Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

La littérature comme mémoire des discours
Fabula-LhT n° 30
La Littérature en formules
Thomas A. Murphy

L’Humanisme en formule. Itinéraires de l’Homo sum de Térence du xve au xixe siècle

Humanism in a phrase: Itineraries of Terence’s Homo sum from the 15th to the 19th century

« ...vous eussiez dû vous dire que j’étais l’homme qui tolère tout et ne répudie rien. 
Homo sum… Et puisque vous avez appris un peu de latin, vous savez le reste. »
(George Sand, La Confession d’une jeune fille, 1865, p. 199)

1Il s’agit sans doute de la phrase la plus célèbre des comédies romaines : « Homo sum : humani nil a me alienum puto », soit « Je suis un homme : je crois que rien de ce qui est humain ne m’est étranger » (Térence, 1963, p. 60). Cette formule, prononcée au vers 77 par le vieillard Chrémès dans la première scène de l’Heautontimoroumenos de Térence, a connu une réception tout autre que la pièce dont elle est tirée. Sa valeur en tant que sentence, maxime ou même exhortation fait que l’on trouve ce vers, passim, chez Sénèque et saint Augustin, chez Montaigne et Barthélemy Aneau, chez Voltaire et dans l’Encyclopédie, chez Victor Hugo, George Sand et Monique Wittig, parmi d’autres1. Dans le contexte dramatique de la comédie de Térence, le personnage de Chrémès revendique son droit à se mêler des affaires de son voisin, Ménédème, malgré les protestations de ce dernier. La gravité de cette sentence joue chez le poète romain une fonction comique. Un siècle plus tard, lorsque Cicéron reprend cette phrase, il accorde une ampleur philosophique aux mots du vieillard. Dans son De Finibus [I.1], le philosophe qualifie le personnage de Chrémès de « non inhumain [non inhumanus] » (1998, p. 4), référence évidente au fameux vers de Térence. En outre, dans le De Officiis [I.9], il cite ce vers lorsqu’il évoque la difficulté de ressentir les problèmes d’autrui avec la même inquiétude que l’on éprouve devant ses propres difficultés (1994, p. 12). Chez Cicéron, Chrémès devient ainsi l’exemple d’une miséricorde extraordinaire, et non pas le modèle du voisin indiscret. Si la reprise de cette formule par Cicéron marque, d’une certaine mesure, le début de la portée philosophique de cette formule, ce n’est pas pour autant la fin du conte. Cette sentence, devenue la « devise des Lumières », pour reprendre l’expression de Michel Delon (1984, p. 284), fit grand débat à la Renaissance, où elle trouve les germes de son interprétation moderne. L’interprétation de ce vers dans les commentaires et les dictionnaires renaissants n’ayant pas encore fait l’objet d’une étude, nous proposons ici un survol de la postérité de cette formule à partir de la Renaissance des xve et xvie siècles.

Homo sum et la notion d’humanitas – Le Dictionarium d’Ambroise Calepin

2 La circulation importante et diffuse de cette formule au xvie siècle, en latin comme en français, est un fait incontestable. La variété de son emploi dans des textes de genres différents montre à quel point la maxime est devenue un lieu commun de l’humanisme français de la Renaissance. Ici, nous nous contenterons de limiter notre propos à quelques exemples indicatifs. Dans le roman fantastique Alector, ou le coq, on la retrouve dans la bouche d’un vieillard exprimant sa bienveillance envers son ami, un autre vieillard qui est à la recherche de son fils, Alector : « Car estant homme, ie n’estime rien humain estre à moi rien n’attouchant » (1560, p. 18)2. Son interlocuteur le remercie ensuite de son « humanité », terme clé associé à cette formule. Il s’agit d’une reprise comique de la première scène de l’Heautontimoroumenos. Le poète normand Guy Le Fèvre de La Boderie le tourne en vers dans l’épître dédicatoire de l’Encyclie des Secrets de lÉternité, poème scientifique écrit en alexandrins : « Ie suis homme, & n’ay rien d’humanité estrange » (1570, p. 11).

3 Le fameux vers de Térence figure parmi « sentences peintes » qui décorent la bibliothèque de Michel de Montaigne (voir éd. Villey-Saulnier, 2004, p. LXX). Cité en outre par l’auteur dans son chapitre intitulé De l’yvrongnerie, ce vers acquiert encore une signification toute autre, qui constitue un axe d’interprétation important. Dans ce chapitre, Montaigne met en avant la faillibilité et la faiblesse qui sont communes à tous les hommes. En modifiant le mode et la personne du verbe, il transforme la formule de Térence en exhortation :

Tant sage qu’il voudra, mais enfin c’est un homme ; qu’est il plus caduque, plus miserable et plus de neant… Il pallit à la peur, il rougit à la honte ; il se pleint à l’estrette d’une verte colique, sinon d’une voix désesperée et esclatante, au moins d’une vois cassée et enroüée, Humani a se nihil alienum putet [Qu’il s’imagine que rien d’humain ne lui soit étranger] (Montaigne, 2004, p. 345-346).

4Par l’emploi de cette phrase devenue exhortative, Montaigne fait écho aux interprétations de l’Homo sum (comme reconnaissance de faiblesse) telles que formulées par les humanistes des générations précédentes.

5Dans son Dictionarium de 1502, grand ouvrage lexicographique achevé après trente années de travail, Ambroise Calepin inclut la citation entière du vers de Térence dans l’article consacré au mot humanus 3. Dans l’article suivant, qui définit le terme humanitas, on peut comprendre le sens que Calepin donne au vers de Térence :

L’« humanitas » signifie proprement la nature humaine. À ce sens premier, c’est écrit chez l’apôtre « que l’humanité est soumise à la divinité ». […] Varron dit que « Praxitèle, en raison de son art remarquable, est inconnu de personne qui soit plutôt humain. » Il utilise « plutôt humain » au sens de « plutôt instruit ». C’est pourquoi on parle de studia humanitatis, c’est-à-dire, studia eruditionis, phrase par laquelle on comprend « arts libéraux ». Mais puisque l’homme est le plus doux de tous les animaux, pour cette raison, « humanus » s’utilise au sens de « facile » et de « doux » et « humanitas » au sens de « facilité », de « bonne disposition », de « bonté », de « clémence » et de « bienveillance », ce que les Grecs appellent la « philanthrôpia », à savoir l’amour envers les hommes […].
[Humanitas proprie naturam humanam significat. Unum apud apostolum scriptum est, vt humanitas subijactur diuinitati. […] Var. Praxiteles inquit propter artificium egregium nemini est paulum humaniori ignotus. Humaniori dixit : pro eruditiori. Hinc studia humanitatis id est eruditionis appellantur : quibus artes liberales intelliguntur. Sed quia homo inter omnia animalia maxime mitis est. Idcirco humanus pro facili & miti ponitur : & humanitas pro facilitate tractabilitate mansuetudine clementia benevolentiaque quam graeci φιλανθρωπίαν vocant quasi amorem in homines]. (Calepinus, 1502, n.p.)

6Dans cet article, on voit clairement l’évidence d’une lecture assidue de saint Jérôme en arrière-plan, donnant un premier cadre à l’article tout entier, augmenté ensuite par de nombreuses citations savantes. Le fait que Calepin ne cite pas sa source principale est d’autant plus intrigant. Dans tous les cas, l’absence de mention de saint Jérôme laisse un cadre structurant d’un article qu’on attribuerait facilement au lexicographe lui-même.

7La parenté de l’article de Calepin avec le texte de saint Jérôme est frappante, car on voit comment le lexicographe italien récupère les définitions rejetées dans ce passage précis par le Père chrétien pour rédiger son propre dictionnaire. Dans sa Lettre LV, saint Jérôme précise le sens qu’il accorde au terme humanitas :

L’Apôtre ne dit pas : « pour que le Père soit tout en tous », mais « pour que Dieu », car ce nom appartient à la Trinité tout entière, et peut se rapporter aussi bien au Père qu’au Fils et au Saint-Esprit, en sorte que l’humanité est soumise à la Divinité [ut humanitas subiaciatur diuinitati]. Ici nous n’entendons pas « humanité » dans le sens de mansuétude et de douceur, ce que les Grecs appellent philanthropie, mais dans le sens de : genre humain tout entier [Humanitatem in hoc loco dicimus non mansuetudinem et clementiam, quam Graeci φιλανθρωπίαν uocant, sed omne hominum genus]. (Saint Jérôme, 1953, p. 45-46 ; trad. Labourt)

8De première vue paraissent les emprunts que Calepin a faits au texte de Saint Jérôme, mais le lexicographe n’a toutefois pas fait de pur plagiat. Ici, Calepin détourne le sens original en restaurant les définitions mises de côté. Suivant la trame de l’article, nous voyons l’établissement d’une cohérence de définitions, qui commence par « la nature humaine » et, en passant par les studia humanitatis si chers aux humanistes renaissants, arrive à une notion qui s’accorde avec le Homo sum de Térence. En précisant la notion latine d’humanitas, le lexicographe montre que la formule de Térence ne devrait pas être comprise comme revendiquant la « faiblesse » comme fera plus tard Montaigne, mais, au contraire, une exhortation à la « clémence » et à la « bienveillance ».

9 Pour Erwin Panofsky, cette tension, telle que nous l’avons vue au cœur de l’interprétation de cette formule de Térence, est fondamentale pour le projet des humanistes de la Renaissance. Dans son essai intitulé « L’histoire de l’art est une discipline humaniste », l’historien de l’art commence par une réflexion sur le sens du terme humanitas :

Ainsi l’idée que la renaissance se fit de l’humanitas prit d’emblée un double visage. […] C’est de cette conception ambivalente de l’humanitas que l’humanisme est né. Il ne s’agit pas tant d’un mouvement que d’une attitude ; on la peut définir comme la foi en la dignité de l’homme, que fondent tout ensemble l’importance attribuée aux valeurs humaines (rationalité, liberté) et l’acceptation des humaines limitations (faillibilité, fragilité). (Panofsky, 1969, p. 30)

10Ainsi, la difficulté de l’interprétation du vers de Térence pourrait s’expliquer, en partie, grâce à une tension inhérente à l’humanisme.

Entre Platon et Aristote : l’Homo sum chez les commentateurs du xve siècle

11Cependant, dans les commentaires du xve siècle, c’est surtout l’aspect politique qui semble intéresser les humanistes. L’Heautontimoroumenos est la seule des six comédies de Térence dont le commentaire du grammairien Donat n’ait pas survécu, ce qui laissa aux humanistes une grande place à de nouvelles interprétations. Afin de pouvoir offrir au marché une édition des œuvres complètes de Térence commentées, la rédaction pour l’Heautontimoroumenos d’un nouveau commentaire pédagogique était donc nécessaire. Deux commentaires différents émergent ainsi dans la seconde moitié du XVe siècle. Chacun associe ce fameux vers à différentes formules antiques : d'abord, la tradition représentée par l’italien Giovanni Calfurnio dans son commentaire de 1476 fait référence à une maxime tirée des Lettres de Platon. Quelques années plus tard, en 1492, l’humaniste français Guy Jouennaux offre à son tour une nouvelle interprétation qui rappelle la Politique d’Aristote. Tous deux donnent à cette formule une interprétation politique.

12Calfurnio propose l’interprétation suivante du célèbre vers, le rapportant aux Lettres de Platon par l’intermédiaire de Cicéron :

Ceci vient d’une sentence de Platon, qui dit que notre patrie réclame une part de notre existence, et nos amis une autre part ; et dans l’opinion des Stoïciens, ce qui est créé sur la terre est créé pour la commodité de l’homme. En outre, les hommes sont nés pour les hommes afin de pouvoir porter secours les uns aux autres.
[Hoc ex Platonis sententia qui inquit, Ortus nostri partem partriam vendicare, partem amicos : & ut Stoicis placet, quae in terris gignuntur, ad usum hominum creantur. Homines autem, hominum causa generantur, ut ipsi inter se alii aliis prodesse possint] (Térence, 1477, s.p.).4

13Le personnage de Chrémès devient, grâce à cette interprétation, le modèle du bon citoyen, signification politique qui anticipe le sens accordé à ce vers au siècle des Lumières. La phrase de Térence, telle qu'interprétée par son commentateur italien, fait alors écho à la pensée républicaine de l’Italie du xve siècle, qui prend pour devise cette même sentence de Platon (« notre patrie réclame une part de notre existence, et nos amis une autre part »)5.

14Le commentaire de Guy Jouennaux interprète autrement ce passage de la comédie. Révisé et republié par l’imprimeur Josse Bade en 1493 dans une édition connue de nos jours surtout pour ses gravures6, le commentaire de Jouennaux semble associer la formule de Chrémès à la Politique d’Aristote, en proposant la paraphrase suivante :

quant à moi je suis homme et donc sociable par nature, et je crois être né non seulement pour m'aider moi-même mais aussi pour aider autrui. nihil humani : voyant que rien n’est étranger à l’homme
[ego sum homo ergo sociabilis per naturam & non solum ad me sed ad alium iuuandum natus puto. nihil humani .i. nihil spectans ad hominem esse alienum] (Térence, 1493, p. 2)7.

15L’usage de l’expression « je suis homme et donc sociable par nature [ego sum homo ergo sociabilis per naturam] » par Jouennaux rappelle la traduction latine (1436/1437) faite par Leonardo Bruni du plus célèbre passage de toute l’œuvre d’Aristote, celui où l’on trouve sa fameuse formule : « ὁ ἄνθρωπος‎ φύσει πολιτικὸν ζῷον », soit « l’homme est, de nature, un animal politique » (Politica [1253a] ; 1957, p. 3). Comme les traducteurs antérieurs tels que Guillaume de Moerbeke au xiiie siècle, Leonardo Bruni rend l’expression « politikon zoon » par « civile…animal » (Bruni, 1473), c’est-à-dire « animal appartenant à la civitas », effectuant une transposition de la polis grecque à la cité romaine8. Cependant, lorsqu’Aristote reprend exactement la même expression grecque quelques lignes plus tard, Bruni opte pour une autre expression latine, à laquelle Jouennaux semble faire écho dans son commentaire. Le grec d’Aristote ne saurait être plus clair : « διότι δὲ πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος‎ ζῷον πάσης μελίττης καὶ παντὸς ἀγελαίου ζῴου μᾶλλον,‎ δῆλον », soit « il est évident que l’homme est un animal politique plus que toute abeille et tout animal de troupeau » (p. 3). Ici, à la différence de la phrase précédente, Bruni rompt avec la tradition de traductions latines en traduisant le « politikon zoon » d’Aristote par l’expression latine « sociale animal » (Bruni, 1473), soit « animal social », voire « animal fait pour la société ». Si Calfurnio s’intéresse avant tout à la formule de Térence en tant que modèle de comportement du bon citoyen, Jouennaux y voit l’affinité naturelle de tout homme pour le genre humain. Il est donc naturel que Chrémès souhaite aider son voisin, et c’est le fait d’appartenir au genre humain qui motive, en soi, les efforts du personnage pour épargner aux autres leurs souffrances.

16Tandis qu’au xve siècle ces deux traditions de commentaire de l’Heautontimoroumenos coexistent, au xvie siècle c’est le commentaire de Calfurnio qui l’emporte. L’imprimeur (et beau-fils de Josse Bade) Robert Estienne adopte le commentaire de Calfurnio, contre celui de Jouennaux, dans son édition des comédies de Térence, publiée en 1526 et rééditée à de nombreuses reprises. Estienne réconcilie toutefois les deux versions en reprenant la ponctuation de Jouennaux et Bade, qui isole par l’usage d’un point final la formule des vers suivants, et le commentaire italien de Calfurnio. Toutefois, on peut lire dans le Dictionarium Latinogallicum (1538) d’Estienne une nouvelle interprétation de la formule, qui diffère à la fois de celle de Calfurnio et de Jouennaux et Bade. On peut reconstituer cette lecture d’Estienne en examinant la traduction qu’il donne, dans son dictionnaire, de quelques expressions latines également présentes dans la formule de Térence. Sous l’entrée homo, on trouve l’expression suivante, référence claire à l’Heautontimoroumenos : « Homo sum. Je suis homme, je puis faillir » (p. 320). Sous Humanus on lit : « Humanus. Humain, Appartenant à l’homme » (p. 322). Ainsi, la traduction de ce vers chez le lexicographe serait : « Je suis homme (je puis faillir) : je crois que rien de ce qui appartient à l’homme ne m’est étranger ». Cette interprétation reconstituée ajoute aux interprétations de Jouennaux et de Calfurnio une autre manière de comprendre la formule. Comme Jouennaux, Estienne voit dans la formule une quasi définition de la nature humaine, une expression de l’humanitas en tant que reconnaissance de sa propre faiblesse. Cependant, il n’est plus tant question d’une bienveillance ou d’une clémence à l’égard de ceux qui en ont besoin, que de la reconnaissance de ses propres défauts dans l’autre.

17C’est dans la lignée de cette interprétation que Montaigne universalise la formule, en faisant d’elle une exhortation. Puisque la crainte et la folie sont naturelles, l’homme, qui partage avec les autres hommes sa fragilité, ne devrait pas les considérer comme étrangers. Au contraire, dit-il,

il faut qu’il sille les yeux au coup qui le menasse ; il faut qu’il fremisse, planté au bord d’un precipice, comme un enfant : Nature ayant voulu se reserver ces legeres marques de son authorité, inexpugnables à nostre raison et à la vertu Stoique, pour luy apprendre sa mortalité et nostre fadeze... Humani a se nihil alienum putet. (Montaigne, 2004, p. 346).

18Le vers de Térence, non plus utilisé pour désigner la bienveillance ni le comportement du bon citoyen, devient à la fin du xvie siècle sous la plume de Montaigne la formule d’une nouvelle conception de l’humanitas, dont la pratique consiste à reconnaître ses propres défauts.

L’Encyclopédie à l’encontre de la formule détournée

19Le sens de la formule est repensé à nouveau au siècle des Lumières, en accord avec une vision plus universaliste de l’humanité. Nous pourrions à juste titre prendre ce vers pour la devise personnelle de Voltaire, tant il apparaît dans son œuvre9. En dehors de ses lettres, la formule est employée contre la pratique des historiens de son époque :

Les changements dans les mœurs et dans les lois seront enfin son grand objet. On saurait ainsi l’histoire des hommes, au lieu de savoir une faible partie de l’histoire des rois et des cours. En vain je lis les annales de France ; nos historiens se taisent tous sur ces détails. Aucun n’a eu pour devise : Homo sum, humani nil a me alienum puto » (Voltaire, 1878a, p. 140).

20Et dans le même sens :

C’est au genre humain qu’il eût fallu faire attention dans l’histoire : c’est là que chaque écrivain eût dû dire homo sum ; mais la plupart des historiens ont décrit des batailles (Voltaire, 1878b, p. 72).

21Reprochant ainsi aux historiens d’avoir laissé de côté la partie morale de l’histoire, la maxime lui sert de critique tranchante. Mais ce sont surtout les usages de la formule dans l’Encyclopédie qui vont attirer notre attention. Elle est citée cinq fois (dans les articles « Amour », « Finances », « Philosophe », « Sens » et « Société »). Dans l’article « Amour », le vers de Térence est associé à une idée précise de l’humanité, comprise comme la bienveillance universelle envers les autres humains :

Non-seulement la proximité est une source d’amitié, mais encore nos affections varient selon le degré de la proximité : la qualité d’homme que nous portons tous, fait cette bienveillance générale que nous appelons humanité : homo sum, humani nihil à me alienum puto (Yvon, 1751, p. 372).

22Comme le résume Michel Delon (1984), cette notion d’humanité a une fonction politique importante : « La collectivité de l’espèce se soude en une communauté grâce au sentiment d’une identité et d’une solidarité » (p. 283).

23Plus intéressant encore pour notre propos est l’exemple de l’article « Sens », rédigé par Nicolas Beauzée, qui est composé pour la plupart de longs extraits du livre Des tropes (1730) du grammairien César Chesneau Dumarsais. La formule de Térence se trouve dans la partie tirée du traité de Dumarsais consacrée aux sens détournés de certaines maximes et lieux communs :

Il y a quelques passages des auteurs profanes qui sont comme passés en proverbes, & auxquels on donne communément un sens détourné, qui n’est pas précisément le même sens que celui qu’ils ont dans l’auteur d’où ils sont tirés (Beauzée, 1765, p. 22 ; Dumarsais, 1730, p. 246).

24Le vers de Térence est le quatrième exemple, employé communément « pour s’excuser quand on est tombé dans quelque faute » (Beauzée, 1765, p. 22 ; Dumarsais, 1730, p. 248). Selon Dumarsais, ce serait faire un contre-sens qui méprendrait l’idée du poète romain,

comme si Térence avoit voulu dire, je suis homme, je ne suis point exempt des foiblesses de l’humanité ; ce n’est pas là le sens de Térence. Chrémès, touché de l’affliction où il voit Ménédème son voisin, vient lui demander quelle peut être la cause de son chagrin, & des peines qu’il se donne : Ménédème lui dit brusquement, qu’il faut qu’il ait bien du loisir pour venir se mêler des affaires d’autrui. Je suis homme, répond tranquillement Chrémès ; rien de tout ce qui regarde les autres hommes n’est étranger pour moi, je m’intéresse à tout ce qui regarde mon prochain. « On doit s’étonner, dit madame Dacier, que ce vers ait été si mal entendu, après ce que Cicéron en a dit dans le premier livre des Offices » (Beauzée, 1765, p. 22 ; Dumarsais, 1730, p. 249).

25Dans ce passage cité dans l’Encyclopédie, l’auteur fait une distinction entre la bonne interprétation de la formule et le sens « détourné » qu’elle a pris au cours du temps. L’interprétation première – et fausse selon le grammairien – renvoie à l’idée que l’être humain est, par nature, une créature faillible, interprétation que nous avons vue chez Robert Estienne et Montaigne. La seconde interprétation souligne l’appartenance de celui qui parle à la notion d’humanité chère aux Lumières.

26Pour autant, la mention de la traductrice Anne Le Fèvre Dacier, qui publia en 1688 les six comédies de Térence en traduction française avec annotations, complique plus qu’elle ne clarifie les choses. Dans ses annotations, elle souligne que :

Térence appelle icy humanum tous les maux, tous les accidens fascheux qui arrivent ou peuvent arriver aux hommes, ou par la force de la destinée, ou par les effets du hazard. Ma Traduction le fait assez entendre (Le Fèvre Dacier, 1688, p. 209).

27À première vue, cette explication laisserait entendre qu’elle voit dans la formule de Térence la reconnaissance des faiblesses de tout homme. Sa traduction, toutefois, semble montrer l’inverse, en donnant priorité à la notion d’humanité comme bienveillance : « Je suis homme, & en cette qualité je croy estre obligé de m’interesser à tout ce qui arrive à mon prochain » (Le Fèvre Dacier, 1688, p. 17). Au lieu d’insister sur la tension entre les deux interprétations offertes par Dumarsais, Anne Le Fèvre Dacier effectue ainsi une synthèse entre les deux points de vue. Selon sa traduction et son commentaire, ce serait plutôt dans la reconnaissance de sa propre faiblesse que l’homme se lie aux autres, et par conséquent à la communauté humaine.

L’expérience humaine comme expérience poétique

28Le débat entre ces deux interprétations de l’Homo sum n’intéressa guère le xixe siècle. Si, de manière générale, les Lumières accordent un sens politique à cette phrase, le sens universalisant de la formule prend une ampleur proprement spirituelle dans la préface des Contemplations de Victor Hugo :

Ce livre contient, nous le répétons, autant l’individualité du lecteur que celle de l’auteur. Homo sum. Traverser le tumulte, la rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail, la douleur, le silence ; se reposer dans le sacrifice, et, là, contempler Dieu ; commencer à Foule et finir à Solitude, n’est-ce pas, les proportions individuelles réservées, l’histoire de tous ? (Hugo, 1856, p. 6).

29La poésie devient un moyen de former une communauté entre lecteur et auteur autour du partage des sentiments, les plus bas comme les plus élevés, qui font partie de toute expérience humaine. Comme Hugo le montre ailleurs10, cet Homo sum n’est pas pour lui la reconnaissance de sa propre faiblesse – interprétation que l’Encyclopédie écarte elle aussi – mais plutôt une sorte de bienveillance absolue qui transcende l’individu. Ce qu’il ajoute aux interprétations précédentes, c’est l’idée selon laquelle cette transcendance conduira le lecteur de ses poèmes à ne plus distinguer les sentiments de l’auteur des siens.

30Comme nous l’avons vu, la formule de Térence s’inscrit dans les enjeux philosophiques et politiques contemporains à ses interprètes. Le vers, qui reflète la tension interne de l’humanitas à la Renaissance et bien au-delà, est employé dans le cadre d’un débat sur la nature de l’homme dans la cité chez les commentateurs du xve siècle, et dans le cadre de la revendication d’une humanité universelle chez les auteurs des Lumières. Au xixe siècle, c’est l’aspect spirituel qui importe. Dans tous les cas recensés ci-dessus, la malléabilité de ce vers – souvent résumé en deux mots – est mise en évidence, permettant à ceux qui le citent de répondre aux préoccupations de leur époque. Formule qui résume la relation d’un humain à l’humanité d’autrui, elle reste le socle commun d’une réflexion morale, éthique et philosophique.