Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 11
1966, <i>annus mirabilis</i>
Marcel Bénabou

Oulipo 1966 : le tournant

1Un grand merci, tout d’abord, à Antoine Compagnon pour son invitation, qui me donne le plaisir de venir parler devant vous. Je suis, je dois le dire, particulièrement heureux que, dans la vaste fresque qu’il a entrepris de dresser de cet « annus mirabilis » que fut à ses yeux (et désormais aussi aux vôtres, sans aucun doute) l’année 1966, il ait tenu à faire une place à l’Oulipo. Car notre groupe, je puis vous le dire en confidence, moi qui en assure depuis 1971 le secrétariat, n’a pas toujours été à pareille fête. Je veux dire qu’il n’a pas toujours bénéficié, au cours de ses cinquante années d’existence, d’une attention aussi bienveillante. Pour ne prendre qu’un seul exemple des malentendus auxquels nous nous sommes parfois heurtés, je rappellerai qu’en 1982, Gérard Genette, dans les quelques pages qu’il consacre à l’Oulipo dans son Palimpsestes (ouvrage par ailleurs aussi savant que plaisant) ne considérait encore l’oulipisme que « comme une variante du cadavre exquis1 ».

2Je vais donc essayer de vous exposer les raisons qui m’amènent à considérer que, dans la longue histoire de l’Oulipo, l’année 1966 a constitué un véritable tournant. Je m’appuierai pour cela sur un ensemble de documents empruntés aux archives de l’Oulipo, Mais auparavant, je crois qu’il n’est pas inutile de rappeler, à l’intention de ceux à qui ce nom et cette histoire ne seraient pas tout à fait familiers, ce qu’est l’Oulipo.

L’Oulipo de sa naissance à 1966

3L’Oulipo, c’est ce petit groupe singulier qui s’est constitué à l’automne 1960, à la suite d’une « décade de Cerisy-la-Salle »consacrée à l’œuvre de Raymond Queneau. Le groupe s’est d’abord, très brièvement, appelé Séminaire de Littérature Expérimentale(en abrégé Selitex), avant de prendre le nom d’Ouvroir de LIttérature POtentielle (en abrégé Oulipo). À l’origine du groupe, il y a deux hommes remarquables : l’un est Raymond Queneau, qu’il n’est pas besoin de présenter, sinon pour rappeler qu’il venait de connaître en 1959 son premier grand succès populaire avec Zazie dans le métro ; l’autre estson vieux complice intellectuel, François Le Lionnais, dont le nom est moins familier au grand public. Mathématicien et ingénieur chimiste de formation, ancien résistant, ancien déporté, il a fait carrière comme conseiller scientifique d’innombrables organismes publics ou privés ; c’est en outre un spécialiste mondialement connu de la théorie du jeu d’échecs ; c’est enfin un prodigieux agitateur d’idées, à la culture encyclopédique et à la curiosité universelle, au point qu’on a pu dire de lui que c’était un « collectionneur de savoirs ». Autour de ces deux pères-fondateurs, le groupe réunit une série de personnalités, qui ont au moins deux points communs : d’une part ce sont des amis ou des admirateurs de Queneau, d’autre part ce sont soit des écrivains souhaitant la symbiose avec les mathématiques (comme Queneau), soit des mathématiciens fortement intéressés par la littérature (comme Le Lionnais). Mais ils se caractérisent aussi par leur commune aptitude à transcender les frontières disciplinaires. On trouve ainsi, dans le noyau initial : Jacques Bens qui est écrivain, mais qui a fait des études de « sciences naturelles », Claude Berge est mathématicien, grand spécialiste de la théorie des graphes, et aussi sculpteur et fin connaisseur de l’art des Asmat (peuple de Nouvelle Guinée), Jean Lescure est poète et passionné de cinéma, André Blavier, belge, poète et bibliothécaire, Jean Queval écrivain, scénariste, traducteur, Albert Marie Schmidt, universitaire et critique littéraire, Jacques Duchateau, écrivain et homme de radio. À ce noyau viendront très vite s’agréger Latis, philosophe et pataphysicien (c’est lui qui élèvera l’Oulipo à peine né au rang de co-commission du Collège de Pataphysique), Noël Arnaud, ancien surréaliste passé à la pataphysique, et Paul Braffort, ingénieur atomiste mais aussi poète, compositeur et chanteur.

4À quoi cela rimait-il donc, de la part de Queneau et Le Lionnais, de réunir tout ce beau monde ? Pour le comprendre, il faut se souvenir que l’Oulipo est né dans un contexte historique particulier : le début des années 1960, un moment marqué par l’émergence de ce que l’on a pu appeler des « avant-gardes bruyantes » (Tel Quel, le Nouveau roman, le structuralisme), et par la remise en question d’une double série d’illusions : les illusions du surréalisme, attaché à la liberté que donnerait à l’écrivain la « dictée de l’inconscient », et les illusions de l’engagement de type sartrien, attaché à la bonne conscience que donnerait à l’écrivain la dictée de la morale. Le projet oulipien, qui ne se veut ni « avant-gardiste », ni bruyant, est en rupture avec ces illusions. Il repose sur une idée simple : interroger la mathématique, et plus généralement les sciences, pour tenter d’élaborer des formes, des structures nouvelles susceptibles de servir de support à des œuvres littéraires.

5S’inspirant du modèle que lui donnait le groupe Bourbaki qui, dans les années 1930, avait entrepris la tâche de donner un « fondement solide » aux mathématiques contemporaines, le groupe Oulipo en vient assez rapidement à adopter un outil stratégique particulier, la « contrainte », comme équivalent, pour la littérature, de l’outil stratégique qu’était pour les mathématiques, chez Bourbaki, la méthode axiomatique.

6Le projet oulipien va donc reposer sur une exploration méthodique, systématique, des « potentialités », autrement dit des virtualités, de la littérature, et plus généralement du langage. D’où la nécessité, très vite apparue, de s’engager dans deux directions. La première est celle qui mène à l’invention de contraintes nouvelles. Comment ? Par l’importation de concepts mathématiques (ou plus généralement scientifiques), par l’utilisation des ressources de la combinatoire (dont Queneau avait donné, l’année même de la naissance de l’Oulipo, un exemple déterminant avec ses Cent mille milliards de poèmes2). On trouve là le pourquoi de cette formule puisée dans les toutes premières publications du groupe, qui définit les Oulipiens comme des rats qui ont à construire le labyrinthe dont ils se proposent de sortir3. La deuxième direction est celle qui mène à explorer les œuvres d’auteurs du passé (passé proche ou passé lointain, et parfois même très lointain, remontant aux origines même de certaines traditions littéraires), pour y retrouver les traces de l’utilisation de structures, de formes, ou plus généralement de contraintes. Ces auteurs sont ceux que François Le Lionnais avait appelés, en une formule qui a rencontré un certain succès, des « plagiaires par anticipation ».

7C’est donc dans cet esprit que le groupe travaille, dans une grande discrétion, et au rythme d’une réunion par mois : chaque réunion apportant son lot de créations et d’érudition, comme en témoignent avec éloquence et humour, pour la période 1960-1963, les comptes rendus de séances rédigés par Jacques Bens4.

L’Oulipo en 1966 : deuil et ouverture

8Mais au cours de l’année 1966 survient un événement particulièrement important, et particulièrement malheureux : le décès accidentel et précoce d’Albert-Marie Schmidt. Une figure remarquable du microcosme oulipien : universitaire, critique littéraire, érudit, mais aussi poète et essayiste5, il joué un rôle-clé dans l’entreprise oulipienne dès ses débuts. C’est lui qui proposa de substituer à la banale dénomination initiale Selitex celle, tellement plus originale, d’Oulipo. Sa profonde connaissance de l’histoire littéraire, notamment de la Renaissance et des Grands Rhétoriqueurs, lui permettait d’être un inlassable inventeur de « plagiaires par anticipation ». C’est lui en particulier qui présenta aux oulipiens Jean-Baptiste Chassignet et ses sonnets, Marc Papillon, seigneur de Lasphrise et ses énigmes, ou de Piis et son poème sur L’Harmonie imitative de la langue française. Dans un bref et émouvant « témoignage », intitulé « Notre ami », qui se trouve en tête de l’ouvrage posthume d’Albert-Marie Schmidt, Études sur le xvie siècle, Queneau n’hésite pas à le présenter comme « cofondateur, avec François Le Lionnais et lui-même, de l’Ouvroir de littérature potentielle ». Queneau ajoute même une information personnelle fort intéressante : il avait eu le même psychanalyste que Schmidt et cela avait développé en lui, dit-il, « un sentiment de fraternité à son égard ». On mesure le vide qu’a dû créer sa brusque disparition, la première qui affectait le groupe. On peut donc imaginer qu’en réaction, l’idée de procéder à une cooptation pour combler ce vide a commencé à germer dans l’esprit de certains oulipiens, et particulièrement de Queneau. Il faut ici rappeler que, jusque là, l’Oulipo ne s’était guère soucié de s’étendre. Pour une raison d’ordre éminemment pratique. Queneau, appuyé sur ce point par Albert-Marie Schmidt, jugeait « qu’au-dessus d’une dizaine de membres, aucun travail n’est plus profitable6 ». Il y avait eu, certes, l’élection de quelques rares « correspondants étrangers » (Ross Chambers, Stanley Chapman, Marcel Duchamp). Mais ceux-là, du fait de leur éloignement géographique (Chambers en Australie, Chapman en Angleterre, Duchamp en Amérique) ne risquent guère d’encombrer les réunions. Je rappellerai, à titre d’exemple, que Marcel Duchamp, élu correspondant étranger le 16 mars 1962, ne participa à sa première réunion que le 25 juin 1965. Il y avait eu aussi l’introduction et l’utilisation de collaborateurs qu’on désignait du nom peu flatteur d’esclaves. Mais ce n’étaient que des auxiliaires occasionnels, généralement jeunes et de bonne volonté, appelés pour accomplir les besognes auxquelles les « fondateurs », qui tenaient beaucoup à ce titre et aux privilèges intellectuels qu’il impliquait, n’avaient ni le temps ni l’envie de s’attaquer7. Si le choc créé par la disparition d’Albert-Marie Schmidt favorise donc un changement d’attitude, une prédisposition nouvelle à l’ouverture, cet esprit d’ouverture va trouver trouver immédiatement à s’exercer, au bénéfice de Jacques Roubaud.

J. Roubaud avant 1966 : « oulipien sans le savoir » ; la rencontre avec Queneau

9Avant sa rencontre avec l’Oulipo, qui est Jacques Roubaud ? C’est, au plan universitaire, un maître-assistant de mathématiques (comme on disait alors pour désigner ceux qu’on appelle aujourd’hui maîtres de conférence). Il est jeune (il n’a que 33 ans) et il a cette particularité de n’être devenu matheux qu’après s’être un temps essayé à des études de lettres. Au plan littéraire, c’est un poète qui n’a encore que très peu publié, mais qui avoue qu’il écrit quotidiennement des sonnets depuis 1962. Son travail d’écriture tourne autour de plusieurs projets : un projet de mathématiques, un projet de poésie, un projet de roman intitulé Le Grand Incendie de Londres. La dispersion de ces projets n’est qu’apparente et s’accompagne au contraire du sentiment intime d’une certaine cohérence8.

10Au printemps 1965, il a accompli un grand pas dans l’avancement d’un de ses projets, le « projet de poésie » : il a fait le choix d’un modèle de composition pour son livre en cours. Modèle peu banal, puisqu’il s’agit de rien moins que d’une partie de go9. Par ce choix, déclarera-t-il plus tard, il se rapprochait des « principes d’une écriture sous contraintes explicites, formelles », et « se mettait à faire de l’oulipisme sans le savoir10 ». Mais il ajoute aussitôt après : « Sans doute, si j’avais alors connu l’Oulipo, j’aurais pu aller beaucoup plus loin dans la rigueur et l’invention. » Par la suite, il met au point les différents « modes de lecture » de son futur livre, celui qu’il aimera à désigner par cette périphrase descriptive : « le livre dont le titre est le signe d’appartenance dans la théorie des ensembles ».

11Ce premier pas est suivi, au début de l’année 1966, d’une nouvelle avancée : en quelques semaines, Jacques Roubaud achève la rédaction de sa thèse de mathématiques. Le début du « projet de mathématiques », qui se confondait avec cette thèse, est donc fini dès ce moment-là. Mais, dans la mesure où le travail mathématique servait « de basse continue au travail poétique sur les sonnets », cette avancée provoque un blocage du « projet de poésie ». Jacques Roubaud ressent alors la nécessité de s’adresser « à quelque autorité éditoriale » pour s’assurer que le « projet de poésie finirait dans les mêmes conditions favorables que le premier (l’acceptation) ou qu’il ne pourrait pas finir ainsi11 ». « L’autorité » en question sera Raymond Queneau, pour l’œuvre duquel Jacques Roubaud éprouve depuis longtemps respect et admiration. C’est donc à lui qu’est envoyé, en mars 1966, le manuscrit12. Au bout de deux ou trois semaines arrive la réponse de Queneau, sous la forme d’une invitation. Jacques Roubaud découvre donc, en avril, le minuscule espace qui servait de bureau à Queneau dans les bâtiments de la rue Sébastien Bottin. L’entretien porte essentiellement sur les mathématiques, et c’est seulement au moment de l’adieu que Queneau annonce à son visiteur, un peu anxieux jusque là, qu’il défendra ses poèmes auprès du comité de lecture de Gallimard13. « Le projet de poésie » se trouve ainsi validé, quelques semaines seulement après « le projet de mathématiques ». Pour Jacques Roubaud, une première séquence vient de se clore.

12La séquence suivante est celle qui va faire du jeune poète-mathématicien le premier membre de la deuxième génération oulipienne. Grâce aux archives, nous allons pouvoir en reconstituer avec une certaine précision les étapes.

1ère étape. Apparition du nom de Roubaud chez les Oulipiens

13Le premier document oulipien mentionnant le nom de Roubaud est l’ordre du jour de la réunion du mercredi 23 août (doc 1).Il y apparaît à deux reprises : 1) « Revigorisation Littératurisation14 Poèmes de Roubaud », et 2) « Roubaud (Go) ». Cette double apparition est la suite logique de la rencontre avec Queneau. Ce dernier, conquis par le travail poétique de Roubaud qu’il a découvert au printemps, présente officiellement à ses amis oulipiens ce travail. Quelques détails méritent d’être relevés. La mention « poèmes de Roubaud » est juxtaposée à deux « notions 15» auxquelles elle sert en quelque sorte d’illustration ; ces notions sont désignées par deux néologismes transparents : « revigorisation » et « littératurisation ». On peut comprendre sans difficulté que la « revigorisation » en question est cette recherche d’une vigueur nouvelle dont les Oulipiens ont ressenti le besoin à la suite du décès d’ Albert-Marie Schmidt16. Quant à la « littératurisation », on peut admettre l’hypothèse qu’elle désigne le procédé qui consiste à transformer en structure littéraire une structure empruntée à une autre discipline. Or ce procédé est précisément celui qui est à l’œuvre dans les « poèmes de Roubaud ». La deuxième mention de Roubaud est explicitement liée au jeu de go, ce qui confirme, s’il en était besoin, que c’est bien cet aspect-là du travail poétique roubaldien qui intéresse les oulipiens. Il est regrettable que les archives n’aient pas gardé de traces plus précises de cette double intervention quenienne. Tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’elle a produit un certain effet sur l’auditoire puisque, pas plus tard qu’à la réunion du 4 novembre 1966, l’on va trouver Roubaud comme « invité d’honneur »17.

2ème étape : Roubaud invité d’honneur en novembre 1966

14Nous avons la chance d’avoir deux documents d’archives qui concernent cette réunion :
- un exemplaire de l’ordre du jour, annoté par François Le Lionnais : la communication de Jacques Roubaud est intitulée « application du go ». Mais on peut penser qu’elle ne fut pas strictement confinée au go, puisque Le Lionnais a éprouvé le besoin d’ajouter à la main, sur son exemplaire de l’ordre du jour, la mention : « le kokinnshu = anthologie impériale ». On peut donc en conclure que Jacques Roubaud a dû dérouler devant les oulipiens un vaste panorama de la tradition poétique japonaise, dont il était à l’époque un des rares connaisseurs en France, ce qui explique l’enthousiasme de Le Lionnais qui parle d’«une passionnante communication ».
- une circulaire du même Le Lionnais (doc 2) adressée aux oulipiens immédiatement après la réunion, et qui commence par ces mots : « Notre réunion de ce jour – brillamment illustrée par une passionnante communication de Jacques Roubaud ».

3ème étape : l’élection.

15Les suites de cette réunion ne se font pas attendre, et ce sera la 3ème étape : dans le courant de ce même mois de novembre, les Oulipiens prennent le décision d’élire Jacques Roubaud. Événement de taille, attesté par un document particulièrement précieux (doc 3) : une lettre de remerciement manuscrite adressée par Jacques Roubaud à Le Lionnais en date du 27 novembre. Cette lettre se compose de deux parties bien distinctes. La première partie est consacrée aux suites pratiques de la réunion du 4. La seconde partie est un post-scriptum de trois lignes : on y apprend que Le Lionnais vient de téléphoner à Jacques Roubaud pour lui annoncer qu’il a été coopté, ce dont l’heureux élu se déclare « extrêmement flatté ». « Plus que je ne peux dire », ajoute-t-il même fort habilement, ce qui le dispense d’aller plus loin dans l’effusion18. Cette cooptation a dû être décidée au cours de la réunion du 25 novembre. Il n’a donc fallu aux Oulipiens que trois semaines pour transformer l’invité d’honneur en membre de plein droit. Visiblement, ils étaient impatients de s’adjoindre les talents d’un jeune homme aux dons si manifestes, et qui incarnait si heureusement leur idéal de fusion harmonieuse entre littérature et mathématique !

4ème étape : le congrès du VIe centenaire

16Restait au nouvel oulipien à faire son entrée officielle dans le groupe. Un heureux concours de circonstances a voulu que cet événement prenne place non pas au cours d’une des réunions mensuelles ordinaires, mais dans un contexte nettement plus solennel, c’est-à-dire à l’occasion d’un congrès, le congrès dit « du VIe centenaire ». Les Oulipiens avaient en effet l’habitude chaque année (on sait qu’une année de travail oulipien équivaut à un siècle, d’où la dénomination de centenaire) de se réunir en congrès deux jours durant : cela leur permettait d’examiner et de confronter plus à loisir leurs travaux, leurs découvertes, leurs projets. La date de ce congrès, d’abord prévu pour les 26 et 27 décembre 1966, a été reportée de quelques jours et fixée au 2 et 3 janvier 196719. Nous avons la chance d’avoir un projet d’ordre du jour dactylographié par Le Lionnais avant le début du congrès, et complété ensuite de notations manuscrites. Ce document comporte deux mentions de Roubaud.

17D’abord dans la première partie (« Avant les propos ») (doc 4, 1). Le Lionnais a prévu de prononcer « une allocution d’ouverture » dont le point 1 est intitulé : « Importance et solennité du Congrès », et le point 2 : « Accueil et intronisation de Jacques Roubaud ». Il n’est pas interdit de penser que, dans l’esprit du Président-Fondateur, ces deux points étaient assez étroitement liés, et qu’une partie au moins de l’importance et de la solennité du congrès étaient précisément due à l’intronisation du nouveau membre.

18La seconde mention, manuscrite, figure dans la deuxième partie, sous la rubrique « Création », où le nouveau membre s’est fait inscrire pour une intervention intitulée « Production automatique » (doc 4, 2). Un titre qui nécessite quelque explication, car il nous met sur une nouvelle piste. En effet, il ne concerne pas une création de Jacques Roubaud lui-même. Il renvoie à la « Production automatique de Littérature française » (en abrégé PALF), qui désigne un travail effectué par Georges Perec et moi-même. Travail qui avait été entamé à la fin de l’automne 1965, peu après l’attribution à Perec du prix Renaudot pour son premier roman publié, Les Choses, et qui avait été poursuivi pendant toute l’année 1966. Il s’agissait d’un exercice de « littérature définitionnelle », dont le principe était le suivant : étant donné un texte, remplacer chaque mot signifiant par sa définition, puis réitérer l’opération sur le nouveau texte obtenu, et ainsi de suite20. Ce travail était arrivé entre les mains de Jacques Roubaud moins de deux jours auparavant, à l’occasion d’une lecture faite chez lui le soir de la Saint-Sylvestre21. Au terme de cette lecture, Roubaud, enthousiaste, nous avait pris à part pour nous informer qu’il souhaitait présenter notre texte à un petit groupe au sein duquel il venait d’être admis. Ce qui est intéressant dans cette affaire, c’est que le jour même où il est solennellement accueilli pour la première fois comme membre par les oulipiens, Jacques Roubaud n’hésite pas faire état du travail de ses amis Perec et Bénabou. Démarche qui ne resta pas sans conséquence, puisqu’elle allait amener l’Oulipo à faire un pas de plus vers l’ouverture, en procédant, avec une remarquable célérité à la cooptation de Georges Perec, comme le montrent deux nouveaux documents :
- une convocation datée du 6 mars 1967, où François Le Lionnais annonce que la réunion prévue pour le 22 mars aura pour invité d’honneur « Perec amené par Roubaud » (sic).
- une lettre de Jacques Roubaud à Le Lionnais datée du 18 juin, où figure le post-scriptum suivant : « J’ai transmis à Georges Perec la proposition qui lui est faite d’appartenir à l’Oulipo. Il en est très honoré et ravi22 ». L’élection a donc eu lieu, très vraisemblablement, au cours d’une des deux réunions qui ont précédé cette lettre : celle du 16 mai ou celle du 3 juin. Il me plaît d’opter pour le 16 mai, parce c’est une des rares réunions auxquelles Marcel Duchamp fut présent.

19Revenons un instant sur l’ordre du jour de janvier 1967, car il comporte une autre information importante : l’annonce d’une communication de Claude Berge sur « les carrés latins en littérature ». C’est la toute première mention, dans un document oulipien, d’une possible utilisation littéraire de la figure mathématique du « carré latin ». « Un carré latin est un tableau carré de n lignes et n colonnes remplies de n éléments distincts dont chaque ligne et chaque colonne ne contient qu’un seul exemplaire ». Or on sait l’usage que Perec devait, quelques années plus tard, faire de cette figure. Le carré latin, ou plutôt une de ses variantes plus complexe, le carré bilatin, a joué un rôle fondamental dans l’élaboration de la Vie mode d’emploi23.

20Ainsi, dans un espace de temps relativement restreint, axée autour de l’année 1966, les Oulipiens, qui pendant les six précédentes années s’étaient montrés plutôt frileux en matière de cooptation, n’ont pas hésité à s’adjoindre deux nouveaux membres, qui n’appartenaient ni à la génération ni au milieu, essentiellement pataphysique, auxquels appartenaient la plupart des membres fondateurs. C’est ce que je me suis permis d’appeler le TROu (Tournant roubaldien de l’Oulipo), qui vient tout naturellement compléter le TouR, le tournant Oulipien de Roubaud, que Roubaud lui-même présente ainsi: « Mon entrée à l’Oulipo a décidé du reste de ma vie de joueur du langage (et, je m’en rends compte a posteriori, d’une bonne partie des années qui ont précédé). Pas seulement en bouleversant peu à peu nombre de mes idées antérieures sur la composition de poésie (sans oublier la prose), sur la nature de la littérature, du langage24… ».

Ce qui a changé depuis 1966

1) La continuation de l’ouverture

21Ce premier pas, le plus dur à faire, comme chacun sait, sera suivi de beaucoup d’autres. L’ouverture continuera au cours des années suivantes. Une deuxième génération oulipienne se constituera avec Marcel Bénabou, Luc Étienne (1969), Paul Fournel (1971), Harry Mathews, Italo Calvino (1973), Michèle Métail (1975), puis une troisième et une quatrième. Pour mémoire : François Caradec, Jacques Jouet (1983), Pierre Rosenstiehl, Hervé Le Tellier (1992), Oskar Pastior (1994), Michelle Grangaud, Bernard Cerquiglini (1995), Ian Monk (1998), Olivier Salon (2000), Anne Garréta (2000), Valérie Beaudouin (2003), Frédéric Forte (2005), Daniel Levin Becker (2009), Michèle Audin (2009).

22Il faut noter en outre que, parmi les nouveaux cooptés, beaucoup l’ont été sur la suggestion de Roubaud, comme le montre le grand graphe généalogique (GGG).

2) La naissance d’œuvres oulipiennes

23Avec cette introduction massive de sang frais, la production oulipienne s’est transformée. Elle est passé d’un ensemble d’exercices (où certains, de plus ou moins bonne foi, affectaient de ne voir que des « jeux » sans véritable intérêt littéraire)25 à la production d’œuvres véritables, aussi importantes que La Disparition ou La Vie mode d’emploi de Georges Perec, Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, Cigarettes de Harry Mathews ou la série de La Belle Hortense de Jacques Roubaud (pour ne citer que les plus grandes réussites)26.

3) La plus grande visibilité

24L’Oulipo est passé de la quasi-clandestinité des débuts à la grande lumière d’aujourd’hui, marquée par la multiplication des activités du groupe : publications d’ouvrages collectifs (volumes Gallimard27, dont la récente Anthologie28, recueils de La Bibliothèque oulipienne29), lectures publiques régulières. On note aussi la fréquence croissante, dans la critique de ces dernières années, des références qui sont faites à l’approche proprement oulipienne de l’activité littéraire, ou aux grands points de la problématique oulipienne : fécondité de la contrainte, importance des structures, même si l’on affecte encore parfois de ne voir qu’exhibition de virtuosité là où l’Oulipo prétend se livrer à une exploration de virtualités30.

25Et puisque nous sommes dans une institution vouée à l’enseignement, je ne puis manquer de signaler, pour terminer, l’entrée massive de certains exercices oulipiens dans les manuels d’enseignement du français, de l’école maternelle à l’université. Comme si était en train de se réaliser la judicieuse prédiction que Queneau avait faite, dans la conclusion du dernier article de la deuxième édition de son recueil Bâtons, chiffres et lettre :

Puisqu’il n’y a plus d’espoir de ressusciter le thème latin, ce merveilleux exercice qui faisait le pont entre la dissertation française et le problème de géométrie, peut-être cette fonction pourrait-elle être remplie par les travaux oulipiens de littérature potentielle31.

26Ma démonstration eût été parfaite si cette déclaration datait de 1966. En fait, je suis bien obligé de vous dire qu’elle elle est de 1965. Mais nul ne s’étonnera que Queneau ait pu être en l’occurrence, et une fois de plus, légèrement en avance sur son temps.

Conclusion

27Pour terminer ce survol de l’année 1966 à l’Oulipo, je voudrais évoquer ce qu’on appelle désormais « l’hypothèse de Roubaud ». Voici comment Roubaud présente la chose :

En m’interrogeant sur mon appartenance à l’Oulipo (pourquoi ce choix ?) et en étendant mon interrogation à la présence des autres oulipiens dans ce groupe, j’ai eu un illumination : l’Oulipo est un roman de Queneau, c’est un roman non écrit de Queneau. C’est un roman selon le pôle quenellien de l’Oulipo, à contraintes invisibles. Il réalise, sous une forme originale, l’union wittgensteinienne des jeux de langage et des formes de vie. Je suis, ainsi, un personnage d’un roman de Queneau ; ce qui fait un effet curieux, quand on y pense32.

28C’est une déclaration que chaque nouvel oulipien peut reprendre à son compte. Oui, à coup sûr, l’Oulipo continue à être un roman de Queneau, c’est un roman non écrit de Queneau. Je voudrais simplement y ajouter aujourd’hui, à votre intention, le petit complément suivant : en venant ici m’écouter, vous vous êtes donc vous-mêmes trouvés, au moins pour quelques instants, associés à ce roman non écrit de Queneau. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous avoir entraînés dans une aventure aussi singulière et je vous remercie d’avoir bien voulu m’y suivre...