Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entre musique et littérature, des comparaisons « où l’Indécis au Précis se joint » ?
Fabula-LhT n° 33
Musique et réflexivité de la littérature
Alain Corbellari

Le Concert sans orchestre, de Robert Schumann à Jean-Paul Zimmermann : entre rhématique et thématique, réflexions sur un titre littéraire emprunté à la musique

Le Concert sans orchestre, from Robert Schumann to Jean-Paul Zimmermann: between rhematics and thematics, reflections on a literary title borrowed from music

1En 18361, l’éditeur viennois Thomas Haslinger publie l’opus 14 de Robert Schumann, une Sonate pour piano qui sera ultérieurement cataloguée comme la troisième2, mais qui porte dans cette édition princeps le curieux titre français (signe sûr de l’opportunisme de l’éditeur et de l’importance de la place parisienne dans la diffusion de la musique de piano à cette époque) de Concert sans Orchestre / pour le / Piano-Forte. Cet intitulé n’a curieusement appelé que très peu de commentaires, alors qu’il comporte à l’évidence un barbarisme : en allemand, en effet, les acceptions de « concert » et de « concerto » sont subsumées par le même mot Konzert. Schumann (ou son éditeur) entendait ainsi définir sa nouvelle œuvre comme un « concerto sans orchestre », c’est-à-dire comme une pièce qui, quoique destinée au piano seul, possédait une ampleur quasiment symphonique. La version originale avait d’ailleurs été réduite (semble-t-il sous la pression de l’éditeur) de cinq à trois mouvements, pour épouser la forme habituelle du concerto, et ce n’est que dans la seconde édition, de 1853, que Schumann y réintroduira, en guise de deuxième mouvement, un scherzo (voir Boetticher, 1983).

Des vertus d’un intitulé problématique

2On sait que cette ambition d’élever le piano solo à la dignité orchestrale parcourt tout le romantisme ; elle découle du désir de rivaliser avec Beethoven, dont l’opus 106, en particulier, avait fait exploser les cadres classiques de la sonate pour piano. Schumann exprime également cette volonté dans le titre de ses Études symphoniques (1834). Alkan, pour sa part, écrira une Symphonie pour piano seul, qui sera intégrée aux Douze études dans tous les tons mineurs de 1857 (voir les nos 4 à 7), ainsi que – parallèle plus frappant encore avec Schumann – un Concerto pour piano seul (voir les nos 8 à 10 du même ensemble). Quant à Franz Liszt, bien que ses intitulés ne l’expriment pas expressément, il tentera visiblement dans sa Sonate (1853) et dans sa Fantasia quasi una sonata. Après une lecture de Dante (1858) une manière d’hybridation de la sonate pour piano et du poème symphonique. Peut-on également invoquer Henry Litolff, dont les Concertos symphoniques (1844-1867) se donnent une image de super-concertos, comme si l’inflation de l’intitulé avait été rendue nécessaire par la surenchère et les ambitions du piano solo à la même époque ? Les titres proposés par Alkan, qui est un compositeur francophone, achèvent en tout cas de nous convaincre que Schumann a bien eu l’idée d’un Concerto et non d’un Concert. Certes, ce dernier terme a pu désigner une forme musicale à l’époque baroque, mais qu’il soit question de pièces « en concert » (comme les Pièces de clavecin en concert de Jean-Philippe Rameau) ou même de « concerts d’instruments » (comme dans les Concerts royaux des musiciens de Louis XIV), il s’agissait toujours de définir une forme faisant dialoguer (« concerter ») divers instruments sans qu’il soit nécessairement besoin de les associer à un orchestre. Au surplus, cette appellation était complètement tombée en désuétude au xixe siècle et l’essor du concerto de soliste avait lui-même rejeté les anciennes formes du concerto grosso et de la symphonie concertante (qui auraient éventuellement pu faire comprendre l’intitulé « concert ») dans les marges de la création musicale. On verra toutefois que ce sens ancien se trouvera, selon toute vraisemblance, symboliquement réactivé dans l’œuvre littéraire qui fait l’objet du présent article. Mais n’anticipons pas.

3Il apparaît donc difficile de justifier l’appellation de l’opus 14 schumannien autrement que par une faute de français. Nonobstant, ce titre s’est imposé sans problème, passant aux pertes et profits de la réputation d’excentricité d’un compositeur dont nul n’ignore qu’il est mort fou3. Remarquons par ailleurs qu’il s’agit là d’une œuvre mal aimée : elle est la moins populaire des trois Sonates de Schumann, elles-mêmes souvent moins considérées que des œuvres portées au pinacle comme le Carnaval (écrit en 1834-1835), la Fantaisie (composée en 1835-1836), les Kreisleriana (1838) ou les Scènes d’enfants (1838 également)4. Le mouvement lent est parfois joué ou enregistré seul (par exemple par Vladimir Horowitz, RCA, 1947) sous le titre de Variations sur un thème de Clara Wieck, comme s’il s’agissait de la seule pièce sauvable de l’ensemble. Une écoute sans parti pris révèle pourtant une œuvre qui supporte la comparaison avec les plus hauts sommets du piano schumannien, dont elle est exactement contemporaine5 ; elle est d’ailleurs associée à une période où Robert désespérait d’épouser Clara, et sa fébrilité la rapproche en plus d’un endroit des Kreisleriana. Son titre déroutant a-t-il quelque responsabilité dans le désamour dont elle pâtit ? De fait, alors que Schumann entendait écrire un concerto dans lequel le soliste pouvait se substituer à l’orchestre, le titre retenu induit plutôt chez le lecteur francophone l’idée intempestive que l’œuvre en est réduite à se passer d’un orchestre. De l’affirmation d’une puissance, on glisse à l’expression malheureuse d’un manque. Il n’en reste pas moins qu’on aurait tout aussi bien pu imaginer qu’un tel intitulé paradoxal aurait a contrario dû valoir à l’œuvre un surcroît de popularité. Il y a donc bien un mystère du Concert sans orchestre que son titre n’épuise pas plus qu’il ne l’explique.

4Or ce titre, à l’instar de bien d’autres appellations liées à des œuvres musicales (on y reviendra plus bas), a été repris par un romancier, en l’occurrence l’écrivain suisse romand Jean-Paul Zimmermann (1889-1952), comme intitulé de son deuxième roman, paru en 1937, très exactement (hasard ?) cent ans après la publication de l’œuvre de Schumann. Nous allons tenter d’éclairer ici les raisons et les modalités de cette reprise qui, pour le lecteur non prévenu, recèle un potentiel énigmatique d’autant plus fort que même des lecteurs cultivés n’identifieront pas forcément d’emblée la référence schumannienne.

Du musical au littéraire, du rhématique au thématique

5On ne développera pas ici en détail la question du rapport entre titres musicaux et titres littéraires. Mais quelques jalons s’imposent. Si l’on reprend la distinction proposée par Gérard Genette dans Seuils (1987)6 entre titres rhématiques (liés à des catégories ou à des genres) et titres thématiques (liés à des contenus), on constatera que, dans le domaine de la musique instrumentale7, les titres sont restés essentiellement rhématiques (sonate, symphonie, concerto, chaconne, menuet, etc.), au moins jusqu’au début du xixe siècle. Certes, dès l’époque baroque, des sous-titres ont ponctuellement invité le thématique dans l’intitulé musical (concertos « Les Quatre Saisons », puis, plus tard, quatuor « L’Empereur », symphonies « Jupiter », « L’Horloge », « héroïque », etc.), mais cette tendance est restée subordonnée au rhématique8 au moins jusqu’à l’émancipation de la musique à programme, qui a tendu à inverser les hiérarchies : « symphonie » devient le sous-titre de Roméo et Juliette et « poème symphonique » celui des Préludes. Il a cependant fallu attendre la seconde moitié du xxe siècle pour voir s’inverser franchement les pourcentages des deux types de titres : Schönberg et Webern écrivent encore des quatuors, des trios et des symphonies (fussent-elles de chambre), tandis que Claude Debussy et Maurice Ravel alternaient, dans le sillage de Schumann, titres rhématiques et thématiques9. Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen et Iannis Xenakis, eux, abandonneront presque complètement toute désignation générique au profit de titres volontiers abscons, pour ne pas dire incantatoires, qui, s’ils ne sont résolument plus rhématiques, ne thématisent à vrai dire souvent qu’à travers un certain brouillard conceptuel dont l’on peut rendre responsable le caractère généralement non mimétique et non signifiant de la musique10… Mais, de fait, le moment clé où le thématique commence à prendre le pas sur le rhématique est bien l’époque romantique, et l’œuvre de Schumann peut apparaître comme une étape particulièrement emblématique de ce processus. Chez son contemporain Frédéric Chopin, le rhématique, en dépit de quelques sous-titres (d’ailleurs parfois apocryphes), continue de régner ; même les termes « nocturne », « polonaise » ou « mazurka », certes popularisés par lui, ne sont pas de son invention. Dans la musique de piano de Schumann (au contraire de ce qu’on observe dans sa musique de chambre et symphonique, aux appellations plus traditionnelles), on ne trouve en revanche – et l’on peut directement lier cette propension non seulement à sa passion pour la littérature (voir Jensen, [2001] 2012), mais aussi au fait qu’il est l’un des premiers compositeurs à abandonner les indications de tempo italiennes traditionnelles au profit d’indications plus personnelles dans sa langue maternelle (voir Cailliez, 2021) – que très peu de titres rhématiques (subsistent néanmoins Sonates, Fantaisie, Études ou Variations) ; Papillons (1829-1831), Novelettes (1838) ou Carnavals (1834-1835 pour le Carnaval opus 9, 1839 pour le Faschingsschwank aus Wien opus 26) auraient pu devenir de nouvelles appellations génériques, mais elles n’ont été reprises que très marginalement (il y a des novelettes de Niels Gade – 1853 – et de Francis Poulenc – 1927, 1928, 1959 –, et bien sûr Le Carnaval des animaux – 1886 – de Camille Saint-Saëns)11. Quant aux Kreisleriana, aux Kinderszenen, aux Nachtstücke ou aux Gesänge der Frühe, ils portent des titres décidément thématiques, le premier étant en outre l’adaptation d’un titre littéraire, dans une optique toutefois légèrement différente de celle pratiquée à la même époque par Liszt ou Hector Berlioz, car si la Dante-Symphonie ou Harold en Italie ont l’ambition d’illustrer le contenu narratif (voir Baroni et Corbellari, 2011) de la Divine Comédie et du Pèlerinage de Childe Harold, les Kreisleriana de Schumann entretiennent avec l’œuvre de E.T.A. Hoffmann un rapport moins mimétique que symbolique : c’est l’esprit fantasque du violoniste hoffmannien et non le détail de ses aventures que transpose le cycle schumannien, tout comme la Pastorale de Beethoven se voulait, selon l’indication bien connue du compositeur, inscrite sur la partition même, « plus expression des sentiments que peinture ». Ainsi les Kreisleriana de Schumann réinvestissent-ils le contenu littéraire de ceux de Hoffmann dans ce que l’on pourrait appeler des « pièces de caractère » à mi-chemin du thématique et du rhématique.

6Il convient cependant de ne pas nous perdre ici dans l’immense territoire de la transposition du littéraire dans le musical et de revenir aux cas beaucoup plus circonscrits de littérarisation de titres purement musicaux. De fait, deux cas de figure au moins se présentent : celui des titres littéraires précisément repris à des œuvres musicales existantes (comme le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli de Michel Butor – 1971 –, où l’on peut considérer l’intitulé « dialogue » comme rhématique) et celui des titres qui s’inspirent des conventions rhématiques des titres musicaux (comme dans Contrepoint de Aldous Huxley – 1928), parfois pour en proposer des variantes, pour ne pas dire des parodies (comme dans Sonate d’automne – 1978 – de Ingmar Bergman, si l’on nous permet d’étendre le procédé au cinéma). Dans les deux cas, cela dit, s’observe un phénomène massif : la reprise d’un titre musical en littérature tend toujours au thématique, même lorsque les intitulés originaux sont purement rhématiques. En effet, hors contexte musical, les indications de genre ou de tempo les plus conventionnelles (on pensera au Moderato cantabile – 1958 – de Marguerite Duras) se chargent irrésistiblement d’un poids sémantique dépassant leurs déterminations premières.

7À quoi s’ajoute la question de savoir si c’est l’auteur ou le lecteur qui déclenche la relation du titre musical à l’œuvre littéraire, et donc le processus d’interprétation qui s’ensuit. La distinction des deux types de titres n’est, à cet égard, pas sans ambiguïtés : un écrivain pourrait reproduire par hasard un titre musical peu connu qu’il n’aurait pas conscience de reprendre. Par ailleurs, est-il absolument nécessaire de savoir que le titre de Variations énigmatiques (pièce de théâtre d’Éric-Emmanuel Schmitt, créée en 1996) renvoie à Edward Elgar (Variations Enigma, 1898-1899) ou celui de Largo Desolato (pièce de Václav Havel, 1984) à Alban Berg (1925-1926) pour saisir les enjeux de ces œuvres12 ? Certes, on rétorquera qu’ignorer ce que sont les Variations Diabelli de Beethoven condamne sans doute le lecteur de Butor à manquer les enjeux de l’œuvre littéraire éponyme. Mais ce genre de cas, très intellectualisé, reste plutôt l’exception.

Zimmermann en ses œuvres

8Ces quelques remarques faites, nous pouvons aborder le roman de Jean-Paul Zimmermann. Un peu oublié aujourd’hui, cet auteur jouissait, dans le second quart du xxe siècle, d’une réputation qui faisait de lui une figure importante, quoiqu’un peu périphérique, de la littérature suisse romande. Né à Cernier en 1889, mort à La Chaux-de-Fonds en 1952, il a enseigné la littérature française, mais aussi la littérature étrangère, la philosophie, l’histoire et l’histoire de l’art au gymnase (lycée) de cette même ville de 1919 à 1950, et a exercé un magistère certain sur plusieurs générations d’élèves. Écrivain, il a abordé tous les genres littéraires : poésie (Départs, Cantique de notre terre, Pour Eudémon), romans (L’Étranger dans la ville, Le Concert sans orchestre, La Chaux d’Abel), nouvelles (Progrès de la passion), théâtre (Le Retour, Les Vieux Prés, La Danse des morts), essais (Découverte de La Chaux-de-Fonds, Le Pays natal) ; il a aussi exercé une intense activité de traducteur (Henri le vert de Gottfried Keller, repris dans la collection « Poche Suisse » des éditions L’Âge d’Homme, Le Monde d’hier de Stefan Zweig). Enfin, il laisse un Journal dont seuls des fragments ont été publiés et qui fait actuellement l’objet d’une étude de mon ancien collègue lausannois Jean Kaempfer.

9Son premier roman, L’Étranger dans la ville, publié en 1931, raconte l’histoire d’un professeur français, M. Delimoges, arrivé dans la petite ville de Frêtes (on aura reconnu Le Locle) et bien décidé à en relever le niveau culturel. Voulant expliquer Claudel à ses nouveaux concitoyens, il se heurte cependant à l’incompréhension générale, et la ferveur qu’il communique à ses étudiants se termine par un drame : le jeune Jean Richard finit en effet victime d’une noyade, dans son désir de répondre à l’exigence d’absolu de Delimoges. On reconnaît bien sûr derrière ce professeur trop exigeant Zimmermann lui-même, dont la sévérité était aussi légendaire que l’immense culture, avec cependant un excès de raideur qui permet au romancier de se désolidariser in extremis de son personnage.

10Le Concert sans orchestre témoigne d’un art romanesque plus complexe et plus polyphonique : en mettant en scène quatre personnages d’artistes (un peintre, un sculpteur, un compositeur, un poète), Zimmermann écrit le roman des années glorieuses de La Chaux-de-Fonds, qui, de la fondation de son École d’art au tout début du xxe siècle (école dont le plus célèbre élève ne sera autre que Le Corbusier) à l’inauguration de sa fameuse salle de musique en 1955, a tenu son rang avec honneur dans la vie culturelle romande.

11En même temps, Jean-Paul Zimmermann n’était pas un acteur totalement organique de ce bouillon de culture. Son homosexualité, vécue avec un intense sentiment de culpabilité, l’a partiellement privé d’une sociabilité au cœur de laquelle il aurait pourtant naturellement été destiné à jouer un rôle majeur. Cette trajectoire que d’aucuns ont pu (et la lecture de son Journal le confirme) qualifier de tragique donne à son œuvre une profondeur parfois quelque peu emphatique, mais aussi souvent émouvante.

12Le personnage principal du Concert sans orchestre, Wild, jeune pianiste qui perd son âme à force de jongler avec les potentialités que lui offre sa facilité naturelle, dégage un trouble certain et jette une ombre sur l’idée que l’art puisse avoir le pouvoir de nous consoler. Par les longues discussions, volontiers contradictoires, que les protagonistes échangent au sujet de l’art, et à travers lesquelles ils finissent par se déchirer, Zimmermann brosse le tableau sans illusions d’un monde qui souffre à la fois de son excès et de son défaut de culture, la réflexion y remplaçant de plus en plus tragiquement la vie.

13Au premier degré, le titre du Concert sans orchestre fait référence au fait que la troisième Sonate de Schumann y est bien, si l’on ose dire, physiquement présente, puisqu’elle est l’œuvre que Wild désire par-dessus tout jouer en concert. Mais on se doute bien que ce lien référentiel (ou pseudo-référentiel, car la troisième Sonate de Schumann jouée dans le monde de fiction auquel se réfère le roman coïncide-t-elle avec la troisième Sonate de « notre » monde dit réel13 ?) n’épuise pas les potentialités de cet intitulé.

14Notons déjà que près de la moitié des titres des seize chapitres du roman entretiennent des rapports plus ou moins directs avec la musique, par l’usage d’expressions qui peuvent être prises à double sens : citons « I. Le Concert. Premières dissonances » ; « III. L’inachevé » ; « V. Un accord manqué » ; « VII. Tutti » (c’est la grande scène centrale qui réunit tous les personnages lors d’une réception) ; « VIII. Fausses relations » ; « XV. Le Chant de la Mort » ; « XVI. Fin du Concert » (dernier chapitre, qui ferme la boucle ouverte par le premier). On notera que certains de ces titres – en particulier « Fausses relations » – ne peuvent être pleinement saisis que par un lecteur un tant soit peu au courant de la terminologie musicale14. On remarquera aussi que le titre du dernier chapitre, par sa dimension au moins triplement (pseudo-)référentielle, explicite en quelque sorte la remotivation (partiellement) thématique de l’intitulé (partiellement) rhématique de Schumann : le « Concert » qui prend fin, c’est encore sans doute la Sonate de Schumann (ou la copie de la Sonate dans le monde parallèle ou possible du roman) ; mais aussi le roman lui-même ; et le jeu des relations socioartistiques décrit dans le roman, et métaphorisé sous l’appellation subsumante de « concert ».

15Ainsi se tisse un premier niveau de correspondances entre texte et musique. Mais la question de l’intermédialité est elle-même thématisée à plusieurs reprises à l’intérieur du roman : par exemple lorsque le peintre Ravens s’étonne des appétences douteuses du pianiste Wild et lui découvre « un goût dangereux pour le faste romantique et l’apparence de la force, pour ces pompes qu’on serait tenté d’appeler verbales, bien qu’il ne s’agît habituellement entre eux que de musique et de peinture » (Zimmermann, 1937, p. 4615), ou, sous une forme dénégative, mais non moins frappante, lorsque le peintre déclare que « Schumann était musicien, il ne lisait pas en peintre » (p. 99). Le narrateur nous confirme par ailleurs l’obédience de Ravens à la musique lorsqu’il nous dit à propos d’une pièce de Chopin que « le souvenir de ce scherzo se mêlait toujours, dans l’esprit du peintre, à celui de son premier amour » (p. 47).

16L’ekphrasis d’œuvres musicales elle-même passe par la description d’éléments visuels16 plus que sonores, se faisant donc en quelque sorte peinture verbale – comme lorsque le compositeur Courvoisier décrit à son ami Ravens les airs entendus lors de son séjour en Grèce :

J’ai noté, au pied du mont Ithôme, un ou deux airs en dorien, que chantaient les petits bergers de Messénie. Quels fils d’argent que ces voix !… Mais il y a mieux : ce sont les chœurs de garçons dans certaines églises orthodoxes. C’est vert et velouté comme des flèches de gazon, c’est acide et suave comme des pommes reinettes. (p. 8)17

17Et lorsqu’il s’agit de décrire les errements compositionnels de Wild, c’est encore à la nature que Zimmermann emprunte ses métaphores :

Wild n’avait pas l’intelligence de l’essentiel, et les agréments de détail, comme des fleurs coupées ras et séparées de la tige, semblaient quelque chose de mort et sans vertu pour prospérer. (p. 229)

18Cette image, à son tour, en appelle une autre, celle des iris peints par Ravens, véritable leitmotiv du récit, où l’on a pu voir l’une des plus sûres allusions du roman à celui qui est à bien des égards le modèle du peintre, à savoir Charles Humbert (1891-1958), figure de proue de l’école de peinture chaux-de-fonnière à cette époque, et intime de Jean-Paul Zimmermann. Et comme de juste, le romancier emblématise la prédilection bien connue de son ami pour les tons gris18 en usant en retour de métaphores musicales :

Il apporta une grande toile où étaient représentés des iris gris dans un vase de verre à facettes : tout cela dessiné avec violence et modulé dans des tonalités sombres et sourdes, où retentissaient d’étranges éclats blancs. (p. 40)

19La synesthésie a donc bien valeur de système dans Le Concert sans orchestre. Elle organise même les transpositions que se permet Zimmermann dans les caractéristiques qu’il donne à ses personnages.

Un roman à clés ?

20Des commentateurs qui se croyaient bien informés parce qu’ils avaient connu l’auteur et ses amis artistes ont développé toute une lecture à clés du roman, lequel ne serait, à les entendre, que la relation à peine transposée des événements de la vie des principaux acteurs culturels de La Chaux-de-Fonds durant l’entre-deux-guerres. Mais en réalité, il faut en rabattre de cette interprétation outrageusement référentielle, comme va rapidement nous en persuader un petit tour d’horizon des protagonistes.

21Que Louis Ravens, dont la figure domine le roman, soit inspiré par Charles Humbert, cela n’est certes pas niable : outre les éléments déjà cités, on reconnaît « sa physionomie de César rustique », son « visage plein et tourmenté […], modelé généreusement et avec une sorte de violence » (p. 7), ainsi que des traits de caractère (« la force de la pensée et l’enthousiasme, la sensualité dominée, le trouble aussi et l’effort de réduire un désordre toujours menaçant ») que Zimmermann connaissait sans doute mieux que quiconque. Toutefois, il est étonnant que le romancier mette l’accent sur le penchant du peintre pour la cantatrice Fanny Dowland – en qui les zélés commentateurs déjà cités ont cru reconnaître la grande pianiste Youra Guller (1895-1980), effectivement familière du La Chaux-de-Fonds du début des années 1920 et pour qui Charles Humbert avait indéniablement un faible – et qu’il ne soit absolument pas possible de trouver une allusion au grand amour d’Humbert, qui est celui qu’il éprouva pour la peintre Madeleine Woog, qu’il épousa en 1921 et dont la mort prématurée en 1929 lui porta un coup dont il ne se remit jamais. On a pu avancer que Madeleine Woog était dépeinte dans le roman sous les traits de Juliette Corti, mais celle-ci n’est pas un personnage d’artiste, et, si elle meurt tragiquement comme Madeleine Woog, c’est du poète Olivier Renaud qu’elle est la compagne.

22Le sculpteur François Vitus est, quant à lui, censé être assimilable à Léon Perrin (1886-1978), mais la seule raison en est que celui-ci fut, dans l’école chaux-de-fonnière, le pendant en sculpture de Charles Humbert : à supposer que la passion immodérée que Zimmermann lui prête pour ses jeunes modèles et qui mène finalement Vitus à la ruine ait eu quelque fondement dans la réalité19, on imagine mal que le sculpteur et le romancier auraient pu rester amis après la parution du livre… Ajoutons d’ailleurs qu’Humbert ne se formalisa pas davantage de son portrait en Ravens (personnage certes moins maltraité), puisqu’il orna l’édition originale du roman d’un dessin présentant une main plaquant un accord sur un clavier de piano20.

23Le personnage du compositeur Félix Courvoisier est plus intéressant à analyser, car Zimmermann lui a – par un effet de transposition hardi – clairement prêté quelques traits de Charles-Édouard Jeanneret-Gris, alias Le Corbusier21 : son voyage en Orient évoqué dès les premières pages du roman, qui fait en effet penser à celui qu’a effectué le grand architecte d’origine chaux-de-fonnière, la remarque du peintre qui dit qu’il est « trop intelligent, trop exclusivement intelligent » (p. 13), sa « voix stridente » (p. 7 – le peintre remarque à la page suivante : « Quelle voix pour un musicien ! »), ses attitudes tranchantes, le fait, dans la suite du roman, qu’il « paraît déjà fort bien lancé à Paris » (p. 190) et s’y montre un champion du modernisme étayent cette identification. La description de sa Cantate est à cet égard intéressante et pourrait passer, par un nouvel effet de synesthésie, pour une description métaphorique – non dépourvue d’une pointe de scepticisme – de l’architecture avant-gardiste de Le Corbusier :

La cantate de Courvoisier semblait manquer de dessous, elle proclamait la certitude de son créateur et, se présentant d’abord dans sa lucide et nerveuse nudité, elle séduisait sans troubler, comme certaines femmes qui, une fois connues, ont épuisé le désir qu’on avait d’elles. Œuvre, vraiment de l’heure et de l’instant, qui triomphait en première instance et n’avait pas besoin d’en appeler. (p. 237)

24Ajoutons que le frère de Le Corbusier, Albert Jeanneret (1886-1973), était musicien ; mais bien qu’il ait laissé un certain nombre de compositions, aujourd’hui à peu près introuvables, il s’est surtout illustré comme disciple d’Émile Jaques-Dalcroze (1865-1950) et comme propagateur en France de la « gymnastique rythmique », pratique que l’on ne s’étonnera pas outre mesure de voir totalement absente du Concert sans orchestre. Cependant, un élément du récit vient tout de même fragiliser l’identification de Courvoisier à Le Corbusier, c’est que ce dernier est nommément cité comme l’architecte de la villa qu’habite Courvoisier22 ! Mais précisément, ce voisinage, dans le monde de la fiction, entre le personnage et son modèle (transformé en habitant de l’univers du roman), vient renforcer l’effet de brouillage, de brouillard ontologique23 qui nous semble l’un des résultats de la musicalisation du roman déclenchée par le titre emprunté à Schumann.

25Le poète Olivier Renaud, dont on a voulu faire l’alter ego de Zimmermann, est sans doute le personnage qui correspond le moins à son prétendu modèle : le fait qu’il soit séduisant a fait dire qu’il était une auto-idéalisation de l’auteur, mais ce serait un geste bien complaisant pour un romancier aussi lucide que Zimmermann. Quant aux sympathies communistes qu’affiche Renaud, elles peuvent certes refléter une attirance de notre auteur, à condition de préciser que les réactions de Ravens, Vitus et Courvoisier, qui le trouvent au mieux naïf et au pire hypocrite, constituent une autocritique sévère de sa position. Enfin, l’exaltation avec laquelle Renaud arrive un jour, très excité, chez Ravens pour lui annoncer qu’il est amoureux à la fois de Fanny et de Juliette, colle décidément mal avec l’homosexualité (mal vécue il est vrai) de Zimmermann.

26L’identification déjà évoquée de Fanny avec Youra Guller est également très problématique : la condamnation morale du narrateur, qui montre la cantatrice sombrant à la fin du roman dans la médiocrité et la facilité, serait pour le moins insultante envers celle qui fut incontestablement l’une des plus grandes pianistes de l’entre-deux-guerres24. Fanny finit par s’établir à Paris, comme Youra Guller, qui épousa l’éditeur Jacques Schiffrin (1892-1950), créateur de la « Bibliothèque de la Pléiade », mais l’héroïne du roman épouse Courvoisier et semble d’autre part une Chaux-de-fonnière native, alors que la Française Youra Guller ne fit jamais que de brefs séjours dans la métropole horlogère. La piste anecdotique semble donc devoir être éliminée au profit d’une lecture plus symbolique des relations entre les arts évoqués et les personnages qui les incarnent.

Une psychologie complexe

27De fait, si Zimmermann s’est bel et bien inspiré, comme la plupart des romanciers, des traits de certaines de ses connaissances, il faut absolument réfuter l’hypothèse selon laquelle Le Concert sans orchestre s’inspirerait d’événements réels. On pourrait au surplus se demander pourquoi, s’il avait vraiment voulu réaliser le portrait intellectuel du milieu chaux-de-fonnier, Zimmermann aurait oublié des personnages aussi essentiels que le maître de sa génération, le peintre et sculpteur Charles L’Eplattenier (1874-1946), créateur de l’École d’art, encore bien vivant à l’époque où se passe le récit. Mais l’argument le plus important pour déplacer la focale de la lecture référentielle du roman est que son personnage principal est totalement imaginaire. Toute l’action tourne en effet autour de Wild, qui ressemble étonnamment à ces personnages énigmatiques, à ces personnages-schibboleth qui (de Raskolnikov à Smerdiakov en passant par Muichkine et Stavroguine) hantent les romans de Dostoïevski – écrivain dont Zimmermann a à l’évidence profondément subi l’influence. Démontrer par le menu cette imprégnation nous éloignerait par trop de notre sujet, mais l’exaltation et la virulence des personnages, leurs dialogues passionnés et contradictoires, leur obsession de la faute et du mal, les actes extrêmes (allant du simple esclandre à l’assassinat) qu’ils commettent entretiennent tout au long du roman une atmosphère oppressante qui fait apparaître les rudes Montagnes neuchâteloises comme une Russie en miniature. Wild, en qui convergent les fascinations et les dégoûts de tous les personnages, est âgé d’une vingtaine d’années, méprisé par son beau-père, dans une configuration qui rappelle beaucoup la situation familiale de Baudelaire (et qui s’exprime dans une scène de malédiction d’une violence peut-être un peu outrée au chapitre VI) ; surtout, c’est lui qui exécute, au centre exact du roman, l’œuvre du compositeur qu’il chérit entre tous, et qui donne son titre au livre. L’exécution en reste d’ailleurs inachevée, car, bien qu’ayant « attaqué, assez crânement, les premières octaves » (p. 135), le jeune pianiste est vite déstabilisé par les remarques méprisantes de Ravens (qui l’a pris en grippe après avoir tenté de le favoriser), et s’interrompt subitement au début du mouvement lent, ayant joué « le thème de Clara Wieck […] sans assurance, d’une main tremblante et inefficace, comme finissent par jouer de vieux pianistes ataxiques » (p. 137).

28La description de Wild est volontairement et violemment contrastée, voire contradictoire, car il ne laisse indifférent aucun des autres personnages, à la fois attirés par son jeune talent et rebutés par son caractère sauvage (que dit bien son nom), qu’ils n’hésitent pas à juger malsain et même démoniaque. On pourrait ainsi presque être tenté de voir dans Wild un masque plus convaincant de Zimmermann que le personnage, trop candide, d’Olivier Renaud. Si ce dernier représente, à la limite, ce que Zimmermann voulait être, Wild, dans sa description physique, rappelle singulièrement certains traits, certes masochistement outrés et diabolisés, mais malgré tout reconnaissables, de notre auteur :

Wild avait les cheveux drus raides, coupés courts [sic] et qui lui descendaient assez bas sur le front. Son sourire, qui creusait une fossette dans ses joues pleines et roses, était parfois d’une grâce enfantine. Son rire, étouffé et fêlé, avait quelque chose de mauvais. Mais dans les rares moments où le pianiste, visiblement troublé sans qu’on sût par quoi, oubliait de se composer une expression, son visage devenait atroce : il apparaissait alors vulgaire, massif, avançant comme un mufle de bête, sans proportion avec la petitesse du crâne, et on y lisait une brutale douleur. En regardant cette tête, Ravens ne pouvait se défendre de prêter à Wild de sauvages passions élémentaires, et en même temps quelque chose d’insensé dont on pouvait craindre l’explosion au beau milieu de son calme raisonnable et calculé. (p. 33)

29À la fois ange et bête, Wild est un maudit25 : il harcèle ceux qu’il admire pour quêter leur approbation et leur demander obsessionnellement s’il est condamné à l’enfer. D’abord flatté, Ravens veut prendre ses distances, mais résiste malgré tout difficilement à sa fascination. Il est d’abord blessé de voir que Wild s’entend à merveille avec Fanny, et lorsque le pianiste s’entiche du jeune Jean-Philippe, l’élève de Ravens, le peintre se sent trahi et outragé, au point qu’il somme Jean-Philippe de choisir entre lui et Wild. Irrésistiblement séduit par le pianiste, Jean-Philippe rompt, la mort dans l’âme, avec Ravens ; et celui-ci n’a désormais pas de mots assez durs pour condamner le musicien. Ce dernier, pourtant, ne cesse de le poursuivre pour retrouver ses bonnes grâces. Lors d’une rencontre dramatique sur les falaises qui dominent le Doubs (lieu éminemment tragique pour Jean-Paul Zimmermann, qui réutilisera ce décor pour l’une de ses meilleures nouvelles26), Wild avouera, à propos de Fanny, avoir « essayé de l’aimer par imitation » (p. 209), ce qui n’aura pour conséquence que de conforter la volonté de Ravens de le vouer à tous les diables. Signalons en passant l’intérêt qu’il y aurait à lire le roman de Zimmermann sous l’angle girardien du « désir mimétique » (voir Girard, 1961), quoique notre romancier se rapproche peut-être encore davantage de Freud, en ce que la pulsion essentielle qui pousse ses personnages à imiter les désirs des uns et des autres paraît assez clairement d’essence homosexuelle : dès le début, Ravens se montre possessif, jaloux des affections de ses amis comme de ses disciples, et l’on comprend vite que s’il reproche explicitement à Wild de lui voler Fanny, l’inverse (à savoir que Fanny lui vole Wild) est tout aussi vrai, sinon davantage. Renaud, de son côté, lorsqu’il exprime son double désir de Fanny et de Juliette, dévoile un rêve presque enfantin de maîtrise absolue, mais qui tient en même temps de l’imitation du désir de Ravens, si bien que lorsque ce dernier se mettra à estimer que Fanny se déconsidère en chantant du Massenet et que cette faute de goût augure mal de l’évolution de sa carrière, Renaud se déprendra du même coup de Fanny pour n’aimer plus que Juliette. Quant à la relation trouble de Wild et de Jean-Philippe, on se retient difficilement de penser qu’elle tient de la double méprise mimétique, d’abord destinée, pour les deux jeunes gens, à susciter les bonnes grâces de Ravens. On pourrait par ailleurs, parallèlement à ce fil girardo-freudien, souligner la finesse des notations psychologiques de notre romancier, qui, par moments, ne sont pas sans évoquer la manière de Henry James, notamment lorsque le narrateur non seulement met en doute la sincérité de ses personnages, mais précise que ceux-ci hésitent eux-mêmes sur leurs désirs. La subjectivité est poussée à son paroxysme dans l’une des dernières scènes, lorsque l’on apprend que le beau-père de Wild a fini par tuer le jeune homme revenu d’un séjour décevant dans les colonies (Baudelaire se métisse ici avec Rimbaud), et qu’il invoque la légitime défense : toute la scène étant racontée à travers le témoignage de l’assassin interrogé par la justice, et constamment interrompu par les remarques du narrateur et des juges qui mettent en doute la crédibilité de son explication, le lecteur est dans l’impossibilité de reconstituer objectivement une scène qu’un romancier moins retors nous aurait simplement présentée à travers une narration hétérodiégétique.

Le Concert avorté

30Mais, nous dira-t-on, qu’est-ce que ces considérations sur le talent psychologique de Zimmermann apportent à l’exégèse de la musicalité de son roman ? Sans doute le fait qu’en laissant pour l’essentiel la parole à ses personnages et en faisant volontiers apparaître sa propre parole comme un discours indirect libre, donc révocable, le narrateur baigne son récit dans une subjectivité qui est précisément le propre du monde de l’art, et plus exactement de la musique. Le fond des âmes de ses personnages reste inconnaissable, et l’on ne peut tout au plus faire à leur propos que des hypothèses : attribuer au diable les faiblesses et les prétendues turpitudes de Wild ne les éclaire pas, mais approfondit au contraire le mystère de sa destinée. Il y a sans nul doute un fonds métaphysique janséniste, ou peut-être plus simplement calviniste, chez Zimmermann : en dépit de tous les efforts qu’ils peuvent déployer vers le bien, certains de ses personnages sont irrémédiablement damnés. Leur déchéance est certes évoquée de manière tranchante, et d’une façon qui peut donner l’impression que l’auteur juge ses personnages. Mais si ces jugements reposent sur certains critères précis, tel celui du mauvais goût (il ne semble par exemple faire aucun doute que la musique de Jules Massenet est, pour Zimmermann, dans tous les sens du terme, une musique « mauvaise »), les personnages qui s’effondrent ne sont pas pour autant responsables de leur chute : ils se débattent avec les contradictions qu’ils ressentent sourdement en eux, d’où la richesse de la description contrastée que le narrateur fait de leurs réactions et de leurs élans. Même le beau-père de Wild, qui a maudit ce dernier avec une violence qui donne à son caractère un aspect un peu caricatural, nous est dit, quelque temps plus tard, presque réconcilié avec le pianiste.

31Nous pouvons revenir pour conclure sur le titre du roman. Le premier chapitre s’intitulait, nous l’avons vu, « Le Concert. Premières dissonances » ; il nous faisait miroiter l’espoir d’une entente parfaite de quatre tempéraments artistiques dans une région que Lamartine (1858, p. 439) n’avait peut-être pas appelée sans raison « une Arcadie d’artistes27 », mais il nous montrait d’emblée que l’harmonie parfaite peinait, avant même tout événement dramatique, à se réaliser. Souvenons-nous du dernier chapitre, intitulé « Fin du Concert » : Fanny est partie à Paris avec Courvoisier, Juliette est morte, laissant Renaud inconsolable, Wild, qui menaçait peut-être son beau-père, a été tué par ce dernier, qui plaidera la légitime défense, Vitus est arrêté en Italie pour une affaire de mœurs, puis, relâché, se retire « à G. » (Genève ?). Un petit apologue, développé en page 190 et rappelé dans les dernières lignes du roman, en donne en quelque sorte la morale : Renaud avait raconté à Ravens une petite expérience de comportement animal effectuée sur un brochet que l’on plaçait dans un aquarium face à de petits poissons dont il était friand. Mais une paroi de verre, invisible, séparait les proies du prédateur, lequel se cassait donc toujours le museau, sans comprendre, contre la paroi de verre, pour les attraper, si bien qu’au moment où l’on ôtait la paroi, le brochet, instruit par l’expérience, se gardait bien de se diriger dans la direction des poissons qu’il aurait pourtant alors pu prendre sans problème. Autrement dit, l’échec émousse les courages et les personnes échaudées n’ont plus l’énergie de se révolter.

32Et le livre de se conclure sur cette ultime phrase d’une amertume assez flaubertienne : « Ravens et Renaud, demeurés seuls, passèrent une triste soirée à méditer sur tant de ruines, de défaites et d’abandons » (p. 279). Le concert n’a donc pas eu lieu, ou plus exactement il s’est irrémédiablement donné « sans orchestre », c’est-à-dire non seulement en circuit fermé, mais aussi (et c’est ici que l’acception baroque du terme « concert » refait surface par-delà le sens pris à l’époque romantique) sans même l’accord des âmes et des sensibilités du petit groupe d’artistes autour duquel s’organise le récit, et qui seul aurait pu, dans cet univers déjà confiné, en garantir le succès, en faisant agir les personnages « de concert ».

33Saboté par l’éditeur du compositeur, le contenu rhématique du sous-titre de la troisième Sonate de Schumann a ainsi fécondé l’explicitation thématique de l’intitulé du roman de Zimmermann et, par là, de son contenu. Roman musical par sa thématique et par son écriture à la fois leitmotivique et fortement synesthétique, Le Concert sans orchestre se révèle donc polyphonique au double sens du terme, puisqu’il ne se contente pas de faire dialoguer les arts dans un contrepoint narratif subtil, mais répond en outre à la définition bakhtinienne du roman moderne depuis Dostoïevski, en ce qu’il prête à chaque protagoniste un langage irréductible à celui des autres, ce qui sera la cause de l’échec final de leurs relations. En mettant au centre (aussi bien géométrique qu’affectif) de son intrigue l’œuvre énigmatique et mal-aimée de Schumann, Zimmermann prédétermine donc la conclusion dysphorique du récit : la fascination de Wild pour l’œuvre musicale intitulée Le Concert sans orchestre marque de la sorte le roman, qui en reprend l’appellation d’un signe négatif, par la double malédiction de son titre et de sa réputation équivoque. Ses qualités réelles ne sont pas en cause, car s’il n’en est rien dit, c’est d’abord parce qu’aucun jugement esthétique ne saurait, dans ce contexte, en rendre compte. Certes, comme on l’a vu, le narrateur ne se prive pas de présenter Massenet comme le parangon de la mauvaise musique, et ses réserves sur les compositions de Courvoisier ont toutes les chances de trahir une réticence de l’auteur envers la musique d’avant-garde : Zimmermann ne transcende pas tous les préjugés de son temps et de sa classe ; mais le Concert sans orchestre de Schumann, pour conserver sa pure valeur de pomme de discorde, se doit, dans l’axiologie du roman, de rester vierge de tout jugement de valeur intrinsèque. D’un pessimisme sans rémission, le récit de Zimmermann abandonne ses personnages à l’énigme de leurs destins. Sans orchestre, et finalement sans public (ce qui semble par une amère ironie avoir été le sort du roman lui-même, aujourd’hui oublié et totalement introuvable dans sa version papier), le concert demeurera une utopie.