Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traduction
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Tom Conley

Aux sources de la Nouvelle Vague: Lecture des Mistons

Texte traduit par : Audrey Evrard

1La plupart des spectateurs des Mistons se souviennent du plan ralenti sensuel, particulièrement dérangeant, pendant lequel un jeune garçon renifle la selle d’une bicyclette dont vient de descendre une belle femme. Celle-ci est allée nager dans les eaux limpides du Gard, confluent du Rhône. S’il n’y avait qu’un seul moment pour résumer l’enthousiasme et l’audace stylistique des débuts de la Nouvelle Vague, ce serait celui de ce garçon pré-pubère de Truffaut plongeant son nez dans le parfum musqué de tout ce qu’il désire et craint. Les psychanalystes appellent ceci la relation d’inconnu, la relation avec l’inconnu, qui régit la subjectivité et anime les interminables « stades du miroir » vécus de la naissance à la mort. Comme moment cinématographique, ce serait le film cristallisé dans son état le plus pur : les longs travellings arrière de la caméra, fixée sur une voiture en mouvement, contemplent la femme alors qu’elle s’éloigne, quittant les rues de Nîmes à vélo le long d’une route de campagne sinueuse. Après quelques virages, elle passe sur le pont du Gard (célèbre aqueduc érigé durant l’occupation Romaine de la Gaule). Arrivée à un bosquet, elle s’arrête, met pied à terre, rajuste sa jupe froissée par le vent et coincée dans la selle, puis fait une pirouette avant de s’en aller en sautillant vers la rivière. Soudain, comme dans n’importe quel poème bucolique, une bande d’intrus se rue hors de la forêt à la poursuite de la nymphe... Mais au lieu de satyres dansant sur leurs sabots fendus et jouant de la flûte pour séduire leur proie, ce sont à présent cinq garçons qui débarquent du bois. L’un cherche la bicyclette tandis que les autres, peut-être, espèrent entrevoir la femme nageant nue dans l’eau. Ce plan, filmé au ralenti et en gros plan, transgresse ainsi la règle de continuité classique, trouvant ainsi une fragilité juvénile, pour ne pas dire un flair stylistique grisant.

2Le lecteur de la nouvelle Les Mistons de Maurice Pons, publiée dans le recueil Virginales (Paris, Julliard, 1955), reconnaîtra les premières lignes du récit dans la scène de la selle de vélo. Le texte écrit des « Mistons » commence ainsi :

La sœur de Jouve était trop belle. Nous ne le supportions pas. Lorsqu’elle se rendait au bain de rivière, elle laissait sa bicyclette cadenassée devant l’entrée. Comme elle roulait toujours jupe flottante, et assurément sans jupon, il arrivait, les journées chaudes, que la selle de sa machine s’en trouvât tout humide. De semaines en semaines, il s’y traçait plus apparemment de pâles auréoles. Nous tournions, fascinés, autour de cette fleur de cuir bouilli, as de cœur perché dont nous envions les voyages. Il n’était pas rare que l’un de nous, n’y tenant plus, se détachât de notre groupe et sans forfanterie ni fausse honte, allât poser un instant son visage sur cette selle, confidente de quel mystère ?

3Le film de Truffaut réoriente le récit sur une trajectoire bien différente de la très courte nouvelle de Pons. Dans le premier plan suivant le générique, Bernadette pédale le long de l’aqueduc; elle dépasse alors un groupe de personnes plus âgées se promenant sur le pont accompagné d’un chien. Pédalant en direction de la caméra, celle-ci recule à mesure qu’elle avance. Bernadette traverse les arcs d’ombre projetés par l’arcade supérieure de la structure, comme si elle traversait les blocs de lumière et d’ombre des photogrammes d’une pellicule de film. Une coupe franche découvre une vue large de l’architecture semblable à celles le plus souvent immortalisées sur les gravures, les reproductions et les photographies touristiques avant que la caméra n’effectue un rapide mouvement panoramique à angle droit vers la gauche, balayant le paysage luxuriant de la Provence. L’objectif s’arrête sur les visages (en gros plan moyen) de deux garçons qui semblent contempler le spectacle auquel nous venons juste d’assister sur l’écran. La première phrase du récit en voix-off se fait entendre au moment où apparaissent de profil les deux visages adolescents, ceux-ci se ressemblant quasiment comme deux gouttes d’eau. « La sœur de Jouve était trop belle. »

4Tout à coup, le lecteur familier avec l’histoire se trouve confronté à un étrange mélange d’écriture et de cinéma. Une voix adulte (que le générique identifie comme étant celle de Michel François) raconte, au passé simple, ce qui va devenir le récit de l’intolérable exaspération animant les enfants avant l’âge de la puberté. La voix-off suggère que l’adulte et l’enfant ne font qu’un. Le premier parle depuis un espace temporel qui pourrait s’inscrire avant ou après l’espace-temps que nous dévoile la caméra, cette terre et l’aqueduc depuis lequel regardent les deux garçons. Dans cette perspective, il se peut que les enfants contemplent l’idée de l’adulte absent qu’ils ne sont pas encore devenus. Cependant, dès ses premières paroles, l’homme adulte nous renseigne, avec arrogance, sur l’identité de ces deux garçons. C’est comme si un adulte absent, voire potentiellement mort, et s’exprimant depuis un espace intemporel, d’outre tombe, pour ne pas dire quasi-immémorial comme celui de l’aqueduc Romain, cherchait à retrouver le regard et le comportement enfantins que nous voyons – mais que lui ne peut pas voir – sur leurs visages. Dans les images qui défilent devant nos yeux, le film transforme alors une quête proustienne à la recherche d’un temps perdu en une récupération, un temps retrouvé. Assez rapidement, nous apprenons que l’exaspération appartient au langage et à la force d’Eros. Les enfants ressentent à l’égard de cette belle jeune femme un désir d’une force largement supérieure à ce qu’ils ne pourront jamais atteindre par leurs paroles ou leurs actions. Une coupe franche laisse place à un nouveau travelling. La femme pédale en direction d’un véhicule en mouvement, invisible, sur lequel est montée la caméra. Baignée d’une lumière éclatante pendant qu’elle pédale le long d’une route bordée de buissons, elle s’élance vers un bosquet ombragé situé en contrebas de la route. La descente s’accompagne de la deuxième phrase de l’histoire, légèrement modifiée :

Elle roulait toujours jupe flottante et assurément sans jupon. Bernadette était pour nous la découverte prestigieuse de tant de rêves obscures et de nos imaginations cachées. [Le plan maintient Bernadette dans l’ombre lorsque la voix prononce le mot « cachées »]. Elle était notre éveil et ouvrait en nous les sources d’une sensualité lumineuse. (Ibid., p. 98).

5Le texte attire le regard du spectateur vers ce jeu d’ombres et de lumières alors que le plan poursuit son travelling arrière. La jeune femme dévale avec adresse une ligne droite jusqu’à ce que la route tourne et plonge. Elle se tourne légèrement, lâchant le guidon d’une main, pour tenir sa jupe. Après une coupe franche, le plan d’ensemble révélant la route et les bois marque le début d’un très long panoramique (d’environ 300 degrés) sur la gauche de Bernadette pendant que celle-ci traverse des tâches de lumière et d’obscurité. Dans ce décor pastoral, la caméra reproduit certains des effets clair-obscur précédemment évoqués lors du travelling de l’aqueduc. L’atmosphère particulièrement bucolique semble indiquer que tout se déroule calmement ou, au contraire, suggère et rappelle le drame humain entraperçu quelques secondes plus tôt.

6Une autre coupe franche révèle un décor d’arbres et de lumière du fond duquel Bernadette émerge avant que la caméra n’effectue un glissement panoramique vers la droite pour la suivre dans un gros plan moyen. S’arrêtant à l’arbre contre lequel elle appuie son vélo sans donner l’impression de se sentir observée, son visage remplit le coin supérieur du cadre pendant que son regard plonge dans le décor sylvain. Tout en se démenant avec sa jupe, elle met pied à terre et pose ses pieds nus au sol pour se rendre à la rivière avant que les garçons n’entrent par la droite. À cet instant le film se raccorde au début de l’histoire de Pons. La selle de vélo devient l’objet d’une double fascination, celle de la caméra et celle des enfants. La sensibilité de l’image change. Une soudaine prise au ralenti réécrit l’effet obtenu dans le texte par la métaphore de l’as de cœur et du halo d’auréoles de sueur musquée incrusté dans un vélin de cuir bouilli.

7D’une certaine manière, c’est à ce moment précis que commence le cinéma français de la Nouvelle Vague. En changeant de sensibilité in medias res et sans explication crédible, la caméra transgresse toutes les règles de vraisemblance. Un désir sensuel libère le film à la fois de la censure et de la vulgarité. De manière plus large, ce plan met en valeur ce que Truffaut, à l’instar de ses mistons, ne parvenait pas tout à fait à exprimer dans les lettres qu’il écrivait à ses amis et collègues pendant la conception et le tournage de son premier film. Truffaut mentionne pour la première fois l’idée d’adapter l’histoire de Pons dans une lettre envoyée à l’auteur le 4 avril 1957. Il y exprime le souhait de rencontrer l’écrivain pour lui expliquer comment il compte financer le film. Afin de lui démontrer que ce sont souvent les histoires les plus courtes qui font le meilleur cinéma, Truffaut invite Pons à l’accompagner voir Le Plaisir de Max Ophüls, film adapté de trois nouvelles de Guy de Maupassant1. En mai, oubliant de mentionner le projet, il écrit à Charles Bitsch depuis Cannes pour lui dire que Nîmes, la ville où sera tourné Les Mistons, « est très bien et aussi à la campagne2 ». En août, il lui écrit de nouveau à propos du tournage des Mistons. Un premier aperçu de sa vision commence à prendre forme lorsqu’il décrit la manière dont il conçoit le film :

Je tourne très vite, presque sans répétition, avec très souvent une seule prise, quelquefois deux. C’est (pour moi) le meilleur système, car je ne redeviens lucide qu’en projection et libre à moi de recommencer et de refaire trois jours après. Ce sera un film très inégal avec des faiblesses terribles et aussi de drôles de coups de chance; en profitant d’un train réel dans une petite gare de Montpellier, j’ai tourné 6 minutes de film (trois prises de 2 minutes) en 20 minutes (entre l’arrivée du train et le départ). Gérard est parti réellement, Bernadette est revenue vers la caméra en pleurant comme une madeleine: coupez !

8Truffaut filme sans artifice, s’en remettant au hasard et à l’improvisation plutôt qu’à une répétition soignée du scénario. Sans admettre qu’à la gare de Montpellier il répète l’« Arrivée d’un train à la gare de La Ciotat » (1895) de Lumière, le réalisateur se vante d’avoir filmé six minutes des prises finales en l’espace de vingt minutes. Le cliché verbal de Truffaut mis à part, Bernadette pleure « comme une madeleine », telle une héroïne sortie de l’imaginaire proustien. Dans celui-ci, la mémoire s’écoule, libérant un torrent d’images-mémoire au moment où le narrateur goûte la madeleine qu’il vient de tremper dans un liquide chaud.

9Dans cette même lettre, Truffaut prend un plaisir faussement timoré à noter l’embarras (pour ne pas dire la légère timidité) que laissent transparaître les deux rôles adultes principaux, Gérard et Bernadette, à travailler ensemble. Il se plaint du fait que son caméraman (Jean Malige) « n’a aucun goût, il est très maniaque et travaille “pour la prime à la qualité”; sa photo est un éternel compromis entre ce qu’il aime... et ce que j’aime. Résultat, là encore, inégal, très bon quand il fait gris et que je dis: “Tant pis, on tourne quand même” (la gare), très faiblard quand le soleil donne à plein (le tennis)... Drôle de film en vérité, drôle de bobine et drôle d’ambiance3. » Issu de la « tradition de qualité », le caméraman reste selon lui trop fidèlement attaché à l’histoire, embaumant les scènes d’une aura d’élégance classique. Dans un style radicalement opposé, le réalisateur privilégie pour sa part l’inventivité et le hasard. À titre d’exemple, Truffaut explique que son équipe et lui ont remplacé l’inscription « Vote Poujade » qui avait été rapidement griffonnée sur un mur par « Vote Rivette ». Il ajoute enfin que le film rendra hommage à Lumière, Vigo, Hulot (Jacques Tati), Ford, Dario Moreno et Rossellini. Il donne un aperçu de la manière dont le film sera « écrit » à partir de références et d’inscriptions, omettant néanmoins de préciser où et comment ces allusions seront faites dans le film.

10Dans une lettre ultérieure toujours adressée à Charles Bitsch (datée « ce vendredi, fin août 1957 »), il anticipe le succès de la bande-son et se réjouit de « ce tournage fertile en coups de chance quasiment immoraux4 ». Il rapporte qu’après avoir visité le tournage, Maurice Pons aurait été mécontent à la fois de la vieille bicyclette de Lafont et du choix du réalisateur d’engager de petits voyous dans le rôle des mistons plutôt que de prendre de vrais enfants. Il poursuit, « [j]’ai changé, coupé et ajouté beaucoup de choses par rapport au scénario que tu connaissais, mais je crois que c’est mieux ainsi5 ». Pour finir, il conseille à Bitsch de lire Mythologies de Roland Barthes, un « livre admirable » qui inspirera et s’avérera très utile pour ceux qui, comme lui et Truffaut, écrivent des « articles polémiques et destructeurs6 ». Le rapport et la relation qui s’établit entre le réalisateur et son film semble avoir déjà pris un tour critique. Ainsi, dans une lettre plus formelle adressée à Maurice Pons durant l’automne de cette même année (datée du 2 octobre 1957), il invite l’écrivain à travailler en collaboration sur le montage afin de préserver le ton original du récit. Truffaut appréhende de lui montrer le film qui s’est quelque peu éloigné de l’histoire originale. Il admet finalement avoir trahi le style de Pons et déclare que son tempérament du cinéaste se situe aux antipodes de celui de l’auteur. En effet, les images les plus frappantes dans le texte comptent parmi celles que Pons ne reconnaîtra jamais dans le projet fini. Être adapté, c’est être trahi. Truffaut se justifie vis-à-vis de Pons de la même manière que le ferait un enfant qui vient de transgresser les ordres d’un père imaginaire.

11En effet, dès le générique – et le tout premier plan – le spectateur prend conscience que l’histoire a été entièrement réécrite selon une perspective et une dynamique narrative radicalement nouvelles. Alors que le générique défile verticalement sur l’écran, la caméra effectue un mouvement panoramique latéral arrière. Aucune marge n’est justifiée autour des inscriptions. La texture des lignes du générique attire le regard vers le centre du texte qui continue de défiler au beau milieu du cadre dans lequel Bernadette poursuit sa course à vélo. Le spectateur est ainsi invité à regarder, par-delà les inscriptions, la femme assise sur sa bicyclette et à prendre note des mots et des noms qui progressent vers le haut du champ visuel. En 1957, un cinéphile averti aurait pu questionner le nom du producteur « Robert Lachenay » et suspecter la mise en œuvre d’une pure invention de la part du cinéaste dans la mesure où le nom rime avec celui de Robert de La Chesnaye, personnage principal du film de Renoir datant de 1939, La Règle du Jeu de Renoir, d’autant plus que d’autres séquences des Mistons font référence à ce film7. De même, la voix-off prêtée par un homme répondant au nom de « Michel François » sonne si « française » que sa texture rivalise avec le timbre et le grain de la diction calme et assurée d’un vieil homme qui lirait le récit avec la perfection de la mesure alexandrine. Ces soupçons sont vérifiés dans le plan bref qui est inséré entre les travellings reliant Nîmes à la campagne environnante et la première prise sur le Pont du Gard. L’espace d’un court instant, la caméra mobile croise et laisse place à une voiture américaine – une Mercury décapotée de 1955 – qui tourne sur la chaussée de l’aqueduc. À priori incongrue dans ce décor provençal, la voiture est indubitablement trop longue et trop large pour la route qui l’accueille. Sa présence souligne cependant le nom de la compagnie de production, « Les Films du Carosse ». Le carosse renvoie aussi bien au véhicule royal de l’époque classique qu’à une métaphore – littéralement un « mode de transport » – évoquant la vieille Europe. La « Mercury », qui apparaît sous l’inscription, signale, quant à elle, la présence d’un monde nouveau et autre dans le film. Aussi bref qu’il soit, le plan propose une allégorie particulièrement évocatrice de la coexistence tendue de deux traditions, deux continents et deux cinémas. Tout d’un coup, le film devient un nouveau mode de perception et d’inscription.

12Le mélange d’écriture et de cinéma présent dès le générique investit l’ensemble du film pour en devenir la clé même qui en ouvre nombre des secrets. Si le nom de Renoir se retrouve transposé dans celui de « Robert Lachenay » et si l’expression « Les Films du Carrosse » semble inspirée du titre de son dernier film, The Golden Coach (1953), les images du réalisateur réapparaissent dans une séquence révélant ce que l’on pourrait appeler, par égard vis-à-vis de Freud et de Jacques Derrida, une scène d’écriture. Les garçons viennent tout juste d’espionner Bernadette et Gérard alors que ceux-ci quittaient un mas ou une maison de campagne en pierres protégée par une paroi rocheuse8. Le mur se fond dans un ordre de cinq colonnes néo-classiques ou balustres soutenantune palissade qui entoure une terrasse. Les quatre garçons accèdent à celle-ci depuis un point niché au fin fond de l’avant-plan. Ils atteignent la balustrade par le côté, leur mouvement ponctué par quatre cercles qui les capturent pendant qu’ils se rassemblent dans la profondeur de champ au-delà de la clôture. Ils détournent leur regard vers la gauche. Finalement, se pressant dans l’un des cadres, ils se moulent à sa forme. Leurs jambes poussent vers le sol, qui constitue la perspective visuelle du spectateur, le derrière de l’un et les quatre torses remplissent ainsi l’espace supérieur resté jusque-là plus ouvert.

13Une bordure architecturale les définit clairement, ce qui crée un effet quelque peu troublant dans la mesure où cette image évoque une image-mémoire bien connue. Les enfants ressemblent ainsi à des cariatides vivantes incrustées sur un nouveau type de cadre ou un bas-relief. Les balustres, délavées par la lumière du jour et illuminées d’un tel éclat, ressemblent à de gigantesques lampes-cheminées ; leurs culots accroupis dessinent d’élégantes arabesques qui viennent soutenir le linteau qui les surplombe. Leur éclat cache l’arrière-plan somme toute plus sombre de l’espace ensoleillé dans lequel se sont réunis les enfants. Un aperçu rapide de ce plan donnerait matière à des interprétations thématiques et sans doute psychanalytiques. La position du spectateur répète celle des enfants lorgnant par le mur de pierres du plan précédent, qui s’est fondu dans cette séquence. Cette transition sous-entend que nous sommes, nous aussi, des adolescents pré-pubères observant les mistons de la même manière que les mistons ont posé leurs yeux sur le couple qui passait la porte de la maison en pierres. Le couple que les enfants semblent aimer/haïr – et dont le plaisir les exaspère tous les quatre –se confond en quelque sorte avec le spectateur, à la différence près que ce dernier est invité à les regarder comme s’ils étaient le jeune homme et la jeune femme. Voici donc ce qui constituerait la scène primitive, ce que les critiques considèrent souvent comme la condition même du cinéma et que la Nouvelle Vague aurait rendu manifeste à son public. Cette scène primitive serait ici montrée en une ou deux secondes, sous la forme d’un diptyque. D’un côté, il y aurait la reconstitution pré-adolescente de la scène primitive : les amants représentent les parents qui s’embrassent selon le scénario freudien classique et dans lequel l’accès à la subjectivité et la maturation dépendent de la manière dont l’enfant fait face à la découverte du fait qu’il est persona non grata dans l’unité familiale de laquelle il se trouve lui-même séparé. D’un autre côté, et par un subtil renversement comique, le spectateur prendrait désormais la place du parent qui observe l’enfant, mais avec une conscience plus proche de celle de l’enfant ou qui, du moins, cherche à retrouver la sensibilité de l’enfant. Le spectateur aurait l’avantage dans la scène dans la mesure où il peut entendre la voix-off de l’adulte alors que les enfants ne le peuvent pas. Cette position se superpose ainsi au point de vue qui suit les enfants au travers du parapet ou de la balustrade. La composition optique et architecturale de la scène conduit l’adulte qui regarde de l’autre côté de la balustrade à se demander si ce plan est simplement présent pour susciter une réflexion sur le topos de l’enfant comme père de l’homme via celui de l’homme comme père de l’enfant.En regardant comme nous pourrions le faire de l’autre côté de la barrière, nous ne pouvons pas tout à fait devenir les enfants que nous souhaitons devenir. Notre désir reflèterait ainsi celui des enfants qui souhaitent franchir le pas entre l’enfance et l’âge adulte ou celui d’un désir confus de l’enfant et goûter aux plaisirs sexuels toujours défendus et inconnus que les mistons explorent dans les images qu’ils se concoctent pour eux-mêmes de Gérard et Bernadette. Dans cette lecture, une première scène primitive, réitérée de nombreuses fois au cours du film, se métamorphose pour en devenir une autre dans laquelle le spectateur regarde, en quelque sorte, vers le passé, au travers d’une paroi de verre ou de pierres de manière assez sinistre, afin de retrouver dans les enfants la force neuve et infinie de l’éros, ce qui se traduit dans le plaisir visuel de voir le monde d’une façon anonyme et quasi naturelle.

14Selon cette lecture, la relation spéculaire du spectateur et de l’enfant serait une raison d’être et un thème prédominant non seulement des Mistons et des premiers films de Truffaut mais de l’ensemble de la Nouvelle Vague. La vision fraîche et neuve qui émane des yeux des enfants, eux-mêmes reflets de ceux du spectateur, doit cependant sa sensualité à un autre élément. La voix off de l’adulte qui se remémore son enfance s’accompagne d’une allusion anonyme mais néanmoins omniprésente à Renoir. Une balustrade du même style et de la même configuration que celle des Mistons apparaissait déjà comme thème et marqueur spatial dans La Règle du Jeu, film tourné en grande partie au Château de Sologne, propriété (dans le récit) de Robert de La Chesnaye (Marcel Dalio). Le spectateur se souvient que, dans le film de 1939, Renoir utilisait la terrasse du Château pour mettre en valeur les transitions jour-nuit, espaces publics-espaces privés, rêves d’amour et cauchemars historiques, ainsi que l’avènement d’une France pré-révolutionnaire à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. La balustrade formait un cadre oblique brisant la profondeur de champ que Corneille, Schumacher, la Marquis de la Chesnaye, Jurieux, Christine et les autres personnages traversaient pour monter un escalier alluvial. Parfois, on le voyait en plein jour et à d’autres moments sous une pluie torrentielle. Il concentrait tout un jeu de lumière à contrejour lorsque Renoir, interprétant un critique de musique répondant au nom d’Octave, mimait les mouvements du père de Christine, chef d’orchestre, devant sa symphonie, dans l’obscurité silencieuse d’une froide nuit de début de printemps. Par dessus tout, la balustrade était devenue le décor du mécanisme théâtral le plus complexe qui soit articulant la forme cinématographique, le pathos et le fantasme dans l’ultime séquence du film. Dans celle-ci, La Chesnaye calme son public après le meurtre de l’aviateur Jurieux par des paroles d’adieux compatissantes et affectueuses avant d’inviter tout le monde à retourner dans l’enceinte du château et, par extension, dans le cadre du film qui s’achève.

15Dans cette séquence des Mistons, le décor architectural s’ouvre sur de nouveaux espaces de mémoire cinématographique. L’effet d’occlusion, par lequel nous apercevons les enfants à travers ou de l’autre côté de barrières physiques et temporelles, est renforcé par ceux présents dans d’autres films et par la complexité de leurs propres situations charriées dans cette même image. Des icônes tirées d’une histoire du cinéma deviennent la substance d’un dialogue implicite, voire d’une allégorie, dans lesquels peuvent se lire aussi bien les enjeux dramatiques, psychiques et cinématographiques du film de Renoir que ceux du film de Truffaut et vice-et-versa. Un sens plurivalent de l’histoire est obtenu lorsque le film actuel affecte celui de Renoir, film destiné à être, comme la forme de l’allusion faite, un monument architectural. Le passé qui semble tout droit sorti d’un moule proustien devient paradoxalement plus profond et insondable: l’allusion reste à la surface du plan alors même qu’elle se trouve encodée dans la frise de pierres et dans l’espace qui se déploient sur l’avant-plan.

16Le fluide mouvement latéral de la caméra de Truffaut, semblable à celui de la caméra de Renoir dans la majeure partie de La Règle du Jeu, n’accorde cependant pas suffisamment de temps pour qu’une allégorie comparative s’installe dans le cadre. Contrairement à la tradition du « cinéma de qualité » que Truffaut prit à partie pour son immobilisme visuel et son traitement ampoulé et didactique du matériau écrit, la séquence trahit son propre penchant à mobiliser un mode d’écriture cinématographique qui s’appuie sur le matériau inconscient évoqué. La caméra ne bouge pas avant d’avoir installé les enfants dans le cadre intérieur du plan. Elle balaye l’écran vers la droite dès que la voix-off commence à se remémorer calmement, « c’est à cette époque que s’ouvrirent les hostilités. Sur les palissades, les troncs d’arbre, les parapets et des ponts, sur tous les murs de la ville de Gérard et Bernadette nous annonçâmes les fiançailles à grands coup de cœur transpercé. Car nous étions à l’âge où on ne distingue pas encore les fiançailles de l’amour. » Lorsque la narration s’arrête en mettant un accent légèrement tonique sur le mot amour, la caméra commence un balayage panoramique vers la droite, plongeant les balustres dans le flou entre les lignes horizontales du linteau et celles du sol. Le plan passe devant une cartouche rectangulaire nichée dans le parapet alors que l’un des enfants jette un coup d’œil rapide vers la caméra qui le suit pendant qu’il mène les trois autres vers la droite. Les quatre garçons chahutent sur la route qui les mène vers un lieu qu’un rapide fondu enchaîné révèle être un mur de briques surmonté d’une autre cartouche portant une inscription illisible. Au passage, tout à coup, grâce au souvenir vacillant du parapet dans La Règle du Jeu comme site d’un extraordinaire jeu de clair-obscur, le flou créé par le panoramique suggère que la balustrade est en fait un morceau de pellicule, dont chacun des vingt-quatre cadres franchit le clapet du projecteur en une seconde.

17L’articulation limpide de la voix vient renforcer l’apparence classique de la balustrade dans la mise en place du plan qui commence avec les enfants se précipitant sur la terrasse, puis s’attroupant, avant de déguerpir sur la droite. Au début, la voix qui relate l’ouverture des hostilités rend manifeste l’authenticité du plan-séquence. Elle poursuit son exploration de l’espace ambiant en indiquant les objets familiers qui sont présents dans le cadre (le parapet de la terrasse en question) aux côtés d’autres objets visibles à d’autres moments du film (les troncs des platanes qui ordonnent les routes sur lesquelles la caméra voyage le plus souvent). La voix trouve des correspondances physiques dans le champ de l’image ; toutefois, l’enceinte de la ville est visualisée par l’intermédiaire de la voix-off avant même qu’elle n’apparaisse dans le fondu enchaîné qui introduit le plan suivant. Ce dernier rend littéralement les mots qui ont précédé voire anticipé sa venue. Comme les enfants commencent à courir et la caméra commence son mouvement panoramique, la voix déclare, au passé, que « sur les palissades, sur les troncs des arbres, sur tous les murs de la ville, nous avons annoncé les fiançailles de Gérard et Bernadette par un cœur transpercé d’une flèche ». La palissade est le lieu donné, intérieur, du plan, alors que les arbres et les murs sont les espaces contigus, extérieurs, qui appartiennent à l’aura de la Provence ensoleillée. Et le cœur transpercé, emblème d’un chérubin, renvoie à la figure de la selle de vélo que l’écrivain avait comparé à un as de cœur, ce qui, traduit en anglais, devient le nom de la partie du corps de Bernadette qui obsède tant les enfants. Ils dessinent sur les murs de Nîmes l’emblème de cette partie de son corps qui avait laissé son empreinte sur la selle de vélo.

18La relation de la voix et de l’image suggère que la caméra est investie d’une force mystique. Le discours du narrateur évoque une image qui trouve une incarnation immédiate. « Les murs de la ville », ce qui relèverait d’une cavalcade d’images locales, surgissent à la vue du spectateur apparemment métamorphosés en leur état actuel à partir de ce qui précédait leur nom et de ce qui était vu dans « les parapets et les ponts ». Le fondu enchaîné accomplit dans le registre de l’image cinématographique ce que la phrase de la narration ne faisait qu’atteindre avec approximation dans son énumération. Dans le plan qui concrétise la référence textuelle aux murs de la ville, la comparaison entre le film et l’écriture est suggérée par le décalage qui se dégage entre les signes vocaux et visuels. Ce décalage indique la présence d’un mur sur lequel des inscriptions seront dessinées ou gravées.

19La comparaison va encore plus loin quand on voit les garçons écrire leur annonce sur la surface de briques comme s’il s’agissait d’un tableau noir, pour ne pas dire d’un palimpseste. Sur la cartouche réservée à la gravure d’un nom de rue, située juste au-dessus des yeux des garçons, on peut voir des marques de graffiti. L’espace qu’ils atteignent en haut pour y écrire des mots à la craie est de deux textures. Sur la gauche, ce sont des briques, la ligne de ciment qui sépare les deux couches sert d’axe horizontal ou de ligne sur laquelle les mots seront écrits. Parallèlement, une ligne verticale partant du rectangle rejoint un creux entre les briques du dessus (littéralement au-dessus du « d » de « Gérard » dessiné dans le cadre d’une des briques), transformant le mur lui-même en une surface de papier quadrillé sur laquelle les enfants apprennent à écrire. Sur la droite, le garçon le plus à l’extérieur dessine l’image d’un cœur sur une surface plane, de toute évidence, du lavis gris ou un enduit patiné. La première surface, striée, renferme une inscription textuelle, tandis que l’autre, brute, accueille une icône (ou un signe non-linguistique, qui ne transcrit pas de vocable en caractère alphabétique). On pourrait dire que dans la surface située sur la gauche, un texte est tracé pendant que du côté droit, une image s’écrit. La plan prend garde de reproduire les actes parallèles et corrélés d’écriture et de dessin au sein d’une seule et même prise. Alors que nous voyons les mots « Gérard et Véronique » s’écrire, nous pouvons également voir les arcs du cœur qui seront transpercés par la ligne fléchée se dessiner. Les deux mains des garçons situés à gauche et à droite travaillent à l’unisson et en harmonie, pour ne pas dire de manière synchronisée. Lorsque le garçon à droite dessine la flèche qui transperce le cœur, son compagnon à gauche commence une nouvelle ligne de texte dans la surface du dessous, sur le niveau suivant de briques, là où le spectateur s’attend à trouver inscrit le prédicat du sujet pluriel. « Son » s’y inscrit donc avant que l’un des garçons ne lève sa main droite pour indiquer que la lettre « t » a été omise. « Gérard et Véronique son...t ».

20Tout à coup, l’écriture trahit les vertus économiques du cinéma. Le pluriel de « être » (sont), mal orthographié, indique le son nominal qui se traduit dans le silence du flashback dans lequel aucune voix ne vient répéter ce qui s’écrit. Dans le champ thématique de l’image, il ne serait pas faux de suggérer que le second garçon de la foule, celui qui lève l’index pour indiquer que la consonne finale est nécessaire pour donner un sens au graffiti, répète le geste déjà présent dans le tableau « Et in Arcadia Ego » de Poussin, le plus grand peintre classique du dix-septième siècle en France. Dans ce tableau, des bergers héroïques bien qu’apparemment analphabètes se rassemblent autour d’une tombe et tracent avec leurs doigts l’épitaphe funèbre – sans prédicat ni copule – qui rappelle à chacun d’entre eux la place qu’ils occupent dans l’espace intemporel. Dans Les Mistons, ce geste, répété également par le deuxième garçon situé au milieu pour souligner l’inscription et qui n’est pas sans évoquer la tradition classique française du paysage et de l’architecture, suggère la présence dans Les Mistons d’un monde « arcadien » ou bucolique, antérieur ou extérieur à celui de l’écriture et de l’histoire. Dans le travail de Poussin, l’énigme de la relation liant l’écriture et la peinture comme média trouve un corolaire cinématographique dans cette séquence du film de Truffaut. Les garçons ressentent instantanément un sentiment confus d’envie, d’admiration et de jalousie ; ils ne disposent d’aucun langage ni de pouvoir symbolique pour expliquer ou apaiser l’intensité de leurs émotions. Ils ne peuvent qu’« apprendre à jurer » en écrivant des graffiti, forme de glossolalie leur permettant d’extérioriser leurs sentiments plutôt que de simplement les représenter ou les traduire. L’adjectif prédicat attaché au graffiti est illisible, mais les touches finales – comme l’extrémité plumée de la flèche orientée vers le bas en direction des enfants – ne le sont pas. L’image ou l’icône d’un côté est une traduction complète et visuellement captivante de la formule graphique qui se trouve à sa gauche.

21La composition du plan est travaillée de manière à se superposer à celle du plan suivant, un long plan panoramique qui suit Bernadette sur son vélo vers la droite puis vers la gauche alors qu’elle file le long des méandres d’une route descendant une colline dans un paysage typique du Vaucluse. Dans le fondu, l’arrière-plan sombre que forment les broussailles au sommet du coteau rendent visible l’écriture des enfants qui non seulement ressort du paysage mais semble également s’y incruster. Le cœur transpercé se trouve alors momentanément gravé sur la façade rocheuse de la colline, et tout ce temps, la flèche pointe directement vers le visage de Bernadette. Celle-ci pédale juste au-dessous de son nom en direction de la pointe de la flèche dirigée vers elle. Une fois arrêtée, l’acte et le mouvement d’écriture inaugurés dans le plan précédent se fondent dans la paisible course que Bernadette, la jupe flottant au vent et révélant ses belles jambes galbées, suit dans sa descente, de gauche à droite, avant de tourner et de suive la pente dans la direction opposée. Elle prolonge ainsi littéralement le mouvement de l’écriture aussi bien du texte que de celui de l’instrument permettant l’inscription, à savoir la flèche ou le stylo, que l’on peut distinguer dans l’icône du cœur transpercé. La scène de l’écriture se déroule en silence et, du point de vue du spectateur sans intrusion ou interpellation de la part de la caméra ou d’un personnage regardant vers l’écran.

22Le plan suivant commence avec une reprise du texte de l’histoire en voix-off, sur un accompagnement musical au piano :

À notre grand désappointement ces inscriptions vengeresses ne troublèrent pas l’ordre publique. Et quoi ? Pouvions-nous lutter avec nos instincts d’enfant contre un ennemi plus fort que nous, plus fort que nos jeux et dont nous savions pas qui s’appelaient l’amour.

23Trois plans, trois panoramiques liés par des fondus enchaînés, encadrent la voix off. Le rythme suit les va-et-vient de la bicyclette de Bernadette, qui, seule, se réjouit de posséder l’immanence de ce paysage, alors qu’elle pédale ainsi dans un mouvement quasi infini. Le discours se calque méticuleusement sur les moments-clés de la séquence. Lorsque Bernadette descend la colline dans le premier plan, elle est proche de la caméra au moment même où elle et son partenaire sont décrits comme les cibles de leurs écrits. Lorsque le narrateur parle des instincts d’enfant, Bernadette s’éloigne, se perdant au loin dans l’horizon. Son chemisier blanc, point de référence dans le plan, se fond en lui-même dans le plan suivant, qui présente désormais Bernadette de profil, en plongée et dans un mouvement panoramique bas, pédalant de droite à gauche. À mesure que le plan progresse, elle devient la personnification d’un ennemi plus fort que nous, plus fort que nos jeux. Au moment où le mot « jeux »est prononcé, le plan se fond dans une longue séquence qui commence avec un plan panoramique. Dans celui-ci Bernadette pédale de gauche à droite le long d’une route bordée d’oliviers dont les feuilles assombrissent la moitié supérieure du cadre, ce qui établit un contraste avec la lumière vive du champ de blé ou de seigle situé au-dessous. Pendant un instant, les troncs noueux et la lumière intense du paysage à l’avant-plan évoquent l’atmosphère d’une peinture de Van Gogh. Le plan continue cependant sa course et Bernadette disparaît rapidement dans d’épaisses broussailles et ronces. Quand la voix-off finit sur amour, Bernadette disparaît dans l’obscurité. Une pause marque la fin de la phrase et elle réapparaît, resurgissant des broussailles. Elle se retrouve alors une route qui, cette fois-ci, longe un cimetière, dans lequel deux tombes, surmontées de croix latines, approfondissent la perspective de la prise. Lorsque le plan se fond dans un autre plan panoramique de Bernadette suivant désormais une route bordée de grands peupliers, une nouvelle phrase, à vrai dire une nouvelle réflexion, commence.

24Le montage des images interprète les mots du texte et leur permet d’échapper au contrôle de l’auteur de l’histoire. La bicyclette qui émerge de la scène des garçons gribouillant des graffiti devient un nouvel instrument d’écriture encore différent, un instrument de mobilité, d’aura visuelle et de charme érotique. Il devient tout à la fois langage et paysage remplaçant et suppléant ce que les enfants cherchent à mettre en mots et en images. On dirait que les origines du cinéma, le travail des frères Lumière même, imprègne en filigranes le film lorsqu’une allusion est faite à l’un des plans-séquences de leur œuvre. Dans un plan filmé datant d’avant 1900, un homme conduisait un vélo comme pour signaler la mobilité, voire la torsion, qui poussera la caméra à prendre la route et à entrer dans le paysage. Simultanément, la référence textuelle de la bicyclette s’étire littéralement et de manière quasi-synchronique du cinéma des frères Lumière aux jeunes filles à bicyclettes qui apparaissent sur les sentiers mouchetés de lumière que Proust décrit dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Le paysage luxuriant qui étincelle sur tout l’écran détourne « l’ennemi » non seulement des mystères de Bernadette mais aussi d’un contexte cinématographique plus riche et plus large dans lequel les enfants sont un jeu, et où leurs jeux, tout comme ceux de Jean Renoir, ne peuvent prendre place sans règle. Les points visuels du cadre où la parole semble se figer avant de disparaître sont essentiels dans la séquence, précisément parce que celle-ci a été déterminée par les graffiti des enfants. Quand la phrase s’arrête sur amour, Bernadette, ici et à d’autres moments un objet de la perspective à la fois dans et du film, disparaît dans une masse végétale opaque et insondable. Lorsqu’elle émerge de nouveau, la rémanence vocale et rétinale produit une confusion optique de l’amour et d’une fauchée de broussailles sombres. Au passage de la caméra, un aperçu de choses inconnues laisse place à la vue de la femme longeant le cimetière. Une sombre illumination sur la nature de l’amour devient célébration du mouvement qui caresse néanmoins des signes de mort et de mortalité, notamment lorsque Bernadette se retrouve embaumée dans la chaude atmosphère, l’arôme et la lumière de ce paysage provençal.

25La plupart de ce que Truffaut rend explicite dans son travail transparaît dans les séquences qui mènent à la scène d’écriture des enfants et celles qui en résultent. Cette même scène est répétée trois autres fois dans des contextes venant offrir des variations sur la relation établie entre la magie symbolique de l’inscription graphique et le cinéma. Les enfants intensifient leur offensive à l’encontre des amoureux en contractant leurs noms dans le néologisme « Gérardette » à l’intérieur du graffiti d’un autre cœur. Ils espionnent puis disloquent l’idylle du couple dans une séquence qui fait clairement allusion à la scène d’amour d’Henri et Henriette dans Une partie de campagne de Renoir. Ils parodient les amoureux qui se volent des baisers dans un cinéma, cette séquence, véritable mise en abyme, commence avec un plan long de Jean-Claude Brialy qui conduit sa proie blonde vers une banquette. Quittant la salle obscure, ils s’élancent dans la rue et dans la lumière du jour. Ils arrachent alors une affiche du film collée sur un mur adjacent au théâtre duquel ils viennent de sortir. Ce geste « désécrit » littéralement l’inscription qu’ils avaient faite antérieurement dans la mesure où ils retirent le texte et l’image décorant le film qu’ils ont décidé de ne pas voir dans sa totalité. La revanche ultime prise vis-à-vis de Bernadette intervient par l’intermédiaire d’une carte postale particulièrement osée, au verso de laquelle ils gribouillent leurs insultes. Ils l’envoient ensuite à son domicile où elle est conservée dans l’attente du retour de Gérard, envoyé en expédition dans les montagnes.

26Ce dernier est mis en avant dans une séquence prise à la gare qui commence par une évocation d’Entrée d’un train en gare de Lumière. Gérard vient de frapper l’un des enfants ayant interrompu le couple dans le paysage et de crier, « Sale petit miston ». Juste après, le sifflement du train retentit pour signaler l’arrivée de la locomotive, de la même manière qu’elle était arrivée dans le film de 1895, avant de laisser place à d’autres bribes empruntées à Boudu sauvé des eaux, Une partie de campagne et à la Bête humaine. Un gros plan moyen capture Gérard et Bernadette alors qu’ils attendent que le train qui vient juste d’arriver s’arrête et ouvre ses portes. Après que Gérard est monté et que Bernadette l’a suivi, recevant des caresses et des baisers de sa part, il lui dit, « Sois sage, tu m’écriras, et rentre vite car il va pleuvoir ». Elle lui répond, « tu m’écriras ? » avant qu’il ne réponde, disparaissant au loin dans le bruit de la vapeur et marmonnant, « oui... » Ils s’écriront, c’est sûr, mais à ce même moment, ils sont littéralement écrits par des scènes d’écriture qui ont façonné la nature de leur désir. Dans Partie, le père de la famille bourgeoise répond à la grand-mère sourde qui vient de prendre les jeunes hommes du restaurant pour des cousins éloignés et crie dans l’oreille de la vieille dame, « Oui, oui, on t’écrira! » De la même manière, dans l’appartement jouxtant la gare de La Bête humaine, Roubaud force sa femme à « écrire » une lettre qui scellera leurs sinistres destins. Comme dans les films de Renoir, les personnages sont littéralement écrits par les circonstances qui les déterminent, à la différence que les citations de ces films sont données comme faisant partie d’un panthéon secret qui inspire et pré-détermine, voire anticipe, le film montré.

27Lorsque les deux amoureux se supplient l’un l’autre de s’écrire – en d’autres termes, de s’inscrire ou de se marquer l’un l’autre, et non pas d’écrire à l’autre –, leur sort est déterminé et scellé d’une manière qui correspond aussi bien à la destinée même du titre du film qu’à sa relation anonyme avec un autre film sur le destin et la destinée, à savoir Le Corbeau d’Henri-George Clouzot. La mosaïque d’écritures et d’allusions en dit beaucoup sur le destin plus large des Mistons. La séquence qui suit l’arrivée du train à la gare et la séparation finale de Gérard et de Bernadette remotive l’intrigue en fétichisant Bernadette par l’intermédiaire de l’écriture de la carte postale anonyme. La caméra les suit en train de composer leur note qui raillera la femme solitaire au nom des « mistons ». Sale petit miston, le mot initialement prononcé par Gérard pour insulter l’un des enfants, est désormais repris dans sa forme plurielle et signé du nom d’une bande de terroristes anonyme. Immédiatement après l’envoi de la carte postale, on apprend que Gérard est mort dans un accident en montagne. De gros plans du texte et des photographies du rapport dans le journal renseignent sur l’événement. Dans la texture plus large du film, ils interviennent tout à la fois comme conséquence et comme continuation des scènes d’écriture initiales. La parataxe du film suggère que l’écriture et l’envoi de la carte postale par les enfants peut avoir été la cause de son accident. Celle-ci aurait également pu être la décision prise par le couple, au beau milieu de l’imbroglio cinématographique qui inscrivait leurs mots et actions, de s’écrire, c’est-à-dire de s’objectiver dans une forme figée et immobile.

28En tout cas, le film réalisé en 1943 par Clouzot se présente discrètement sous le nom des « mistons » qui ont signé le texte fatal au verso de la carte postale envoyée à Bernadette. Le Corbeau prend place dans une ville de province d’apparence anonyme et atemporelle tout comme le décor du Nîmes planté dans le film de Truffaut. L’intrigue sordide suit la tyrannie et la terreur qui s’emparent d’une ville au fur et à mesure que sont envoyées des lettres vilipendant leurs destinataires et entraînant leur décès. Les lettres utilisent la rumeur et l’insinuation pour monter les membres de la communauté les uns contre les autres. L’image du « corbeau » y est apposée en signature. Finalement, il s’avère que l’auteur de ces lettres est un docteur vieillissant, dont le rival, un autre médecin plus jeune et progressiste (Pierre Fresnay), s’impose comme le héros charismatique. L’aspirant-héros exprime clairement ses croyances, encourageant le droit des femmes à pratiquer l’avortement et affirmant ne croire ni en Dieu ni aux cérémonies religieuses qui invoquent une déité supérieure ou son idée à des fins personnelles. Malgré une aventure avec une jeune femme facile, le fait qu’il soit l’objet des affections de l’épouse du vieux docteur, et la précarité de son statut en ville, il garde sa détermination et son calme face aux accusations et aux calomnies dont lui et nombre de ses patients et amis font l’objet. À un moment du film, le vieux docteur, considéré comme un sage local, impose une « leçon d’écriture » aux auteurs présumés des lettres. Les ayant rassemblés dans une salle de classe et leur demandant de rédiger des dictées sans fin qui ne sont pas sans imiter le style des lettres collectées, il s’efforce de trouver une victime qui, sous la pression de l’exercice, succombera à la repentance et à la folie. La maîtresse du jeune médecin, enceinte et affaiblie, s’évanouit, ce qui la place momentanément dans la position de bouc-émissaire. Comme d’autres choisis pour essuyer des insultes, elle admettra les fausses accusations qui lui sont imputées. Finalement, le vieux médecin sera poignardé dans le dos par sa domestique, après qu’elle a noté la présence de ses empreintes sur le sous-main dans son bureau. L’auteur des lettres et du désordre public est donc le même qui s’était ingénié à organiser la dictée. Les derniers plans du film adoptent le point de vue du jeune médecin lors de sa visite sur la scène du crime. Tout d’abord, il observe la tête et les épaules du cadavre courbé sur le bureau sur lequel le buvard fatal, tâché d’images de corbeaux, absorbe le sang frais qui s’écoule des blessures de son cou. Ensuite, il va à la fenêtre qui s’ouvre sur une rue ensoleillée, où, une femme vêtue de noir s’éloigne, seule, avant que le générique de fin ne vienne mettre un terme au film.

29Dans Le Corbeau,la circulation des lettres qui cherchent à précipiter la chute de la communauté anticipent les notes de mort. D’un côté, elles participent à une magie symbolique de l’écriture, mais de l’autre, elles ne sont pas sans rappeler la triste histoire des lettres qui inondaient les villes françaises sous l’Occupation au nom de vendettas personnelles lancées par leurs auteurs. Les occupants allemands exploitaient tuyaux et rumeurs pour piéger les citoyens indésirables, les dissidents politiques, les Juifs, et les marginaux. En 1957, le film de Truffaut pourrait sembler à des années-lumière de la France de 1943, mais le dernier plan des Mistons, dans lequel Bernadette Laffont, habillée de noir, s’approche de la caméra qui recule à mesure qu’elle s’avance, n’est pas moins qu’une réaffirmation et une citation du film de Clouzot. Les enfants y sont des corbeaux répondant au nom de mistons. Leurs singeries ont pu être la cause d’un meurtre gratuit et d’une vengeance contre une femme qu’ils craignaient et adulaient. Alors que Le Corbeau s’achève sur l’image du docteur héroïque regardant une femme en noir qui s’éloigne lentement, Les Mistons se conclut avec les enfants qui observent la femme de l’autre côté d’une barrière. Ils voient de profil la personne que le spectateur voit de face. Le film de Clouzot constitue une étude admirable des mécanismes de diabolisation et pose un regard sur les efforts quotidiens qu’ont dû endurer les Français sous la dictature nazie. Tourné dans des conditions d’extrême censure, l’allégorie latente souligne des vertus politiques de première ampleur: bien que la ville représentée semble échapper à l’histoire, les événements qui s’y déroulent ont un caractère profondément local, ancrés dans la contingence et la spécificité de l’Occupation.

30Le film de Truffaut trahirait-il une ambition politique dans son affiliation latente avec celui de Clouzot ? La réponse serait affirmative si la cause de la mort de Gérard était entendue comme signe de la relation des Mistons à l’histoire. En 1957 un jeune homme solidement bâti quitterait sa province moins pour prendre quelques vacances que pour compléter son service militaire en combattant dans la guerre d’Algérie. S’il devait succomber, il mourrait victime de la tyrannie qui accompagne l’imposition de la démocratie occidentale sur une colonie ou un peuple récalcitrant dont les croyances divergent de celles de la nation occupante. Il semble donc que Truffaut aborde la relation de son film aux événements contemporains par l’intermédiaire de la cause improbable de la mort de Gérard. On peut lire l’accident comme le résultat des mécanismes de l’écriture – graphique ou filmique – qui miment ce qui prévaut dans Le Corbeau. Il se pourrait que cette une affirmation d’une esthétique politique, une politique des auteurs, vienne supplanter celle de la honte, des tactiques de survie, et serve de justification aussi bien pour les années de l’après-guerre que pour le traumatisme de la Guerre d’Algérie. Une autre possibilité serait de procurer à Truffaut un moyen d’engager son film dans une écriture de l’histoire :sa politique serait alors glanée par le biais de la relation anonyme entre son film et Le Corbeau. De cette manière, le spectateur reconnaît une politique inscrite dans un courant qui le renvoie à un moment traumatique de l’histoire personnelle et collective. Ceci apparaît dans la superposition des deux films et en laissant au spectateur le soin de dégager des enjeux politiques dans ce qui, autrement, ne semblerait être qu’une représentation fantasmatique pré-pubère.

31Une allusion réservée ou inconsciente au Corbeau nous permet ainsi de dégager certains des courants animant en profondeur Les Mistons et, de toute évidence, le cinéma de la Nouvelle-Vague dans son ensemble. En guise de conclusion, nous pouvons dire que ce film de jeunesse appartient à un type de cinéma qui inscrit une histoire du cinéma au cœur même de son récit. L’histoire tend à être tout de suite originaire dans la mesure où elle traite dans un même registre les origines de la perception et celles du cinéma. Dans le récit, le drame de l’éveil des pulsions érotiques d’un enfant, dans le présent de l’histoire, s’accompagne de flashs rétrospectifs évoquant le moment où le cinéma est devenu conscient de sa propre visibilité. Les histoires des enfants sont ainsi mêlées aux reconstitutions de l’« Arroseur arrosé » de Lumière au début de la séquence du match de tennis et de l’« Arrivée d’un train » du même réalisateur dans le premier plan de la séquence qui montre la séparation de Gérard et de Bernadette. D’autres films ponctuent la diégèse (un western américain, Renoir, Visconti, une prise de Toute la mémoire du monde de Resnais, pour n’en citer que quelques-uns), ces inserts étant conçus d’une manière telle qu’ils viennent interrompre l’intrigue et, agissant comme des flashs mémoriels issus d’autres films et de leurs histoires, la diffusent.

32Le film reconçoit donc la temporalité humaine par le biais d’une technologie que Truffaut, comme le soulignent ses propres mots dans son entretien avec Jean Malige, souhaiterait « libérer » des prises de la tradition de qualité textuelle et d’élégance artistique. Il exploite l’autonomie du son et de l’image pour créer une nouvelle forme de littérature. La voix-off d’un narrateur plus âgé, clairement identifié comme un écrivain appartenant à une tradition plus ancienne, évoque un « éros » naissant, « virginal » pendant que la piste-image « écrit » son propre texte visuel au moyen de mitrailles de travelings et de panoramiques apparemment issus d’un temps et d’un espace qui échappent à ce que la voix est capable de décrire. Quelque chose d’immédiat et de dynamique est ainsi mis en avant. Un des contre-courants majeurs du film et du temps des Mistons est le flot et le caractère de son écriture. Le film mobilise le programme d’un nouvel Esperanto, une cinécriture façonnée à partir d’une multitude de sources. Le contrôle et la chance lui permettent d’accéder à un hiéroglyphe, à un nouveau « langage des dieux » grâce à l’art de l’adaptation, greffe d’allusions à, et mise en scène d’autres films. Ce processus établit ainsi des connexions jusque-là insoupçonnées et crée une synesthésie cinématique. En d’autres termes, on peut dire que le film Les Mistons est conçu de manière à laisser circuler mystères et secrets dans sa texture visuelle et aurale. Ces énigmes ou devinettes constituent non seulement la matière delphique du film, le mystère et la magie symbolique du film en tant que telle, mais aussi sa progéniture et leur enfance. Elles sont d’emblée et simultanément témoins du, et aveugles au, hiéroglyphe duquel elles ne sont en fait que des lecteurs/lectures analphabètes ou naïves.

33Dès les premiers plans, Les Mistons trahissent un nouveau sens de la cartographie cinématographique. Un espace géographique y est tracé point par point et marié au récit dans lequel les enfants semblent orphelins du monde qu’ils habitent. Bien que dépourvus de liens familiaux (ils ne rentrent jamais chez eux, et s’ils ont des parents, ils sont néanmoins attachés à Gérard et Bernadette), les enfants appartiennent à un espace national bien marqué par des monuments, des paysages et des images de cartes postales. Au seizième siècle, les cosmographes avaient choisi le Pont du Gard pour représenter, défendre et illustrer les racines Romaines de Gallia. Des chroniqueurs locaux cherchaient des ruines qui ancreraient la généalogie locale plus profondément encore que ne l’était celle d’autres régions françaises9. L’aqueduc était amplement illustré dans les travaux qui délimitaient les frontières de la France (aux rives occidentales du Rhône) de celles du duché italien de Provence. Ce privilège caractérisait également le colisée trônant encore à Nîmes, sa maison Romaine, et les ruines environnantes. Dans le film de Truffaut, ceux-ci deviennent des personnages, voire des reliques d’ancêtres et de parents longtemps disparus, qui regroupent les enfants et le film dans un projet d’identification avec une tradition nationale. Le film exhume le passé en renouvelant les monuments; le mouvement de la caméra, qui suit Bernadette que l’on pourrait voir comme une prosopopée de la France, ou comme un avatar de La Marianne, transforme un lieu hérité en un espace vital. Elle redessine une topographie dans les pistes qu’elle trace avec sa bicyclette sur le paysage méridional.

34Les Mistons renferment une dimension politique interne qui semble explicite avant que des éléments secrets ne prennent forme. Il porte une politique dans les domaines où il ne semble n’y en avoir aucune. Pour Truffaut, en 1957, le court-métrage représente à la fois une expérience et un travail total et autonome. Si l’on définit la politique comme « l’art du possible », le film invite ses spectateurs à comprendre un cinéma que peuvent renouveler de nouveaux modes d’écriture. D’une part, la narration des Mistons témoigne de ce que Truffaut avait déclaré cinq ans plus tôt : « En fait, je crois qu’un film ne doit pas innover sur tous les plans à la fois. Il faut peut-être qu’il y ait dans un film neuf quelque chose qui le rattache au cinéma classique: la simplicité ou la force du sujet, la présence d’une vedette ou autre chose. On sent que beaucoup de films ont été faits dans une sorte d’inconscience10. » Ainsi Les Mistons comptaient parmi ces films par la force de leur propre inconscience. D’autre part, le même état d’être est une politique de révision et d’effacement qui, tout comme le film noir peu de temps auparavant, expose comme vertu le sort qui s’abat sur Gérard. Celui-ci doit beaucoup à ce qui est écrit sur lui dans le journal et, indirectement, à la magie noire de l’écriture des enfants. La mort est un accident dépourvu d’une cause historique évidente mais enveloppée dans le secret d’une autre, c’est-à-dire la relation de l’éternelle enfance et jeunesse du film et de l’Occupation allemande de la France par le biais des allusions qui renvoient au Corbeau. Le film efface d’une manière mystique son propre effacement en évoquant ce qu’il ne peut pas rendre explicite ou éclaircir en présentant des personnes oublieuses de ce qu’elles vivent.

35Alors que la guerre et le contexte du cinéma de qualité sont tacitement entendus comme sujets éludés par le films – par le rejet d’un scénario abouti, par le choix du conte marginal pour en faire une œuvre de plus grande ampleur, et par l’insertion de souvenirs visuels extraits d’autres films dans le récit –, le réalisateur de la Nouvelle Vague est précisément en train de lancer simultanément sa politique des auteurs. « Il n’y a plus d’œuvres, il n’y a que des auteurs », dénonçait Truffaut lorsqu’il citait et commentait Jean Giraudoux aussi bien dans ses écrits polémiques que dans les graffiti gribouillés sur le mur dans Les 400 Coups. Ici, aussi, l’œuvre minuscule miroite toute une mosaïque d’autres œuvres, créées par d’autres qui sont des auteurs, et qui se retrouvent incises et dissoutes dans les images du film. Régissant cette politique implicite, il s’agit en fait d’une tendance à exorciser et à fétichiser, une tendance rendue visible dans les actes d’écriture par lesquels les enfants reflètent dans leurs mots et dans les procédés filmiques ce que le film apporte en plus et d’ailleurs accomplit dans son propre art.