TEXTES ANCIENS ET THÉORIES MODERNES
Séminaire transversal DSA - LILA (ENS)
en collaboration avec l'Atelier de théorie littéraire de Fabula.
Anachronies
Présentation générale du séminaire (2012-2014) :
Anachronie n.f. 1. État de discordance temporelle entre le lecteur moderne et les textes anciens. 2. Oeuvre participant de pratiques culturelles d'autres époques, révolues ou à venir. 3. Action de déplacer des notions, des catégories, des théories dans une époque différente de celle qui les a produites.
Lorsque nous lisons les textes anciens à la lumière de théories modernes (théories littéraires, linguistiques, philosophiques, psychanalytiques ) et des concepts qui en sont tirés, nous pouvons légitimement éprouver une sensation d'anachronisme. Pourtant, l'ambition historienne de retrouver la réception contemporaine de la production de l'oeuvre découle elle-même d'habitudes de lecture héritées de la philologie du XIXe siècle. De fait, la condamnation sans appel de l'anachronisme constitue aussi un mode de lecture anachronique et elle ne permet pas de rendre compte de cette spécificité de la lecture littéraire qui est de laisser jouer le fonctionnement intempestif de la mémoire.
De leur côté, les théories se présentent souvent comme anhistoriques et comme autonomes par rapport aux textes qu'elles décrivent : ceux-ci n'auraient d'autre statut que celui d'exemples à visée illustrative dont, en droit, elles pourraient se passer. Toutefois, ce caractère achronique et purement déductif de la théorie est loin d'être évident, ne serait-ce que parce qu'une théorie en réactualise souvent une autre plus ancienne ou trouve son ancrage dans un certain climat intellectuel ou un certain type de textes historiquement datés. De ce point de vue, lire des textes anciens avec des théories modernes ne cesse de faire signe vers l'histoire ou vers un entremêlement d'histoires : histoire des textes et de leur transmission, histoire des lectures, histoire des théories.
L'objet du séminaire n'est pas, cependant, de s'en tenir à une historicisation généralisée des interprétations, des théories et des textes. Il est plutôt, à la faveur de cet inconfort que constitue l'anachronisme, d'interroger quelques grandes notions souvent considérées comme allant de soi : la catégorisation par périodes de l'histoire littéraire ou de l'histoire de l'art, la notion de texte, l'étiquette de « texte ancien », le poids de l'autorité créative de l'auteur par rapport à celle du lecteur. L'anachronisme, rebaptisé « anachronie », devient ainsi une notion positive et féconde. Plutôt qu'un geste d'ignorance, l'anachronie sera l'occasion de s'intéresser à la relation entre le théoricien et le texte, d'installer la réflexion dans la distance temporelle et d'en faire le paradigme en quelque sorte grossissant des questions qui se posent à tout théoricien dès lors qu'il rencontre un corpus spécifique, à tout spécialiste d'une ère ou d'un moment littéraire dès lors qu'il rencontre la théorie : autorité du texte, transformation ou conservation du corpus, exemplarité, partage entre le donné et le construit dans l'élaboration des théories et l'appréhension des textes.
Présentation du séminaire pour l'année 2011-2012 :
La théorie littéraire peut-elle être, elle aussi, une science de l'Antiquité ? Peut-on faire le pari que du dialogue entre l'antiquisant et le théoricien, l'un comme l'autre puissent tirer un égal profit ? Que, du côté des textes anciens, aussi bien que du côté de la théorie littéraire, l'on puisse découvrir, à la faveur d'une telle rencontre, de nouveaux champs à explorer, et de nouvelles méthodes à exploiter ?
Tel est le défi que ce séminaire se propose de relever, en s'interrogeant sur les possibles rapports entre une approche - l'approche théorique , et un objet le texte ancien. On n'hésitera d'ailleurs pas à élargir d'emblée l'extension de cette notion de littérature "ancienne" aux textes médiévaux et classiques, voire à ceux dont la composition est beaucoup plus récente : dans la mesure où tout texte est écrit avant que d'être lu, tout texte est antérieur à sa réception et à son commentaire, de sorte que toute littérature peut être qualifiée d'ancienne. C'est précisément ce décalage temporel, cette reprise différée propre à tout discours métalittéraire, qui sera au coeur des réflexions de cette année.
Face aux outils que lui fournit la théorie contemporaine, il peut en effet arriver au commentateur de textes anciens d'éprouver une sensation d'anachronisme. Le théoricien, de son côté, pourra avoir tendance à ne voir dans toute production écrite qu'un simple exemple, et à considérer que ses catégories transhistoriques peuvent trouver à s'illustrer dans des textes de n'importe quelle époque.
La confrontation (amicale) de ces deux personnages pourrait alors avoir d'intéressantes conséquences : réfléchir à la part nécessaire d'actualisation que suppose toute lecture de textes anciens et à ses modalités, pour le premier ; éprouver, au contact de textes aux fonctionnements bien différents de ceux dont il a l'habitude, la validité de sa démarche, et éventuellement être amené à l'amender, pour le second.
On proposera donc, pour subsumer sous un concept fédérateur l'ensemble de ces questions, de parler non d' "anachronisme" mais, en recourant à un terme dénué de tout jugement de valeur, d' "anachronie", afin de désigner ce qui advient nécessairement dans la rencontre entre théorie et textes anciens. La réflexion portera donc sur ce que l'anachronie conduit à minorer, à laisser dans l'ombre, voire à rejeter, consciemment ou non, dans ces textes : peut-être la théorie moderne est-elle aussi une théorie de la modernité, fondée sur une conception finalement récente des textes, et entée sur des modèles textuels historiquement circonscrits ? On n'oubliera pas cependant que la théorie existe elle aussi de longue date, et l'on n'hésitera pas à aller à la chasse aux anachronies chez Aristote ou chez Horace, chez Huet ou chez Boileau. Mais il ne faudra pas perdre de vue que l'anachronie est aussi, et peut-être d'abord, féconde, et l'on s'interrogera sur tout ce qu'elle met en lumière et permet d'exhumer, y compris sur un mode ludique, comme dans le cas du plagiat par anticipation.
L'on espère pouvoir s'aviser ainsi que, si chercher à réduire la distance qui nous sépare des textes anciens relève peut-être de l'utopie, tenter de résorber celle qui sépare le théoricien et l'antiquisant n'est peut-être pas une vaine entreprise, et qu'entre les objets de celui-ci et les méthodes de celui-là, la rencontre peut permettre de déceler la complémentarité des questionnements et la solidarité des démarches.
Chaque séance réunira une série de brèves interventions et d'études de cas autour desquelles s'organisera la discussion.
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