Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Présentation
Fabula-LhT n° 27
Ecopoétique pour des temps extrêmes
Alain Romestaing

Présentation du numéro

Presentation of the issue

1L’urgence de la crise environnementale invite aujourd’hui l’écopoétique à réinscrire l’étude des textes dans le contexte de ce drame. Contre le dé-paysement de la pure textualité, une première écopoétique opérait un « tournant géographique » (spatial turn) et réimplantait la littérature dans une esthétique du terrestre. Resituée dans l’univers de la perception, la littérature redevenait ce qui a lieu. Fille des « années d’hiver » de l’écologie (Félix Guattari), cette première écopoétique faisait peu de politique. Une seconde génération tente aujourd’hui de conjoindre le souci de « ce qui a lieu 1 » — en un sens géographique — à l’urgence de « ce qui a lieu » — au sens historique de la tragédie infligée à la vie terrestre par nos modes de vie et de production. Pour ce faire, elle doit parvenir à réduire théoriquement le divorce stérilisant qui oppose un « axe politique » à un « axe poétologique », et plus généralement à s’intéresser à la convergence des langages (scientifiques, politiques, littéraires et artistiques) chargés de réanimer une nature outrageusement désanimée par la modernité. Les différentes contributions qui composent ce numéro explorent les divers lieux et protocoles dans lesquels et par lesquels l’écopoétique actuelle cherche, comme l’écrivait Char dans Feuillets d’Hypnos, à « transformer vieux ennemis en loyaux adversaires, tout lendemain fertile étant fonction de la réussite de ce projet ».

Articles

2Dans son « État présent », publié en 2019 dans la revue French Studies et dont nous livrons la traduction française en Ouverture au double ensemble des articles et des entretiens, Stephanie Posthumus pose une question radicale : « L’écocritique est-elle encore possible ? » Elle soutient la thèse quelque peu paradoxale, voire provocatrice, que « lécocritique pourrait être sur le point de disparaître du fait de son intégration dans le champ plus large des humanités environnementales ». À ses yeux, il semble que ce serait encore préférable à l’affirmation d’une discipline unique et trop bien définie. Pour étayer ce point de vue, la chercheuse s’appuie sur un état de la recherche écocritique en France depuis 2010. Elle commence par s’interroger sur l’appellation même du champ disciplinaire, oscillant entre « écocritique » et « écopoétique » tandis que « zoopoétique » vient encore complexifier la question. Elle analyse ensuite les fondements conceptuels de ce champ encore en formation mais en forte évolution, dans sa relation à la notion de nature puis d’écologie ; selon elle, l’écocritique devrait plutôt — pour « réinvestir (reclaim) la nature et l’écologie » notamment à la lumière des réflexions sur le clivage nature/culture — « frayer son chemin entre la philosophie […], lanthropologie […], les études scientifiques et technologiques […] plutôt que de fortifier encore les murailles disciplinaires autour de la littérature ». Enfin, la chercheuse s’efforce de poser des « questions de géographie » à l’écocritique, afin d’en situer les manifestations par-delà les oppositions trop simples (local/global) : ces questions de géographie sont aussi des questions d’histoire puisque Stephanie Posthumus note le chemin parcouru entre la première écocritique, qui exigeait « une réponse universelle à la crise environnementale mondiale », et les écocritiques actuelles, sensibles aux différences d’échelles et de rythmes, et (inter)agissant aussi bien au plan régional que transnational. Si une écocritique est encore possible, c’est donc à la condition qu’elle sache s’aligner « sur différents territoires, tantôt en s’alliant à d’autres disciplines telles que la philosophie de la nature, l’histoire de l’environnement, l’écologie politique et la géographie culturelle, tantôt en s’opposant à tout type de revendications linguistiques et culturelles », afin de rester un moyen d’enquêter sur différentes « cultures de la nature » en perpétuel renouvellement.

3Fournissant peut-être un exemple de cette alliance souhaitée entre écocritique et autres disciplines, Claire Dutrait étudie quant à elle « les arts de l’attention » (art of noticing) employés par Anne Tsing dans son ouvrage de référence Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme (2015). Nous situant résolument en des temps de précarité, l’anthropologue, refuse de « s’en tenir à la dénonciation du grand récit de la modernité » pour lui substituer un contre-récit opposé, donc sur le même axe : elle préfère développer « l’observation » (noticing) comme « attachement aux lignes de vie qui persistent dans les milieux précaires, malgré la précarité ». Il s’agit à la fois d’une méthode scientifique d’attention au terrain, d’une esthétique (modeste) permettant de mettre en scène ce terrain, et d’une éthique repérant « les comportements ouvrant des mondes dans les ruines du productivisme ». Claire Dutrait insiste sur les apprentissages permis par ces arts de l’attention puisqu’ils font émerger « des visions inédites », « des zones aveugles, oubliées ou escamotées par le grand récit de la modernité », « des mondes insoupçonnés, et qu’on aurait certainement condamnés comme non viables au nom de principes humanistes ». Il leur faut pour cela brouiller les limites entre sciences et arts, sciences humaines et sciences naturelles, art et techniques, attention politique et attention religieuse. « Alors que certains chercheurs se refusent à l’interdisciplinarité au prétexte que les protocoles croisés sont trop perturbants, Anna Tsing la justifie au nom de cette perturbation même. » Car elle n’entreprend rien de moins qu’une « poétique de l’hétérogène » obligeant le lecteur à se rendre « attentif aux échos, aux lignes de basse continue et aux dissonances qui résonnent d’un monde à l’autre », aux multiples acteurs de ces mondes, modestes ou pas, marginalisés ou puissants, humains ou non humains — et pourtant reliés.

4Autre élargissement de l’écopoétique : Pauline Guillier interroge, pour sa part, « le nouage entre écopoétique et dramaturgies textuelles et s’efforce de considérer ensemble gestes d’écriture et de lecture à la lumière de la friche, comme analogie mais surtout comme incitation à un autre état d’esprit/d’action ». Se fondant non seulement sur cinq textes dramaturgiques contemporains mais aussi sur leur réception par des comités de lecture auxquels ils ont été soumis, la chercheuse se demande « ce que serait un double travail écologique d’écriture et de lecture », et plus précisément si l’on peut « fabriquer des dispositifs plus favorables à un écodrame, à une diversité des images et des affects » en phase avec les temps extrêmes que nous vivons. Selon elle, les cinq textes ne sont pas également radicaux dans leur manière de donner voix à l’environnement en dépassant des perspectives anthropocentrées. Et ce ne sont pas les plus radicaux qui ont emporté la plus grande adhésion des membres des comités, mais les « dramaturgies linéaires, racinaires », c'est-à-dire les plus « lisibles » et les plus aptes à favoriser des processus d’identification. En revanche, les « dramaturgies qualifiables de rhizomatiques — c’est à dire hétérogènes, sans premier plan ni arrière-plan, dans un environnement où les entités sont multiples et interconnectées, qu’il s’agisse des humains, des fourmis, des arbres ou du vent », ont soulevé quelques réticences alors même qu’elles seraient plus à même de remodeler notre sensibilité aux questions écologiques. Il n’empêche que l’intérêt et les émotions suscités par ces récits travaillés par les temps extrêmes qui sont les nôtres laissent entrevoir « la friche » des « reconfigurations dramaturgiques actuelles, où changer de gestes d’écriture dans une perspective écopoétique va de pair avec l’idée de réenfricher nos imaginaires ». Reste à savoir comment faire en sorte que « les pratiques de lecture, de sélection, de discussion des textes, dans les comités de lecture du théâtre public et bien au-delà » puissent favoriser les conditions d’un « devenir forêt de la littérature dramatique ».

5David Vago quant à lui part du constat suivant :

Pour faire face à une crise environnementale qui investit non seulement nos existences et nos modes de vie, mais aussi nos discours et nos représentations du réel, les fictions de l’ère de l’anthropocène semblent accorder à ce réel perturbé une place de plus en plus importante, en réinventant les modes propres à la littérarité. Dans le cas des espèces animales en voie d’extinction, par exemple, l’écriture littéraire peut aussi adopter une démarche documentaire.

6Il choisit donc de mettre en regard deux fictions documentaires — Alice Ferney, Le Règne du vivant (2014) et Jean Rolin, Un chien mort après lui (2009) — afin d’analyser les jeux entre fiction et documentaire permettant « au lecteur de mieux saisir les déséquilibres issus de la crise environnementale ». Ferney et Rolin, de manière tantôt convergente tantôt divergente, usent de dispositifs formels comme les citations littéraires et scientifiques, les parenthèses, les notes de bas de page (Rolin), ou encore les effets de liste (Rolin et Ferney) qui font « signe vers Derrida et vers la distance irréductible existant entre l’homme et la bête », l’ostension d’une intermédialité fictive — et alors « des configurations stylistiques et rhétoriques sont mises en œuvre afin de suppléer la puissance de l’image » —, l’usage de la voix-off (Ferney). Ils jouent également de registres (lyrique, polémique, didactique, pathétique, comique) très variés afin d’ancrer leurs récits dans un réel fortement perturbé. L’objectif semble être de mettre le lecteur en condition de retrouver un sentiment de communauté avec le vivant (hybridité chez Rolin, pathos projectif chez Ferney), à un moment où la fragilité et la vulnérabilité affectent désormais toute forme de vie sur la terre.

7Plus largement, Miruna Craciunescu entend dégager « les prémisses théoriques sur lesquelles les romanciers contemporains » français fondent leur engagement écologique. L’« éloge de la modération » entre défense de l’environnement et humanisme qui semble fonder leur posture théorique plus ou moins implicite, serait marqué « par un imaginaire qui associe aisément le militantisme écologique à une idéologie antihumaniste, ou “antihumaine”, dont les défenseurs les plus assidus sont alternativement dépeints comme des fanatiques, ou comme des hypocrites ». Miruna Craciunescu s’intéresse donc à la manière dont les écritures écofictionnelles françaises « visent souvent à convaincre leurs lecteurs d’adhérer à un ensemble de valeurs communes que les collectivités humaines devraient entretenir à l’égard de leur environnement naturel, en envisageant l’espace discursif dans lequel elles s’insèrent comme un lieu agonistique au sein duquel le débat d’idées et les controverses intellectuelles occupent un rôle de premier plan ». L’article étudie « l’éloge [et l’apprentissage] du biocentrisme » dans Que font les rennes (2010) après Noël ?, d’Olivia Rosenthal ou dans La bête a bon dos (2018), de Christine Van Acker, mais aussi les réticences vis-à-vis de ce même biocentrisme de la part d’un ouvrage écofictionnel comme Naissance d’un pont (2010), de Maylis de Kerangal, voire le positionnement anti-écologique assumé par des éditeurs majeurs et affiché par des auteurs comme Pascal Bruckner (Le Fanatisme de l’apocalypse. Sauver la terre, punir l’homme, Grasset, 2011) ou Iegor Gran (L’Écologie en bas de chez moi, P.O.L., 2011) et surtout Luc Ferry (Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Grasset, 1992). Pour finir, Miruna Craciunescu montre que ce dernier détermine paradoxalement La Guérilla des animaux (2018), de Camille Brunel, dans la mesure où l’antihumanisme stigmatisant les écologistes y est ouvertement (quoique peut-être ironiquement) assumé.

8Julien Defraeye semble déplacer les questionnements de Miruna Craciunescu sur le terrain québécois en étudiant « le/la protagoniste du récit environnemental » et son apprentissage dans le roman de Louis Hamelin, Autour d’Éva (2016). À partir d’un contexte national de tensions entre grandes industries et militants écologistes, les premières n’hésitant pas à bâillonner par des poursuites juridiques les seconds, Hamelin livre un texte très critique « envers les multiples intervenant·e·s — des deux bords — du conflit environnemental qui saisit cette région québécoise » et qu’il fictionnalise prudemment. Sans dédouaner les promoteurs d’un projet d’exploitation d’un lac, il « propose une lecture agressive de l’activisme au sein du récit environnemental et notamment de la littérature de l’écologie militante ». Son héroïne déphasée, citadine ignorant presque tout de la région où elle a passé son enfance, qu’elle a fuie et où elle retourne, se heurte aussi bien aux habitants qu’aux militants écologistes qui l’entraînent dans leur lutte. Héroïne « tragique de la crise environnementale » (Meeker), elle se retrouve au cœur d’une lutte qu’elle subit en « éco-sujet » : « bienveillante face à l’environnement mais en décalage, mal informée, inadéquate » (Posthumus). Il n’empêche qu’elle évolue dans sa compréhension de l’environnement, « transcend[ant] les oppositions binaires qui minent la pensée écologique contemporaine : le roman emprunte en effet « de nombreux traits génériques au roman d’apprentissage », permettant à Hamelin d’exposer ce que Miruna Craciunescu appelle dans son article « une posture du juste milieu ». Il oppose en effet « deux perspectives contemporaines sur l’environnement : celle du capitalisme effréné, pour lequel « [l]a nature […] est un actif comme un autre » (230), ou celle d’un activisme marginalisé, qui « peine à stimuler les masses » et qui peut éventuellement prendre, avec le personnage de Dan, la forme d’un écoterrorisme. Mais Julien Defraeye montre aussi que « dans Autour d’Éva, l’humain est bien un rouage essentiel du récit environnemental » même s’il est « rudement mis à mal par Louis Hamelin ». Il n’est plus question ici d’écarter le protagoniste humain du récit comme cela pouvait se faire aux débuts de l’écocritique, « focalisée sur les productions du nature writing étatsunien ». Selon le chercheur, « la thèse d’une “réintrodu[ction du] sujet humain” (Posthumus, 23) à la fois au sein de la création et de la critique littéraires » est ainsi confirmée, ce sujet, « entre héros tragique et personnage écologique », étant chargé « d’une mission qui l[e] dépasse en tous points : celle de provoquer dans son lectorat un renversement d’ordre paradigmatique sans tomber dans les écueils de l’activisme ».

Dossier « seuils d’indifférence »

9À ce riche ensemble de contributions, nous avons choisi de joindre une série de quatre entretiens intitulée « Seuils d’indifférence » et consacrée au problème des « bords » de la littérature, c’est-à-dire des turbulentes frontières par où elles touchent aux quatre domaines du parler, de l’agir, du penser et de l’habiter. Sous la rubrique « Fiction & Action », c’est d’abord Jean-Baptise del Amo (Le Règne animal, 2016) qui parle des relations — ou de l’absence de relation — entre la littérature et l’activisme. Sous la rubrique « Écriture & oralité », c’est ensuite Antoinette Rychner (Après le monde, 2020) qui parle des relations entre littérature et oralité. Sous la rubrique « Poème & théorème », ce sont Jean-Claude Pinson (Pastoral. De la poésie comme écologie, 2020) et Pierre Vinclair (La Sauvagerie, 2020) qui, par l’entremise de Guillaume Artous-Bouvet, s’entretiennent des rapports entre poésie et poétique dans le contexte de la crise écologique actuelle. La rubrique « Récits, rites & territoires » propose pour finir un texte inédit du Collectif -h-, « Un reste de lueur », écrit autour d’une expérience en cours sur la ZAD de Notre-Dame des Landes et interrogeant la relation entre textes, actions rituelles et les actes du quotidien.