Atelier

La double collection:

Philippe Sollers, Tel Quel, L'Infini.


Philippe Forest


1. Une histoire très longue à faire et tout à fait insolite.

Depuis 1957 - date à laquelle paraît Le Défi dans la collection Ecrire dirigée par Jean Cayrol-, plus encore depuis 1983 - quand Femmes se voit publié dans la collection "Blanche" des éditions Gallimard- et jusqu'à aujourd'hui, on a souvent interrogé Philippe Sollers: sur son oeuvre, sur sa vie, sur le monde tel qu'il va, et en vérité un peu sur tout et sur n'importe quoi. Mais il est rare qu'il ait été questionné sur son activité - pourtant très conséquente- d'éditeur.

Ce fut pourtant le cas lorsque en décembre 2003 la revue belge Pylône sollicita de lui un entretien destiné à prendre place dans une série intitulée "Ecrire, éditer en Europe" et consacrée à des personnalités littéraires présentant la caractéristique d'être à la fois des écrivains et des éditeurs. A l'intention de ses interlocuteurs, Philippe Sollers s'expliquait en ces termes: "Vous arrivez au bon moment car, selon les occultations diverses de l'époque, il est probable que je vais être perçu comme, en effet, un éditeur, et un éditeur tout à fait compact: deux revues sur quarante-quatre ans, Tel Quel puis L'Infini, deux collections et un nombre considérable d'auteurs publiés par mes soins et parfois pour la première fois. Pour être tout à fait complet, il faudrait prendre la liste des livres publiés dans la collection L'Infini, regarder les quatre-vingt-sept numéros de la revue et prendre aussi les quatre-vingt-quatorze numéros de Tel Quel, plus les livres publiés dans la même collection, etc., ce qui cause évidemment un embarras considérable à qui voudrait retracer l'histoire de mon activité d'éditeur. Elle serait très longue à faire et tout à fait insolite puisqu'il s'agit - et il s'est toujours agi- d'être éditeur à l'intérieur d'un système éditorial, et de se servir de lui pour faire quelque chose d'indépendant et d'incontrôlable. Alors si je suis à la fois romancier, essayiste, journaliste-chroniqueur et éditeur, c'est trop. Il faut chaque fois laisser tomber quelque chose."

La déclaration qui précède invite ouvertement le critique à se pencher sur le cas de "Sollers éditeur" tout en le dissuadant discrètement de s'engager dans une telle entreprise - dont on l'avertit qu'elle sera "longue" et "insolite", cause d'"un embarras considérable". L'objet de la présente communication consiste à répondre à ce double appel contradictoire - à écrire et à ne pas écrire l'histoire de "Sollers éditeur"- et se limitera à préciser et à actualiser les propos du principal intéressé précédemment cités.

A trois titres au moins, qui lui confèrent chaque fois une valeur exemplaire, on peut considérer que l'histoire - longue, insolite, embarrassante- de Philippe Sollers éditeur constitue une histoire double: 1) double d'abord dans sa forme puisqu'elle concerne à la fois une revue et une collection entre lesquelles s'établit une relation dynamique constante; 2) double ensuite selon la stratégie personnelle qui la guide puisque celle-ci est le fait d'un individu à la fois écrivain et éditeur (écrivain qui édite, éditeur qui écrit); 3) double enfin dans le temps dans la mesure où il convient, pour la comprendre, de penser la relation entre Tel Quel et L'Infini à la fois en termes d'identité et d'opposition et de mesurer en quoi cette relation repose sur un certain calcul concernant le basculement dont l'histoire littéraire du dernier demi-siècle a été l'enjeu et l'objet.

2. Un aperçu d'ensemble.

En mars 1963, soit trois ans après la création de la revue Tel Quel, les éditions du Seuil lancent sous le même titre une collection d'ouvrages dont la direction est confiée à Philippe Sollers. Les trois titres qui inaugurent cette série nouvelle sont L'Intermédiaire, un ensemble de proses et d'essais de Philippe Sollers, Récits complets, un ouvrage de poésie de Denis Roche et, plus étrangement, la première version de L'Education sentimentale de Gustave Flaubert. Lorsque disparaît Tel Quel vingt ans plus tard, la collection compte à son catalogue 73 titres et 32 auteurs. Entre trois et quatre volumes ont donc été publiés chaque année. La répartition par genres s'effectue ainsi: 34 essais de critique littéraire, esthétique ou de philosophie - parmi lesquels ceux de Barthes, Derrida et Kristeva mais également de Genette, Ricardou ou Todorov- , 29 romans - essentiellement ceux des membres du comité de rédaction de la revue comme Philippe Sollers, Jean-Louis Baudry, Jean Thibaudeau ou d'écrivains proches du mouvement tels Maurice Roche et Jacques Henric- , dix recueils de poésie - principalement ceux de Marcelin Pleynet et Denis Roche. La part faite à la littérature étrangère est assez faible, 7 titres au total, signés principalement d'écrivains italiens littérairement ou politiquement proches de l'avant-garde comme Nanni Balestrini, Eduardo Sanguineti ou Maria-Antonietta Macciocchi.

En 1983, lorsque Philippe Sollers quitte le Seuil, il crée aux éditions Denoël une nouvelle revue et une nouvelle collection sous le nom unique de L'Infini. Les trois premiers titres à être publiés sont: Vivre de Pierre Guyotat, Histoires d'amour de Julia Kristeva et Fragments du choeur de Marcelin Pleynet. Quatre ans plus tard, l'ensemble rejoint Gallimard. Au printemps 2006, la collection comportait 160 titres - ce qui suppose un rythme de publications d'environ sept titres par an, soit double de celui connu au temps de Tel Quel. Elle comptait 88 auteurs - ce qui implique une dispersion beaucoup plus grande pour un catalogue où plus de la moitié des auteurs n'ont signé en tout et pour tout qu'un seul titre. Seuls 9 écrivains y avaient en effet publié plus de trois ouvrages: Pierre Bourgeade, Béatrice Commengé, Lucile Laveggi, Gabriel Matzneff, David Di Nota, Dominique Noguez, Rachid O., Marcelin Pleynet, Philippe Vilain et Stéphane Zagdanski. Si on veut l'établir, la répartition par genres s'avère assez problématique tant sont nombreux les textes qui ne se laissent vraiment classer dans aucun mais, structurellement, la distribution reste assez comparable à celle dont témoignait le catalogue de Tel Quel: elle donne la part la plus belle aux romans (environ 70) et aux essais (un petit peu moins), le reste se distribuant dans les catégories du témoignage, du journal intime, du pamphlet, de la poésie (pratiquement réduite aux recueils du seul Marcelin Pleynet). La part relative de la littérature étrangère s'avère encore plus étroite qu'au temps de Tel Quel.

Pour s'en tenir encore à des éléments objectifs de description, le contexte ayant changé de façon si spectaculaire au cours du dernier demi-siècle, il est malaisé de comparer la reconnaissance et la diffusion dont ont joui ces deux collections. Deux époques se distinguent au cours desquelles les règles du jeu ont considérablement évolué au point qu'on en vient parfois à se demander si le mot de littérature désigne, d'hier à aujourd'hui, un objet identique. L'existence de Tel Quel, celle de L'Infini - fût-ce pour se soustraire au système au sein duquel elles se développent- se rapportent à un monde dans lequel la littérature a dû renoncer à des modèles issus de la grande tradition moderne pour entreprendre de survivre en s'adaptant nécessairement aux impératifs nouveaux de ce que l'on nommera au choix: la société du spectacle, l'industrie de la grande consommation culturelle ou l'esthétique du post-moderne.

Le critère classique des récompenses littéraires est peu pertinent appliqué à des collections qui revendiquent de se situer à l'écart du système éditorial et journalistique, prétendent parfois le subvertir, assument en tout cas un rôle de "pionnier" ou du moins de "découvreur". Certains des écrivains de Tel Quel ont pourtant été primés: ainsi Marcelin Pleynet et Jean Thibaudeau par le Fénéon, Philippe Sollers par le Médicis pour Le Parc, Jean-Pierre Faye par le Renaudot pour L'Ecluse mais ce ne fut jamais pour l'un de leurs livres publiés dans la collection Tel Quel - aucun autre livre paru dans cette même collection n'ayant d'ailleurs obtenu un prix, Maurice Roche étant le seul des auteurs du groupe à avoir atteint dans les années 70 les derniers tours d'un scrutin pour le Médicis. Signe indubitable d'une intégration apparemment moins conflictuelle dans le monde des Lettres, il en va différemment avec les romanciers de L'Infini: pour Vétérinaires, Bernard Lamarche-Vadel obtient le Goncourt du Premier Roman tout comme Alain Jaubert pour Val Paradis, pour L'Enfant éternel, Philippe Forest obtient le Fémina du Premier Roman, le Femina va à Amour noir de Dominique Noguez et le Goncourt à Ingrid Caven de Jean-Jacques Schul.

Les données chiffrées manquent pour apprécier la vente des titres parus dans l'une ou l'autre collection. Certains des romans de L'Infini - et tout particulièrement ceux récompensés par un Grand Prix littéraire - ont connu un évident succès - mais qui tient moins à la collection dans laquelle ils ont paru qu'à l'effet automatique que les prix exercent sur les ventes. En ce qui concerne les ouvrages parus à l'égide de Tel Quel, on se souvient du phénomène inattendu que constitua la publication de Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes. Mais il va de soi que, repris en collection de poche, largement traduits, devenus des classiques de la pensée contemporaine, les essais de Barthes, Derrida, Genette, Kristeva, et notamment ceux publiés à la fin des années 60 ou au début des années 70, ont depuis lors touché un très large lectorat.

La reconnaissance critique allant aux textes littéraires (romans ou poésie) publiés dans l'une ou l'autre collection est elle aussi difficile à évaluer. Si on l'estime à partir d'ouvrages de référence présentant un panorama de la littérature contemporaine et ayant du coup valeur de palmarès, une différence très nette se dessine immédiatement. Bénéficiant d'un effet de groupe et de la visibilité que leur confère l'appartenance à un mouvement à l'esthétique très cohérente, tous les écrivains de Tel Quel ont été aussitôt accueillis dans les bilans critiques et les manuels universitaires qui les ont automatiquement considérés comme représentatifs de l'avant-garde nouvelle - quitte à ne plus retenir ensuite leurs livres qu'au titre d'illustrations puis de témoignages résiduels d'une esthétique désormais disparue. En revanche, les écrivains à avoir commencé leur oeuvre ou bien développé d'abord celle-ci dans la proximité de L'Infini font figure d'exceptions dans les tableaux les plus récents de la création contemporaine - et s'ils y figurent ce n'est jamais collectivement comme cela était le cas au temps de Tel Quel mais à titre d'individualités. Si l'on se reporte à l'ouvrage de Dominique Viart et Bruno Vercier paru l'an passé chez Bordas (La Littérature française au présent), outre Philippe Sollers lui-même, seuls Alain Nadaud, Dominique Noguez, Bernard Lamarche-Vadel Régis Jauffret et Philippe Forest se voient consacrer davantage qu'une mention de quelques lignes dans ce nouvel ouvrage.

3. Une revue et une collection.

Le premier point qui demande à être pensé concerne les relations qui, au temps de Tel Quel comme au temps de L'Infini, s'établissent entre la revue et la collection - relations qui contribuent à l'établissement d'un modèle sans doute assez unique dans le champ de la littérature française contemporaine.

Des règles différentes prévalent concernant la direction de chacune de ces deux entreprises parallèles même si ces règles ont eu tendance à se rapprocher avec le temps. Alors que la revue repose - en principe du moins- sur un fonctionnement collégial, la collection est placée sous l'autorité de son seul directeur. Au début de son histoire, Tel Quel dispose d'un comité de rédaction dont l'existence est tout sauf théorique: d'où les affrontements qui se livrent en son sein et dont dépend le contrôle de la revue comme en témoigneront les luttes longtemps livrées entre lignes rivales et qui se solderont notamment par l'exclusion ou le départ de Jean-Edern Hallier, Jean-Pierre Faye et enfin des membres du groupe hostiles à l'engagement maoïste du début des années 70. En revanche, Philippe Sollers jouit par rapport aux autres membres du groupe d'une totale autonomie concernant le contenu et l'orientation d'une collection dont il ne doit répondre que devant la direction du Seuil - comme le prouve assez le contenu des archives conservées Rue Jacob et aujourd'hui transférées à l'IMEC dans lesquelles ont trouve l'abondant courrier adressé le plus souvent à François Wahl et dans lequel Philippe Sollers présente les livres qu'il désire voir publiés. Devenu déjà assez théorique à la fin des années 70, le fonctionnement collégial de la revue disparaît avec L'Infini - dépourvu de comité, dirigé entièrement par Philippe Sollers avec pour seule présence à ses côtés, celle de Marcelin Pleynet, assumant les fonctions de secrétaire de rédaction. La mécanique assez opaque qui, dans toutes les maisons d'édition, caractérise les comités de lecture et les décisions de publication rend problématique une analyse plus précise. Mais il semble bien que l'inscription de tel ou tel titre nouveau au catalogue de Tel Quel ou de L'Infini dépende entièrement de Philippe Sollers - sous réserve de ce que celui-ci obtienne l'aval implicite ou explicite de son interlocuteur à la direction du Seuil ou de Gallimard.

Si la collection et la revue sont donc ainsi indépendantes l'une de l'autre, un évident phénomène de vases communicants s'établit entre elles. La revue constitue le laboratoire de la collection, le lieu où s'essayent les écrivains qui obtiendront ensuite de voir un de leurs livres paraître au sein de celle-ci. En ce sens, la revue découvre tandis que la collection consacre. En 1963, Tel Quel hérite d'Ecrire, la collection créée par Jean Cayrol et dont sont issus la plupart des membres du comité de rédaction (après Philippe Sollers et Marcelin Pleynet, Coudol, Boisrouvray et Denis Roche) la mission de repérer les nouveaux talents en vue de devenir le lieu de ralliement de la jeune littérature. Une telle fonction échoit très visiblement à L'Infini également dont la force d'attraction auprès des écrivains débutants est censée permettre que se constitue au sein des éditions Gallimard un pôle et un lieu de renouvellement. Un système de sas se crée ainsi: de la revue à la collection puis de L'Infini à la "Blanche" puisque cette dernière apparaît encore aujourd'hui comme l'espace ultime de consécration pour la création romanesque. Un parcours s'organise qu'illustrent de nombreux exemples comme ceux d'Emmanuelle Bernheim, de Benoît Duteurtre, de Bernard Lamarche-Vadel, de Philippe Forest, de Régis Jauffret (après le passage de celui-ci chez Verticales). Car il est rare qu'un romancier ayant atteint un certain seuil de reconnaissance - sanctionné par un succès critique, public ou bien par la récompense d'un Prix- continue à publier dans L'Infini. En général, il passe ensuite en "Blanche" - sans que l'on puisse d'ailleurs toujours dire si ce passage a vraiment valeur de promotion ou s'il permet au directeur de la collection de se "défausser" avec discrétion et élégance d'un manuscrit qui lui semble ne pas correspondre à l'esprit de son entreprise.

Seul un travail systématique de recension permettrait d'établir avec exactitude le schéma suivant mais intuitivement on peut affirmer que, aussi bien pour Tel Quel que pour L'Infini, si l'on relevait la totalité des contributions à la revue et à la collection, on verrait se dessiner deux ensembles partageant une très large intersection. Le premier ensemble concerne les auteurs ayant vu un de leurs livres paraître dans la collection et qui, pour la plupart, ont également contribué à la revue - ne serait-ce qu'en lui donnant un extrait de leur ouvrage sous forme de "bonnes feuilles". Le second ensemble regroupe les auteurs qui ont contribué à la revue mais sans jamais figurer dans la collection - ensemble lui-même hétérogène puisqu'il convient de distinguer en son sein d'une part le grand nombre de très jeunes écrivains (on serait sans doute étonné de leur moyenne d'âge) auxquels Philippe Sollers a donné la chance de faire paraître un premier texte de fiction ou de réflexion mais qui ont ensuite cessé d'écrire ou sont allés publier ailleurs et d'autre part le nombre également important d'auteurs de premier plan qui, tout en réservant leurs livres à d'autres collections ou à d'autres éditeurs, ont choisi de s'associer à L'Infini en donnant à la revue un ou plusieurs de leurs textes - c'est le cas de Milan Kundera surtout mais également de Pierre Michon, de Claude Simon ou de Pascal Quignard. A l'intersection de ces deux ensembles se situent enfin les écrivains qui contribuant à la fois à la revue et à la collection constituent aussi bien pour Tel Quel que pour L'Infini un groupe d'écrivains dont la cohérence et la stabilité relatives ont contribué à donner son identité esthétique à cette double entreprise se poursuivant à travers les années.

4. Un auteur et un éditeur.

Le deuxième point qui demande à être interrogé concerne les relations qui s'établissent, pour Philippe Sollers, entre ses activités d'écrivain et ses activités d'éditeur. Tel que fonctionne en France le monde des lettres, il n'est pas rare d'y trouver des individus qui cumulent ces deux emplois - soit par nécessité, soit par calcul. Mais l'équilibre est souvent difficile à conserver entre ces deux postures. Certains quittent l'édition pour se consacrer entièrement à l'écriture - ce fut le cas de Pascal Quignard. D'autres paraissent renoncer à leur oeuvre du moment qu'ils deviennent l'éditeur de celle des autres- et il faudrait ici s'arrêter sur le cas extrêmement complexe et singulier de Denis Roche répudiant la poésie peu avant de créer la collection "Fiction & Cie" tout en signant de loin en loin des livres qui, consacrés à la photographie, compteraient, si on savait les lire, au nombre des oeuvres les plus fortes et les plus achevées de la littérature présente.

Dans le cas de Philippe Sollers - dont personne ne peut sérieusement contester qu'il compte au nombe des principaux romanciers d'aujourd'hui-, il va de soi que l'on a affaire à un écrivain qui édite plutôt qu'à un éditeur qui écrit, l'activité éditoriale se trouvant subordonnée au projet principal de l'oeuvre littéraire en cours de constitution. Disons pour parodier la formule d'un stratège qu'il lui est souvent arrivé de citer dans ses essais et ses romans que, pour Sollers, l'édition est très clairement la continuation de l'écriture par d'autres moyens, une manière de porter plus loin l'oeuvre, d'en démultiplier et d'en diffuser les effets dans un corps social considéré comme nécessairement réfractaire à la littérature et contre lequel il appartient à l'auteur de mobiliser tous les moyens disponibles (l'édition en est un) afin de vaincre les résistances, de contourner les défenses. Dans les termes de la rhétorique militaire que Philippe Sollers affectionne et qui proclame la supériorité de la guerre défensive, Tel Quel et plus encore L'Infini apparaissent comme des bases retranchées aussi bien que des postes avancés installés en territoire ennemi et à partir desquelles peuvent être conduites des opérations ponctuelles ou des campagnes de plus grande envergure qui visent à conserver vivante la possibilité d'une parole littéraire de liberté dans un monde systématiquement attaché à nier une telle possibilité.

L'activité éditoriale est ainsi très clairement subordonnée à un pari d'écriture dont elle constitue l'auxiliaire. La revue et la collection se voient attribuer la mission de prolonger l'oeuvre, d'en assurer la "publication permanente" au sens que donnaient à cette formule les Poésies d'Isidore Ducasse. Il en va ainsi pour les livres de lui-même que Philippe Sollers choisit de publier. La règle est pourtant devenue l'exception: jusqu'à Paradis, tous les romans de Sollers et la presque totalité de ses essais ont paru à l'égide de Tel Quel; depuis Femmes, c'est au contraire en dehors de sa propre collection (dans la "Blanche") que Sollers donne ses romans et la plupart de ses essais récents ont vu le jour chez d'autres éditeurs que le sien (principalement Plon) si bien que, de Sollers, ne figurent au catalogue de L'Infini en tout et pour tout que deux livres d'entretiens, l'un avec Franz De Haes (Le Rire de Rome) l'autre avec les écrivains de la revue Ligne de risque (Poker). En revanche, on observe dans les revues le phénomène inverse, les textes de l'auteur y occupant une place toujours croissante. Irrégulièrement présent au sommaire de Tel Quel dans les années 60, le nom de Sollers s'inscrit systématiquement en tête de celui de L'Infini. Au feuilleton romanesque de Paradis qui ouvrait chaque numéro de Tel Quel a succédé un autre feuilleton, critique cette fois, au sein duquel l'auteur recueille la totalité de ses interventions et chroniques, et par lequel débute toute livraison de L'Infini. Il ne serait pas difficile de démontrer que de l'un à l'autre de ces feuilletons, quelque soit la forme en apparence opposée qu'ils empruntent, aucune vraie solution de continuité n'existe et que se développe ainsi la cohérence d'un propos unique, s'énonçant chaque trimestre dans l'attente de sa récapitulation provisoire sous la forme de ces apparents recueils d'articles qui sont aussi d'authentiques et grands livres de littérature et que constituent La Guerre du goût ou bien Eloge de L'Infini.

Ainsi, la collection et la revue (la collection davantage que la revue dans le cas de Tel Quel, la revue davantage que la collection dans celui de L'Infini) constituent très certainement le lieu pour Sollers où produire librement les éléments de son oeuvre selon une logique dont il décide seul et dont la forme et le rythme lui permettent d'exister autrement qu'en raison des règles qui prévalent ailleurs dans le système littéraire actuel. Mais le projet mis en oeuvre ne concerne pas exclusivement les textes de Philippe Sollers lui-même. Editeur, l'auteur signe d'une certaine manière également les romans, les essais, les poèmes des autres quand il les appelle et les reçoit à l'intérieur de cette bibliothèque toujours en expansion que composent les volumes (presque 400 désormais!) de sa double collection. L'estampille Tel Quel, l'estampille L'Infini associent chaque texte publié à un projet d'ensemble dont la clé appartient très clairement à l'auteur de Femmes et de Paradis.

Un volume collectif comme Théorie d'ensemble en proposait autrefois l'illustration évidente: rassemblant les contributions de tous les membres du comité de rédaction ainsi que celles d'un certain nombre de théoriciens amis (Barthes, Foucault, Derrida), cet ouvrage publié dans la collection Tel Quel au printemps 1968 proposait au lecteur une vision très construite de cette "écriture textuelle" dont l'essayiste de Logiques avait été l'un des principaux initiateurs et dont le romancier de Drame et de Nombres constituait également le plus indiscutable représentant. L'éclectisme que revendique L'Infini peut passer très certainement pour une concession faite au principe de réalité à l'époque de la fin des avant-gardes. Mais il s'agit également d'un leurre derrière lequel se déploie la cohérence inchangée d'une pensée de la littérature qui s'exprime autant dans les livres écrits par Philippe Sollers depuis vingt-cinq ans que dans la plupart des livres publiés par lui et qui forment à leur manière un système. S'il s'écrivait une histoire de L'Infini - et il faudrait qu'elle s'écrive maintenant que la revue a atteint son 94eme numéro-, on verrait qu'une telle histoire peut être aussi aisément périodisée que l'histoire ancienne de Tel Quel et que comme pour celle-ci on y repère très distinctement les éléments d'une pensée ordonnée de la littérature. Au sein de ce système prennent place les livres des "anciens" de Tel Quel (Marcelin Pleynet, Julia Kristeva, Bernard Sichère, Jean-Louis Houdebine ou le Philippe Muray du magistral XIXe siècle à travers les âges), les contributions d'écrivains plus jeunes que réunit, au-delà de leurs divergences parfois évidentes, une commune référence à l'oeuvre de Philippe Sollers (depuis Marc-Edouard Nabe, puis Cécile Guilbert, Stéphane Zagdanski, Philippe Forest jusqu'aux auteurs du Trait ou de Ligne de risque), les livres des quelques écrivains de sa génération que Philippe Sollers soutient en raison de la conviction qu'il a de livrer avec eux un combat commun (exemplairement Gabriel Matzneff ou Alain Jouffroy), sans oublier les essais consacrés à la philosophie de Heidegger, à la pensée chinoise, à la psychanalyse et à la littérature (notamment ceux de Catherine Millot et d'Eric Marty) par lesquels se prolonge et se renouvelle l'entreprise théorique de Tel Quel. Aussi différents qu'ils soient, ces livres font bien système car à travers eux se marque une certaine fidélité à l'idéal moderne d'une littérature critique, particulièrement menacée dans le temps d'oblitération et de liquidation organisée que nous vivons.

5. L'Ensemble et l'exception.

Le troisième point qui demanderait à être pensé et que l'on se contentera d'évoquer en conclusion concerne la manière dont se déploie dans le temps de l'histoire littéraire récente la double collection que composent les livres de Tel Quel et ceux de L'Infini.

Il n'est que trop facile de mettre en évidence une différence de l'une à l'autre de ces entreprises éditoriales, différence qui reflèterait le basculement de la littérature française d'une époque à l'autre. En ce sens, Tel Quel relèverait du modèle de l'avant-garde dont L'Infini entérinerait la dissolution. Pourtant, la réalité est plus complexe. D'un côté, L'Infini s'oppose bien à Tel Quel en renonçant au projet révolutionnaire dont la revue se réclamait au temps du structuralisme, de l'écriture textuelle et du matérialisme sémantique. Mais de l'autre, par ce renoncement même, L'Infini rend possible la reprise, la relève de ce même projet - poétique, philosophique et politique- sous la forme nouvelle qu'appelle l'époque actuelle.

Peut-être se donne-t-on une meilleure chance de comprendre la cohérence et la continuité de la double collection si on l'envisage comme "théorie"- au sens lui-même double de ce terme rappelé autrefois par Philippe Sollers: à la fois système et cortège. De Tel Quel à L'Infini, un glissement certain s'opère du premier modèle au second. Mais l'une et l'autre collections se pensent identiquement comme "théorie d'ensemble" et comme "théorie d'exceptions". Hier comme aujourd'hui, l'entreprise se donne à la fois comme élaboration d'une pensée systématique de la littérature et comme succession d'événements singuliers (des livres, des auteurs) par lesquels cette pensée se construit et se déconstruit sans cesse selon un geste de renouvellement toujours tourné vers l'avant, l'"ensemble" et l'"exception" fournissant ensemble l'énergie nécessaire à la reconduction constante de ce mouvement perpétuel.

Cette "théorie", il arrive souvent à Philippe Sollers d'en souligner l'esprit qu'il nomme "encyclopédique" pour mieux marquer que tous les livres publiés par lui sous le signe de Tel Quel puis sous celui de L'Infini - ensemble d'exceptions- constituent en vérité comme un seul ouvrage commandé par le projet d'additionner méthodiquement tous les savoirs et toutes les expériences selon un idéal hérité de celui des Lumières. On peut citer pour finir l'entretien évoqué au tout début de cette communication et où Philippe Sollers déclarait encore: "Nous vivons dans un monde orchestré par une doctrine unique qui est celle de la séparation. Selon cette police de la séparation, les choses doivent être nettement séparées les unes des autres de façon à pouvoir être contrôlées par un regard - regard qui, cela va de soi, est purement et simplement financier. Cette séparation est voulue, orchestrée, systématiquement appliquée, de sorte que qui y échappe devient un blasphémateur ou un électron incontrôlable. Tout ce que vous pouvez me dire à propos de celui que l'on appelle Sollers et dont, personnellement, je n'ai rien à faire, c'est que, évidemment, il affole la théorie et la pratique de la séparation. Non seulement je refuse la séparation, mais je prouve aussi que je la refuse. Car je ne la refuse pas en étant marginal, ce qui est encore un consentement à la séparation, je ne la refuse pas dans la bouderie antispectaculaire, ce qui serait encore une façon de concrétiser la séparation. Au contraire, je suis dans l'organisation même de la séparation pour prouver que je conteste radicalement la séparation. Dès lors, vous me voyez aussi bien en train d'écrire un roman, un essai, un article de journal, apparaître à la télévision, à la radio et être, en plus, éditeur. C'est l'activité de quelqu'un qui refuse la séparation car, au fond, ce qui m'anime, c'est tout simplement l'esprit des Lumières et il me paraît tout à fait facile de se comporter en encyclopédiste de mon temps. Par conséquent, mon camarade Diderot vous salue."



Philippe Forest

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Février 2007 à 20h34.