa dédicace au fils du roi Charles VI, l’adresse d’Othéa à Hector – ce « jeune chevalier » dont Othéa cherche le perfectionnement – vaut aussi pour le prince. La toile de fond de la guerre de Troie instaure un arrière-plan politique. Pour Liliane Dulac (1988), l’œuvre fait en outre allusion à la situation du royaume de France en cette époque troublée, marquée par la folie de Charles VI (p. 24). Dans une autre mesure, Les Guérillères et le Brouillon pour un dictionnaire des amantes sont deux fictions politiques, parce qu’elles réécrivent la geste féministe et lesbienne des années 1970 (Turbiau, 2019).

6Christine de Pizan, Monique Wittig et Sande Zeig s’intègrent ainsi dans une réflexion esthétique, éthique et politique qui repose sur une reconfiguration et une réappropriation des mythes, si l’on entend le terme « mythe » dans le sens contemporain d’« une tradition, une image, un scénario ou un récit reconnus et répétés au sein d’une communauté humaine » (Gély, 2007, p. 48). « Il se modifie au gré de ses multiples variantes pour porter des problématiques politiques et éthiques adaptées aux enjeux du temps de l’écriture » (Martigny, 2017)3. Sans vouloir assimiler des projets nés dans des époques différentes, nous aimerions interroger la façon dont le rapport au passé dans ces œuvres a priori si distantes permet une réappropriation des mythes à vocation féministe pour la création d’une nouvelle Histoire. Plus précisément, en quoi la reprise de la mythologie permet-elle d’exprimer une vision poétique et politique en faveur des femmes ? La réappropriation des mythes passe par une première rupture avec la linéarité des récits mettant en avant la dimension lacunaire des usages de la mythologie. Cette première étape ouvre la création de nouveaux mythes, dont l’interprétation permet de se défaire de traditions herméneutiques qui ont occulté les femmes. Il s’agit ainsi de repenser le rôle poétique et politique des femmes.

Sortir de l’histoire pour une nouvelle Histoire

7Christine de Pizan, Monique Wittig et Sande Zeig invitent à un nouveau mode de lecture dont le sens se dégage de la sélection de tel ou tel mythe, de telle ou telle interprétation. Ce travail de sélection permet une réécriture du passé, en mettant en valeur des figures féminines sous-représentées et en ouvrant vers un futur où elles prendront toute la place qui leur est due. À cet effet, la forme joue un rôle crucial : elle détermine un nouveau rapport au passé. Gabriella Parussa (dans Christine de Pizan, 1999) définit l’Epistre Othea comme un texte « hybride, composite, déroutant » (p. 16). Son hybridité tient au fait qu’il reprend l’artifice littéraire de la forme épistolaire, l’épître que la déesse Othéa adresse au héros Hector, en même temps qu’il glose les différentes parties de la lettre imaginaire, selon le principe de l’interprétation allégorique très répandu dans la littérature médiévale. Christine de Pizan opère ainsi une fusion entre la lettre – épistolaire – et la lettre – ce que les médiévaux peuvent concevoir comme la fable, comme le premier niveau d’un texte qui mérite une interprétation allégorique par un sens second. On peut imaginer que ce dispositif, nouveau par son mélange de deux modes de lecture bien connus, a été déroutant pour les lecteurs de l’époque.

8Une autre nouveauté, potentiellement déstabilisante, réside dans la façon dont Christine de Pizan interprète « un texte de sa propre composition » (Parussa, dans Christine de Pizan, 1999, p. 17). Elle va ainsi à rebours de l’Ovide moralisé, la première traduction et moralisation française des Métamorphoses, à laquelle elle emprunte par ailleurs très souvent. En effet, elle ne traduit pas tous les mythes ovidiens, ou encore tous les récits de l’histoire de Troie qu’elle reprend. Elle sélectionne, coupe, réagence ; elle ne garde que des bribes, offrant au lecteur un objet composite. Ce morcellement repose néanmoins sur un agencement fixe et strict. L’œuvre se compose d’une série de 100 quatrains (sauf pour les cinq premiers passages) appelés « texte », agrémentés chaque fois d’un premier niveau d’interprétation en prose nommé « glose », puis d’un deuxième niveau interprétatif, en prose, intitulé « allegorie ». Ce modèle tripartite, associé à un chiffre rond, dessine une structure complexe, tournée vers une complétude ordonnée.

9La recherche formelle est donc constitutive de l’œuvre. Elle sert le projet d’instruction du jeune Hector par la déesse Othéa, qui livre des conseils spécifiques dans une série composée d’un « texte », suivie d’une « glose » et terminée par une « allegorie ». Cette forme porte aussi la nouveauté des interprétations et du rapport au passé que véhicule ce texte. En refusant la linéarité de la fable telle que la pratiquait l’auteur de l’Ovide moralisé, une de ses sources principales, Christine de Pizan peut prendre ses distances avec les légendes du passé. La recherche d’une forme propre, à l’unité quasi parfaite, permet de sortir de l’histoire imposée par le récit ovidien ou le récit de la guerre de Troie.

10Un souci de la forme, exprimé différemment, anime les deux œuvres de Monique Wittig et Sande Zeig. Dans le sillage du Nouveau Roman, Monique Wittig sort du cadre de la narration traditionnelle : dans Les Guérillères « elles arrive comme un choc pour le lecteur, comme une surprise ; puisqu’elles tient tout le récit il doit s’ensuivre une sorte de désorientation » (Wittig, [1969] 2019, quatrième de couverture). Le texte n’est pas un récit linéaire, progressif, malgré le motif récurrent des figures de femmes, mythologiques, historiques, quotidiennes, inventées ou non, dont les noms, groupés, se détachent du récit. Cet éclatement est plus manifeste encore dans le Brouillon pour un dictionnaire des amantes : éclatement de la figure de l’autrice, ici double dans la mesure où le roman est le fruit d’une écriture à quatre mains ; éclatement de la linéarité par la reprise du modèle du dictionnaire, par nature parcellaire, encore plus quand il est à l’état de « brouillon » ; éclatement du sens et notamment des significations habituellement attribuées à tel ou tel mot en rupture avec une relation androcentrée au langage. Ces effets expriment un nouveau rapport, dissident, à la culture traditionnelle.

11Cette rupture se manifeste par une esthétique de la lacune. Dans le Brouillon pour un dictionnaire des amantes, Monique Wittig et Sande Zeig exhibent les manques, les lacunes. Elles invitent ainsi à prendre conscience que toute nomenclature, toute présentation du réel est parcellaire, dans un monde où les détenteurs du savoir reproduisent une pensée dominante, « recensent pour mieux censurer » (Garréta, [1976] 2011, p. 13). La « disposition » du dictionnaire « permet de faire disparaître les éléments qui ont distordu notre histoire pendant les périodes sombres à partir de l’âge de fer jusqu’à l’âge de gloire. C’est ce qu’on pourrait appeler une disposition lacunaire » (Wittig et Zeig, [1976] 2011, p. 72).

12Christine de Pizan donne un sens assez similaire à l’agencement sélectif de l’Epistre Othea. Elle manifeste ainsi la lacune au sein de la tradition mythologique en conservant parmi les différentes interprétations du texte celle qui lui convient, voire celle qu’elle invente. Contrairement à ce que proposent les auteurs de l’Ovide moralisé ou de l’Histoire ancienne jusqu’à César, qu’elle reprend et qui relatent toutes les fables ou toute l’histoire de Troie, Christine de Pizan choisit. Elle retient seulement certains mythes et les réduit dans la forme brève du quatrain qui ne permet pas de raconter toutes les péripéties d’une légende, même si elle livre plus d’éléments dans la glose. Alors qu’elle exprime la multiplicité de sens que peut avoir le récit de la descente d’Orphée aux Enfers, elle revendique son choix : « Cette fable peut être comprise de plusieurs façons […] mais pour notre propos, il peut être dit que […] [Ceste fable peut estre entendue en assez de manieres […] mais a nostre propos peut estre dit que […] » (glose 70, l. 33-37 ; 1999, p. 298 ; ma traduction). La référence personnelle « a nostre propos » présente clairement la glose comme le fruit d’une réflexion et d’un point de vue sur les légendes du passé, dans une esthétique de la lacune qui s’affiche comme telle.

13Monique Wittig, Sande Zeig et Christine de Pizan recherchent donc des formes éclatées, fragmentaires, pour marquer une prise de distance vis-à-vis de certaines traditions. En mettant en lumière un mécanisme de sélection, de choix, elles affirment qu’elles ne trichent pas avec les textes du passé dans le sens où elles ne cachent pas leur dessein. Elles invitent ainsi à repenser notre rapport au passé et à une mémoire construite de toutes pièces et qu’elles proposent de reconstruire par la création de nouveaux mythes. Christine de Pizan, Monique Wittig et Sande Zeig ne cessent en effet de convoquer les mythes, pour mieux les réécrire, pour leur donner une nouvelle vitalité.

De nouveaux mythes

14En cela, le positionnement de Christine de Pizan est très subtil. Elle crée une nouvelle déesse, mais en la faisant passer pour incontestablement vraie et historique :

Othea, selon grec, peut estre pris pour sagece de femme ; et comme les ancians, non ayans ancore lumiere de vraye foy, adourassent plusieurs dieux, […] comme yceulz eussent coustume de toutes choses aourer qui oultre le commun cours des choses eussent prerogative d’aucune grace, plusieurs femmes sages qui furent en leur temps appellerent deesses. Et fu vraye chose, selon l’istoire, que, ou temps que Troye la grant flourissoit en sa haute renommee, une moult sage dame, Othea nommee […] (Epistre Othea, glose 1, l. 74-96 ; 1999, p. 199).

D’après la langue grecque, Othéa peut signifier la sagesse féminine ; et étant donné que les anciens, qui n’avaient pas encore la lumière de la foi, adoraient plusieurs dieux, […] et avaient coutume d’adorer tout ce qui sortait de l’ordinaire et se distinguait par quelque don supplémentaire, ils donnèrent le nom de « déesses » à plusieurs femmes. D’après l’histoire, c’est un fait avéré qu’au temps où s’épanouissait la grande Troie dans toute sa gloire, vivait une dame très sage, Othéa […] (ma traduction).

15Pour présenter sa nouvelle déesse, Christine de Pizan recourt au même style didactique des gloses, qu’elles soient les siennes ou celles de la tradition mythographique et allégorique. On retrouve le même mécanisme d’explication et d’analogie dans « peut estre pris pour […] » ou encore la référence à la vérité historique avec « comme les ancians ». Dans ce contexte énonciatif, l’expression « selon l’istoire » peut signifier « conformément à la vérité historique » ou référer à ce qui fait autorité, alors même que Christine construit ici une pure fiction qu’elle fait passer pour une vérité intangible. Avec l’invention d’Othéa, l’autrice n’évince pas Pallas, la déesse consacrée de la sagesse, puisqu’on la retrouve plus loin dans le texte, mais elle crée une figure nouvelle, libre de toute histoire et donc ouverte à une nouvelle Histoire. Othéa serait même « un emblème de l’entreprise proto-féministe de Christine de Pizan » (Lacarrière, 2014, p. 32) et sert à combler une lacune de la mythologie (Dulac, 1988, p. 27). Sa création nous semble essentielle en ce sens. Elle permet de sortir du cadre des interprétations traditionnelles de la mythologie et de l’histoire troyenne pour proposer la sagesse comme une faculté de l’intellect féminin. Mais Othéa est également en continuité avec la mythologie, si l’on considère que son nom serait la déformation du nom d’Athéna (Bühler, 1947, cité par Parussa, dans Chrisitine de Pizan, 1999, p. 22). Othéa s’inscrit donc à la fois dans la continuité mais aussi dans la rupture avec la tradition mythologique.

16La rupture est aussi de mise chez Wittig, qui ne crée pas une seule nouvelle déesse, mais plusieurs. On trouve ainsi, entre autres, Bacche dans le Brouillon, sur le modèle de Bacchus, ou encore une Œdipa dans Les Guérillères. Sous l’entrée « Bacche », on lit une nouvelle généalogie, une nouvelle histoire : « Bacche, née dans une cité des mères, a, la première, critiqué l’enfermement dans les villes pratiqué systématiquement par ses contemporains […] » (Wittig et Zeig, [1976] 2011, p. 37-38). Le Brouillon efface les figures masculines, complètement remplacées par des femmes audacieuses. Dans un dessein similaire, quand le nom d’un héros n’est pas féminisé, il est parfois repris, mais son image est complètement inversée :

Orphée, le serpent préféré de la femme qui marche dans le jardin, sans cesse lui conseille de manger du fruit de l’arbre du milieu du jardin. […] Sophie Ménade dit que la femme du verger aura la vraie connaissance du mythe solaire que tous les textes ont à dessein obscurci. (Wittig, [1969] 2019, p. 71)

17Comme chez Christine de Pizan, le mythe d’Orphée est réécrit, la faute ne portant plus sur Eurydice, mais sur son époux ; c’est ce que vise l’assimilation d’Orphée avec le serpent, alors que dans la légende le serpent frappe la femme. Se superpose également le mythe fondateur d’Adam et Ève. Cette fois-ci la femme a vraiment accès à la connaissance, selon un nouvel éclairage du mythe en opposition avec l’obscurcissement que Sophie Ménade révèle. Monique Wittig fait ainsi place aux femmes, en créant non seulement de nouvelles figures ou noms propres, mais également un nouveau nom commun, celui de « guérillère ». Cet ajout à la langue française vient combler une lacune qui permet de penser le rapport essentiel que les femmes peuvent elles aussi entretenir à un domaine traditionnellement réservé aux hommes, celui de la guerre, comme si le terme déjà existant « guerrière » ne suffisait pas à une réappropriation du monde par les femmes.

18Cette nouvelle approche de la mythologie redonnant une place aux femmes se traduit également à travers l’importance conférée aux Amazones, beaucoup moins centrales dans la mythologie que les héros masculins comme Jason, Hector, Achille, etc. Elles sont cruciales chez Wittig et Zeig. Les Guérillères racontent leur « épopée » et le Brouillon fait rayonner le nom de beaucoup d’entre elles, vraies ou fictives, en leur accordant une définition positive. Les Amazones semblent remplacer les héros, affirmant ainsi l’existence d’une puissance lesbienne : sous la plume de Wittig et Zeig, elles sont les « amantes », héroïnes en relation les unes avec les autres, ancêtres des lesbiennes féministes que représentent les autrices.

19Christine de Pizan accorde elle aussi de l’importance à ces figures d’Amazones qui sont passées sous silence dans les traductions ovidiennes. Elles ont notamment une place fondamentale dans La Cité des Dames, place qui se dessine déjà dans l’Epistre Othea. Même si elles sont davantage décrites dans l’Histoire ancienne de laquelle Christine de Pizan tire leur description, la référence aux Amazones intervient presque au milieu des 100 textes, comme un point nodal. Elle commence par le texte suivant :

Thamaris ne desprises pas
Pour tant se femme est, et du pas
Te souviengne ou Cyrus fu pris,
Car cher compara le despris (Epistre Othea, texte 57 ; 1999, p. 280).

Ne méprise pas Tamaris
Même si c’est une femme, et souviens-toi
Du passage où Cyrus fut attrapé,
Car il paya cher son mépris (ma traduction).

20Le sort de l’Amazone est lié à la condition féminine (« Pour tant se femme est »). Christine de Pizan souligne cette nature féminine pour lui redonner du prix. La glose raconte à cet effet l’histoire d’une femme digne d’estime : « une très valeureuse dame pleine de grande valeur, de grande bravoure et sagesse pour faire la guerre et gouverner [moult vaillant dame pleine de grant proece, de grant hardement et sagece en armes et en gouvernement] » (glose 57, l. 6-8 ; 1999, p. 280 ; ma traduction). Nous ne sommes plus dans le régime de la négativité, qui est celui du regard des hommes posé sur les femmes, mais au contraire dans celui de la plénitude absolue. On retrouve les valeurs chères à Othéa et qu’elle cherche à inculquer à Hector : la sagesse et l’art de la guerre. L’évocation de Tamaris, représentante des Amazones, dessine en creux une guerre des sexes. Christine de Pizan raconte en effet que « Cyrus, le grand roi de Perse, qui avait conquis maintes régions, se mit en mouvement avec une importante armée pour attaquer le royaume des femmes dont il estimait peu la force [Cirus, le grant roy de Perse, qui conquis avoit mainte region, o grant ost s’esmut pour aler contre le regne de femmenie dont il moult petit prisoit la force] » (glose 57, l. 9-12 ; 1999, p. 280 ; ma traduction). Cyrus a non seulement en tête de conquérir une terre, mais aussi de s’en prendre au royaume des femmes. Son comportement est emblématique de celui des hommes, notamment dans l’art de la guerre que ceux-ci croient maîtriser. L’imprudence de Cyrus semble ainsi symptomatique de celle que fustige tout le texte. La guerre de Troie est marquée par deux fautes similaires : celle du jugement irréfléchi de Pâris et celle d’Hector tué par surprise. À l’inverse, les Amazones sont réfléchies. Elles laissent par exemple entrer Cyrus sur leur territoire et ne se font pas connaître avant de l’attaquer.

21Le travail de Monique Wittig à partir des Amazones et celui de Christine de Pizan, plus circonscrit, procèdent donc d’une même valorisation des femmes, leur attribuant des vertus habituellement considérées comme masculines, à l’image de la force guerrière. Ces autrices s’appuient probablement sur les figures des Amazones pour bâtir un système de mythes qui leur sont propres, hors des cadres de la domination masculine. Bien des éléments de l’Epistre Othea attestent une réécriture des mythes qui engage une autre Histoire, c’est-à-dire une reconfiguration de la perception collective du passé en faveur des femmes. La question du mépris des femmes revient dans l’œuvre au sujet d’Andromaque :

Aussi te fais ja mencïon
D’Andromacha ; l’avisïon
Ta femme du tout ne desprises
Ne d’autres femmes bien apprises (Epistre Othea, texte 88 ; 1999, p. 324).

En outre, je te signale aussi
le cas d’Andromaque ; ne méprise en rien
le songe de ta femme
ni celui d’autres femmes bien instruites (ma traduction).

22Le même verbe « despriser », qu’on lit pour Tamaris, se trouve à la rime, mais cette fois-ci une nouvelle marche a été franchie. Le texte glisse du particulier au général (la première évocation de Tamaris n’allait pas vers le général), du mépris de l’homme à l’affirmation du savoir des femmes. On passe de la femme d’un homme, son épouse, à l’affirmation de Christine de Pizan selon laquelle il faut croire les conseils « aussi d’autres femmes sages [mesmement d’autres femmes sages] » (glose 88, l. 16 ; 1999, p. 325 ; ma traduction). À partir de l’exemple de Tamaris, Christine passe ainsi à un autre cas similaire, celui d’Andromaque, ouvrant sur un féminin plus large. Andromaque est en outre implicitement associée à Othéa, qui lit aussi l’avenir. Un réseau de femmes tutélaires se crée ainsi. L’existence de ce réseau se confirme par le dernier texte qui clôt l’œuvre sur l’évocation de l’éducation de l’empereur Auguste par une femme :

Cent autoritez t’ay escriptes,
Si ne soient de toy despites,
Car Augustus de femme apprist
Qui d’estre aouré le reprist (Epistre Othea, texte 100 ; 1999, p. 340).

J’ai écrit pour toi cent leçons de conduite,
ne les méprise pas,
car Auguste apprit d’une femme,
qui lui reprocha de se faire adorer (ma traduction).

23C’est Sebille qui révéla à Auguste la véritable identité de Dieu, c’est elle qui l’amena vers la conversion chrétienne. Dans le système de valeurs de Christine de Pizan, le rôle des femmes est donc essentiel. Celles-ci ouvrent la lumière, jusqu’à faire sortir de ce que le Moyen Âge considère comme l’obscurité païenne. Pour cette raison, Christine de Pizan peut affirmer que :

Et pour ce que Cesar Augustus, qui prince estoit de tout le monde, apprist a congnoistre Dieu et la creance d’une femme, peut estre dit a propos l’auctorité que dit Hermés : « Ne te soit point honte de oÿr verité et bon enseignement, qui que le die, car verité anoblist celui qui le prononce […] » (glose 100, l. 23-28 ; 1999, p. 341).

Et parce que César Auguste, qui était le souverain du monde entier, apprit à connaître Dieu ainsi que la croyance d’une femme, on peut rapporter la maxime que dit Hermès : « Qu’il ne te soit pas honteux d’entendre la vérité et un bon enseignement, qui que soit la personne qui te le dise, car la vérité ennoblit celui qui la prononce […] » (ma traduction).

24Révélation et féminité sont intimement liées, comme dans l’expression « a congnoistre Dieu et la creance d’une femme », où la coordination le manifeste clairement. Le féminin est la voix et la voie de la vérité.

25Monique Wittig resémantise elle aussi beaucoup d’histoires bien connues en effaçant le masculin. Dans Les Guérillères, le feu n’a pas été volé par Prométhée, que le texte ne mentionne pas, mais par de « jeunes femmes » dont les vulves ont été les porteuses de feu ([1969] 2019, p. 61). Ce changement est décisif. Il réécrit l’histoire de l’humanité tenue par les hommes, tendue par une représentation de leur audace et de leur courage qui ne laisse aucune place aux femmes. Le Brouillon traduit la même rupture avec des mythes androcentrés. Ainsi, dans l’article « Toison », qui est dans la continuité de la même référence des Guérillères à ce mot (p. 60), on ne trouve pas de mention de Jason et celle de la Toison d’or est transformée. Le nom sert à désigner non plus la valeur héroïque masculine, mais les poils féminins, habituellement cachés, honteux. La toison pubienne devient un objet d’admiration de la part des membres de la tribu, au point de figurer comme « l’emblème de la tribu » qui « flottait toujours au plus fort des mêlées dans les guerres ». La guerre associée à la Toison d’or et la victoire de Jason sont complètement retournées. Le texte réfère au vol de cette toison, à son entreprise de reconquête :

Les amazones d’Orphire ont alors entrepris par terre et par mer un long périple pour reprendre la Toison dont elles avaient fait leur emblème. D’où le célèbre voyage de la Toison d’or qui a duré des années […] (Wittig et Zeig, [1976] 2011, p. 204).

26La référence finale au fameux voyage ne manque pas d’un humour qui resémantise joyeusement la toute-puissance féminine. N’oublions pas que dans la légende, Jason conquiert la Toison uniquement grâce à Médée. Cette nouvelle définition vient donc rétablir la place des femmes dans cette prouesse. Tel semble être aussi le point de vue de Christine de Pizan sur cette légende, elle qui stigmatise Jason pour avoir été ingrat envers Médée et s’être attribué son succès (Epistre Othea, glose 54 ; 1999, p. 275). Hector ne doit pas lui ressembler, conseille Othéa. Il s’agit d’un renversement de l’ordre du monde véhiculé dans la mythologie, qui amène à repenser notre rapport à la tradition et la construction politique qui repose dessus.

Poétique et politique : vers une nouvelle société

27Cette dimension politique est indissociable d’une réflexion sur le pouvoir du langage et du texte qui naît de son agencement. Le Brouillon pour un dictionnaire des amantes « matérialise, par le jeu avec la forme lexicographique, une conviction que la réalité n’existe pas indépendamment des mots qui la nomment » (Jacquesson, 2018, p. 55). Cette conviction a un sens politique, qui se dessinait déjà dans Les Guérillères : « Elles disent qu’il n’y a pas de réalité avant que les mots les règles les règlements lui aient donné forme » (cité par Jacquesson, 2018, p. 55). Dès le début du livre, les guérillères tiennent en leur main un livre, qu’elles maintiennent ouvert. Ces livres sont des « féminaires ». L’invention de ce mot redonne du poids à la pratique de lecture, mais aussi d’écriture, car ces féminaires sont des livres qui décrivent le monde et sur lesquels on peut écrire. Sur le modèle peut-être du « bréviaire » ou du « bestiaire », la lecture et l’écriture au féminin s’affirment et sont au cœur de la culture commune. Toutes les guérillères disposent de féminaires, même si ce rapport aux livres est ambigu chez Wittig, dans la mesure où les livres sont finalement rejetés par les guérillères pour leur caractère essentialiste ; leur statut est ainsi interrogé.

28Cette relation au livre, cruciale, n’est pas ambiguë chez Christine de Pizan. Cette dernière coordonne la confection de ses propres livres et se représente indirectement comme telle dans les images de l’Epistre Othea dont elle supervise la réalisation4. Liliane Dulac (1988) commente ainsi une image du manuscrit Paris (BnF, fr. 606) représentant Io en position centrale dans un atelier de scribes. L’image a l’effet de rompre avec l’interprétation misogyne d’Io comme une prostituée (p. 26). On pourrait ajouter qu’une telle illustration laisse visiblement une place à une femme dans l’univers livresque, plutôt masculin. Cette réappropriation féminine des livres se manifeste dans une autre enluminure de l’Epistre Othea, selon les études de Gabriella Parussa (1993) et Christian Veilleux (2017). L’enluminure5 donne à voir Diane, flottant dans le ciel un livre à la main ; en bas, un groupe de femmes lisant (comme on pourrait visualiser les Amazones avec leurs féminaires). L’enluminure se distingue du texte qu’elle illustre, dans lequel Diane est associée à la chasteté, à une pureté corporelle qu’Othéa conseille également à Hector : « De cet exemple le bon chevalier doit retenir l’association traditionnelle femme/chasteté, proposée par le texte écrit, mais aussi le rapprochement plus insolite femme/lecture » (Parussa, 2004, p. 353). Cette représentation est inhabituelle, parce qu’elle véhicule une autre image de la figure canonique de la chasteté. Elle aurait ainsi une portée féministe (Veilleux, 2017, § 32). Elle rappelle que la caractéristique féminine par excellence au Moyen Âge, la chasteté, n’exclut pas l’intelligence et la pratique des textes. En cela, Diane se rapproche de Christine de Pizan, comme d’Io : par elles Christine de Pizan n’enferme pas le féminin dans une seule catégorie, mais lui rend ses lettres ou livres de noblesse. Ce rapport à l’image et au livre est fondamental. En supervisant le programme iconographique spécifique à son texte, Christine de Pizan cherche probablement à créer un nouvel imaginaire dans lequel les femmes ont leur place, à égalité avec les hommes dans les domaines où elles sont habituellement moins représentées.

29La parole, la langue, voire l’image sont donc essentielles dans nos textes. Elles expriment le rôle premier des femmes dans la culture. Les guérillères sont non seulement des femmes guerrières, mais aussi de grandes savantes qui réfléchissent sans cesse. Un peu comme les lectrices que l’on retrouve dans l’enluminure évoquée, les guérillères passent une bonne partie de leur temps à lire, à discuter entre elles, à raconter. L’expression « Elles disent » irrigue toute l’œuvre et vient remplacer « Ils disent ». Elle révèle ainsi comment la tradition culturelle s’est construite par une série de paroles, de textes, par une série de « Ils disent ». « Elles » sont les détentrices du savoir, et l’association entre les femmes et le savoir devient essentielle pour toute la société et la civilisation, comme le révèle leur relation profonde à la culture. Monique Wittig et Sande Zeig estiment que certains savoirs peuvent être historiquement perçus comme « féminins » : ainsi ceux qui sont liés à l’agriculture, inventée par les « mères » qui, contrairement aux Amazones, se sédentarisent (Wittig et Zeig, [1976] 2011, p. 20). Ces savoirs sont rejetés – ils portent en eux, selon les autrices, le risque d’un figement et d’un essentialisme –, mais par ailleurs, selon Wittig et Zeig, des femmes sont aussi à l’origine des lettres, savoirs quant à eux valorisés : « Comme Thétis, sa très ancienne aïeule, Carmenta a inventé un alphabet » (p. 52). Ainsi, le brouillon de dictionnaire que proposent Wittig et Zeig permet de redéfinir ce qu’est la culture tout entière, dont le dictionnaire est le grand pourvoyeur. Le Brouillon vient aussi réparer « les torts que l’histoire a faits à la culture lesbienne, non seulement en soulignant l’ignorance de la culture traditionnelle par rapport à cette culture lesbienne mais en l’accusant carrément de l’avoir volontairement effacée pour des raisons politiques » (Turbiau, 2019, n. p.).

30Christine de Pizan redresse aussi certains torts faits aux femmes par la grande importance qu’elle accorde à l’intellect féminin. Son interprétation du mythe d’Io-Isis est en cela révélatrice. Dans la tradition des commentaires à Ovide, avant sa métamorphose en Isis, Io est assimilée à une prostituée. La vache qu’elle est devenue est habituellement considérée comme l’image de sa débauche sexuelle, de sa dégradation. Christine de Pizan inverse cette représentation négative :

Elle devint vache, car sicomme la vache donne laict, le quel est doulx et nourrissant, elle donna par les lettres que elle trouva doulce nourriture a l’entendement. Ce que elle fu femme commune peut estre entendu que son sens fu commun a tous, comme lettres soient communes a toutes gens (Epistre Othea, glose 29 ; 1999, p. 243).

Elle devint une vache, car tout comme la vache donne du lait, doux et nourrissant, elle donna par les lettres qu’elle inventa une douce nourriture pour l’intelligence. Par sa condition de femme commune on peut comprendre que son intelligence fut commune à tous, comme les lettres seraient communes à tout le monde (ma traduction).

31En associant le don du corps au partage de l’écriture et à un don nourricier et maternel, le texte remet sur l’avant de la scène le rôle des femmes dans la constitution de la culture, vivrière et intellectuelle à la fois. Tout en rappelant, comme dans certains commentaires des Métamorphoses, l’assimilation d’Io à Isis, la déesse de l’agriculture, Christine fait d’Io-Isis la mère du monde des lettres, un domaine habituellement réservé aux hommes qu’elle replace sous l’égide féminine.

32En repensant ainsi la place des femmes dans une culture ancestrale, Wittig, Zeig et Christine de Pizan dialoguent également avec leur propre époque. Christine de Pizan prend notamment part aux débats intellectuels et politiques de son temps comme la querelle autour du Roman de la Rose, vif débat, qu’elle inaugure avec d’autres de ses alliés, contre la représentation dégradante de la femme chez Jean de Meun, l’auteur de la deuxième partie du Roman de la Rose. À travers la figure d’Io-Isis, elle détourne probablement les propos insultants de Jean Montreuil qui lui reproche de se comporter comme une prostituée, parce qu’elle prend part à ce débat intellectuel (voir Moreau, 2003, p. 15). Elle entend faire valoir son point de vue plus positif à cet égard. L’exemple d’Io-Isis inspire en effet le conseil suivant :

Moult te delites ou savoir
Yo, plus qu’en nulle autre avoir (Epistre Othea, texte 29 ; 1999, p. 242).

Prends plaisir au savoir
d’Io, plus qu’à la possession de nulle autre femme (ma traduction).

33La référence au plaisir fait écho à la prostitution. En cela, la figure d’Io, parmi d’autres, peut participer du débat implicite avec Jean de Meun. La Vieille que ce dernier met en scène dans le Roman de la Rose (1992) lui permet d’affirmer que certaines femmes sont débauchées et d’inviter ainsi à l’assouvissement des plaisirs charnels. À la Vieille s’oppose peut-être Io-Isis ; d’autant plus qu’Io est traditionnellement considérée comme une vieille maquerelle. On peut aussi concevoir que la nature allégorique de l’Epistre Othea se construit dans un rapport antagoniste avec le Roman de la Rose, parangon de l’œuvre allégorique. En reconstruisant les mythes, Christine de Pizan prend parti contre une cible de son temps, ce qui actualise son combat.

34Pour leur part, Monique Wittig et Sande Zeig réécrivent l’histoire du féminisme, depuis l’âge d’or du Mouvement de libération des femmes des années 1970, qu’elles évoquent et qui inaugure leur brouillon de dictionnaire, à la scission au sein de ce mouvement. Le dictionnaire ne cesse en effet de référer à un temps passé, qui semble perdu : « Réécrite dans le Brouillon, cette histoire [du MLF] devient une quasi-épopée, elle est en tout cas intégrée à une histoire mythique des femmes » (Turbiau, 2019, n. p. ; voir aussi Jacquesson, 2018). Le texte dresse une « cartographie des différents courants de pensée qui coexistent » à cette époque ; les matérialistes et constructivistes que sont les amantes et les différentialistes du côté des femmes-mères (Lasserre, 2014, cité par Jacquesson, 2018, p. 54). Le Brouillon reflète ainsi les enjeux politiques des mouvements féministes contemporains. Le projet de réappropriation des mythes est à ce titre « littérairement politique » (Turbiau, 2019, n. p.), peut-être notamment en ce qu’il invite à créer une nouvelle association entre hommes et femmes.

35La reconfiguration des mythes ne va pas uniquement dans le sens d’une conflictualité telle qu’elle a pu s’exprimer dans la création de nouveaux mythes effaçant le masculin pour faire place au féminin. Dans l’apprentissage politique que Christine de Pizan propose au prince à travers l’adresse d’Othéa à Hector, elle semble aussi rechercher une forme d’équilibrage, notamment entre masculin et féminin, une mise à égalité à la base de ce qu’on pourrait définir comme les débuts du féminisme (Riot-Sarcey, 2008, p. 2). La reine des Amazones, par exemple, n’est plus subordonnée au héros masculin, mais est « une figure de valeur égale » (Dulac, 1988, p. 26). Cette question de l’égalité est au cœur de la relation qui se tisse avec Hector. Le modèle d’Othéa, créé pour inviter Hector à la perfection, est peut-être le symbole de cette volonté de réconciliation entre féminin et masculin, même si Othéa l’emporte sur Hector dans la mesure où elle a le recul nécessaire pour le conseiller et même prédire sa mort. Cette ascendance d’Othéa sur Hector se manifeste également dans les enluminures de l’Epistre : Othéa adresse sa lettre à Hector depuis le ciel, dans une position supérieure de déesse6. Sa parole semble cependant être vouée à l’inefficacité, dans la mesure où elle parle à Hector alors qu’il est déjà mort et qu’il lui serait donc difficile de s’amender. Mais la fiction qu’elle propose actualise un nouveau rapport entre masculin et féminin, un rapport d’apprentissage mutuel : Othéa nourrit ses exemples du passé dont fait partie Hector pour construire un avenir meilleur, plus valeureux, pour lui et les princes à venir.

36Chez Monique Wittig, notamment dans Les Guérillères, le rapport entre les femmes et les hommes est hostile. Il faut dire que l’œuvre rejoue l’épopée. « Elles » font vraiment la guerre et s’en prennent aux hommes, dépeints comme faibles, qui ont participé à leur esclavage séculaire ([1969] 2019, p. 152). Cependant, à la fin du texte, une des femmes accueille un jeune homme en pleurs. Elles étreignent également des jeunes hommes aux cheveux longs. La guerre se termine ainsi, comme une invitation à discerner une forme de pacification du rapport à certains hommes, prêts à les rejoindre et partageant les mêmes valeurs, capables de se défaire de leurs attributs, comme celui qui se rend en disant : « je me défais de mon épithète favorite qui a été comme une parure. À ma place désormais que l’on t’appelle la trois fois grande, femme […] » (p. 198). Cette éventuelle résolution du conflit correspond peut-être dans le Brouillon au geste de Monique Wittig et Sande Zeig de transposer au féminin des figures originellement masculines, opération qui est moins une féminisation qu’une « universalisation du féminin » neutralisant le genre (Bourque, 2012, p. 80). Sans résoudre tous les conflits, la réappropriation des mythes, chez Wittig et chez Christine de Pizan, laisse peut-être entrevoir une forme de pacification entre masculin et féminin.

37L’expression d’un certain rapport au passé est donc nécessaire pour construire un nouvel avenir faisant une place aux femmes. Cette ouverture passe tout d’abord par une réappropriation de formes littéraires, dans une rupture avec la linéarité narrative. L’éclatement de la forme ouvre de nouveaux modes de lecture qui reposent sur une sélection de mythes, sur des esthétiques de la lacune faisant apparaître la construction elle-même lacunaire de la tradition mythologique, notamment à l’égard des femmes. Pour édifier un avenir leur faisant place, il s’agit de retravailler le passé pour en combler les lacunes. La réappropriation des mythes passe ainsi par la création de nouvelles figures en continuité et en rupture avec une certaine tradition ; les Amazones permettent notamment la réappropriation de vertus essentiellement masculines. Ce nouveau rapport imaginaire entre hommes et femmes a une portée politique. Les textes étudiés usent du passé pour parler de leur présent et proposent ce faisant de repenser les rapports entre hommes et femmes.