Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

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Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
Hédi Bouraoui

Lettre à la Langue française

Texte initialement paru dans La Toison d’Or 35 (hiver 1994), p. 42-43.

1Chère Marâtre,

2Si je t’appelle marâtre, c’est que tu es frustrante et sans indulgence, dans la sphère légitime de l’écoute. Pourtant mon choix conscient me porterait à te faire engendrer une nouvelle nature naturante qui ne peut que légitimer le fruit de tes greffes créatrices.

3Je t’ai subie, moi, le fils d’Ibn Khaldoun, de Saint Augustin, de Si Mohand et d’Avicenne, et je n’ai point rechigné, tu faisais déjà partie de mon histoire. Puis je suis venu sur ton propre territoire, non pour te courtiser, mais pour me planter dans ta chair : le rationnel de ta pensée cartésienne, l’illogique de ta grammaire, la verve débridée d’un Rabelais, le lyrisme synthétique d’un Villon, le symbolisme lumineux d’un Baudelaire, l’errance jubilatoire d’un Rimbaud et la rigueur inaugurale d’un Mallarmé… tout ce goût séduisant de théorique et de l’abstrait qui n’atteint que rarement le pragmatique, ton Esprit révolutionnaire qui ne trouve que rarement sa Lettre.

4Enfin, je me suis embarqué vers le nouveau monde pour t’inscrire, circuit fluctuant d’un renouveau, dans le bastion de l’Anglomanie devenue l’écharde compétitive de ton rayonnement séculaire.

5On t’a souvent comparée à une « maison », un « fleuve »… et que sais-je encore ! Non. Tu es un être vivant qui s’essouffle. En cette fin de siècle, sable mouvant, tu perds à ton insu le prestige et le charme de tes atours qui t’avaient placée au premier rang des cultures et des civilisations. Tes fils légitimes, ces savants de l’avant-garde, t’auraient-ils trahie ? Pasteur virevolte dans sa tombe, ses Annales lancées en boomerang de l’Anglophonie. Les Québécois de mon pays d’adoption furent les premiers à s’opposer, chœur d’indignation. Mais on a oublié que mes frères « siamois », africains, maghrébins, caribéens, ontariens, vietnamiens… t’ont vivifiée en t’injectant le sang nouveau de leurs cultures respectives… tout ce que revigore ton blason avec ou sans ton consentement.

6Je ne t’écris pas d’un pays lointain, mais du cœur même de ma matrice langagière où je m’élastique en toi, marâtre de mes amours. J’ai inventé tant de néologismes et de trouvailles rocambolesques que charrie ma sauvage francophonie, à tel point qu’on me prend pour un « spéléologue averti des paysages langagiers », tête d’affiche passée inaperçue par ton chauvinisme sagace. Tu as pourtant accordé ta main à mes trois pères continentaux : Afrique, Europe, Amérique, et tu as détrôné leur parler coloré et compétitif : le dialecte tunisien, le patois gascon, l’anglais américain. Toutes ces langues de communion et de communication qui se sont déversées dans le flot houleux de ma langue en exil, dans la ciselure de mon nom, dans mon extase créatrice qui monte en apogée sans frein et sans égarement.

7Si parfois je te remets en question, ce n’est pas pour te désarçonner ou t’embarrasser, mais pour te faire passer. Pli de tolérance, dans les frontières charnelles des inter-dits : circulation en légitime défense. Ton Dire qui louvoie dans les Sommets de la Francophonie, ce dialogue des cultures d’égal à égal, nous voulons le brandir dans ce monde émacié des paradoxes et des contradictions.

8Réveille-toi, marâtre de mes amours. Le temps des annexions et des subjugations est révolu. Non, je ne te demande pas d’accueillir dans ton giron nourricier ces ghettos linguistiques et littéraires que tu as créés de tes propres mains. Ils s’indépen-disent en dépit de toi. Ce sont eux qui nous donnent tous foi en tes lettres de créance. Je ne me laisserai pas voler ma Différence, ni détourner mon style mosaïque qui s’épanouit dans la dignité paradoxale du désir. Tu sais plus que jamais que chaque pulsation scripturale, chaque graphie francophone ne peut que vivifier nos pluriels écartelés des terres, les enrichissant de l’arc-en-ciel de leurs singularités.

9Marche avec tous ces voleurs de feu lingual, main dans la main, sereine et libre, fraternelle et aimante, égale à toi-même et rassurante… Poétisons ensemble les nouvelles lunaisons des siècles à venir.