Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Varia
Fabula-LhT n° 31
Corps souffrant, corps politique
Quentin Morvan

Du porte-parole au démiurge : Antoine Volodine et les scénographies post-exotiques de l’auctorialité

From Spokesperson to Demiurge: Antoine Volodine and the Post-Exotic Scenographies of Auctoriality

1Depuis maintenant plus d’une vingtaine d’années, Antoine Volodine construit, avec constance et cohérence, l’ethos de porte-parole d’une communauté fictive, baptisée de « post-exotique ». Cette communauté, quoiqu’entièrement imaginaire, présente la particularité d’être dotée d’une existence éditoriale bien réelle et d’acter ainsi la dispersion hétéronymique du pôle de l’auteur. On sait en effet que depuis la fin des années 1990, Antoine Volodine a fait publier, en plus des livres qu’il signe de son pseudonyme, une vingtaine d’œuvres sous les hétéronymes d’Elli Kronauer (publié à l’École des Loisirs), de Manuela Draeger (publié à l’École des Loisirs et à l’Olivier), de Lutz Bassmann (chez Verdier) et d’Infernus Iohannes (l’Olivier). En fait, cette diaspora éditoriale actualise, dans la réalité extra-fictionnelle, l’un des principes centraux de l’univers fictionnel post-exotique, enté sur un fort principe métaleptique : la postulation d’écrivains prisonniers (appelés surnarrateurs) supposés être les véritables auteurs de la littérature post-exotique, qu’Antoine Volodine et ses hétéronymes n’auraient pour fonction que de transmettre humblement au public situé en dehors des murs carcéraux :

En réalité, je ne vais pas parler ici véritablement en mon nom propre. Il faut voir et concevoir Antoine Volodine comme une signature collective qui assume les écrits, les voix et les poèmes de plusieurs autres auteurs. Il faut comprendre ma présence physique, devant ce micro, comme celle d’un délégué qui aurait pour mandat de représenter les autres, mes camarades empêchés de paraître devant vous en raison de leur éloignement mental, de leur incarcération ou de leur mort. Il faut admettre ici ma présence physique comme celle d’un porte-parole. (Volodine, 2008, p. 383)

2Tout cela est bien connu de la critique, et nous nous permettons de rappeler ces linéaments afin de baliser le cadre liminaire d’un nouveau débat critique à propos de l’ethos volodinien de porte-parole. Après avoir déplié, dans un premier temps, les présupposés fictionnels sur lesquels s’édifie un tel ethos, cet article s’attachera à en établir le caractère de scénographie auctoriale et, partant, à en nuancer l’importance textuelle. Cet article constitue ainsi une ébauche de réflexion visant à réinterroger les postulats guidant la réception de l’auctorialité post-exotique. En effet, comme nous essaierons de le montrer, l’œuvre post-exotique recèle d’autres images auctoriales, concurrentes voire contradictoires, qui commandent d’appréhender l’auctorialité post-exotique sous les espèces d’une tension structurelle : les instances de dispersion, d’effacement de la figure de l’auteur, que la critique a abondamment commentées et qui s’actualisent exemplairement dans l’ethos d’un humble porte-parole dépositaire d’une voix collective, coexistent avec des instances d’affirmation, voire d’omnipotence, auctoriale.

Être porte-parole. La fiction carcérale comme scénographie auctoriale

3Il apparaît donc clairement que l’ethos volodinien de porte-voix s’articule étroitement à cette fiction de camarades écrivains reclus, développée à de nombreuses reprises lors des interventions publiques de l’auteur. Sur la base des propositions théoriques formulées par José-Luis Diaz (2007), on admettra le caractère scénographique1 de cette fiction carcérale. L’angle analytique proposé par José-Luis Diaz permet de déplacer l’attention critique non plus sur les dispositifs strictement discursifs ou énonciatifs mais sur les représentations de soi que propose l’écrivain, les projections imaginaires par lesquelles il figure, par exemple, son acte de création ou thématise certains gestes posturaux. Les scénographies auctoriales étant définies comme « des patterns à la fois d’autoreprésentation, de mise en spectacle de soi, de médiatisation de soi aussi, mais également de conduite et d’écriture » (Vandemeulebroucke et Declercq, 2012, p. 212), et s’échafaudant non seulement dans les lieux privilégiés de l’auctoritas (paratexte, discours d’accompagnement, etc.) mais également dans les espaces fictionnels, elles nous semblent présenter, s’agissant de l’auctorialité post-exotique, une valeur descriptive et heuristique indéniable. Volodine ne cesse en effet de se référer à cette scénographie carcérale qui lui sert de matrice fictionnelle pour justifier et fonder une auctorialité strictement immanente à l’œuvre, c’est-à-dire homogène et coextensive à ses postulats fictionnels :

Ceux et celles qui parlent, qui racontent des histoires, qui rêvent des histoires, des poèmes, qui hurlent ou qui murmurent, sont en réalité des prisonniers et des prisonnières, anciens guerriers et guerrières de la révolution, enfermés à perpétuité dans un quartier de haute sécurité où peu à peu ils deviennent fous et s’éteignent. (Mignola et Russo de Vivo, 2016)

4Cela a été abondamment commenté : il s’agit d’une communauté carcérale composée d’ex-guérilleros ayant, par le passé, pris les armes au nom d’un égalitarisme radical contre les soldats fanatisés du capitalisme sauvage, de l’imposture démocratique et de la morale dévoyée des droits de l’homme, qui ont fini par triompher et imposer leur ordre totalitaire au monde. On le sait, il y a, à l’origine du post-exotisme, cette donnée matricielle précédant toute fiction : un échec absolu, une défaite historique élevée aux dimensions d’un naufrage métaphysique et imperfectif indépassable. « Aucune lutte n’a abouti. Le capitalisme a instauré son Reich de mille ans » (Volodine, 2011) déclare le porte-parole de cette communauté déchue constituée d’ex-combattants désormais incarcérés à perpétuité et voués à un solipsisme carcéral irréductible. C’est que la défaite les a « à jamais dépossédés de la joie de refaire le monde » (Volodine, 1999, p. 97) et ne leur laisse, du fond de leur solitude, que les ressources de leur voix pour composer collectivement les bribes d’une littérature orale, clandestine, polyphonique. Dans la prison, le butinage collectif des paroles empêche l’émergence d’un verbe individuel et hégémonique, et organise une horizontalité perméable des voix tout autant que des identités :

[…] les techniques carcérales de la création collective […] font intervenir murmures, fragments, chuchotements, psalmodies, marmonnements, logorrhées, bourdons et chants. Ce qui sort d’une bouche est répété des centaines de fois, travaillé, modifié, de nouveau inventé et retransmis (Volodine, 2011).

5Ainsi, on voit combien cette scénographie carcérale fonctionne comme outil de subversion de l’assise auctoriale, en tressant une chaîne indémêlable de voix, et en organisant la porosité des frontières intra et extra-fictionnelles. C’est là un dispositif radical de fictionnalisation de l’auctorialité : l’origine du texte n’est pas un créateur, dépositaire de son autorité, mais une communauté fictive dont la fonction poétique est d’estomper toute origine et d’abolir toute autorité.

L’auctorialité phagocytée par la fiction : scénographies plurielles

6Il convient à présent de s’interroger à nouveaux frais sur le sens à accorder à ces dispositifs post-exotiques. De leur propension à horizontaliser la relation auteur-personnages, on a volontiers déduit la fin du mythe de l’écrivain2, et la dissolution de l’auteur dans l’immanence d’une œuvre-monde autonomisée. Il nous importe ici de nuancer le caractère d’évidence de telles affirmations qui circonscrivent une doxa critique des études volodiniennes. D’autres images auctoriales présentes dans l’œuvre méritent d’être également prises en compte, quand bien même elles entrent en contradiction avec celle que mobilise explicitement Volodine dans ses interventions. Il importe tout d’abord de rappeler ceci : cette fiction carcérale, collectiviste et polyphonique, sur laquelle se fonde l’ethos volodinien de porte-parole, précède toute œuvre post-exotique. « Toute la littérature post-exotique doit être lue à la lumière de cette fiction située en amont des textes » (Mignola et Russo de Vivo, 2016). Ce dispositif de surnarration n’a donc, quantitativement, que fort peu d’existence textuelle : il n’est pas tant donné à voir, mis à l’épreuve de la fiction, que décrété a priori. En réalité, une grande majorité des ouvrages post-exotiques ne portent aucune trace de cette instance surnarratrice censée être leur point d’origine, et il n’est nulle nécessité d’en poser l’existence pour leur compréhension. En d’autres termes, cette fiction carcérale est un postulat hors-récit, un amont textuel, qui n’informe que sporadiquement le corps de l’œuvre3. C’est là un dispositif récurrent de l’édifice post-exotique, qui repose sur un ensemble d’axiomes dont il nous dérobe la réalité phénoménologique ou refuse de faire le récit (la défaite égalitariste, exemplairement, n’est jamais représentée), et qui cadrent l’univers diégétique par voie de présupposition. Cette matrice carcérale a donc un statut trouble : elle offre ses conditions d’effectuation à la posture auctoriale d’humble porte-voix, mais elle n’est qu’un décret de l’auteur et non tant une expérience de lecture. L’édifice post-exotique, dans la majeure partie de ses fictions, ne l’atteste ni ne la vérifie ; il la présuppose.

7Dans la majeure partie, mais non dans toutes. Bien sûr, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze développe abondamment cette fiction carcérale, d’ailleurs en partie par volonté de l’extraire de son hors-champ et de l’inscrire dans un régime textuel4. Cette œuvre, ouvertement métalittéraire, et dont l’ostentation théorico-réflexive fraye avec le genre du manifeste, place au centre de son dispositif cette fiction carcérale. Autrement dit, alors que le choix générique du manifeste, ou de l’art poétique, aurait pu dévoiler l’auctorialité volodinienne, et la dénuder de sa scénographie carcérale, il n’y a en vérité aucune déprise fictionnelle. Nous touchons là au second point qui, selon nous, doit conduire à une certaine prudence critique concernant l’affirmation d’une auctorialité post-exotique supposément immanente et collective : non seulement elle n’est qu’une scénographie auctoriale située en amont de l’œuvre, coexistant avec d’autres comme nous essaierons de le montrer, mais plus encore, l’œuvre ne ménage aucun espace dédié où l’auctoritas post-exotique pourrait exprimer, sans médiation fictionnelle, son intention créatrice. En effet, les discours d’accompagnement extérieurs sont nombreux (entretiens, discours, etc.) mais sont systématiquement fictionnalisés et structurés autour de cette scénographie carcérale qui destitue l’auteur de son autorité et le constitue en porte-voix.

8Prenons pour seul exemple ce texte publié en 2011 au sein de la revue de critique littéraire La Revue critique de fixxion française contemporaine. Antoine Volodine n’y propose pas tant un fragment de fiction, comme cela est habituel pour un auteur contemporain dans un numéro de revue qui lui est consacré, mais reconduit, en dehors du cadastre post-exotique, les postulats de sa fiction carcérale et orchestre une mise en scène auctoriale où l’identité du porte-voix accuse sa propre contingence, voire sa parfaite interchangeabilité avec celles de ses pairs imaginaires. À nouveau, la parole post-exotique refuse de discriminer la fiction et son dehors, l’auteur et ses personnages :

Fort généreusement, des sympathisants nous ont ici offert de prendre la parole. Nous les en remercions et, sans plus faire de manières, nous la prenons. J’aimerais simplement, pour commencer, dissiper un malentendu et annoncer que nous interviendrons en empruntant successivement et indifféremment plusieurs personnalités. Celle de Lutz Bassmann, par exemple, ou celles de Manuela Draeger et d’Elli Kronauer, et évidemment, qu’ils soient anonymes ou non, celles de bien d’autres combattants écrivains, et pour finir celle d’Antoine Volodine, qui donne l’impression d’organiser et de dominer l’ensemble des voix post-exotiques, alors que rien n’est moins sûr et que sa fonction de porte-parole est de toute façon de moins en moins claire (Volodine, 2011).

9Ainsi, l’œuvre post-exotique, dans une logique centrifuge remarquablement identifiée par Frank Wagner (2016)5, prolonge sa fiction et la dissémine en dehors des seuils paratextuels et épitextuels, espaces supposément « sérieux » du discours éditorial ou institutionnel et qui s’avèrent eux aussi phagocytés par la fiction post-exotique. Et, sans doute pour conjurer l’écueil d’une parole monologique stabilisant le sens d’une œuvre à son orée, il n’y a pas, à strictement parler, d’appareil paratextuel interne à l’œuvre (préface, avant-propos, dédicace, épigraphe). À tel point qu’il n’existe pas d’affleurement auctorial véritable, ni dans l’espace de l’œuvre ni en son dehors : la scénographie carcérale n’admet aucune extériorité et installe a priori le lecteur (ou interlocuteur, lors des entretiens) dans une relation de connivence. En conséquence, cette action vampirisante de la fiction post-exotique empêche que l’on puisse circonscrire quelque chose comme un ethos auctorial véritable, distinct du régime fictionnel. En d’autres termes, si le post-exotisme fait ainsi fiction de tout, pourquoi excepter le seul scénario carcéral comme s’il avait une valeur de vérité supérieure ? N’est-ce pas reconduire un peu naïvement les présupposés internes à la fiction post-exotique que de prendre exclusivement en compte l’ethos humble de porte-parole d’une communauté de vaincus incarcérés ?

10Nous l’avons vu, un tel ethos procède d’une fiction dont l’importance textuelle est en grande partie à relativiser et, quitte à prendre en compte les fictions par lesquelles le post-exotisme se représente, il convient en toute logique de s’attarder également sur les scénarios auctoriaux périphériques que l’œuvre dispose. Rien ne justifie d’accorder davantage d’attention critique aux deux livres les plus supposément métalittéraires, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze et Écrivains, où converge une même figure de l’écrivain-récitant, calquée sur le modèle carcéral : misérable, aliéné, amnésique, caractérisé par une grande labilité identitaire et mu par une infatigable morale prolétarienne. Certes, cette figure est celle que Volodine convoque systématiquement, et qui lui permet de construire son ethos, mais elle n’épuise pas les figurations auctoriales que l’œuvre recèle. D’autres dispositifs auctoriaux, qui ne sont pas des instances de dispersion, de diminution ou d’anonymisation de l’écrivain, peuvent être discernés dans les fictions post-exotiques, dès lors que l’on se déprend du discours volodinien fléchant la réception vers une auctorialité porte-parole.

Un agôn éthique : le prisonnier et le maître

11Cela n’a pas échappé à la critique : le post-exotisme est une littérature qui revendique un statut de sécession radicale, et qui poursuit une autarcie littéraire complète. En raison de cette éthique d’absolue dissidence inscrite dans le programme fictionnel et auctorial du post-exotisme, il faut sans doute postuler que l’ethos volodinien se négocie dans une relation conflictuelle vis-à-vis de l’anti-ethos qu’il désigne comme son repoussoir. L’articulation entre ethos et anti-ethos, théorisée par Dominique Maingueneau (2004), permet d’appréhender la posture littéraire d’un écrivain comme le produit d’un positionnement au sein d’une double polarité axiologique, une polarité positive correspondant aux valeurs que l’écrivain endosse dans et par son discours, et une polarité négative correspondant aux valeurs qu’il combat. Cette démarche critique invite à appréhender l’ethos d’un écrivain selon les coordonnées d’une grammaire agonistique opposant deux « mondes éthiques ». Or, on conviendra que l’édifice post-exotique porte à un degré rarement atteint cet agôn, élevé aux dimensions de principe poétique de construction.

12Nous voudrions fixer quelques attributs de cet ethos post-exotique, élaborés en symétrie vis-à-vis de l’adversaire désigné. On le sait, celui-ci reçoit, dans les fictions, un grand nombre de noms6 qui varient d’une œuvre à l’autre mais néanmoins le circonscrivent assez précisément : le nord atlantiste, impérialiste, capitaliste, masquant ses forfaits derrière une morale mafiogène des droits de l’homme. Mais, plus fondamentalement, le schème oppositif post-exotique s’articule autour des notions, presque abstraites, de vainqueur et de vaincu, qui recoupe une distinction centrale entre pouvoir et impouvoir. En effet, l’ethos post-exotique, tout uniment littéraire et politique, est bâti sur une inversion rigoureuse des attributs du pouvoir, envisagé sous toutes ses formes : c’est pourquoi il se love et se complait dans une défaite absolue, en somme cela même qui marque l’extinction de tout pouvoir.

13On touche ici à la profonde ambivalence que recèle la prison dans l’univers post-exotique : elle est l’instrument d’une omnipotence par laquelle le vainqueur prive le vaincu de toute agentivité historique, rature la possibilité de mondes politiques alternatifs, et condamne l’humanité à l’éternelle reconduction de l’ordre existant ; mais elle est également ce qui, par-delà la mort et la faillite du projet révolutionnaire, figure l’ultime bastion d’un idéal communautaire et d’une possibilité authentique de dissidence. Il en va de même pour la défaite, qui n’est jamais l’objet univoque d’une déploration, mais participe au contraire d’affects contradictoires, puisqu’elle fonde la possibilité d’un solipsisme, par absentement au réel capitaliste hégémonique. La défaite et l’incarcération qui lui succède fonctionnent ainsi comme fabrique d’impouvoir voire d’inutilité historique : elles permettent la possibilité d’une économie horizontale des paroles et des êtres, réduits à l’état de « corps inutiles » et de « poumons bavards » (Volodine, 2010, p. 35). Chez Volodine, donc, le « monde éthique », à la fois littéraire et politique, qu’il s’agit de combattre et de nier performativement par le discours, s’incarne dans la figure du maître, détenteur d’un pouvoir carnassier et totalitaire.

14On remarque en effet, dans le lexique post-exotique, une particulière fortune de ce terme en 2010, année décisive pour le post-exotisme puisqu’elle marque la publication simultanée, lors d’une même rentrée littéraire, de trois textes signés par trois hétéronymes distincts7. Ainsi, c’est lorsque l’éclatement de l’instance auctoriale passe un cap inédit que se constitue avec netteté l’anti-ethos du maître, qui semble figurer l’image de l’écrivain surplombant, au verbe puissant et confiscatoire. Voici un extrait d’entretien :

Nous ne voulons pas mettre en œuvre des techniques d’écriture qui inférioriseraient nos lecteurs, nos auditeurs et auditrices. Nous évitons d’avoir à leur égard une attitude de maîtres. Détenir la parole, c’est risquer d’être du côté du pouvoir. La grande préoccupation de ceux qui parlent dans nos livres, c’est de ne pas se situer du côté des maîtres, mais de se tenir près de ceux qui se battent contre les maîtres, ou qui sont écrasés par eux : c’est pourquoi nos héros se diminuent en permanence. Ils préfèrent la position du vaincu ou de l’humilié à celle d’un possible offenseur. (Armel, 2010, p. 102)

15Le terme de « maître » revient par trois fois, et prend place au sein d’une claire opposition entre le pouvoir de la parole, la maîtrise (au sens hégélien du terme) et l’impouvoir post-exotique, dont la parole est écrasée, diminuée, humiliée, en bref située au ras du sol et guettée par l’amuïssement. Le refus du pouvoir détermine une humilité énonciative (au sens étymologique fort) voire le devenir-imperceptible d’un ethos de l’insignifiance. Dans un autre entretien, Volodine déclare, dans des termes assez similaires :

Ce que je cherche, c’est démolir l’idée romantique de l’écrivain dominateur, maître du monde ; c’est une figure de l’écrivain qui me met mal à l’aise. L’obscurité me met plus à l’aise que la lumière des projecteurs (Leménager, 2010).8

16Le terme de « maître » semble référer à la parole prophétique, omnipotente, du mage romantique, du vates hugolien au verbe universel qui a charge d’âmes, et dont Volodine identifie les avatars contemporains dans la figure de l’écrivain médiatique9. Ainsi, l’année charnière de 2010 marque une étape clé dans l’autoreprésentation de l’auctorialité volodinienne, et permet, dans les prises de parole publiques, de préciser les deux mondes éthiques qu’elle articule :

L’écrivain volodinien, tel qu’il est décrit dans Écrivains, n’est pas un spécialiste de l’apparition médiatique. C’est plutôt un pauvre type, qui crée dans les ténèbres, en marge de la société, pas du tout un surhomme, mais un sous-homme, et il contredit totalement l’image de l’écrivain contemporain, à l’aise devant les micros et beau-parleur. (Armel, 2010)

17Volodine, toujours à la faveur de la fictionnalité extra-textuelle que nous identifiions précédemment, superpose sa propre posture d’écrivain à celle des écrivains-prisonniers qui peuplent ses fictions et qui, dans un stade avancé de déliquescence organique, mnésique, psychique, inversent un à un les attributs d’une auctorialité hégémonique et sûre de son assise : la clandestinité anonyme plutôt que la lumière des projecteurs ; l’humilité plutôt que le surplomb ; l’échec piteux plutôt que la pompe de la réussite ; la communauté plutôt que l’individu nombriliste ; les tâches de médiation et de transmission plutôt que la création et l’inspiration ; le sous-homme plutôt que le surhomme. C’est là un ethos que nous proposons d’appeler non-hégémonique : il vise à désamorcer ou contourner tout effet de pouvoir que pourrait entraîner une prise de parole, médiatique ou littéraire.

18Maintenant que nous avons identifié la scénographie auctoriale privilégiée par le post-exotisme, et mis au jour l’ethos qu’elle permettait de déployer tout autant que le monde éthique et axiologique contre lequel elle s’édifiait, nous aimerions montrer que l’examen du corpus fictionnel révèle des images de soi plurielles voire contradictoires de la figure de l’écrivain. Dans le cadre limité de cet article, nous nous bornerons à aborder une scénographie auctoriale spécifique, concurrente à la fiction carcérale polyphonique : non seulement concurrente mais bien contraire à l’ethos non-hégémonique qui la sous-tend. Pour guider notre recherche, nous avons décidé de retenir notre attention tout particulièrement sur la figuration d’actes de création (et/ou de procréation), pour repérer les images par lesquelles le post-exotisme (se) représente le geste créateur. Il nous semble en effet qu’une scénographie se répète avec insistance : celle d’un acte démiurgique, faisant coïncider la figure du créateur avec celle d’un démiurge omnipotent écrasant ses créatures.

Scénographie de maîtrise : portrait de l’artiste en démiurge totalitaire ?

19Will Scheidmann, dans Des Anges mineurs, passe pour être une figuration post-exotique de l’auteur. Parce qu’il a dérogé aux instructions de ses grands-mères (éliminer les derniers responsables capitalistes et réinstaurer une ligne révolutionnaire), celles-ci l’attachent à un poteau d’exécution et le tiennent en joue. Will Scheidmann, pour surseoir à sa mort, récite 49 narrats, dont on apprend peu à peu qu’ils correspondent au livre que le lecteur tient entre les mains. On le voit, des éléments constitutifs de la scénographie carcérale sont ici réassemblés : une situation de détention et de proximité avec la mort ; un verbe poétique qui émerge de cette situation de totale déconfiture, un verbe oral dans la fiction mais qui, par métalepse, se mue en un texte à l’existence bel et bien extra-fictionnelle ; partant, une porosité statutaire entre auteur et personnage. De tels éléments balisent le domaine de l’auto-stéréotypie post-exotique, promouvant l’axiologie non-hégémonique que nous avons définie. Mais il nous semble qu’il est possible de repérer une scène originaire concurrente, qui organise un net contrepoint : la naissance de Will Scheidmann. Celui-ci est en effet magiquement mis au monde par ses grands-mères à partir de tissus et de boules de charpie : il est en somme un artéfact composé d’étoffes rapiécées. Ses grands-mères non seulement le mettent au monde, mais prescrivent autoritairement le programme de son existence :

[Ma grand-mère] déversait entre mes fontanelles des instructions politiques qui complétaient celles qui avaient déjà été mainte et mainte fois gravées dans la pâte cireuse de mon intelligence […] afin que dès mes premiers élans autonomes je fusse aiguillé sur la voie qui avait été construite par vous (Volodine, 1999, p. 114)

20La mise au monde est clairement associée à un acte de démiurgie, de pétrissage d’une matière inerte10. Mais cet acte démiurgique établit d’emblée un rapport de subordination : la créature est statutairement reconduite au rang de pâte, de cire malléable. Une telle naissance est d’ailleurs ressentie par Will comme une dépossession, une spoliation : » Je suis né contre mon gré, vous m’avez confisqué mon inexistence, voilà ce que je vous reproche » ; « je ne peux vous pardonner cette minute originelle, ni le destin que vous aviez autoritairement planifié pour moi » (Volodine, 1999, p. 112 et 113). La créature ne naît au monde que pour obéir aux desseins de ses créatrices dont d’ailleurs elle ne se distingue pas :

Il me semblait que la frontière physique entre moi et vous n’était pas établie et ne le serait jamais, et que j’étais simplement un accident survenu à votre totalité physique, à votre être collectif, et que j’irais bientôt, c’est-à-dire dès la fin de ma vie, rejoindre votre masse et m’y perdre (Volodine, 1999, p. 113).

21Cette fusion collective, au principe d’une identité perméable, est un thème post-exotique bien connu, évidemment accordé à une axiologie égalitariste : en revanche, elle ne revêt pas ici le sens utopique et communautaire de la fiction carcérale. Elle se charge au contraire d’une coloration incestueuse puisque le créateur refuse de se distinguer de sa créature, s’ingère en elle et, moyennant un acte de brutalité, la prive d’autonomie. Will est une extension de ses grands-mères, au sens physique comme symbolique : il prolonge leur corps et ne vaut que comme fantoche destiné à accomplir leurs plans. S’il est en somme possible de lire en Will un double de l’auteur, il est tout autant possible de voir en ses grands-mères des figures auctoriales, quoiqu’affublées de caractéristiques plus négatives qu’il convient d’interroger.

22Nous retrouvons une mise en scène très similaire dans Nos animaux préférés (Volodine, 2006). Le deuxième chapitre fait le récit du roi Balbutiar, qui recourt au stratagème suivant : alors qu’il est coincé sur la grève, paralysé au sol, il enfante une progéniture par parthénogénèse11. Cette procréation n’a qu’un but, explicitement énoncé : engendrer une créature qui le libérera. L’histoire narre donc ensuite « l’immaculée gestation de Balbutiar » (p. 25) pendant laquelle, comme les grands-mères de Will Scheidmann, Balbutiar va manipuler le fœtus, et le plier à l’aune de son désir tout-puissant :

En direction de ces organes, le souverain envoyait message sur message ; il brouillait les enseignements venus du sang, imprimait à leur place des instructions compulsives. Il intervenait dans l’inconscient génétique de l’œuf et dans ses instincts et il manipulait ses raisons d’être. Voilà ce qu’il faisait. Aucun roi n’avait entrepris cela avant lui, qui était contre-nature, et l’histoire relate qu’aucun roi n’emprunta plus, par la suite, pareil chemin. (Volodine, 2006, p. 27-28)

23Balbutiar impose donc « le scénario de son existence » (p. 28) à sa progéniture et, à nouveau, affleure l’idée d’un script parental qui préexisterait au fœtus. Le texte reconvoque également cette image d’une intervention physique du créateur dans sa créature pour s’assurer de sa parfaite obéissance : cette ingestion physique marque un complet rapport d’hétéronymie. Tout l’art de Balbutiar va consister à enfanter un rejeton qui le délivrera, tout en conjurant le risque d’un régicide : en effet, une longue tradition dynastique stipule que chaque rejeton exécute son géniteur au moment de sa naissance. C’est donc pour se prémunir des effets d’une telle tradition que, une fois la créature engendrée ayant rempli son office, Balbutiar l’exécute froidement, avant de la digérer. Ainsi Balbutiar brise-t-il à la fois la chaîne de la descendance (il commet un infanticide et finit par incorporer sa propre créature) et celle de l’ascendance (il déroge à l’héritage génétique qui fondait jusque-là la loi de succession) : c’est là une scénographie auctoriale qui, comme l’a remarqué Audrey Camus, « réalise l’auto-engendrement auquel aspire l’œuvre post-exotique » (Camus, 2008, p. 141). Une telle figuration exprime en effet le fantasme d’une œuvre qui puisse être sa propre origine, pur aérolithe littéraire qui ne procède d’aucune parenté, irrécupérable par une tradition, irrépétable par émulation, et dont aucune filiation ne saurait jamais revendiquer l’héritage. L’œuvre post-exotique, par son refus solipsiste de toute extériorité, esquisse dans ce dispositif le vase clos incestueux d’un créateur fusionnant avec sa créature, non pas pour disparaître dans l’immanence de l’œuvre qu’il a créée, mais pour y asseoir la toute-puissance de sa transcendance. Cette omnipotence tranche frontalement avec l’axiologie post-exotique, strictement non-hégémonique, et semble figurer de façon nette l’anti-ethos que nous avons défini : celui du maître.

24De tels scénarios de maîtrise jalonnent ainsi l’œuvre post-exotique, et identifient l’acte de création à une démiurgie quasi-totalitaire. D’autant plus que, dans l’œuvre volodinienne plus récente, leur dispositif se radicalise : ces figures de démiurges autoritaires coïncident de plus en plus explicitement avec de parfaits despotes. Solovieï, le président du kolkhoze dans Terminus radieux (2014), se révèle peu à peu le metteur en scène omnipotent de l’univers, et le narrateur du récit. Les personnages sont ainsi pilotés par ce démiurge qui, pour se divertir, ordonne un monde factice qu’il peuple de dociles fantoches. Solovieï l’affirme :

Ce sont des corps vides dans mon théâtre. À ma demande ils peuvent s’animer si je le désire ou se taire ou ramper deux mille six cent trois ans et des poussières sous les arbres jusqu’à ce que leur reptation me lasse (Volodine, 2014, p. 303).

25Les personnages en ont une claire conscience :

Pas un et pas une qui puisse se débattre dans son destin sans qu’il s’introduise dedans et sans qu’il oriente tout à sa guise. Il transforme tout le monde en des espèces de marionnettes (p. 269).

26Solovieï, en effet, exerce son contrôle en pénétrant dans ses créatures, appelées « personnages » ou « sbires », en fouillant leurs rêves et leurs pensées, et en les médusant par la puissance transperçante de son verbe. En effet, il les contraint à écouter ses poèmes pour les assujettir : attitude d’ingérence que le texte assimile explicitement à un viol12, et qui est particulièrement vécue comme tel par les trois filles de Solovieï. À nouveau, le texte déploie la scénographie d’une démiurgie incestueuse, d’autant plus qu’un lexique volontiers métalittéraire court en filigrane tout au long du roman, et constitue Solovieï en double de l’écrivain post-exotique : Solovieï est metteur en scène, poète, possède « ses œuvres complètes » (p. 133) ; et, plus fondamentalement, il brasse une « cendre narrative » (p. 301) avec laquelle il bâtit les « aberrantes constructions narratives » (p. 596) des évènements que nous sommes en train de lire. De même, la voix de Solovieï ne cesse d’exhiber le caractère conventionnel de l’intrigue, forgée de toutes pièces par les caprices d’un démiurge qui se plaît à souligner son omniscience, l’arbitraire de ses choix narratifs ou encore l’absolue contingence des actants de la diégèse : » Qu’ils soient vivants ou morts ou autre chose peu importe » (p. 303).

27Par ailleurs, certains chapitres spéciaux correspondent aux « poèmes » de Solovieï et installent ainsi, de façon épisodique, une économie monologique de la parole, qui affiche les caractéristiques d’un verbe hégémonique visant directement le lecteur, désarmé par l’opacité rebutante des poèmes : rupture typographique de la police d’écriture ; allongement sensible du régime phrastique ; déploiement ostentatoire des méandres d’une parole autonomisée, arrachée à toute référence, à l’image de Solovieï dont l’éternité bardique transcende le réel des autres personnages. Il est donc difficile de ne pas voir dans ce dispositif de démiurgie incestueuse une scénographie de l’auctorialité. Pour autant, on le voit, cette scénographie est exactement inverse à la scénographie carcérale : elle ne dissout pas la figure de l’auteur dans des voix anonymes et horizontales, mais réordonne la multiplicité de ces voix autour d’un foyer démiurgique central et tout-puissant ; en somme, elle déduit la collectivité (purement postiche par ailleurs) d’une matrice centrale. De plus, dans cette scénographie, il y a changement de lieu et redistribution de l’actancialité : il s’agit moins d’un scénario communautaire qu’éminemment individualiste, puisqu’un démiurge ventriloque des personnages prisonniers à l’intérieur de ses rêves ; en lieu et place d’une polyphonie acentrée, un bruissement centripète de paroles ; la prison, bastion collectiviste et égalitaire, devient un théâtre « dont l’administrateur, les comédiens et les spectateurs sont une seule et même personne » (Volodine, 2014, p. 231). Enfin, le refus absolu de tout effet de pouvoir s’inverse dans l’exhibition massive d’un pouvoir totalitaire, exercé tant sur les personnages que sur la conduite du récit.

28On pourrait ainsi égrener les exemples. La troisième partie de Frères sorcières (2019), intitulée « dura nox, sed nox », dispose une dramaturgie similaire. Nous suivons, au fil de ses métempsycoses plurimillénaires, la trajectoire de Hadeff Kakaïne, un sorcier omnipotent et incestueux qui vampirise, siècle après siècle, l’identité d’une infinité de personnes :

Tu vas bientôt avoir autant d’autonomie et de pensée qu’une éponge ou qu’une pierre, mais personne ne s’apercevra que quelqu’un d’autre pense et agit à ta place, […] ton destin s’arrête ici (Volodine, 2019, p. 284).

29Cet interminable tunnel de réincarnations se déploie en une unique phrase, étirée sur plus de 100 pages et en grande partie calquée sur le modèle des poèmes de Solovieï qui, eux aussi, brassaient une matière existentielle sédimentée sur plusieurs millénaires d’incarnations. Autrement dit, cette proximité (pour ne pas dire homologie) entre ces deux figures de démiurge détermine un même régime discursif : un flux verbal plasmateur quoiqu’incontinent, monologique, opaque, qui se plaît à rappeler l’absoluité de son pouvoir en poussant « un ricanement de maître » (Volodine, 2019, p. 300) face aux êtres qu’il amalgame, impuissants devant de telles figures d’invincibilité et d’ubiquité. Loin de résorber tout effet de pouvoir dans l’horizontalité polyphonique d’humbles voix, une telle scénographie affirme l’omnipotence d’une instance transcendante, jouissant de pouvoirs surhumains, et fondant sa domination sur le viol et l’inceste.

Les ambiguïtés de l’auctorialité en régime post-exotique

30Remarquons que Volodine, dans ses entretiens récents, constitue ces personnages de Solovieï et de Hadeff Kakaïne en figures exceptionnelles. Il reconnaît leur caractère dominateur, voire parfaitement tyrannique, mais les considère comme des épiphénomènes peu signifiants, et guère représentatifs du post-exotisme :

Nos personnages sont des gueux, souvent découragés, des misérables en train de s’éteindre. Souvent ils se réclament d’un statut de « sous-humain » ou d’« Untermenschen » (ce terme qu’utilisaient les nazis pour qualifier Juifs, tsiganes et slaves). Mettre en scène de telles figures est un choix que nous appliquons depuis une trentaine d’années de publication et une quarantaine de livres : jamais on ne verra dans nos fictions des personnages de pouvoir, des surhommes ou des grands ou petits leaders. Ce n’est pas notre monde. On peut rencontrer quelques personnages doués de pouvoirs magiques, mais ce sont des chamanes de petite envergure, la plupart du temps, si on excepte Solovieï dans Terminus radieux. (Mignola et Russo de Vivo, 2016)

Vient aussitôt à l’esprit la figure de la sorcière, fondamentalement éloignée de celle du démiurge sorcier incarné par Hadeff Kakaïne dans Frères sorcières ou Solovieï dans Terminus radieux. En dehors de ces deux-là, tout à fait exceptionnels et peu représentatifs, les personnages masculins sont confrontés à la nature selon un mode qui ne les met pas dans une situation de pouvoir. Ils sont passifs, péniblement en marche dans la nature exubérante, étouffante, écrasante. (Grall, 2022, p. 316-317)

31À nouveau, nous retrouvons ce réflexe post-exotique d’autoreprésentation consistant à polariser l’attention sur des éthè systématiquement misérables et impuissants : mais ce réflexe ne s’exerce qu’au prix du lissage de la diversité de l’œuvre. Bien sûr, une grande partie du personnel actanciel correspond à ce portrait auto-stéréotypique du post-exotisme, qui circonscrit un ethos non-hégémonique. Mais ces figures de démiurges omnipotents ne sont pas épiphénoménales ou même tardives : elles ne font que radicaliser et mettre à nu un dispositif à l’œuvre depuis de nombreuses années, en le parant d’espèces explicitement négatives (viol et inceste) qui tranchent ostensiblement avec l’axiologie post-exotique. C’est un dispositif dont nous avons essayé de montrer qu’il participait d’une scénographie auctoriale : il établit en effet une homologie structurelle troublante entre ces figures intrafictionnelles démiurgiques, déployant une vaste scène théâtrale qu’elles peuplent de marionnettes dociles, et la position auctoriale d’Antoine Volodine, extra-textuelle, orchestrant une polyphonie littéraire et éditoriale, et ventriloquant d’inexistants camarades écrivains.

32Tout se passe donc comme si l’auctorialité post-exotique, construite à la jointure de l’intra et de l’extra-fictionnel, ressortissait à une tension structurelle entre deux pôles : d’un côté, l’ethos non-hégémonique du porte-parole, endossé par Volodine et largement majoritaire dans les discours d’accompagnement, et dont le lieu-matrice, quoique largement hors-champ, est la prison ; de l’autre côté, l’anti-ethos de maître, qui n’est pas qu’une simple catégorie de discours identifiant un repoussoir mais qui trouve bel et bien à s’actualiser dans l’économie de l’œuvre, sous la forme de ces figures de démiurges omnipotents. Deux régimes discursifs s’affrontent là : une parole polyphonique, acentrée, impuissante ; un verbe monologique, centripète et affecté d’un très fort coefficient de puissance et de férocité. Or, il nous semble que si ces deux scénarios auctoriaux s’opposent si clairement, c’est qu’ils organisent et expriment une contradiction située au cœur du projet post-exotique qui, conscient des ambiguïtés sur lesquelles il s’édifie, les thématise et les rend poétiquement fécondes.

33En effet, l’œuvre post-exotique fonctionne comme une entreprise de sape de l’assise auctoriale, considérée comme une instance néfaste de pouvoir ; mais c’est une œuvre qui, tout uniment, constitue l’une des entreprises les plus démiurgiques de la littérature récente. C’est une œuvre qui se prétend le produit d’une récitation collective orale, vouée ainsi à l’évanescence d’un dire clandestin ; mais elle est tout aussi bien un ostentatoire monument poétique exhibant son exceptionnalité littéraire. Or la multiplication des indices de cette exceptionnalité xéno-littéraire (diffraction hétéronymique, jeux métaleptiques constants, contraintes cryptiques proche des mécaniques oulipiennes, etc.) dérobe tout autant qu’elle manifeste l’intentionnalité créatrice qui préside à la constitution de cette œuvre-monde. Cette dernière a beau ne se reconnaître aucune ascendance littéraire et aspirer à un auto-engendrement parfaitement solipsiste, elle reconduit en fait, comme l’a rappelé Joëlle Gleize, les postulats des grands projets littéraires totalisants du xixe siècle, Balzac en tête :

Non pas du romancier réaliste, mais du Balzac constructeur d’un monde fictionnel systématique, dont tous les romans, liés entre eux par des personnages reparaissants, forment un roman de romans. Volodine, cependant, refuse très explicitement le rôle de démiurge que Balzac endosse volontiers (Gleize, 2013, p. 118)13.

34Un tel constat rejoint les conclusions de notre étude : l’œuvre post-exotique postule le suprême orgueil d’un geste artistique radical qui égale, en son ambition totalisante et systématique, l’acte créateur d’un démiurge. Notre réflexion aura permis de montrer que l’auctorialité post-exotique figure, au sein de la fiction, les contradictions extra-fictionnelles qui sont les siennes. La scénographie auctoriale du porte-parole coexiste, pour peu qu’on s’y intéresse, avec son contrepoint, celle du démiurge : quand l’une dit l’immanence de l’auteur à sa fiction, l’autre inscrit au contraire le pouvoir de sa transcendance. Il semble alors que la fiction post-exotique n’acte pas tant la mort de l’auteur qu’elle ne rejoue, une œuvre après l’autre, la scène d’une auctorialité agonistique, traversée de mouvements contradictoires, tour à tour centrifuge et centripète. Il nous importait de rétablir l’importance du second pôle.