Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Le catalogue des livres imaginaires
Fabula-LhT n° 13
La Bibliothèque des textes fantômes
Julia Peslier

Escrever de não escrever. L’héritage Pessoa

Hétéronymies, altérités littéraires et œuvres fantômes dans la littérature contemporaine

1Le 8 mars 1914 à Lisbonne, debout, le portugais Fernando Pessoa aligne d’une traite, sur une commode haute, une trentaine de poèmes. Ce fut le jour triomphal de ma vie […] Je commençai par le titre, LeGardeur de troupeaux. Et ce qui s’ensuivit, ce fut l’apparition de quelqu’un en moi, à qui je donnai aussitôt le nom d’Alberto Caiero. Pardonnez-moi l’absurdité de l’expression ; c’est mon maître qui était apparu en moi. Le maître crée l’élève et l’écrivain en retour. … sitôt écrits ces trente et quelques poèmes, je pris aussitôt une autre feuille de papier et j’écrivis d’affilée, là encore, les six poèmes qui constituent l’ensemble de Pluie oblique, de Fernando Pessoa. Immédiatement et intégralement… c’était le retour de Fernando Pessoa/Alberto Caiero à Fernando Pessoa tout seul. Ou plutôt c’était la réaction de Fernando Pessoa à son inexistence en tant qu’Alberto Caiero1. Ainsi Pessoa poète est conçu de Caiero hétéronyme, par un coup de force littéraire, une maïeutique fictionnelle au rebours de la conception qui fait de l’école de la vie et de l’expérience des matrices à écrivain.

2Ce jour-là, la littérature est entrée dans une nouvelle ère, celle où l’autorité était désormais confiée avec fermeté à des auteurs fictionnels, des fantômes2 qui avaient capacité à influer sur les auteurs réels et à intervenir sur le récit historien de la littérature attestée. Près d’un siècle plus tard, les hétéronymies littéraires se sont multipliées, accrues ici, estompées là. Elles se sont déployées en d’autres langues, vivantes ou inventées. Elles se sont mondialisées, distribuant leur coterie d’auteurs sur des territoires, des monolinguismes et des plurilinguismes productifs. Elles se sont définies dans la confluence et la différence avec le geste inaugural de l’écrivain portugais, constituant le territoire de l’altérité littéraire, ces écritures autres portées par des personae autonomes.

3Il est donc temps de dresser un état des lieux de l’héritage Pessoa, en quelques sondes lancées dans cette littérature diffuse et complexe.


***

Le paradoxe de l’hétéronyme ou le principe d’inexistence

Le poids en papier de l’inexistence

4Écrire et ne pas écrire, voire écrire de ne pas écrire : telle est l’étonnante reformulation hamlettienne des écrivains hétéronymes et de leurs œuvres fantômes, zone irradiée d’inexistence et de théorie spectrale de la bibliothèque mondiale. Ce sont des spectres, des apparitions imaginées et sans corps. Or ce sont aussi des écrivains-en-livre, des corp(u)s épais, du papier noirci d’encre : visibles (car lisibles) aux yeux du lecteur qui veut saisir la teneur du dispositif poétique auquel ils participent. On pourrait les compter en poids de pages.

5D’aucuns se font poids plume : ils sont connus par leurs aphorismes, leurs vers cités, par les fragments de leurs œuvres, par des notices bibliographiques (qui vont parfois jusqu’à mentionner des textes inachevés ou perdus), par les commentaires enfin que d’autres écrivent sur leurs textes. Le principe est celui d’une construction anthologique fondée sur l’aperçu, le désir et l’appareillage critique. Le lecteur s’immisce dans un espace interstitiel, rhapsodique, d’où seule une partie émerge à sa connaissance. Il est projeté dans la discontinuité et l’illimitation de la bibliothèque, dans un vertige construit littérairement : le peu donné à lire génère l’idée de la potentialité et de l’infinitude (plutôt que de la totalité et de la monumentalité), par le jeu fantasmatique du laissé hors-champ et du bris textuel fabriqué. C’est le cas de Ward ier et iie siècle (2011) et de Ward iiie siècle (2014), florilèges d’une littérature étrangère principalement écrite en wardewesân, agencé diachroniquement, génériquement et thématiquement3. Cartes, alphabets, syllabaires, facsimilés de manuscrits, grammaire et lexique s’ajoutent à l’anthologie proprement dite pour consolider la dimension encyclopédique de l’édifice et donner au lecteur à rêver cet univers, en une philologie exhaustive et émergente d’un passé jamais réalisé. C’est encore le cas de la bibliothèque fantasmatique de La Literatura nazi en América (1993). Pour lui donner consistance, Roberto Bolaño avance soixante-deux personnages, deux cent-sept titres publiés et datés de 1909 à 20234, sept maisons d’édition, dix-neuf revues, un groupe littéraire, trois églises, trente notices biographiques détaillées, et par dessus-tout, une typologie efficace en treize chapitres, du clan fondateur (Les Mendiluce) jusqu’au rejeton infâme (Ramírez Hoffman), en passant par des catégories d’écrivains (« les poètes maudits », « les femmes lettrées et voyageuses », « les poètes nord-américains » par exemple)5, un « Épilogue pour monstres », enfin, pour les données bibliographiques.

6Et d’autres se dénombrent en kilos de proses, de poèmes, d’écrits critiques, prêtant consistance aux auteurs fictifs par l’imposition et la poétique même de leurs écrits : ils font œuvre, à eux seuls, et plus, ils sont leur œuvre. Il en est ainsi pour les hétéronymes de Fernando Pessoa et pour les écrivains les mieux représentés du post-exotisme (Manuela Draeger, Elli Kronauer, Lutz Bassmann, Antoine Volodine lui-même). Le lecteur fait l’expérience de la durée d’une écriture à travers celle de la somme : il explore la généalogie au travail dans les publications multiples d’un hétéronyme, découvre les infléchissements sensibles de sa poétique et de ses thématiques au fil des titres. Il s’accoutume à penser l’hétéronyme dans son autonomie distinctive et finit bien souvent par se découvrir un hétéronyme préféré parmi la confrérie. Il se familiarise avec une personnalité d’auteur qui peut être stylistiquement ou poétiquement marquée, de même qu’il peut décider de faire l’économie de lire les autres hétéronymes, passant à côté du dispositif dialogique. C’est assez remarquable avec l’hétéronymie pessoenne : les lecteurs d’Álvaro de Campos ne sont pas forcément ceux d’Alexander Search ou de Bernardo Soares.

7Les deux paradigmes ne sont bien sûr pas exclusifs l’un de l’autre – toute littérature hétéronymique ou activant une altérité auctoriale prend racine de manière essentielle dans la lacune (le texte dérobé) et dans l’accumulation (le texte exhibé), qui sont deux manières de fantômes.

8Parmi eux, une part est à inscrire sous le régime d’une hétéronymie franche, reconnue, théorisée et définie par l’écrivain-concepteur (souvent dans la référence et la différence à Pessoa), l’hétéronyme se déterminant par la présence tangible de ses écrits. Il est un affranchi ; son œuvre est dans le monde. Fernando Pessoa, Antoine Volodine, Frédéric Werst et leurs hétéronymes en sont les expérimentateurs. Leur orthonyme relève d’ailleurs toujours d’une invention : Pessoa supprime le tilde original de son patronyme (Pessõa) pour devenir le substantif courant désignant une personne (pessoa), Antoine Volodine créé le pseudonyme à la croisée des langues et des littératures, s’ancrant dans le berceau russe teinté de francophonie6, Frédéric Werst se nomme selon un mot de sa langue inventée – werst ou « objet », « chose » en wardwesân. Une autre partie d’entre eux relèverait d’une hétéronymie atténuée, au point que Charline Pluvinet décide de ne pas appliquer le terme au catalogue d’auteurs dressé par Bolaño7. Cette disposition hétéronymique estompée se définirait davantage comme écriture de l’altérité littéraire. Les Messieurs de Gonçalo M. Tavares, les écrivains américains de la littérature nazie s’apparient davantage à des entreprises placées au niveau diégétique sous un régime hétéronymique (et non à l’échelle du dispositif) quoiqu’elles ménagent une porosité discrète avec l’univers contemporain de leur concepteur, trop discrète peut-être pour faire de leurs écrivains fictifs de parfaits collègues de Gonçalo M. Tavares et de Roberto Bolaño en personne, encore que l’on puisse en discuter8.   

Des écrivains fantômes au sens bibliothécal :

la dispersion déniée et le refus institutionnel de l’éclatement

9Pessoa, avec sa cohorte de plus de soixante-dix littérateurs9, poètes, philosophes, barons suicidaires et mélancoliques employés de bureau, concepteurs de grilles de mots croisés bons pour les concours locaux ou déchiffreurs experts en enquête policière, est leur patron, un patron qui propose plus qu’il ne tyrannise ses héritiers, laissant le champ libre à de nouvelles définitions de l’hétéronymie. Entendus comme fantômes, les écrivains hétéronymes sont à première vue moins des revenants d’un passé persistant ou des disparus sur le retour que des noms d’écriture, à l’instar de la fiche en bibliothèque signalant un ouvrage manquant, qu’il soit perdu, détruit ou emprunté : ils figurent dans un panorama de la littérature où leurs œuvres sont des fictions d’attribution auctoriale et où elles côtoient de manière ambivalente des œuvres aux auteurs bien incarnés. Elles hantent les manuels d’histoire littéraire sous la forme de la subordination à un patronyme, celui de leur créateur, lequel a ses lettres de noblesse dans le monde de la réalité et au registre civil. Eux, ils existent par leur propre principe d’inexistence, en un cheval de Troie qui retourne ses armes à la fiction, copiant la fiche, qui rend présente et tangible l’absence, et les trop voyants cartons bristol collés aux murs des musées en lieu et place des tableaux éclipsés.

10Car où classer en effet les productions hétéronymiques sur les étagères ? Est-ce à V, initiale du prétendu écrivain Pietro di Vaglio, que La Gigantale déconfite du sérieux doit se placer, ou bien à B, du nom du pseudo-traducteur Arno Bertina, qui en est de fait l’auteur en personne ? Est-ce à C pour Caiero et Campos, à R pour Reis, les poètes hétéronymes de Pessoa, qui irait, quant à lui, nourrir de ses écrits orthonymes la rangée intégrée par Pascal, Proust et Parra ? Tel est le vieux problème posé par l’écrivain portugais, que de scinder l’œuvre une en des œuvres éparpillées par l’alphabet et dont les éditeurs, les librairies et les bibliothèques prennent rarement acte, déniant à l’œuvre hétéronyme son droit à l’inexistence littéraire comme catégorie auctoriale suffisante et, par là-même, à l’indépendance. Or sous le sceau de la fable et de l’occultation, ces écrivains dans la fiction génèrent un imaginaire d’autant plus puissant, en une charge analogue à celle dont Sophie Calle avait exploré les formes et les effets dans l’esprit des conservateurs, des gardiens de salle, des visiteurs, à propos des toiles de maître absentes des musées dans les séries Fantômes et disparitions puis Dérobés10, leur demandant de décrire de mémoire la toile soustraite, leurs sentiments à son égard, le reliquat visuel et mental déposé dans leur mémoire.

À paradoxe de l’hétéronyme, paradoxe et demi de l’orthonyme

11Le paradoxe des hétéronymes est d’être écrivains non parce qu’ils écrivent mais parce qu’ils sont écrits. À l’échelle supérieure, leur écrivain à eux, qui possède corps et état civil, se définit selon le terme inventé par Pessoa comme l’orthonyme et se présente comme simple secrétaire de la ribambelle d’auteurs qui émanent de sa plume. Au plan légendaire, du lieu mythique de la genèse, il se retire de la sphère d’écriture (la création) pour s’inscrire dans la position du scribe (l’exécution sous dictée), selon une stratégie de la secondarité. C’est son paradoxe à lui tout seul, que de s’absenter ou de se rendre subordonné en ce coup de force de démultiplication auctoriale par lequel pourtant il s’affirme écrivain. Il est un centre décentré, dans une conception de l’écriture non plus concentrique, centrifuge ou centripète, mais plutôt elliptique ou à multiples foyers. À propos du phénomène hétéronymique, Pessoa note : « On dirait que tout s’est passé, et continue à se passer, indépendamment de moi11. » Gonçalo M. Tavares se projette comme visiteur étranger et hôte curieux du quartier plutôt que comme concepteur12. Frédéric Werst, dans un entretien à propos de Ward iiie siècle, affirme : « Je ne me considère que comme l’auteur des traductions françaises (et encore, pas toutes) ou du paratexte : même si c’est difficile à expliquer, je ne suis pas l’auteur des textes en wardwesân13. »  Il souligne combien cette disparition rend possible la pluralité auctoriale et sa circulation intrinsèque à partir du concept de polyphonie14. Antoine Volodine enfin déploie la notion de porte-parole et se déclare de moins en moins sûr, au fur et à mesure qu’il fait l’épreuve de cette écriture transférée au long cours, d’en être le centre. L’hétéronyme Iakoub Khadjbakiro décrit ce registre particulier d’écriture, qui associe disparition et délégation auctoriales, dans la leçon 4 sur Le Romånce, dans un paragraphe consacré à la mort du narrateur15.

Toute une littérature-monde dans la littérature-monde

Une Weltliteratur en fiction… et sa fiction philologie et critique

12À bien considérer le phénomène, la bibliothèque hétéronyme est un après-coup en fiction de la Weltliteratur, concept de littérature-monde qui émerge historiquement avec Goethe en 1827. Découvrant la traduction en langue allemande d’un roman chinois, l’écrivain allemand voit s’ouvrir l’accès à une littérature dont il était jusqu’alors linguistiquement coupé et jette les bases de la réflexion théorique sur les circulations textuelles, les marchés et les espaces culturels de traduction pour un espace mondial de la littérature16. Le concept trouve en l’œuvre de Pessoa un nouvel acte fondateur, généalogique : sa translation en fiction et l’exploration de ses potentialités esthétiques, de son inventivité critique, de ses dégagements politiques. La cartographie qu’il dessine s’ancre dans le champ de la poétique : les avant-gardes en poésie, la diversité des genres littéraires et leurs intertextualités selon les littératures anciennes ou modernes. Elle se déploie en trois langues : le portugais, l’anglais et le français, qui délimitent un site euro-centré d’où rayonne le regard sur le monde, observatoire analogique à l’histoire du monde racontée du côté des découvreurs et des conquérants. L’étoilement hétéronyme va de Lisbonne (capitale du Portugal, pays lui-même placé à la pointe de l’Europe), jusqu’à l’Afrique du Sud (Durban, où grandit le poète orthonyme et dont on trouve mention dans les Histoires d’un raisonneur), au Brésil (l’ingénieur Campos, l’avant-gardiste qui lance un Ultimatum violent à l’Europe en 1917, retournant le regard eurocentré depuis la modernité brésilienne), à l’Angleterre (pour les poèmes de Alexander Search) et à la France pour les Poèmes français17.

13Chaque hétéronyme se voit occuper un site poétique propre de la bibliothèque et entre dans une filiation intertextuelle différenciée (les poètes latins pour le néo-paganiste Reis, l’auteur de grandes Odes ; la littérature d’investigation policière anglophone pour Horace James Faber). Loin d’être des électrons libres sans résonance les uns sur les autres, ils constituent tous ensemble une constellation, qui rend compte de polarités et d’écarts, de personnalités pionnières et d’écrivains mineurs, générant un dialogue interne en tension, une littérature critique, une philologie prise en charge par les hétéronymes en personne. Ainsi procède le quatuor Caeiro, Campos, Reis et Pessoa, dont le premier est le maître en poésie (la matrice) d’où les autres découlent, générant la « Conversation en famille » dont Pessoa a soin de fournir le récit de témoignage. Ce sont les Notas para a recordação do meu Mestre Caeiro [Notes en souvenirs de mon Maître Caiero, v. 1931] signées par le disciple Álvaro de Campos, qui constitue le livre-nœud, un livre qui met en circulation les œuvres poétiques hétéronymes, de même que la Table bibliographique (1928) signée par Pessoa agence et associe leurs œuvres, participant à la lisibilité non seulement de chacune isolément mais aussi de leurs plans d’intersections, de leurs élans et de leurs singularités poétiques.

14On retrouvera d’ailleurs de façon régulière dans les écritures hétéronymes postérieures ce principe du livre-nœud et/ou d’hétéronyme de liaison, qui opère la mise au point du dispositif, prenant en charge sa philologie ou sa réception critique :

15– pour les écrivains post-exotiques : dans la fiction en forme d’essai collectif Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (1998), co-signée par Lutz Bassmann, Ellen Dawjes, Iakoud Khadjbakiro, Elli Kronauer, Erdogan Mayayo, Yasar Tarchalski, Ingrid Vogel, Antoine Volodine. Comme collectif, ces hétéronymes accueillent leurs membres les plus ouvertement théoriciens, tel Lutz Bassmann, inventeur d’une terminologie critique donnée dans la « Leçon 7. Vocables spécifiques » pour penser le champ post-exotique tâche dont Antoine Volodine le déclare investi dans sa leçon onze18.
– pour les anthologies wardewesânes : par l’appareil critique, les notices biobibliographiques, les panoramas et les préfaces de Frédéric Werst. Il y esquisse les influences (le moine défroqué et poète Zagazaphōn inspiré par les poètes Warēd et Jamēn), les polémiques et les écarts méthodologiques (le premier historien Zurōn fondant une nouvelle méthode historiographique et non plus mythographique en se dissociant d’Abis), les relations de maître à disciples, liées à l’exercice de la parole rapportée et du commentaire (Qarahin est une élève de Rabwān le médecin, qui l’adopte ; Burgō Kundis, le fondateur du genre critique et exégétique avec son Art du commentaire au iie siècle, est le disciple de l’écrivaine Mazirgamir Mazawaron, qui est elle-même la première disciple du philosophe, esthéticien et grammairien Atwashōn ; Orpha, disciple de Samgar, lui-même élève de Wena Azhabke puis chef de « l’école d’Aênen » pour incarner l’autre branche de la tradition en philosophie, celle de Gamāz), les imitations et paraphrases (Yōna Raphaon imitatrice fidèle de Warēd), les amitiés (Banathin, Sanawael et Rachkath), les amours (Mazirgamir Tagarin, maîtresse supposée de Samgar),les familles (le neveu Artamael Ezhanis et son oncle Rageph Ezhanis ; Argēnwarwa Kernemis et Jaramon Kermenis déclarés parents proches). S’y ajoutent les éclairages apportés par les autres commentateurs et traducteurs qui interviennent, eux, au niveau de l’appareil critique de l’anthologie. Le traducteur Émile Wathad préface la seconde anthologie, adoptant une perspective historiographique. La traductrice Alice Mazmaren est attentive à  « restituer les jeux phonétiques », à « respecter l’ordre des mots », « à s’interdire tout recours aux verbes être” et avoir ” »19, verbes qui n’existent pas dans la langue inventée. Le philologue Victor Scharzmann consolide pour sa part l’édifice du côté de l’aventure de l’écriture, depuis l’alphabet jusqu’aux différents syllabaires et à la romanisation finale, conséquence directe de la rencontre avec les Européens autour de notre xvie siècle. Cette communauté scientifique déroule une polyphonie active sur le propre discours de Frédéric Werst traducteur du wardwesân, qui s’accorde au projet : « Imaginer des auteurs qui développeraient une histoire littéraire sur le fond d’une histoire politique, dans une langue originale et traduite20. » Et même ils inscrivent la tradition et la critique des traductions, puisque l’écrivain conçoit une philologie en amont : à travers la tradition philologique jésuite portée Jean-Baptiste Ouchy et Étienne Delaporte21, ou bien avec l’École française de Mazrâ et ses premières traductions des athazaon à travers le mot « romance »22 en 1890.

16– pour le Quartier de Gonçalo M. Tavares : avec les volumes O Senhor Elliott et O Senhor Swedenberg par exemple, où les Messieurs des différents volumes annoncés assistent aux mêmes conférences et sont donc contemporains, susceptibles d’entrer en dialogue entre eux. Les habitants témoignent d’un vivre-ensemble au sein d’une communauté où ils ne font pas seulement que se croiser ou cohabiter selon des trajectoires séparées, des appartements ou des immeubles conçus comme espaces clos, ce que le premier opus du Quartier, O Senhor Valéry, pouvait laisser croire23. L’interaction grandit entre les livres au fil des publications et des jalons qu’elles sèment dans le cycle du Quartier.

Jeux d’échelles mondialisés : complexité d’une littérature à soi dans une littérature à tous

17Or « être une littérature à soi seul » selon le mot de Pessoa, c’est aussi être une littérature-monde dans la littérature même, voire dans les littératures-mondes, selon les jeux d’échelles entre local et global que le lecteur active pour saisir la portée politique et esthétique de ce composé d’œuvres. Placée sous le signe de l’altérité auctoriale, leur littérature délimite chaque fois une géographie complexe, formée et polarisée par chaque local déterminé pour et par hétéronyme, local qui à son tour se situe à la croisée d’un ou de plusieurs lieux (les personnages s’exilent, voyagent, migrent, sont nomades), d’une historicité, d’une identité, d’une langue ou d’une situation plurilingue. Configurée en centres et périphéries, en itinéraires et en frontières, en proximités et en éloignements, mais aussi en îlots et archipels autonomes, la cartographie hétéronyme globale qui en résulte est alors à inscrire à la confluence de plusieurs locaux mondialisés pour penser cette littérature face aux espaces de la littérature-monde. Chez Bolaño, l’on fait ainsi varier des échelles selon que l’on s’intéresse à la résonnance mondiale d’un tel catalogue d’écrivains qui déterminerait le concept « Littérature nazie »24 (comment extraire la notion « nazi » de son local idéologique, historique et germanique originel, à supposer qu’elle soit extensible et définissable en termes de poétique ? comment la reterritorialiser outre-atlantique et à quelle fin de combat ? comment appréhender la puissance de corruption qu’une telle littérature fictionnée opère dans la littérature-monde, en transposant la contamination idéologique nazie à l’histoire littéraire ?) ou selon qu’on veuille saisir l’impact du complexe « les écrivains d’Amérique » tel que Bolaño met en scène les concepts « Amérique » et « Amérique latine » et leurs imaginaires nationaux, les conditions de production dans un xxe siècle congestionné par la Guerre froide, par les dictatures sud-américaines et leurs paranoïas (quelle légitimité à parler de « littérature d’Amérique » et quelle entité comprendre sous la désignation « Amérique latine » alors qu’on peut douter de la pertinence d’un tel complexe ? jusqu’où connecter ses personnages antipathiques avec des littérateurs ayant existé dans le local large « Amérique » ?).

18Car s’il s’agit d’appréhender les configurations d’écrivains fictifs natifs d’Amérique dans l’ensemble de son œuvre, il faut élargir l’enquête : depuis Los Detectives selvajes aux figures récurrentes d’écrivains qui hantent Estella Distante et Nocturno de Chile afin d’observer les trajectoires arrêtées par les dictatures, les drogues et les suicides, les migrations volontaires et les exils politiques forcés, (y compris ceux des bourreaux), les rapports de force et de faiblesse dans la mondialisation de la littérature au xxe siècle, entre l’Amérique du Sud, l’Europe et l’Amérique du Nord. La confrontation de La Literatura nazi en América aux autres romans de l’écrivain chilien apporte un éclairage tragique qui rend dès lors impossible une lecture purement ironique du texte en l’assignant à la tradition des parodies sur l’érudition intertextuelle, sur le vertige de la bibliothèque et sur l’humour lettré porté par la branche borgésienne. C’est une telle expérience de lecture que fait Robert Amutio, traducteur en français de Bolaño, lorsqu’il découvre l’œuvre puis lit dans la foulée Estrella distante en 1997. Or Estrella distante reprend le personnage de Ramírez Hoffman qui clôt la typologie de La Literature nazi en América, en une amplification romanesque glaçante sur le Chili sous Pinochet et qui historicise plus puissamment encore le contexte diégétique de ces écritures nazies. Sensible à la propension qu’à ce dernier texte de faire bouger les catégories propres à la réception française des lettres d’Amérique latine, Robert Amutio se décide à entrer en traduction pour le rendre accessible au public français25.

19L’invention d’une « littérature à soi » entre en contiguïté avec la « littérature à tous » (la littérature mondiale, pour le dire rapidement) ; de manière générale, elle s’y ancre historiquement, géographiquement et culturellement. Bolaño soigne particulièrement la greffe. Il cote les lectures de formation, les auteurs de prédilection et les oppositions littéraires de ses auteurs inventés : l’argentin Juan Mendiluce (1920-1991) croise le fer avec les écrivains d’Amérique latine les plus renommés, attaquant publiquement Cortázar, Borges, Bioy Casares, Mujica Lainez, Ernesto Sabato aux motifs de la condamnation des imprégnations de littératures étrangères (les imprégnations française et anglaise réminiscentes dans leurs œuvres), de la violence  dans le texte et du goût prononcé pour la fiction et ses jeux de virtuosité26. Il adosse des livres fictifs à des classiques : dans le champ philosophique, le brésilien Luiz Fontaine da Souza (1900-1977) se fait expert en la matière, inexistant par parasitage critique systématique avec le genre des réfutations (Refutación de Voltaire, 1921 ; Refutación de Diderot, 1925 ; Refutación de D’Alembert, 1927 ; Refutación de Montesquieu, 1930 ; Refutación de Hegel, seguida de una Breve Refutación de Marx y Feuerbach, 1938) ou encore par la Crítica al « Ser y a la Nada » (Rio de Janeiro, 1962) en cinq volumes. Enregistrant les œuvres de la littérature mondiale qu’elle assimile et néantise pour se développer, en monstre (il s’agit là des écritures infâmes), cette littérature-monde en fiction procède par une anthropophagie radicale, par une bibliophagie de teneur idéologique, plus encore que par une intertextualité ludique ou mélancolique qui serait « mémoire que la littérature a d’elle-même27 » et qui ferait signe vers l’écriture et la manière borgésiennes. Elle est captatrice et corruptrice, par le détournement et pire, par le dévoiement, de la bibliothèque-monde : négation que la littérature nazie (une non-littérature dont Bolaño a soin de ne pas trop donner à lire les textes) oppose à la littérature, bref une hantise au sens fort. Le dialogue avec les classiques y est au final récusé, avalé. Autre figure emblématique de cette anthropophagie d’une nature bien spécifique, le plagiaire Mirebelais, par son travail au noir sur les lettres créoles. Il est le violent effaceur des vraies « paternités littéraires », calquant Césaire, imitant Depestre, plagiant Anthony Phelps et Davertige, pillant Senghor, s’attaquant à Georges Desportes et Édouard Glissant et à tant d’autres en un formidable jeu de confiscations auctoriales.

Écrire ensemble et (tout) contre le monde : du cauchemar à la consolation

20Il n’est plus seulement question de localiser et de situer un auteur par rapport à une littérature (régionale, nationale, continentale) ou un champ littéraire (les romans-mondes, les bibliothèques fictives, les figures de l’auteur). Ces écritures htéronymiques s’abstraient méticuleusement des littératures nationales, des entreprises de régionalisation, de nationalisation et d’institutionnalisation de la littérature. Antoine Volodine insiste beaucoup sur le rejet de la littérature officielle incarnée par la littérature résistante post-exotique. Du côté du lecteur, il s’agit de réaliser ce travail, pour chaque hétéronyme et auteur inventé, à l’échelle de la Weltliteratur de fiction dans laquelle il évolue, et également de penser sa relation dans d’autres échelles établies à partir de la littérature mondialisée non fictive28. La portée politique devient non-détachable de l’esthétique hétéronymique, et même, la détermine29. L’écrivain est désillusionné sur la capacité de la littérature à changer le monde, oscillant entre ironie et mélancolie, rage et compassion. Il n’en réalise pas moins en fiction un geste politique fort de conceptualisation, pour certains d’écriture militante assumée, et pour tous de consolation poétique, rendant hommage à la vertu salvatrice et parégorique de la littérature mêlée de mémoire face à la propension destructrice du monde.

21Dans l’Inventaire étymologique de la langue wardewesân [Wananta ba wardwesân] de Atwashôn, la belle étymologie du radical arba- rassemble les termes d’« écrire ; écriture ; écrivains ; sauvegarde ». Pour justifier la dernière acception, plus inattendue, il est expliqué ceci : « car l’écriture sauve de l’oubli30 », transformant l’écrivain en gardien du temple de l’histoire humaine. Par l’écriture hétéronymique qui investit familièrement le monde de sa fiction plurielle, l’écrivain désarme le monde réel par l’humour et par la critique en creux qu’il en fait ; en même temps, il le seconde par l’amour et/ou la constance dont il fait preuve à l’égard de ses personnages-écrivains (à l’exception de Bolaño pour l’amour, car on ne peut sensément le targuer d’aimer les littérateurs nazis nés sous sa plume). D’où une théâtralisation de la mondialisation et de sa politisation accrue depuis Pessoa et une mise en abyme hamletienne de ces bibliothèques qui comptent les crânes sur les champs de bataille, qui mettent au jour les effrois et les merveilles, les remous et les refuges, dont tout champ littéraire est le douloureux héritier – la littérature n’est pas hors le monde, elle est le vivant territoire traversé de ses cauchemars et de ses utopies31.

22Le partage se réalise alors entre des communautés vertueuses d’une part et des confréries malveillantes, des coteries et des parentés maléfiques d’autre part. Les premières se retrouvent dans le Quartier de Gonçalo M. Tavares et dont Rachel Caiano dessine le plan : ce « village d’irréductibles », homonymes d’écrivains et d’artistes célèbres, qui sont voisins de palier, d’immeubles ou de rues (sauf Monsieur Walser qui vit en un point isolé, hors la cité) est un enclos protégé où, à la manière du bastion d’Astérix, « l’on résiste à la barbarie32 ». Elles incluent les écrivains résistants dans le Post-exotisme, que l’hétéronyme Lutz Bassmann qualifie de « communauté d’auteurs imaginaires » et qu’Antoine Volodine construit comme « collectif de combattants », qui prennent sur eux la somme de tous les enfers des totalitarismes, des guerres et des barbaries qui ont jalonné le xxe siècle. Les secondes, les communautés maléfiques (les fantômes méchants, les sorcières de l’histoire), sont à chercher du côté des littérateurs nazis écrits par Bolaño (hanter sur le mode mauvais, dans la langue espagnole, se rendrait par le verbe embrujar, « ensorceler », plus encore que par encantar, « enchanter » que la langue française a enrichi de sa dimension merveilleuse, positive). Formant tous ensemble un vaste et terrible portrait de famille, c’est sur le premier clan influent et pionnier des Mendiluce, forgé par la mère Edelmira (la doyenne de la littérature nazie, née en 1894) et de ses deux enfants Juan et Luz, que l’anthologie s’ouvre. Leur situation au seuil du catalogue est édifiante : l’écrivain met le clan en contact direct avec la grande histoire nazie quand il explique que la petite fille, Luz, fut un jour prise dans les bras par Hitler en personne. Moment décisif qui est toute sa vie semble-t-il, un cliché photographique sur lequel elle fonde et affabule sa mythologie personnelle l’immortalise, matrice fantasmatique de tous les portraits ultérieurs de Luz, ceux où la mère idéologique « Hitler » disparaît au profit de la mère biologique Edelmira33.

Revenances et défamiliarisation. Outrar-se ou la littérature et la langue de l’altérité

Une littérature revenante et conjuguée au futur

23Or plus la collision temporelle avec l’histoire des hommes est puissante et fictionnée en même temps, plus la désorientation gagne le lecteur. Les écritures de l’altérité littéraire se font fantômes, non plus en un sens affaibli, ni borgésien (le clan des fabulateurs prodigieux de catalogues imaginaires), mais bel et bien comme opération de hantise et de brouillage. La fiche n’est plus le fantôme du jargon des bibliothécaires, mais la fiche – la pointe – ironiquement plantée dans la conscience qui fait retour sur le passé, qui examine le présent et vient déjà habiter le futur par sa fantasmatique. Les ordres du vrai et du faux, les registres de l’historique et du fictif, sont bouleversés, renversés, chamboulés, créant de l’indécidable dans le texte – à moins de se lancer dans une enquête de longue haleine pour décrypter chaque information, source, référence et allusion disséminée, pour démêler les temps historicisables des temporalités fantastiques, fantomatiques. Datation anachronique, récit uchronique, local inventé ou non concordant avec la réalité, patronyme imaginaire sont autant de modes de distorsion d’une matière de réalité où l’univers diégétique se reconnaît par aperçu, partiel et incertain, qu’il fasse de notre monde son lieu généalogique pour réécrire un xxe siècle altéré (La Literatura nazi de América), qu’il y projette son futur dont l’horizon est au moins le monde contemporain (Ward) ou qu’il en porte les rumeurs et les lamentos, les discours, les idéologies et les miroirs brisés, remployant les post-colonialismes et les totalitarismes pour se dire comme projet (les écrivains du Post-exotisme). L’entreprise utopique est alors plus aigüe, flagrante et lucide.

24La lecture mélancolique (le fantôme du passé) prend un visage nouveau : celui d’une littérature plurielle à proprement parler revenante, à la distinction près qu’elle opère dans tous les sens temporels – fantasmant le passé, hantant le futur, double modalité pour dire le présent et le rendre habitable, à travers des anamorphoses créatrices, des perspectives déformées qui activent une lecture critique. L’on se souvient ici des Visiteurs du futur dont Chris Marker faisait photographiquement apparaître les visages, jaillis de l’ombre comme des lunes à moitié éclairées dans La Jetée et de l’étrange proposition de salvation qu’ils venaient faire au narrateur – celle de les rejoindre dans le futur pour vivre un temps de paix puisque son présent était désormais inhabitable. Et de la réponse qu’il leur fait : son vœu de faire retour dans une image du passé, dans une image du bonheur et de s’en faire le fantôme amoureux. De cette emprise prospective dont les œuvres à caractère hétéronymique se grossissent, témoignent des dates d’édition anachroniques, des pensées de l’avenir. Chez Bolaño, quoique initiée de manière concomitante à La Literatura nazi en América (1996), l’œuvre écrite par Zach Sodenstern (1962-2021) s’étend dans le futur situé près de trente années après la publication du roman-catalogue qui lui donne existence, c’est-à-dire jusqu’en 2023 (date de parution posthume des Simbas et de son dernier roman Sans titre). Dans Écrivains, signé par Antoine Volodine, le chapitre consacré à « La Stratégie du silence dans l’œuvre de Bogdan Tarassiev », celui qui est « connu également – si le terme connu” a un sens, concernant un écrivain – sous le pseudonyme de Jean Balbaïan34 », procède d’une même projection dans le temps : Bogdan Tarassiev a commencé sa carrière d’auteur en 2017, sous le nom de Jean Balbaïan, en publiant des textes dans une série policière35 ». Curieusement peut-être, dans un monde possible des écrivains fictifs où les post-exotiques entreraient en contact avec les écrivains de la littérature nazie, l’on observerait qu’en faisant carrière de 1999 à 2023, Zach Sodenstern se retrouverait être un temps (quatre années) l’exact contemporain en littérature de Jean Balbaïan, qui en incarnerait la relève, quelques générations d’après, lui qui peine à publier ses œuvres de 2017 à 2053.

25Cette propension à tourner l’œuvre hétéronyme vers un futur dont elle infléchirait l’imaginaire est tout aussi explicite dans Ward, lorsque Frédéric Werst place telle citation de Clarice Lispector en exergue au premier tome : « Le futur est ce qui a toujours existé et qui existera toujours ». Il écrira les fragments de la littérature Ward jusqu’à rejoindre notre temps, et explorera au plus loin, débordant peut-être de l’horizon de son propre temps d’écriture. L’ensemble déjà écrit est globalement inédit, mais l’écrivain a ouvert son atelier en disséminant quelques bribes de ce futur, jailli du passé fantasmé d’un peuple imaginaire et savamment greffé en plusieurs siècles au monde occidental. Pour les quelques fragments textuels en wardwesân connus et datables au plus près de nous, citons la méthode Assimil « Je parle wardwesan »36 ou encore l’existence des mots du wardwesân moderne tels que benwar (« baignoire »), wiken (« week-end »), ye pharan yegar (« petit pois » : i.e. « pois de France »), wathir (« voiture »), antherneth (« internet »).

26 Dans ce fantôme au futur que réalisent les littératures hétéronymes, l’on pourrait ne voir qu’un détail diégétique, qu’une coquetterie de la littérature nourrie de science-fiction et des écritures d’anticipation, qu’un brin de mégalomanie qui tente de projeter l’œuvre publiée dans une durée un peu plus vaste de quelques décennies pour lui porter chance et l’asseoir dans la bibliothèque des classiques, la Weltliteratur de tous cette fois. Le sens d’une telle attention au futur me paraît plus fondamental, plus intime et plus philosophique à la fois. L’écrivain qui arrime ses textes à une écriture hétéronymique fait face à l’inconnu de toute condition d’écriture, intrinsèque à la vie humaine, à son inquiétude faustienne. Il se tient devant l’incertitude quant à savoir s’il pourra, ou non, effectuer son œuvre : l’effectuer non dans sa totalité, car le concept même de totalité est collectivement récusé par ses écrivains (c’est l’infinitude et la fragmentation qui font sens pour eux), mais, disons, dans une certaine amplitude, avec une extension suffisante pour qu’elle soit opératoire, qu’elle donne idée de la geste d’écriture de l’altérité. Qu’il s’agisse toujours d’un « futur tempéré » (s’avançant de quelques décennies dans le siècle) est d’autant plus significatif : il met au jour cette sensibilité quant à la réserve du temps biographique qui sera nécessaire à l’écrivain pour l’œuvre à écrire. Il est une mesure à l’échelle humaine, la demeure du futur qu’il peut prétendre raisonnablement hanter de ses créatures d’écrivains.

27Or cette manière de retour conjuguée en un futur antérieur jamais effectué et qui définirait une certaine conception de l’hétéronymie littéraire était déjà en creux, disponible, dans l’œuvre de Pessoa. Car son travail sur les notices biographiques des hétéronymes où, pour la plupart, seules les dates de naissance étaient informées, se doublait également d’un événement fatal survenant en 1915 qui retentit brutalement dans la communauté poétique du quatuor, complétée du philosophe António Mora. Il s’agit de la mort du maître, trop tôt parti, à la manière des Socrate et des Rimbaud hantant leurs disciples et leurs familiers, mort du meilleur d’entre eux à vingt-six ans et qui les laisse orphelins : les Notes en souvenir de mon Maître Caiero sont les chroniques de ce deuil à travers l’évocation mémorielle de leurs conversations passées. C’est cette faille temporelle qui inspire José Saramago dans O Ano da Morte de Ricardo Reis, quand il dissocie la date exacte de la mort de Pessoa de celle de la disparition de son hétéronyme Ricardo Reis. Et comme en fiction, tout est donc possible, ce dernier lui survit quelques mois : le fantôme Pessoa le visite et lui tient compagniede façon intermittente, accompagnant sa sur-vie, son sursis. Le dispositif donne lieu à des dialogues particulièrement savoureux entre le « fantôme hétéronyme », l’aîné Ricardo Reis, dont la biographie fictive n’acte aucune date de décès et « le fantôme orthonyme », le cadet Fernando Pessoa, historiquement mort quand le roman se déroule : quiproquo autour du verbe « accompagner » (sous-entendu « dans la tombe », au moment de quitter l’appartement), discussion sur « l’ordre naturel des choses » (à savoir qui aurait dû mourir le premier), mise en abyme de la fiction37.

28Dans le Quartier de Gonçalo M. Tavares, le retour est ludique : c’est le retour des personnages d’un livre à l’autre lorsqu’il s’invite dans le livre dont un autre monsieur est le héros éponyme. Mais c’est aussi le vice versa que l’homonymie ambiguë ménage : les Messieurs Walser, Calvino, Kraus, Brecht sont comme hantés par l’œuvre de leurs alter ego célèbres de la bibliothèque mondiale. Alberto Manguel évoque par exemple le « Kraus parallèle » du Bairro, « réinventé pour notre espace et notre temps » que « Tavares ressuscite ici au xxie siècle », pour « une nouvelle vie »38, activant dans nos esprits le registre fantomatique du revenant. Et dans l’esprit des lecteurs, ils deviennent des manières de fantômes, qui habitent de leur fantaisie, de leurs traits caricaturaux, de leurs logiques torses, les œuvres des écrivains et des artistes historiques dont ils ont hérité leur nom de famille. Il y a enfin les vrais fantômes du Quartier : Gonçalo M. Tavares décompte quarante-un messieurs dans une interview, quand seulement trente-neuf sont repérables sur le plan qui les répartit dans les habitations. Monsieur Salinger pourrait être l’un d’eux : la liste bibliographique qui figure à la fin de O Senhor Breton (Caminho, 2008) annonce en effet la parution de O Senhor Salinger e uma história de infância, la même année, titre qui disparaît mystérieusement de la liste d’O Senhor Swedenborg e as investigações geométricas, publié en 2009 chez le même éditeur.

29Dans l’autre sens du temps, en amont, certaines de ces œuvres sont plus manifestement hantées que d’autres par l’histoire conjuguée au passé : celle de Bolaño l’exilé, par exemple, qui ressasse les tortures, les disparitions (les vrais disparus jamais restitués, fantômes qui ne laissent pas en paix leurs prochains aujourd’hui encore), les crimes jamais punis de la dictature de Pinochet). Celles encore portées par Antoine Volodine et son collectif : les écrivains post-exotiques seraient particulièrement des revenants, des voix qui reviennent sous des genres littéraires différents de la plainte, étant dits parfois dans la fiction tous déjà morts, en un temps où le fait d’être vivant, mourant, mort, porte-parole laissant filtrer la voix d’un disparu, serait chose égale, puisque la voix demeure, de même qu’ils reviennent d’un livre à l’autre, s’auto-citent, ruminent les mots du lamento et de la dénonciation. Les ensembles du Quartier et de Ward pourraient paraître plus distanciés, décalés face au diagnostic de l’histoire comme cauchemar éveillé, explorant une veine ludique et une érudition intertextuelle revigorante. Ce serait oublier qu’ils prennent sens sur le long cours, puzzles herméneutiques insérés dans des œuvres plus vastes. Gonçalo M. Tavares pense en effet la barbarie du monde à partir d’un autre site de son œuvre (la tétralogie Os Livros pretos [Les Livres noirs], déjà publiée, où la cruauté atteint un niveau rare), tandis que Frédéric Werst ménage ses effets, écrit la temporalité longtemps préservée de ce peuple imaginaire, afin de mieux faire éclater les événements de la rencontre avec les hommes de l’Occident et d’y révéler, en les passant au négatif de la fiction, leurs humanismes colonialistes, conquérants, qui mettent en péril l’altérité et réduisent l’originalité des cultures, des langues et des littératures. À propos d’une des philosophies wardwesânes (qui questionne la possibilité d’une métaphysique sans le verbe et le concept « être ») Tiphaine Samoyault évoquera avec une grande justesse « une vraie pensée d’alternative » qui prend le contre d’une philosophie occidentale dominante, « faisant se rejoindre cette dimension philosophique et métaphysique de la langue avec la dimension politique […] à travers notamment un refus des couples, des couples d’opposition, qui sont constitutifs de nos modes de pensée39 ». Dans le projet Ward, l’altérité devient proposition de l’alternative, des tiers-pensées, plutôt que des antagonismes et des catégories duelles, le combat se fait au plan philosophique et linguistique.

Défamiliarisation : l’autre et l’ailleurs de et dans la langue

30Or cette revenance n’a de sens que dans la défamiliarisation, par l’autre et l’ailleurs de la langue, par l’autre et l’ailleurs qui se bâtissent dans la langue. Depuis son origine pessoenne jusqu’à ses formes plus contemporaines, l’hétéronymie est d’essence traductive (voire auto-traductive), elle fait l’expérience du plurilinguisme et se fonde sur la langue étrangère. L’altérité littéraire n’est pas seulement celle qui se donne dans le voyage stylistique entre les genres de discours et de créations, dans les identités genrées (les hétéronymes masculins et les hétéronymes féminins, dont on trouvait la trace chez Pessoa, mais dont il n’avait pas déployé les potentialités, à la différence des hétéronymes femmes post-exotiques et de la culture Ward où des femmes écrivent dès les temps archaïques, comme médecin, poétesse et philosophe). L’altérité littéraire est celle qui s’écrit depuis la langue de l’autre, laquelle fait retour sur la langue maternelle, l’envisage autrement. Le partage de temporalités circonstanciées, la récupération de certaines longitudes et latitudes, l’insertion de références culturelles et esthétiques ne seraient pas aussi singulières si elles n’avaient lieu dans l’avènement du langage et de la langue. Frédéric Werst insiste d’ailleurs sur le fait que l’altérité n’est pas tant un fait d’histoire ou de distance géographique dans sa préface au deuxième volume Ward :

Vous êtes donc à l’aube du iiie siècle après Zaragabal. Aucun Ward n’a encore l’idée qu’il puisse exister des Européens et vice versa. En Europe, pendant ce temps, Dante a achevé la Divine Comédie. Pétrarque vient de rencontre Laure de Noves. La guerre de cent ans n’a pas encore commencé. C’est loin, ou proche, comme on voudra : l’altérité ne se mesure ni en années, ni en kilomètres40.

31Dans cet après-Pessoa qui nous occupe, près d’un siècle plus tard, les œuvres d’Antoine Volodine et de Frédéric Werst sont les plus significatives de cette réflexion sur la langue étrangère et sur la langue issue de l’ailleurs comme matrices de l’écriture. Dans sa préface au premier tome de Ward, ce dernier déclare qu’« une langue n’est pas seulement un système de signes, c’est un système de valeurs ; et ce n’est pas seulement une vision du monde, c’est une production de monde41. » Aussi le monde produit depuis une langue étrangère est un opérateur de dépaysement puissant et a fortiori s’il est produit depuis une langue inventée, il devient dépaysement radical. Le livre parvient pourtant au public français par la traduction et l’auteur nous dit qu’il « n’appartient peut-être pas au domaine français”, n’était pas d’abord écrit en français. Mais je crois qu’il relève encore du domaine francophone”, si l’on entend par-là, et sincèrement, le double attachement à la langue française et à la diversité linguistique42. »

32La charge utopique consiste à rêver une langue où l’on aurait désactivé d’emblée des concepts qui seraient au cœur des processus de lutte entre les classes sociales ou encore de la métaphysique occidentale : Frédéric Werst insiste par exemple sur l’absence des verbes être et avoir en wardwesân et ses implications pour la pensée43. Il témoigne de son inquiétude face aux langues mineures, menacées de disparition. Écrire directement dans une langue inventée est une forme de résistance : c’est ajouter une langue en un temps où celles-ci sont réduites et détruites. C’est, par le repère de la langue imaginaire, se donner les moyens de se distancer et de penser à ces langues devenues inaudibles, inarticulables, illisibles, mortes une seconde fois pour toutes, avec leurs locuteurs : « Il paraît que tous les quinze jours une langue disparaît de la surface de la planète. Ce seul fait suffirait à justifier que la littérature puisse prend la peine de penser, sinon de compenser, une telle déperdition44. » La langue inventée : un fantôme de la compensation, en quelque sorte. C’est encore le bonheur de la traduction45 vers sa langue maternelle, traduction qui, à travers les concepts, les structures syntaxiques, les pensées, les métaphores, les fragments littéraires de la langue inventée, vient mettre en mouvement la langue dans laquelle on vit le quotidien des hommes, la transformant et la déplaçant de l’intérieur. Enfin, c’est faire place à l’Autre, dans sa radicalité et son irréductibilité même, afin de ne pas reconduire les gestes du colonisateur, et des humanismes paternalistes. Cet Autre qu’il lui faut restituer à tout prix, jusque dans l’artifice d’une langue imaginaire dont il est le premier locuteur, c’est la nécessité intime de la scène d’écriture, comme l’écrivain le précise ici, tandis qu’il revient sur l’attention qu’il prête à l’entreprise du post-exotisme et l’altérité qu’il y remarque avec la sienne :

J’ai beaucoup d’estime pour Volodine, et votre question sur le « post-exotisme », je me la pose aussi. Mais je crois qu’il faut respecter les définitions que Volodine a données de cette notion : je ne la reprendrai pas à mon compte, parce que je fais quelque chose de différent. Cependant, le mot de « post-exotisme » comme tel, je le comprends à ma façon. Le monde s’étant refermé sur lui-même, il n’y a plus d’Ailleurs, plus d’exotisme possible. Il n’y a plus ce qui a été l’un des nerfs de la littérature de tout temps : je veux dire l’Autre. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’écris en wardwesân. Il y a de moins en moins d’Autre dans le monde et pourtant j’ai besoin de l’Autre pour écrire46.

33Du côté de Volodine justement, l’ailleurs est une notion capitale, marquant son désir d’ « écrire en français une langue étrangère », selon le titre d’un texte où il fait retour sur l’expérience de la littérature post-exotique :

[…] on peut dire que dès l’origine mes romans ont été étrangers à la réalité littéraire française. Ils forment un objet littéraire publié en langue française, mais pensé en une langue extérieure au français, indistincte quant à sa nationalité. Une langue non rattachée à une aire géographique déterminée, et clairement « étrangère », puisqu’elle ne véhicule pas la culture et les traditions du monde français ou francophone47.

34Cherchant à dégager la littérature de ses personnages d’écrivains d’un local national, pour faire signe vers une langue et une culture transnationales, il multiplie les modalités d’altération de la référence : par l’onomastique (les patronymes sont troublés quant à leur coloration linguistique et leur nationalité potentielle, les noms de lieux convoquent des lieux tiers et non situables, renvoient à des civilisations et des événements conflictuels, sont des théâtres intérieurs de la rêverie), par les néologismes (dont l’herbier de Manuela Draeger, Herbes et golems, se charrie en une litanie poétique remarquable sur l’imaginaire de la langue et de l’image pour dire le monde végétal), par les déterritorialisations multiples sur les axes spatio-temporels et, enfin, par l’invention de genres littéraires inédits. Charge à la critique alors, de s’initier à ces formes neuves, qui prennent place parmi des formes mieux connues : romånces, shaggås, entrevoûtes, narrats (lyrique ou poétique), murmurats, fééries, leçons, romans. Charge à elle également d’entendre les langues bruissantes dans la langue post-exotique48, qu’il s’agisse du russe, du chinois, de l’allemand, de l’espagnol, du portugais, du grec, du yiddish, des langues indiennes comme le tupi ou le quechua, ou enfin du français, dans l’inventaire des plantes et l’imaginaire qu’il active (« la cidraire » au goût de pomme ; « la jonqualie » au coloris jaune poussin ; « la douce-du-peuple », à visage de femme paisible). Le brouillage systématique du référent est conçu comme méthode d’où s’engendre cette prolifération de formes esthétiques :

Mais pour moi, écrire en français une littérature étrangère n’est pas seulement s’écarter de la culture francophone, c’est aussi éviter que les points de référence de la fiction renvoient à un pays précis, géographiquement situé sur une carte. Je cherche à explorer et à représenter une culture non pas relativement, mais ABSOLUMENT étrangère49.

35L’autre pour lui, c’est celui qui est étranger, s’originant dans un ailleurs, un lieu non assignable si ce n’est sous un régime de la greffe entre l’histoire et la fiction. L’on se souvient encore de la définition qu’il donnait dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze : « Le Post-exotisme est une littérature partie de l’ailleurs et allant vers l’ailleurs, une littérature étrangère qui accueille plusieurs tendances dont la plupart refuse l’avant-garde stérile »50.

36Pour éclairer le phénomène poétique de l’hétéronymie, Pessoa recourait au verbe portugais outrar-se : se faire autre, littéralement « s’autrer » si l’on veut bien forger un verbe qui nous fait défaut, action qui lui paraissait plus facile en poésie qu’en prose. L’ailleurs, de même, dans ce processus, attend son verbe, la manière dont une prose, un texte, un concept, une forme et une écriture « s’ailleurisent », se transporte vers l’ailleurs, pour mieux revenir à nous.

Des hétéronymies au carré : extension du domaine spectral

37Dernier symptôme pour conclure sur cet héritage Pessoa et sa réinvention dans le panorama contemporain, c’est l’extension du domaine spectral. Les hétéronymies se sont accrues, multipliées au carré, générant des fantômes de fantômes. Les hétéronymes se sont inventé leurs propres hétéronymes, devenant à leur tour orthonymes, formant une nouvelle boucle de l’hétéronymie dans l’hétéronymie. Du côté des écrivains post-exotiques, on trouve à la « Leçon 7. Vocables spécifiques » du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze le concept d’« hétéronyme anonyme51 ». C’est plus encore dans Lisbonne dernière marge, roman signé par Antoine Volodine en 1990, qu’il fait tournoyer l’hétéronymie dans la communauté des écrivains combattants, avec Éva Rollnik et sa brigade qui avance masquée sous des faux noms, puis surtout avec la commune Élise Dellwo, qui pose un épineux problème à celui qui veut la détruire politiquement, tant la polyphonie finit par rendre même la mort douteuse :

La commune Élise Dellwo, non contente d’asperger au purin les traditions éditoriales de la Renaissance, y a inauguré un système pervers d’hétéronymie. L’utilisation des pseudonymes, dont la mode a grevé toute sincérité en littérature depuis la fin des années cinquante, est une plaie que nous avons dénoncée ici maintes et maintes fois. Mais l’hétéronymie selon Élise Dellwo a embrouillé à dessein les données du problème. La commune a sournoisement investi quelques citadelles commodes et ses pseudonymes ont pris vie, polémiquant entre eux sur des questions de syntaxes ou d’intuitions philosophiques, prenant la parole sur des sujets respectables, choisissant des styles respectables, gagnant la confiance des revues essentielles en stigmatisant les « incongruités obscènes de la commune Élise Dellwo » ou en démontrant (preuves à l’appui) que la commune Élise Dellwo s’immergeait jusqu’au cou dans la littérature des poubelles (où elle sévissait sous l’appellation hétéronymique de « détachement Infernus Johannes »). Puis, par plaisir du scandale, deux hétéronymes d’Élise Dellwo se sont sabordés eux-mêmes
[…]
La volatilisation d’Élise Dellwo est la volatilisation d’un maillon dans une chaîne à la fois ramifiée et souterraine, formée de multiples hétéronymes aux projets distincts, mais à l’activité globalement comploteuse.
[…]
Et si Élise Dellwo (celle qui est partie, la semaine dernière, en fumée) n’était pas le maillon central (l’orthonyme) de cette chaîne dont nous ne savons rien, reconnaissons-le, rien du tout ? Que se passerait-il ? Que se passe-t-il, quand on élimine le mauvais hétéronyme, celui qui, en réalité, ne tire pas toutes les ficelles du théâtre de marionnettes ?
Que se passerait-il ? Eh bien, cela signifierait que, dans les mois à venir, nous aurions toujours du fil à retordre avec la pratique de l’hétéronymie considérée comme arme de subversion52.

38Ainsi l’hétéronyme ne finit jamais et la littérature devient non conclusive, telle est sa subversion suprême. Le local lisboète pour semblable déferlement hétéronymique est tout sauf anodin, tandis que la contamination du phénomène hétéronymique par la suspicion policière et la mise au jour de son principe subversif l’arrachent totalement à l’univers de création du poète portugais, pour le ramener vers les romans d’espionnage et des contextes d’écriture sous la censure et sous le manteau.

39Dans le Quartier de Gonçalo M. Tavares, que la critique a parfois assimilé à un Bairro Alto littéraire transposé en fiction, on guettera avec une attention particulière l’entrée en scène de Monsieur Pessoa (O Senhor Pessoa), qui sera l’occasion d’une mise en abyme complexe, et peut-être de l’engendrement d’autres fantômes hétéronymes, dans un hommage au poète portugais d’autant plus significatif qu’il se jouera dans la même langue d’écriture, en une compétition interne et stylistique avec les hétéronymes pessoens attestés. Pour la littérature des Wards, l’écrivain du iiie siècle Antagamel retient l’attention : auteur du Warza ab weranzawar (Exégèse générale, datée de 252-254) il est soupçonné d’avoir inventé des auteurs fictifs. Or, loin de s’inscrire dans un genre de la fiction où un tel soupçon serait permis, c’est dans le champ des écrits religieux qu’il opère et que ces auteurs hypothétiques auraient fait leur nid, rendant d’autant plus piquant le doute jeté par certains critiques et selon une hypothèse qui reste « invérifiable », en un pied de nez à la légende fondant la Septante ou marquant la polémique homérique :

L’Exégèse générale est la recension de toutes les interprétations que les commentateurs, depuis le ier siècle, ont données des « Septantes noms de Parathôn ». Considérée comme un ouvrage essentiel de la littérature religieuse des Wards, cette somme est précieuse dans la mesure où elle contient quantité de références inconnues par ailleurs.
On a également souligné la neutralité d’Antagamael, qui ne discute jamais les interprétations qu’il répertorie. Dès le ive siècle, quelques-uns se sont du reste demandés si Antagamael n’avait pas « inventé certains auteurs secondaires en leur attribuant ses propres réflexions53.

40Étonnant Antagamael qui, tel un Dieu lointain ou un écrivain secrétaire, qui ne prend pas partie et laisse ses commentateurs témoigner dans leur confusion et leur juxtaposition des interprétations possibles.

41Enfin, dans La Literatura nazi en América, le bien nommé Max Mirebalais est l’homme de la situation : plagiaire invétéré, « le bizarre Pessoa des Caraïbes54 » « alias Max Kasimir, Max von Hauptmann, Max Le Gueule, Jacques Artibonito ». Nom littéral d’un fleuve et d’un département haïtien, l’hétéronyme Artibonito l’ancre dans la créolité – Max Mirebalais est réputé né à Port-au-Prince en 1941. Pour fonder cette constellation hétéronymique, il récupère cette fantaisie traductrice dans la distribution de patronyme en des langues diverses : Haupt, en allemand, c’est la tête, qui en français, se translate vers la Gueule, selon un terme plus animal ou plus trivial que le terme allemand. Forts en gueule, tous deux, il fallait s’y attendre, se querelleront, exécutant le programme de leur nom à des fins de polémiques littéraires. Quant à Max Mirebalais, dit « aux milles visages », il s’origine dans la littérature française, dans le patronyme déformé de Rabelais (alias Alcofribas Nasier par anagramme), en une version plus prosaïque (mire-balais) : il se greffe dans le corps même de la littérature romanesque du débord érudit, de la panse et du corps, du jeu et de la parodie de son illustre prédécesseur. Il se présente d’abord comme l’inventeur d’hétéronymes : en partant de la créolité, il en vient à inventer un poète allemand nazi, par le hasard de ses migrations. Or, Bolaño inverse le signe de la relation entre l’écrivain créé et l’écrivain créateur. Il jette le doute dans l’esprit du lecteur et suggère que c’est peut-être Mirebalais qui est en fin de compte l’hétéronyme de Hauptmann, déplaçant symboliquement le centre biographique de l’œuvre, la terre natale d’Haïti, pour en élire le centre névralgique, idéologique, représenté par l’Allemagne nazie. Quant au patronyme Kasimir, plutôt issu du polonais, il est plus ambigu : une double étymologie le donne littéralement, comme « celui qui détruit ses opposants avec gloire » ou celui qui unit la paix et l’assemblée dans son nom. À Mirebalais, le narrateur de La Literatura nazi en América prête le vœu d’avoir « [rêvé] peut-être au cours d’une nuit d’inspiration et d’ambition de former à lui tout seul la poésie haïtienne contemporaine » [« tal vez Mirebalais soñó alguna noche de inspiración y ambición con formar él solo la poésía haitiana contemporánea »]55. La différenciation des poètes hétéronymes duplique la manière dont Caiero, Campos, Reis et Pessoa étaient définis. L’ombre de l’écrivain portugais est proche, et pourtant absolument lointaine : car Max Mirebalais est celui qui cumule une identité étonnamment torse. Synthèse de la négritude, dont il voulut épuiser toutes les expressions56, il est autant poète nazi : sa création est un négatif, un refus d’originalité, une appropriation systématique de la littérature monde (des lettres créoles, africaines et poétiques) afin de le pourvoir en succès, lequel ne viendra pas, en tout cas pas vraiment.

42Sa fin est pourtant analogue :

43« La muerte lo encontró trabajando en la obra póstuma de sus heterónimos »
« La mort le surprit travaillant à l’œuvre posthume de ses hétéronymes57. »

44Et c’est là le temps de conclure, quand l’hétéronymie devient à son tour un phénomène dont s’occupent les hétéronymes et autres écrivains fictifs. Car la ligne de fuite et les perspectives qu’ils ouvrent sur l’infinitude de la littérature et ses involutions dans la fable suffisent à signifier au lecteur à quel type de fantômes il a affaire : de ceux qui ne se laissent jamais figer dans la blancheur de la page.