« Vous estes chargé lordement, et d’une meschante matiere », vulnérabilités et meurtrissures politiques des corps sur les scènes médiévales francophones (1450-1550)
1Dans la tradition critique entourant le théâtre de la période 1450-1550, il n’y a rien d’évident à postuler l’existence d’un théâtre politique au xve siècle : l’anthropologie structurale a, en effet, longtemps présenté l’hypothèse d’une fracture entre société médiévale froide où rite et transcendance rythmeraient le temps, et société contemporaine décrite comme chaude, où l’écoulement du temps se ferait au rythme de l’actualité, de l’espace public, du politique (Terray, 2010). Ainsi, lorsqu’en 1470, à Avignon, le Jeu d’Argent de Jazme Oliou voit le personnage d’Argent mutilé, sali, « chargé lordement » d’une « meschante matière » (v. 330-3311), faut-il y lire une considération morale empreinte des réflexions portées par la Bible sur la dangerosité de la cupidité et de l’avidité pour l’âme humaine (Proverbes 23 :4 ou 13 :11 par exemple) ou une référence explicite aux scandales de fausse monnaie – du plomb enrobé d’or faisant paraître les pièces plus lourdes, et donc de plus grande valeur –, qui secouent alors la ville (Hindley, 2019, p. 333) ? L’une de ces lectures fait du corps meurtri d’Argent le symbole d’un discours transcendant, moral et sacré, l’autre l’érige en dénonciation politique. Si, toutefois, avec Alain Guerreau, nous envisagions la société médiévale comme un espace froid et ritualisé, détaché de toute pensée de l’actualité, privé de tout espace public où les discours peuvent s’échanger et s’affronter, sans doute ne retiendrions-nous que la première lecture2. Les deux coexistent pourtant dans le texte et il est, en réalité, probable qu’une représentation soit politique3 lorsque les acteurs et spectateurs décident qu’elle l’est par phénomène d’écho avec l’actualité au cours de la performance (Biet, 2017).
2Les scènes francophones des xve et xvie siècles regorgent, en effet, de corps tordus, déguisés, blessés et signifiants ; ce n’est pas, de la part des auteurs et acteurs, un geste anodin. Le symbole du corps malmené auquel on donne un sens moral, social ou politique, permet de faire de ces corps martyrisés le support de projection de discours, en faisant voir dans les chairs les conséquences de l’ordre social, qu’il soit mortifère, contraignant ou réparateur. Or, cette instrumentalisation du corps du personnage est avant tout un terreau fertile de symboles et de symbolisme : quelle signification pour un coup, une lacération, une décapitation, une éventration, un viol ? Représentés sur scène ou en discours, ils se parent de senefiance, de signification en contexte dramaturgique et historique (Strubel, 2002, p. 12-17). Cette senefiance, cependant, est une co-construction entre les acteurs et les spectateurs, de sorte que les corps meurtris, comme tout symbole, peuvent être investis d’un sens et de son contraire (Martinez, 1999). Et cela s’est vu maintes fois dans ce corpus médiéval en langue française riche de quelque cinq cent cinquante textes pour la seule période 1450-1550 aux origines géographiques diverses telles que la Normandie, les zones septentrionales d’Arras à Bruges, Paris, Lyon, les villes suisses, Avignon, Grenoble pour n’en mentionner que quelques-unes.
3En tant que média de masse, principalement urbain, convoqué dans les occasions de la vie publique comme privée, le théâtre est un moyen commode et efficace d’occuper l’espace public par une stimulation de l’ouïe et de la vue. Les discours se doublent d’images scénographiques percutantes dont l’efficacité n’est plus à prouver (Bordier, 1999). Il est dès lors inévitable que des souffrances soient représentées sur scène au moyen de contraintes et torsions incarnées par les corps d’acteurs ; l’impact visuel sur le spectateur de la violence scénographiée et des performances de corps entraînés à simuler cette violence subie et donnée est d’ailleurs indiscutable (Nevitt, 2013, p. 12-37). La souffrance des corps au théâtre se présente ainsi à la fois dans l’espace dramatique où ce sont les personnages qui souffrent et dans l’espace scénique pendant la performance (Biet et Triau, 2006, p. 84) : le rôle contraint le corps de l’acteur devenu pendant la séance un réceptacle du discours et permet, dans cette contrainte, l’expression de son art. S’il est malaisé pour la période médiévale d’étudier ce dernier point, faute d’archives suffisantes concernant les acteurs, l’étude de la symbolique des corps malmenés sur scène est en revanche une entreprise plus accessible grâce au vaste corpus européen à notre disposition.
4Pour ce faire, il convient en premier lieu de s’accorder sur la méthodologie et les concepts convoqués au cours de cet article. L’exhaustivité étant un défi impossible à tenir, nous souhaitons proposer l’étude d’un corpus composé d’une sélection de moralités, histoires romaines, sotties et bergeries4 toutes datées de la période 1450-1550. Parmi ces textes, on compte le Jeu d’Argent de Jazme Oliou (Avignon, 1470), la Bergerie des Bergers gardant l’Agneau de France (année 1485), le Viol d’Orgia et le Juge d’Athènes (Lille, fin du xve siècle), De l’orgueil et présomption de l’empereur Jovinien (1584), ou encore la Sottie des Béguins (Genève, 1523). L’avantage de cette sélection est double : en premier lieu, elle se concentre sur des textes courts, de deux milles vers ou moins qui sont des textes fréquemment combinés les uns avec les autres pour constituer des spectacles ; ce dialogue des genres médiévaux permettant d’ajouter un surcroît de sens à une pièce par son environnement contextuel au cours du spectacle est fondamental pour notre objet d’étude. En second lieu, proposer l’étude d’un corpus varié permet de mettre en évidence l’impact de la dramaturgie choisie sur l’interprétation et la politisation des corps souffrants. Tourmenter un corps, le rendre vulnérable ou le contraindre par un ethos restreignant la liberté d’action du personnage dans une moralité n’a ni la même portée auprès du public ni le même objectif que de le faire dans une sottie, une farce ou une histoire romaine.
5Afin d’étudier ce corpus choisi nous optons pour une approche dramaturgique et esthétique, marquée par la méthodologie et les outils des études culturelles. Deux notions en particulier paraissent pertinentes pour cette étude : la notion d’image culturelle, en premier lieu, renvoyant à un motif signifiant et connu dans une culture donnée que tous peuvent interpréter (Lecuppre-Desjardins et Van Bruaene, 2010, p. 11-18), celle de type que nous pouvons présenter comme un personnage incarnant une image culturelle sur scène dans le cadre d’une fonction scénaristique (Doudet, 2020). L’image culturelle comme le type présupposent ainsi un travail d’interprétation des acteurs et spectateurs du rôle en scène : l’acteur, par son costume, sa gestuelle, ses accessoires, son propos, sème des indices autour de son personnage ; le spectateur a alors charge de les décrypter pour saisir la senefiance du personnage et les enjeux métaphoriques des attitudes, scènes et univers de représentation.
6C’est pour cela que nous souhaitons consacrer cette étude aux trois grands types de personnages dont les corps sont régulièrement malmenés sur les scènes médiévales : les faibles, les puissants et les femmes.
Grimer, lacérer, tordre les corps des faibles
7La mise en scène de la souffrance des faibles est un lieu commun (traditionnel) du théâtre de la fin du Moyen Âge. Les tourments sont souvent un indicateur tonal du rang social : les déplorations et le pathos caractérisent de nombreux personnages de basse extraction ou allégorisant une condition sociale moindre. Ainsi, dans le Jeu d’Argent, représenté à Avignon vers 1470, la déploration de la souffrance physique caractérise deux personnages : Argent et L’Homme. Ce dernier se présente dès son entrée en scène comme un plaignant : son corps est « déjà vieulx » (v. 265) et fatigué, harassé par une vie de labeur qui n’a pas porté les fruits escomptés puisqu’il est toujours pauvre à la fin de sa vie (v. 268-272). Ses plaintes cessent dès qu’il prend Argent à son service et ont donc une fonction principale de caractérisation sociale : ses douleurs physiques et sa pauvreté caractérisent son état de faiblesse avant sa rencontre avec Argent, laquelle est un moment de bascule pour l’Homme. Avec son accession à une puissance sociale vient aussi le renversement des valeurs qu’il professe : il est soudainement bien plus intéressé par son confort personnel que par la charité qu’il appelait de ses vœux.
8Le cas d’Argent est, quant à lui, un peu plus délicat : outre son symbolisme allégorique, il a la fonction dramatique d’un serviteur dans la droite lignée des comédies latines5. Il exprime ainsi sa souffrance morale d’être mal employé et malmené par son ancienne maîtresse, Usure (v. 163-165). Son piteux état « noirci » (v. 329) et « chargé lordement, et d’une meschante matière » (v. 330-331) est quant à lui remarqué par ceux qui le rencontrent, donnant au corps du personnage mal en point une signification double : dans le cadre de l’intrigue, la souffrance d’Argent est à la fois une souffrance de l’individu – après avoir été malmené par Usure, Argent a aussi été attaqué par des brigands au sortir de la ville qui lui ont coupé une oreille (v. 394) – et une souffrance dotée de senefiance allégorique, puisqu’elle peut renvoyer à un réseau de connotations morales, sociales et politiques susceptible de toucher le public de la pièce. C’est ainsi que les blessures du personnage peuvent être interprétées comme le symbole de la blessure morale laissée par l’avarice et l’emploi de l’argent à des biens et pratiques réprouvés par la morale chrétienne, mais peuvent également se faire l’illustration de problèmes sociaux et politiques contemporains de la pièce à Avignon : Paul Aebischer et Alan Hindley soulignent par exemple tous deux la présence dans les archives avignonnaises de mesures prises pour lutter contre la fausse monnaie (Hindley, 2019, p. 402). Il est à noter que le motif de l’oreille coupée, aussi employé dans les sotties genevoises mentionnées plus bas, est ici bien à rapprocher des différentes méthodes employées pour la falsification des pièces6.
9Cet exemple met d’emblée en évidence un continuum de l’illustration sur scène d’un corps souffrant : de la représentation purement topique d’un corps vieux ou malmené par un statut social moindre à la senefiance allégorique d’un enseignement moral ou d’un discours politique. Le cas d’Argent met, par ailleurs, en évidence un phénomène courant et notable des représentations politiques de la fin du Moyen Âge : le discours moral d’inspiration chrétienne et celui du commentaire d’actualité politique ne s’excluent pas mutuellement. Les réseaux symboliques convoqués par le discours moral chrétien sur le bon usage de l’argent, la condamnation de l’usure et de l’avarice érigée(s) en péché capital complètent en réalité, et renforcent, l’interdit politique de la falsification de la monnaie locale et le trouble à l’ordre public qui en découle. Condamnation morale et condamnation judiciaire vont ainsi de pair dans le Jeu d’Argent, ce qui a pour conséquence de renforcer l’effet pédagogique de la pièce par l’usage d’arguments de natures variées pour soutenir un même propos d’une part, et la réévaluation par un lecteur moderne de sa définition de ce qu’est un théâtre politique à l’époque médiévale d’autre part.
10Le Jeu d’Argent n’est pas un hapax dans le corpus de la fin du Moyen Âge : l’utilisation de la souffrance d’un personnage pour illustrer une souffrance sociale est, au contraire, courante. Ainsi dans la Bergerie des Bergers qui gardent l’Agneau de France, imprimée à Paris dans les premières décennies du xvie siècle, trois bergers sont blessés au cours de l’intrigue. L’agneau sur lequel ils veillent jalousement suscite la convoitise de Dame Picque qui, pour étendre son emprise sur l’agneau, décide de s’agripper aux bergers telle une ronce (hérissée d’épines) et de lacérer vêtements et peau pour affermir sa prise sur le groupe. Halina Lewicka, l’éditrice de la pièce, comme Joël Blanchard proposent l’hypothèse d’un spectacle évoquant la régence d’Anne de Beaujeu, à la fin du xve siècle (Blanchard, 1983, p. 300-302). Le petit agneau représenterait le futur roi Charles VIII, alors trop jeune pour régner, les trois bergers, par leurs répliques diverses, sont tantôt analysés comme vox populi évoquant des doutes sur cette nouvelle régente (Lewicka, 1965, p. 14-15), tantôt rapprochés de trois de ses conseillers, Pierre de Beaujeu, Jean II duc de Bourbon et le duc Louis d’Orléans (Blanchard, 1983, p. 303). Les arguments en faveur de l’une ou l’autre analyse ne concernant pas les mêmes répliques, il est intéressant de relever le fait que la coexistence de ces deux interprétations des bergers ne nuit pas à la compréhension de l’intrigue ni à l’interprétation allégorique que l’on peut donner à la souffrance des personnages.
11Dès le début de la Bergerie, les trois bergers soulignent l’importance de ne « pas parler trop haut » lorsqu’ils se plaignent du temps présent. La déploration porte à la fois sur un mal-être moral lié à la perte de valeurs – la charité notamment – dans la société, mais également sur des souffrances politiques : la survie des bergers – et donc du Royaume de France – dépend du petit agneau, or celui-ci est « bien jeune » et « en paine de vie » (v. 12). C’est une proie idéale pour les loups qui représentent les menaces intérieures ou extérieures au royaume (v. 33). Cette constante paranoïa dans laquelle les bergers sont plongés vient trouver sa résolution lorsqu’ils sont attaqués par la Picque qui les blesse avec les épines qu’elle porte à même la peau (v. 254 et suivants). Cet être hybride, mi-femme mi-ronce, est caractérisé par son avidité et sa volonté de contrôle sur l’agneau et les bergers qui le protègent. C’est elle, la menace qui conduisait les bergers à censurer leurs plaintes au début de la pièce par crainte de représailles (v. 122-124). Les lacérations sur le corps des bergers sont à la fois une punition pour leur dissidence et des blessures liées à un gouvernement implacable. La pression exercée par un pouvoir politique sur la vox populi comme sur les conseillers entourant le jeune roi est ainsi rendue visible à même le corps des bergers. De surcroît, Dame Picque est aussi présentée comme une maladie : elle reste accrochée aux bergers de sorte que ces derniers ne parviennent pas à s’en débarrasser, même avec l’aide du personnage allégorique Remède qui confesse son impuissance face à Dame Picque. Il faut « avoir pacience » (v. 397). Les blessures se font alors symptôme visible du mal qui ronge la société selon les auteurs de cette pièce : Anne de Beaujeu, ce « truant infame [qui] gouvernera tout » (v. 117-118). Le portrait est peu flatteur et la réception de la pièce par l’entourage de cette dernière est incertaine. Toutefois, sa présence dans un recueil imprimé quelques décennies plus tard permet d’envisager deux hypothèses : la pièce n’a peut-être pas choqué ni occasionné de censure à l’époque de sa diffusion, ou, l’imprimé étant plus tardif que la pièce d’origine, l’intertexte politique a peut-être perdu de sa force de sorte que la pièce a été publiée sans que l’éditeur n’ait précisément en tête son contexte initial.
12Quelles que soient les raisons de sa conservation, la Bergerie des Bergers qui gardent l’Agneau de France est remarquable pour notre propos : les bergers, qu’ils incarnent une vox populi ou des figures de puissants contemporains, incarnent par les lacérations dont ils sont les victimes la violence exercée par le pouvoir dans l’espace public. Que cette répression physique soit réelle ou qu’elle soit de l’ordre de la menace non actualisée, elle se traduit par la mutilation infligée aux corps de ceux qui parlent ou s’opposent à ce pouvoir. Un dispositif similaire existe d’ailleurs dans la Sottie des béguins, représentée à Genève en 1523. Les acteurs arrivent sur scène au début de la pièce, sous leurs véritables identités, et annoncent l’impossibilité de la représentation : leurs costumes ont été amputés à divers endroits à cause de la censure qui règne en ville. Si les corps ne sont pas directement touchés par l’amputation, l’habit fait le moine au théâtre, et le réseau de signification est le même : les costumes amputés sont autant de blessures infligées au tissu de la représentation et les personnages-acteurs sont en position de faiblesse, réduits à l’incapacité d’exercer leur profession.
13L’aspect politique d’un corps blessé appartenant à un personnage de faible condition sociale est peut-être plus exacerbé encore lorsque la nature allégorique du personnage est indiscutable et incontournable. Si Argent bénéficie d’un rôle de serviteur rendant sa présence presque vraisemblable dans le canevas dramatique et si les bergers ne sont pas à proprement des personnifications allégoriques, qu’en est-il des souffrances infligées à un personnage représentant explicitement un groupe social ? Pauvreté, par exemple, qui allégorise le tiers-état dans la Moralité de Noblesse, Clergé et Pauvreté qui font lessive, moralité réformée rouennaise copiée dans le Recueil de Rouen au milieu du xvie siècle est l’un de ces personnages. Il fait partie d’une triade courante dans les moralités qui mettent en scène les trois groupes sociaux de la société féodale : la noblesse, le clergé et le tiers-état. Pauvreté, ici, est un personnage souffrant physiquement : le travail de lavandière est pénible et elle est la seule des trois femmes à travailler sur scène tandis que Clergé et Noblesse discutent entre elles de la vie publique, lavant littéralement et métaphoriquement leur linge sale sur scène.
14Dans le contexte troublé de Rouen en plein cœur de la Réforme, un tel texte n’est pas anodin : Pauvreté illustre les souffrances d’une population en se présentant comme « simple et fresle » (v. 19), victime de « famine » (v. 20) et de « deul » (v. 20) évoquant deuil et douleur ainsi que de « soucy, travail et désolacïon » (v. 21) tandis que Noblesse et Clergé sont présentées toutes deux en maîtresses impitoyables enorgueillies de leur grandeur et foi respectives Outre la pénibilité du travail, Pauvreté est aussi exposée aux coups que lui assènent Clergé et Noblesse en chantant le refrain « Noblesse bat sans être battue d’âme » (v. 189, 197, 205) lorsqu’elle prend position dans le débat public opposant les deux personnages sur des enjeux politiques et confessionnels ou refuse de suivre les ordres qui lui sont intimés par Noblesse. La violence faite au corps de l’allégorie est ici une violence sociale et économique : c’est le groupe majoritaire de la société féodale qui est forcé de travailler pour subvenir aux besoins de ceux qui occupent l’espace public en vaines paroles ; leur condition de vie ne s’améliore pas puisque Noblesse et Clergé refusent même de payer Pauvreté d’autre chose qu’un « brouet » (v. 252) lorsque cette dernière demande une rétribution pour son ouvrage, et, pis encore, toute parole est réprimée par la violence. Les revendications sont clairement politiques du côté de Pauvreté : ses répliques relèvent de la rhétorique du planctus, la plainte, visent à susciter le pathos par des appels à la pitié (v. 253) et provoquer un sentiment de communion empathique dans le public. En ce sens, les souffrances physiques subies par le personnage deviennent une scénographie propre à accompagner son discours : un ethos construit autour de la plainte.
Contraindre, dépouiller et rendre malades les corps des puissants
15Il est toutefois essentiel de souligner le fait que la souffrance du corps n’est pas l’apanage des seuls personnages allégorisant des statuts sociaux inférieurs. S’ils subissent peu la violence physique directe, les corps des puissants sont en revanche soumis à un ethos très strict, agissant comme une contrainte et codification de leur occupation de l’espace dramatique. L’un des rares arts poétiques mentionnant le théâtre à la période 1450-1550, l’Instructif de seconde rhétorique, souligne l’importance de l’ethos et du decorum de classe dans la mise en scène des puissants dans le cadre, notamment, du théâtre historique : pour qu’un personnage soit aisément identifié par les spectateurs, il doit parler et se conduire en accord avec son rang social, selon les recommandations données dans l’Instructif. L’auteur de l’Instructif écrit ainsi qu’il faut
considerer quelle forme
A chascun convient assorter
Selon qu’el peut estre conforme (v. 1946-1948).
16Dès lors, cette contrainte scénique conditionne les corps des acteurs en fonction du rôle social incarné, de même qu’elle témoigne d’une codification des corps dont on peut voir les effets dans les textes de notre corpus, et notamment dans les pièces au dispositif pédagogique comme le Juge d’Athènes, une des pièces du corpus des Processions de Lille organisées au xve siècle à destination, peut-être, des jeunes gens de l’élite locale, selon l’hypothèse d’Alan Knight, l’éditeur du texte. La pièce s’inspire d’une anecdote de Valère Maxime mettant en scène un empereur perse rendant la justice de façon inique en favorisant ses proches au détriment de ceux qu’ils spolient en l’adaptant aux goûts du public lillois : il s’agit ici d’un juge athénien rendant mal la justice que les sénateurs de Rome décident de châtier. Le dispositif de la pièce est caractéristique du théâtre pédagogique fonctionnant sur le mode de l’exemplum : un personnage est présenté comme modèle de vertu ou de vice et la trame de l’intrigue vise à montrer au spectateur ce qu’il adviendra de lui s’il suit son exemple. Ainsi, le Juge est-il présenté avec le corps contraint par une auctoritas, une autorité émanant de son expertise : il est « assis au siège de Justice » (v. 78) d’où il organise les tours de parole avant de rendre son verdict. L’utilisation fréquente du substantif « droit » (v. 77, 80, etc.) dans les répliques du juge et dans celles des écuyers et plaignants l’entourant (v. 31, 96, 111, 121, etc.) permet de développer conjointement les deux réseaux sémantiques du droit en tant que cadre légal réglant la vie en société mais également en tant que droiture physique et morale que doit incarner le juge dans l’exercice de ses fonctions. Le substantif est ainsi souvent coordonné avec des termes comme « raison » (v. 80), employé dans des locutions comme « faire droit et faire envers » (v. 96) permettant de créer autour du juge une image d’austérité, de sérieux et de rigueur posturale et morale. Cet ethos rigide est une forme d’entrave courante découlant du decorum exigé pour un personnage dépositaire de l’autorité. Dans le Juge d’Athènes, toutefois, il est possible de voir cet ethos se déliter à mesure que l’intrigue met au jour les malversations du Juge : lorsque ce dernier est condamné par les citoyens et sénateurs romains, il se défait de sa contenance pour laisser exploser sa colère en arguant qu’il
ne doy estre condempné
ne jugiés a pareille paine
que gens populaire et villaine
qui ne sont point de [s]on essense. (v. 354-358).
17Le délitement de l’ethos au profit de l’expression de passions plus violentes exprime toute la douleur mentale du Juge désormais en fâcheuse posture et accompagne sa condamnation qui, elle, est une torture tout à fait physique du corps puisque le juge est mis à mort par écorchement. Sa peau, enfin, est utilisée pour fabriquer un siège où le prochain juge devra s’asseoir pour rendre la justice :
Je adjouste qu’il soit escorchiés
et, se a ce point condessendez,
sa peau estendue seroit
sur la chaiere ou il jugeoit,
affin que le juge aprés ly
se garde de jugier ainsy. (v. 391-396)
18Afin d’intensifier l’aspect spectaculaire de ce châtiment qui doit servir d’exemplum dissuasif pour le spectateur, l’annonce des tortures infligées au Juge d’Athènes est faite au fils de ce dernier dans un redoublement de l’expression de la condamnation. Cette annonce vise à faire du sort du juge un « exemplaire » (v. 523) du châtiment qui attend le prochain juge désigné par les sénateurs, à savoir le fils du précédent. La menace est limpide lorsque les citoyens romains disent au fils : « Quand vous serez en jugement, / sur la peau vo pere serrez » (v. 525-526). C’est alors au fils de reprendre la chaire et l’ethos de son père, l’éthique professionnelle en plus. Dans le cadre du Juge d’Athènes, les mécanismes de l’intrigue reposent précisément sur le délitement de l’ethos du personnage éponyme. Ces pièces, à visée pédagogique font des corps des personnages et acteurs l’exemplum de bons comportements sociétaux, et perpétuent ainsi les représentations sociales, notamment des puissants, et la codification de leur comportement dans l’espace public. Toutefois, ainsi que l’illustre ce même texte, les corps souffrants, tordus par les blessures ou la maladie sur les scènes médiévales n’appartiennent pas uniquement aux personnages d’un statut social inférieur.
19En effet, le théâtre de la fin du xve siècle a vu une recrudescence de corps des puissants rendus malades par leurs vices et mauvaises décisions politiques. Ce motif scénique consistant à faire de la maladie du corps un indicateur de bonne conduite morale et politique prend un essor tout particulier dans le théâtre réformé ; ainsi, la Comédie du pape malade, la Maladie de Chrestienté ou la Sottie du Monde mettent en scène ce motif de la maladie pour marquer le dévoiement d’une puissance utilisée à mauvais escient. Dans cette dernière Sottie genevoise de 1524, suite directe de la Sottie des Béguins évoquée plus haut, le Monde se fait allégorie du temps présent. Il est ici présenté comme malade et entouré d’un
beau troupeau
de sotz (v. 116-117).
20Ceux-ci le conseillent mal, naturellement. En résulte alors un mauvais gouvernement local qu’allégorise l’état de santé précaire de Monde. « Mal disposé » (v. 209), le Monde cherche alors à obtenir un diagnostic en faisant
porte[r] [s]on urine
au Médecin (v. 216-217).
21Il apprend :
Il est blessé
Du cerveau (v. 227-228).
22Lors de la visite médicale qui s’ensuit, le Monde explique que c’est à la « teste » (v. 238) qu’il a le plus mal. Il est « lassé » (v. 238), « tout troublé et tout tracassé » (v. 239) à cause de « folies qu’on a dit » (v. 230). Les folies en question étant probablement l’annonce de l’apocalypse sous forme d’un « Déluge » (v. 243) prévu pour le 2 février 1524 qui a fortement marqué les populations de l’époque. À cette somatisation des inquiétudes du Monde, le Médecin répond par la doctrine luthérienne :
Et te troubles-tu pour cela
Monde ? Tu ne te troubles pas
De voyr ces larrons attrapards
Vendre et achepter benefices,
Les enfants ez bras de nourrices
Estre abbez ; evesques, prieurs
Chevaucher trèsbien les deux sœurs,
Tuer les gents pour leur plaisir,
Jouer le leur, l’autruy saisir,
Donner aux flatteurs audience,
Faire la guerre à tout oultrance,
Pour un rien, entre les chrestiens7 ? (v. 245-256)
23Les véritables causes de la maladie de Monde sont en effet, selon le diagnostic du Médecin, bien plus les désordres pointés par Luther – d’ailleurs mentionné aux v. 261 et 263 – que la crainte inspirée par des « pronostications » (v. 266) auxquelles il ne faut pas prêter trop grande foi. Pour guérir, donc, le Monde doit « mettre ordre selon la loy » (v. 270) dans ses affaires et, en particulier dans les affaires du clergé ainsi qu’en attestent les récriminations du Médecin contre le commerce des indulgences, la transmission des charges ecclésiastiques de père en fils et la vie pleine d’excès d’une partie des membres du clergé. Les douleurs du Monde se font alors allégories d’un désordre institutionnel qui semble bien loin d’être résolu comme en témoigne la volonté de Monde de
[s]e gouverner plustost
A l’apetit de quelque sot
Que d’un prescheur. (v. 293-295).
24Cette première exploration du corpus montre une variation du type de souffrance physique éprouvée selon le statut social du supplicié : la maladie semble l’apanage des puissants dont le corps allégorise la société tandis que les coups et formes d’atteintes physiques externes paraissent être celles des personnages perçus comme faibles ou en situation transitoire de faiblesse. De l’Orgueil et présomption de l’empereur Jovinien, une histoire romaine de la fin du xve siècle met ainsi en évidence la chose : parce qu’il se prétend « plein de divinité » (v. 143) et souhaite se faire vénérer comme un dieu sur Terre, l’empereur se retrouve puni de son « péché infructueux » (v. 405) par Dieu et l’entremise notable de l’ange Raphaël. Ce dernier profite que l’empereur se rafraîchisse dans une fontaine un jour de chasse pour le priver de ses vêtements, et donc du costume représentant sur scène son statut social (Doudet, 2014) : « Icy, l’ange Raphaël descend vers la fontaine et prend les habillemens de l’Empereur, et s’en va aprés les chasseurs qui le recevront pour seigneur » (didascalie précédant le v. 448). L’habit faisant l’empereur sur scène ainsi qu’en témoigne la nouvelle rubrique associée à Raphaël, à savoir « L’empereur, putatif », c’est-à-dire « celui qui prétend être l’empereur », le véritable empereur est désormais nu, renvoyé au bas de l’échelle puisque tous ses proches – épouse comprise – confondent Raphaël, vêtu du costume impérial, avec l’Empereur.
25Dès lors, l’Empereur dépouillé de son statut et nommé simplement « Jovinien » dans les rubriques du texte est soumis à toutes les violences physiques que les personnages de moindre naissance peuvent connaître sur les scènes médiévales : il est « lié » (v. 731) à un poteau et « frappé à grands coups de verge » (v. 734) par un Chevalier, le Portier et un Palefrenier qui ne le reconnaissent pas sans ses vêtements. Il subit une deuxième fois le même sort aux mains du Duc, son ami d’enfance, et de deux de ses serviteurs. À nouveau, la didascalie est explicite : « Icy le lient en un poteau » (didascalie précédant le v. 960) puis « Icy les tyrans prennent des verges » (didascalie précédant le v. 972). Cette seconde bastonnade est particulièrement explicite et n’est pas sans rappeler les scènes de martyres chrétiens présents dans l’hagigographie et dans les mystères : les « tyrans », serviteurs du Duc, s’exhortent mutuellement « à frapper sus luy en commun » (v. 975) et commentent l’état du corps de Jovinien : ils mentionnent l’abondance de sang qui
sort comme d’un ruisseau
de fontaine (v. 986-987).
26Ils emploient même une métaphore pour témoigner de la violence du traitement subi par l’Empereur :
comme le vin sort d’une grappe
le sang distille de son corps (v. 980-981).
27Cette dernière métaphore renvoie explicitement à la figure du Christ-pressoir développée dans les Évangiles. Enfin, une mention est particulièrement intéressante : « je croy qu’il y pert a sa peau » (v. 985), la thématique de la perte de la peau, de l’écorchement, étant récurrente quand il s’agit de punir un personnage de haut rang de ses exactions en guise d’exemplum, comme le Juge d’Athènes dans la pièce éponyme. Dès lors, la remarque du serviteur est à la fois un renvoi vers ces châtiments communs, parce que d’une nature spectaculaire, sur les scènes médiévales et vers le risque de décès de Jovinien sous les coups de ses assaillants. Une dernière bastonnade survient lorsque Jovinien croise son épouse qui, à son tour, ne le reconnaît pas et ordonne que ce miséreux qui se prétend son mari soit battu.
28L’intrigue se résout cette fois de façon heureuse puisque l’Empereur retrouve son statut après plusieurs mois de pénitence dans un ermitage. La souffrance du corps est ici à la mesure des maux infligés par l’Empereur, avide d’être vénéré en début de pièce : le châtiment divin a pour but d’inscrire dans les chairs de Jovinien son péché mais aussi les souffrances qu’il a ordonnées à l’encontre de quiconque s’est opposé à lui. Ainsi, dès qu’il fait amende honorable et retrouve son vêtement, le tourment cesse, et l’Empereur, devenu une figure christique, peut désormais se conduire en monarque éclairé en résolvant le chaos qui s’était développé dans la société dont il a la charge. L’imaginaire de la Passion est alors évident : la souffrance est rédemptrice pour l’humanité allégorisée par Jovinien, et devient, de ce fait souhaitable en tant que passage obligé du salut.
Une vulnérabilité particulière du corps féminin : le viol
29Exception faite de la lavandière Pauvreté de Noblesse, Clergié et Pauvreté faisant leur lessive, l’ensemble des corps souffrants présentés jusqu’à présent ont été masculins. Or, le corps féminin n’est pas exempt de blessures, meurtrissures ni d’ethe contraignants, mais un supplice en particulier semble réservé aux corps des femmes de tous rangs, indépendamment de leurs statuts sociaux et maritaux : le viol. Deux exemples de la fin du Moyen Âge mettent ainsi en scène des femme violées : les moralités de l’Empereur qui tua son neveu, imprimée par les Trepperel au début du xvie siècle, et le Viol d’Orgia, une autre pièce issue du corpus des Processions de Lille au xve siècle. Le déroulement des intrigues est très différent, de sorte que la signification de ces corps est aussi très différente. Le viol de la moralité sert de caractérisation aux excès du neveu de l’Empereur ; la victime est une jeune fille vierge de basse extraction, ce qui la place au bas de l’échelle sociale féminine. Dès lors, elle doit compter sur son entourage – sa mère et l’Empereur – pour la défendre et la venger. À l’inverse, lorsque Orgia, épouse de chef gaulois retenue en otage par l’armée romaine, est violée par un Centurion dans la pièce éponyme, c’est une femme tout en haut de la pyramide sociale qui est victime, et le criminel est d’ailleurs un inférieur social. Le viol, ici, n’est pas seulement un trait de caractérisation du personnage du centurion, mais agit en véritable péripétie qui permet à Orgia, princesse étrangère et antique, de s’émanciper un instant de l’ethos attendu de la femme à la fin du Moyen Âge pour adopter celui du souverain exerçant son droit à la colère et à la vengeance : en effet, après avoir décapité le Centurion et été rendue à son époux, elle est célébrée à la fois comme femme fidèle à son mari et comme souveraine qui a su faire honneur à son mari en rendant la justice in absentia.
30Si les violences sexuelles sont réservées à des victimes féminines et sont systématiquement le fait d’un homme présenté, dans les spectacles de la période 1450-1550, comme amoral, bestial et soumis à ses pulsions, il est important de souligner toute la spécificité de cette souffrance particulière du corps féminin (Lett, 2013). Les violences faites aux puissants sont traditionnellement associées à l’idée d’un exemplum : la violence et la maladie sont des menaces planant sur ceux qui seraient tentés de mal se comporter et ont un caractère pédagogique indéniable dans le dispositif dramaturgique. Les violences infligées aux faibles sont, quant à elles, plus ambiguës : elles sont constitutives de l’identification d’un personnage en position de faiblesse puisqu’elles mettent en évidence la vulnérabilité du corps du personnage, mais elles conduisent aussi à tenir un discours sur l’agresseur par la mise en évidence des conséquences de son action. Le viol des femmes semble occuper également cette fonction dramaturgique. Le Centurion dépeint dans le Viol d’Orgia, est un dignitaire de l’armée romaine de grade intermédiaire dans l’armée. Ses agissements – violer la jeune femme puis extorquer une rançon à ses proches soucieux de la récupérer – sont explicitement présentés en lien avec des vices de la personnalité du Centurion et immédiatement contraires au droit de guerre alors en vigueur, ainsi qu’en atteste sa première réplique où le passage de l’octosyllabe au pentasyllabe marque l’emballement de la pulsion sexuelle du personnage :
Je veul tout mon plaisir avoir
de celle plaissant crëature,
et puis voist tout a l’adventure.
Je l’ay en prison ;
c’est bien sans raison
que j’ay desplaisance.
Sans arestison
l’amoureux tison
feu au ceur me lance.
Je suis en balance,
se je ne m’advance,
de morir d’anoy8. (v. 55-66)
31Dans la Moralité de l’Empereur qui tua son neveu, le profil de l’agresseur est le même : le neveu de l’Empereur est soudainement en position de pouvoir et pense à accomplir « [s]on plaisir, vouloir et pensée » (v. 398) en première instance. Son intérêt se porte sur une jeune fille qu’il a « fort aimée » (v. 399) et dont il ne peut « jouyr » (v. 400). Il sait toutefois que depuis qu’il est devenu empereur à la place de son oncle, personne « n’osera [le] contredire » (v. 404) s’il décide d’abuser de son pouvoir pour violer la jeune femme.
32Puisque la femme est perçue, dans la culture de cette fin du xve siècle, comme étant du côté de la faiblesse sociale et de la sphère privée et domestique (Le Goff, 2019, p. 201-210) – et ce quelle que soit sa place effective dans la hiérarchie sociale – il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elles soient davantage sujettes à des traitements faisant saillir cette position faible et attaquent précisément l’intimité du corps. Cette violence particulière faite aux femmes, toutefois, ne reste pas impunie : les victimes appellent vengeance, transformant le viol en un élément clef du canevas dramatique. La jeune fille de la Moralité de l’Empereur qui tua son neveu n’a pas la position sociale nécessaire pour faire justice elle-même, aussi c’est à sa mère et à l’empereur de le faire, mais Orgia, reine gauloise, elle, le peut. La décapitation de son bourreau est d’ailleurs célébrée par son époux qui y voit l’accomplissement de la juste colère royale contre ce qui est un crime d’honneur tout à la fois contre le monarque gaulois et le droit de la guerre (v. 421-424).
Polysémie symbolique de la violence
33Les souffrances du corps sont multiples sur les scènes médiévales et souvent dotées d’une senefiance politique qui s’exprime à un niveau symbolique : en torturant un corps qui allégorise sur scène une condition sociale ou une idée, c’est ce référent qui est mis à mal et éprouvé par la fiction. La dimension allégorique des corps des faibles, des femmes et des puissants est souvent doublée d’une fonction dramaturgique dans le canevas dramatique, ce qui tiraille les corps des personnages entre leur emploi dans l’intrigue et leur usage symbolique. Les coups marquent la faiblesse sociale et génèrent une empathie autour de la victime, les amputations physiques ou de costume peuvent indiquer la censure ou la dégradation d’un élément, les maladies disent les désordres du temps présent, les viols disent la faiblesse du corps féminin et la monstruosité de l’agresseur. Ces situations types mettant en scène les souffrances supportent un nombre conséquent de variations : les victimes peuvent être dotées d’une portée allégorique plus ou moins grande, propre à orienter la senefiance donnée à la souffrance du corps. Le Juge d’Athènes mis à mort et écorché est un exemplum qui vise à avertir les hommes de la profession tandis que les tourments subis par Pauvreté ou par le Monde qui est malade visent à faire état de désordres sociaux qui doivent être résolus. Fait remarquable, les blessures d’une lavandière et la maladie d’un puissant semblent viser la même fin mais recourent à des dynamiques rhétoriques radicalement différentes : les premières suscitent l’empathie et l’indignation lorsque la seconde est présentée comme une juste conséquence de mauvais choix de la part des puissants et, dans la Sottie du Monde, des puissances de la chrétienté en particulier.
34S’il est toujours difficile de retracer les contextes précis entourant la création et la mise en scène des pièces à notre disposition, faute de documentation pour une partie conséquente des pièces retrouvées, certaines, comme la Moralité de Noblesse, Clergé et Pauvreté qui font lessive, la Bergerie des bergers gardant l’Agneau de France et les deux sotties de Genève, la Sottie des béguins et celle du Monde, documentent des époques précisément identifiées et des crises politiques qui apportent un éclairage interprétatif quant aux corps mis à mal dans ces pièces. Dans l’espace scénique, le corps des acteurs donne à voir ces personnages allégorisant des troubles politiques est certainement un outil de transmission efficace. Ainsi, les bergers de la Bergerie soumis aux tourments d’une Dame Picque rappelant la régente Anne de Beaujeu ou les acteurs de la Sottie des béguins déplorant l’amputation de leurs costumes par le fait de la censure savoyarde dont ils se déclarent victimes sont certainement des effets visuels forts dans la transmission d’un propos sur le gouvernement. Par un phénomène de résonance entre l’actualité, le corps des personnages dans l’espace dramatique et celui des acteurs dans l’espace scénique, la souffrance de ces corps devient l’instrument d’un discours politique et de sa médiatisation dans l’espace public.