Atelier

Papier jauni, poussière du temps: quelques remarques

sur le vieillissement des œuvres

«Quand je serai devenu, à mon tour, d'écrivain peu connu écrivain oublié, quand je serai “un petit oublié du commencement du XXe siècle”, un pauvre petit oublié (mais avec tant de chances d'être un oublié total et hors de toute chronologie ce serait très beau) et que mes livres auront suivi le sort des autres choses vaines et périssables, puisse un érudit (mais qu'il soit lettré!) écrire mon nom près du tien»

Valery Larbaud, Domaine anglais, Paris, Gallimard, 1998, p. 50

(à propos d'Antoine de Nervèze)

Disparaître, ne plus compter, devenir «un petit oublié du commencement du XXe siècle»: si pour un auteur tel que Valery Larbaud cette perspective n'est pas sans charme – l'hypothèse d'une disparition dans les limbes de la mémoire collective, loin de susciter une quelconque révolte, est en effet présentée au lecteur comme une douce et progressive dépossession, un retour à la matérialité des «choses vaines et périssables», – gageons que la possibilité d'être un jour réputé «hors d'usage» hante la plupart des écrivains. Qu'elle soit considérée comme le lot commun (sur le modèle du «chacun son tour») ou comme une punition réservée aux œuvres imparfaites, l'éventualité même d'un crépuscule habite de nombreux écrits.

S'il est aisé de montrer que l'œuvre de Larbaud ne montre pas encore, en ce début de XXIe siècle, de signes extérieurs de disgrâce, cette possibilité de déclin que possède toute réalisation littéraire existe et pose problème: comment aborder la chute dans l'obscurité, les mécanismes du «devenir illisible», le vieillissement, la désuétude, bref les phénomènes d'usure qui caractérisent les œuvres littéraires? Qu'est-ce qui peut rendre une réalisation soudain «datée», passée de mode, privée de lecteurs et de reconnaissance? Toutes les œuvres sont prises dans un mouvement général et irrémédiable, qui semble les éloigner, jour après jour, du présent de leurs lecteurs. Mais le «vieillissement» ne désigne pas seulement de la mise à distance inévitable qu'impliquent le passage régulier du temps, l'inactualité progressive d'un univers référentiel, ou encore les mutations dans les représentations collectives. Ces phénomènes sont sans doute extrêmement puissants, mais ce qui retient l'attention, ce sont justement les dyschronies entre tel et tel texte, le fait que certains livres sombrent dans le gouffre du temps, tandis que d'autres semblent perpétuellement surnager. Chacun sait que l'histoire de la littérature tient parfois de la distribution de couronnes mortuaires: ce qui soulève une difficulté, c'est précisément cette impression que certains livres semblent avoir «fait leur temps», pendant que d'autres restent, à nos yeux, comme éternellement jeunes.

De la patine qui couvre lentement les œuvres, au point parfois d'en masquer les contours et d'en obscurcir le sens,à l'indéfinissable impression de «démodé» ou de «ringardise» que peuvent susciter certaines pages, les formes du has been littéraire sont nombreuses. Dégradation, défaite, dégénérescence, éclipse, trépas ou fossilisation: de multiples métaphores peuvent en rendre compte. Le langage courant n'a guère de scrupules à évoquer des œuvres qui auraient «bien vieilli» ou «mal vieilli», à faire le tri entre des livres encore actuels et d'autres n'ayant plus cours. Personne ne défendra aujourd'hui la gloire passée de Béranger, Sully Prudhomme ou Champfleury, ni le prestige mondain qu'avaient en leur temps Jean Lorrain, Octave Mirbeau et Remy de Gourmont. De même, il ne nous reste guère de souvenirs des tirages industriels de Gilbert Cesbron ou Henry Bordeaux, de la renommée tout académique d'un Maurice Genevoix ou d'un Marcel Arland. Mais au nom de quel élément décisif, justement, considère-t-on qu'une pièce est devenue «injouable», un roman inintéressant ou infréquentable?

«Le vieillissement est l'un des phénomènes les plus intéressants de l'histoire littéraire: on se trouve en présence de processus sociaux qui appliquent à une œuvre un verdict prononcé par l'esthétique», notait Lukacs. Cet effet général, que l'on peut nommer, du point de vue de la réception, «fading de la mémoire» (en reprenant une formule heureuse d'Aragon), ou, dans la perspective formaliste, «perte d'efficacité», semble bien résister, du fait de sa nature hybride, à une analyse rigoureuse. «Un tel concept est inconnu en esthétique comme en sociologie», continue Lukacs: «la première ne connaît que des œuvres “bonnes” ou “mauvaises”, la seconde que des œuvres agissantes ou non agissantes. Une fois de plus, c'est à l'histoire littéraire d'établir la liaison entre ces deux pôles[i]».

On conviendra en effet que la question du vieillissement ne peut être abordée qu'à partir d'une vision globale de l'historicité des textes. Une telle perspective entraîne des questionnements proches de ceux que suscite la considération de l'insuccès littéraire et des «œuvres ratées» chères à Pierre Bayard[ii]. Elle oblige également à se pencher sur la distinction majeurs/mineurs, sur les logiques de la conservation et sur l'idée de canonicité. Mais par rapport à ces deux pôles, l'accent est mis sur une dynamique temporelle propre aux œuvres littéraires: celle de la marginalisation, de la perte de crédit, de l'extinction du message. Non un état, donc, mais un processus. Certes, la première limite de cette question, telle qu'elle est posée ici, est de regrouper des phénomènes difficiles à cerner, sinon à l'aide de critères indirects[iii]. Son principal mérite tient peut-être au fait qu'elle oblige à considérer la valeur accordée à un texte comme une variable complexe, prise dans une temporalité plus large – dont il faut précisément saisir la spécificité.

Pour tenter d'éclairer ce qu'Anthony Saville nomme «the test of time[iv]», il convient d'expliciter à partir de quelle conception de l'historicité des textes l'idée même d'usure

peut prendre sens. Ce point de départ permettra d'émettre quatre hypothèses sur ce que l'on pourrait appeler les niveaux possibles du vieillissement, puis d'apporter quelques amendements à ce modèle théorique.

1 – Un point de départ: le «charivari de décors» ou le tressage des temporalités

Il est essentiel de relever, en ouverture, la première spécificité de la temporalité littéraire. Remarquons qu'une œuvre écrite, une fois imprimée, consiste en un message fixe, qui n'est soumis à aucune altération. Si l'on admet le postulat de la reproductibilité technique de l'objet-livre (une fois celui-ci édité sous sa forme définitive), et si l'on écarte toute considération relevant de la génétique des textes (en amont du moment de l'édition), on reconnaîtra qu'un texte imprimé ne connaît aucune évolution de type biologique: l'usure concrète de telle ou telle de ses enveloppes matérielles ne doit guère retenir l'attention, car elle sera toujours transcendée par la fixité du message, consigné sous une forme invariable pour le reste des temps. Sans revenir sur le détail des distinctions entre immanence et transcendance théorisées par Gérard Genette, on pourrait proposer l'axiome suivant: toute œuvre, une fois achevée, reste éternellement elle-même. La remarque est banale, mais elle mérite d'être formulée de façon explicite: l'œuvre littéraire, fondamentalement immobile, devrait, en toute logique, rester extérieure à l'idée même de temporalité.

À l'évidence, pour faire exister le «sentiment du temps», il faut introduire un effet différentiel. Ce sont bien sûr les séries chronologiques dans lesquelles l'œuvre est prise qui peuvent rendre soudain sensible un décalage, une carence: la sensation du vieillissement ne dépend aucunement des mutations de l'œuvre littéraire par rapport à un référentiel fixe (selon une interprétation biologique du concept), mais des mutations d'un (ou plusieurs) référentiel(s) par rapport à cette œuvre littéraire, qui reste toujours égale à elle-même. Ce «signe dans l'histoire» (Barthes) doit son historicité à ce qu'il est entouré d'histoire. De fait, il ne possède de dynamique temporelle qu'indirectement, en vertu du paysage animé qui continue à défiler derrière lui, autour de lui – peut-être aussi en lui, à travers lui.

Mais cette image n'est qu'une approximation, et c'est précisément la nature du «paysage animé» qui pose problème. Pour présenter la question en termes volontairement ingénus: «À quelle(s) histoire(s) appartient le texte littéraire?» Si le texte est pris dans un flux historique, ce flux ne peut être réduit hâtivement à ce que l'on pourrait appeler le «temps social». Cette ligne est bien trop large, car elle associe l'œuvre à tout autre document écrit, comme simple témoignage de l'histoire collective. De même, on ne saurait céder trop facilement à une hypothèse de type hégélien, et ramener tous les textes à une seule et unique dimension esthétique, qui serait constituée par l'ensemble des œuvres littéraires et artistiques de tous les temps: le cours des lettres et des arts ne se divise pas en un ruban infini, composé d'une série d'époques à la fois stylistiques et anthropologiques, comme si l'axe chronologique était découpé en périodes peintes de différentes couleurs. Sans tenter d'approfondir les apories de ce que Curtius appelait pudiquement le «concept hautement problématique de l'élucidation réciproque des arts[v]», on devine que toute tentative pour définir une historicité globale, qui envelopperait les textes littéraires dans un unique ensemble de grande ampleur, semble vouée à l'approximation, car ses mailles seraient fatalement trop lâches. À l'inverse, vouloir identifier un «temps de la littérature» unique et homogène relève de la gageure: aucune histoire littéraire ne peut omettre les multiples interactions qui existent entre l'espace littéraire et les sphères qui l'entourent.

Puisque le temps de la littérature n'a rien d'un cortège unifié, qu'il n'y a pas une seule et unique durée culturelle, on l'associera plutôt à un système complexe, composé d'une multitude de lignes inférieures, dont chacune traverse l'œuvre: Barthes présentait justement le texte comme un «charivari de décors», comme une tresse, une dentelle de Valenciennes ou une pâte feuilletée[vi]. Cette série d'analogies – si l'on accepte de lui faire subir une légère distorsion – peut s'appliquer à l'ensemble du devenir littéraire: c'est dans un croisement de temps, un tressage de temporalités, que s'inscrit un texte (ou, plus exactement, que l'on lit et que l'on perçoit un texte). Pour cerner ce phénomène, il est impératif d'adopter une conception plurielle du temps littéraire, fondée sur une double conviction: qu'il existe des échelles temporelles multiples, et qu'à l'intérieur de ces échelles coexistent des rythmes et des vitesses très variables. Une fois cela posé, ce qu'il faut tenter d'isoler, ce sont précisément les lignes par rapport auxquelles l'évolutivité devient sensible.

2 – Les niveaux possibles du vieillissement: quatre hypothèses

À première vue, on peut distinguer quatre échelles temporelles, dont la stratification constitue l'œuvre en objet historique. La première pourrait être baptisée «ligne expressive»: toute œuvre peut être intégrée dans une histoire de la langue écrite et même, à l'intérieur de celle-ci, dans la chronologie mineure de certains épiphénomènes stylistiques. La deuxième est, au sens large, la «ligne formelle»: chaque texte peut être placé dans une histoire des genres, des formes et des techniques narratives. La troisième est la «ligne socioculturelle» (toute œuvre peut être rapportée à une histoire des mouvements littéraires, des écoles, des manifestes, voire des modes artistiques). La quatrième serait, enfin, la «ligne de la réception»: une œuvre n'existe qu'à travers son lectorat, qui en détermine ou non la «lisibilité»; or, cette lisibilité a elle-même une histoire. Ce sont les dyschronies et les retards accumulés dans ces quatre lignes qui, apparemment, sont responsables de l'impression de vieillissement.

2.1 – Moments linguistiques et moments grammaticaux

Le niveau de vieillissement le plus immédiat et le plus apparent procède de ce que l'on pourrait appeler le temps de la langue. On conviendra en effet qu'il existe une lente évolution de la langue écrite: peu importe qu'on l'interprète en termes de progrès (la langue s'enrichit en même temps que le monde) ou de déclin (français, qu'as-tu fait de ton imparfait du subjonctif?), la langue est sujette à des mutations successives, plus ou moins aléatoires, qui affectent les structures de l'expression. Le lexique évolue, les marqueurs grammaticaux se modifient, la syntaxe change, les néologismes eux-mêmes sont adoptés ou évacués par la langue. Ce lent mouvement laisse apparaître les spécificités du tissu linguistique, en fonction de chaque époque – si bien que l'on peut aisément suivre la trace de certains faits grammaticaux à travers les siècles (archéologie des principales règles d'accord, généalogie des usages de la troisième personne du pluriel, histoire du pronom indéfini «on»).

On admettra sans difficulté que toute œuvre littéraire s'inscrit en un point de ce mouvement: toute œuvre reproduit, conteste ou modifie un état de la langue dont elle est issue, car elle agit sur ce qui est «sa» langue (on se souviendra des néologismes forgés par Rousseau, ou du rêve baudelairien de «créer des poncifs»: autant d'actions menées directement sur la langue commune). De fait, l'œuvre garde une trace du matériau linguistique qui a servi à sa production. Mais la chaîne linguistique évolue naturellement, et l'écart avec le moment de la lecture et de la réception se creuse au fil des ans. À première vue, plus le lecteur est distant du point de création, plus l'évolution de la chaîne linguistique devient sensible, au point de créer une frontière opaque. Si nombre de collégiens répugnent à lire Montaigne dans sa forme originale, c'est généralement au nom d'une difficulté lexicale et syntaxique que l'on peut bien associer au «grand âge» de sa langue.

Il y a là une première forme, tout à fait élémentaire, de «vieillissement». On pourrait objecter que ce mouvement, présenté de la sorte, correspond à une dynamique très générale, qui semble indifférenciée: en ce sens, toutes les œuvres vieillissent de la même façon. Effectivement, cette première échelle de temporalité ne laisse guère apparaître de décalages ou d'arythmies entre les œuvres. C'est pourquoi un placement dans cette chaîne, à travers une analyse linguistique minutieuse, peut contribuer à la datation d'un texte retrouvé ou d'une œuvre dont l'attribution est douteuse (comme ont pu l'observer, par exemple, ceux qui ont suivi les derniers rebondissement autour d'un poème attribué à Cendrars, La légende de Novgorode).

Toutefois, on ne saurait réduire ce phénomène aux mutations que le passage du temps fait subir à la langue, et à un fossé qui se creuserait progressivement. À bien y regarder, ce mouvement n'est pas nécessairement linéaire, et n'affecte pas toutes les œuvres d'une même période de façon parfaitement homogène. D'autres phénomènes entrent en jeu: songeons aux lecteurs qui jugent Proust ou les Goncourt illisibles, alors qu'il liront volontiers Flaubert ou Maupassant: il ne s'agit pas seulement de distance temporelle, mais de différence (voire d'incompatibilité) entre deux «moments» grammaticaux – pour reprendre le titre d'un essai de Gilles Philippe, en lui donnant une extension maximale[vii].

Ainsi, chaque œuvre n'appartient pas simplement à un «état linguistique» (propre à la langue en général), mais plutôt à un «moment grammatical» (propre à la littérature): une sous-série dans l'histoire de la langue, qui elle même se subdivise, en fonction des mouvements littéraires et des genres, en une multitude de plans parallèles. On rejoint ici une possible frontière entre langue et style, que l'on peut proposer de synthétiser de façon très grossière: au-delà des grandes évolutions de la langue (et au-delà des dispositions individuelles qui constituent l'«écriture» dans le sens que Barthes donnait à ce terme), il semble que l'on puisse isoler des moments stylistiques différenciés, plus ou moins liés à un filon générique.On peut bien identifier une «grammaire de la poésie symboliste» avec une durée de vie précise (1885-1895), parler d'une «écriture artiste» alimentée par les romans des Goncourt, voir apparaître un «style de l'essai» autour de la N.R.F. dans les années 30, ou observer le triomphe d'une «écriture blanche» dans l'immédiat après-guerre. Toute œuvre doit être placée dans ces chronologies mineures, où l'évolution de la langue croise un genre et un mouvement littéraire pour définir une stylistique collective, généralement éphémère.

On conçoit mieux, dans cette perspective, la fonction centrale de l'épigonisme stylistique dans l'impression de vieillissement que peut susciter un texte. Toute perception, en termes de résultats expressifs, d'une dette stylistique entre une œuvre et un texte antécédent donne le sentiment d'avoir à faire à une œuvre de «suiveur», dont le décalage expressif est interprété comme un retard: si le raffinement ironique de la prose de à rebours prend sens en 1884, comme manifeste d'une expression littéraire anti-naturaliste, et si ce que Bourget nommera le «style de décadence» se constitue en véritable mode d'écriture avec un ouvrage tel que Sixtine en 1890, ces procédés deviennent des «recettes» à partir de Monsieur de Bougrelon (1897) et de Monsieur de Phocas (1901): deux ouvrages de Jean Lorrain qui apparaissent fortement connotés stylistiquement, et, en ce sens, tout à fait secondaires, voire retardataires, par rapport à leurs modèles. Nul doute que l'infériorité hiérarchique de ces textes est liée à cette dette – qui n'est bien sûr pas seulement linguistique, mais également thématique et narrative.

2.2 – L'évolution des formes et le vaisseau Argo

La deuxième hypothèse que l'on peut proposer relève d'une approche formaliste: elle invite à considérer une deuxième ligne temporelle, proprement littéraire, qui est celle des formes et de leur historicité. C'est cette perspective que l'on adopte implicitement, semble-t-il, lorsque l'on se propose de retracer l'évolution du sonnet à travers les siècles, de fairel'histoire de l'autobiographie ou du poème épique. Selon cette vision, toute œuvre peut être placée dans un contexte plus large, mais néanmoins interne à la littérature, auquel elle doit son intelligibilité: celui des formes littéraires et des codes qui les gouvernent – en premier lieu les genres littéraires, que l'on pourrait considérer, avec une certaine marge d'approximation, comme l'ensemble des conventions discursives qui règlent la production d'un texte. Ces formes évoluent et se transforment au fil du temps, en modifiant leur système de contraintes. Leurs mutations sont le fruit de lentes adaptations, mais si l'on effectue des coupes dans le continuum, on observera des situations très variées d'un siècle à l'autre. C'est dans cette perspective que se place Jean-Marie Schaeffer[viii] lorsqu'il évoque la perte de marques distinctives de certains genres, qui peuvent subir un lent déclin: à une époque donnée, certains genres dominent, tandis que d'autres, qui ne suscitent plus ni métatexte ni hypertexte, sont semblables à des filons qui ne sont plus pratiqués. De nouvelles configurations expressives naissent alors, souvent par hybridation, et donnent naissance à de nouveaux genres.

Or, toute œuvre reflète, au moment de sa production, une hiérarchie des genres; toute œuvre procède d'un «placement» (au sens stratégique que Bourdieu donne à ce terme) à l'intérieur du système générique. Ce «placement» peut être central en un moment donné, rien ne prouve qu'il ne subira pas une progressive marginalisation, comme celle que connaît le roman épistolaire, pourtant florissant, au début du XIXe: l'œuvre est sans cesse revivifiée par toutes celles de son voisinage, qui la soutiennent et la font exister, mais cette justification extrinsèque peut aussi cesser, si son genre de référence vient à péricliter. On devine, derrière ce tableau, une conception très précise de l'histoire de la littérature: celle-ci est abordée comme une chronique des genres et de leurs aléas. La vitalité et la «fertilité» d'un genre doivent être considérées, dans cette perspective, comme les véritables moteurs de la lecture et de la survie d'une œuvre. L'histoire littéraire est conçue comme un espace mouvant, marqué par le remplacement progressif d'un canon littéraire par un autre. On trouverait une représentation frappante de ces métamorphoses dans l'image du navire de Jason que l'on rencontre chez Barthes[ix]: Argo, le grand vaisseau de la littérature, se survit éternellement à lui même, alors même que les pièces qui le composent sont remplacées les unes après les autres.

La conception formaliste est très efficace: dans cette optique, le vieillissement d'une œuvre est le produit d'un effet différentiel entre le système générique du moment de la réception et celui du temps de production. En un certain sens, les œuvres semblent se disposer selon des cycles génériques comparables aux cycles évolutifs des grandes espèces animales telles que les décrit l'histoire naturelle (selon le schéma essor-apogée-déclin): ainsi, hors du cadre scolaire, aujourd'hui, personne ne peut remettre en cause la «mort» du canon classique de la tragédie, totalement absent de l'horizon créatif contemporain. Personne ne manquera de souligner, de même, la désuétude du sonnet, dont les grandes heures semblent désormais bien lointaines. Il existe une irrémédiable «distance formelle» entre les œuvres inscrites dans ces genres et notre présent de lecteur, mais cela ne signifie pas nécessairement qu'elles sont toutes condamnées au rebut: on devine que toute œuvre qui a gagné, à un certain moment de l'évolution des formes, une position centrale dans son territoire générique, se prêtera à ce que l'on pourrait appeler une lecture «commémorative» (alors même que son genre de référence ne possède plus guère d'élan vital), ne serait-ce que par la grâce de l'enseignement scolaire et universitaire, qui accorde une autorité culturelle maximale aux œuvres fondatrices de canonicité. En revanche, une œuvre se revendiquant d'un genre en cours d'extinction semble condamnée à un vieillissement accéléré: on admettra que si les tragédies de Voltaire n'ont pas survécu, c'est parce qu'elles sont venues un siècle trop tard.

Cette conception du devenir des œuvres est parfaitement convaincante, mais elle gagne à être nuancée par trois observations. Remarquons tout d'abord que s'il est aisé d'illustrer l'existence de grands cycles formels par des exemples choisis dans la longue durée, il est tout à fait possible de les identifier dans des temps beaucoup plus restreints. Car le temps des grandes configurations génériques – dont l'évolution est particulièrement lente – est redoublé par le «temps court» des sous-genres, qui constituent des véritables «niches» ou refuges sectoriels. Ainsi, on pourrait observer l'essor et le déclin du sous-genre «roman gothique» entre 1840 et 1880, celui du «roman-feuilleton» entre 1850 et 1920, celui du livret d'opéra entre XVIIIe et XIXe, ou encore celui du livret d'opérette sous Napoléon III. Toute œuvre qui a occupé une place centrale dans ces ensembles secondaires reste inscrite dans la mémoire littéraire; mais une œuvre qui en utiliserait les codes «en retard» susciterait une impression d'anachronisme, immédiatement sanctionnée par l'oubli littéraire.

Observons ensuite que l'approche formelle permet également d'aborder l'historicité de certaines techniques narratives: d'Édouard Dujardin à Beckett, en passant bien sûr par Joyce et à Faulkner, il existe par exemple une chronologie du monologue intérieur, interne à la «ligne» romanesque entre XIXe et XXe siècle. Ici, un genre se marie à une technique narrative et à un certain nombre de procédés stylistiques, pour définir un mode d'écriture relativement éphémère, qui a ses pères fondateurs, ses grands héritiers et ses petits épigones: il va de soi que lorsqu'un auteur tel que Philip Roth exploite ce procédé dans Le théâtre de Sabbath (1995), celui-ci a totalement perdu sa nouveauté et sa charge subversive. Ne reste que le geste de s'inscrire dans une queue de comète prestigieuse.

Notons enfin, sur un autre plan, que cette approche collective des textes (qui associe la permanence littéraire à la fertilité générique) rencontre parfois des difficultés: en effet, même si l'œuvre gagne à être intégrée dans un horizon élargi, sa lisibilité peut aussi relever d'une capacité isolée à produire du métatexte. L'histoire littéraire est certes fondée sur des paradigmes collectifs, mais nombre de chefs-d'œuvre font figure d'ovnis ou d'hapax: ils ne peuvent se prévaloir d'un «voisinage» favorable et n'ont produit, en aval, aucun paradigme stable. Le cas de la Divine comédie, qui n'a jamais été un modèle formel susceptible de structurer son espace littéraire, malgré son indéniable influence culturelle, est exemplaire; de fait, le poème de Dante reste tout à fait isolé dans son époque. La forme n'est plus, dans ce cas, une sorte d'empreinte du temps, mais précisément ce qui isole du temps.

2.3 – «Toute gloire a sa claque»: la ligne des conflits internes au champ

«Toute gloire a sa claque, c'est-à-dire son ombre, son côté de supercherie, de mécanisme et de néant (car le Néant est l'origine de toutes choses), que l'on pourrait nommer, en général, l'entregent, l'intrigue, le savoir faire, la Réclame», remarquait Villiers, dans un texte irrévérencieux intitulé (de façon très bourdieusienne) La machine à gloire[x]. Une troisième clef de compréhension – située sur un plan culturel, social et institutionnel – nous est justement offerte par la sociologie du champ, qui analyse les critères de production de la valeur et de survie dans la durée en termes de stratégie et de rapports de forces: selon cette vision, chaque auteur éprouve, en un moment donné de l'évolution historique, la nécessité vitale de s'adapter aux contraintes du champ, c'est-à-dire d'adopter son système de valeur (pour en être toléré) ou de le modifier à son avantage (pour en devenir l'un des centres). L'ensemble de l'espace littéraire est considéré, non sans un certain cynisme, comme un espace où il faut conquérir sa place, au risque de péricliter avec lui, et d'être chassé par de nouveaux venus. «S'adapter aux contraintes du champ» signifie à la fois se plier à des codes sociaux (accepter la fonction attribuée à l'artiste, telle que l'a définie ce champ, par exemple) et se soumettre à des codes esthétiques directement dictés par la sphère littéraire. L'époque de référence, qui semble le mieux illustrer ces mécanismes, est pour Bourdieu le tournant du XIXe siècle, qui voit le champ littéraire fonctionner par à-coups, à travers la marginalisation progressive de groupes entiers d'écrivains, et la création d'unités d'avant-garde qui accentuent encore ces tendances, en prétendant déterminer par avance le cours futur des Lettres.

Sans aller jusqu'à réduire toute l'évolution littéraire à une question de savoir-faire et de placement stratégique, on peut parler de «modes d'être» littéraires qui se succèdent de façon frénétique. D'un jour à l'autre, l'hétérogénéité d'un texte par rapport à de nouveaux codes émergents peut ainsi devenir telle que le texte se transformera, aux yeux des tenants de ces nouveaux codes, en document obsolète. On peut songer à ce que les surréalistes diront de la mort, en l'espace d'une année, de Pierre Loti, Maurice Barrès et Anatole France: en 1924, quand Breton fête le départ définitif de «l'idiot» du «traître» et du «policier» dans un célèbre «Refus d'inhumer[xi]» (qui était en fait une exécution en règle, doublée d'un enterrement expéditif, dans la fosse commune de la littérature), c'est pour augurer un temps nouveau, fondé sur un tout autre système de valeur. Jamais une purge littéraire n'aura été plus explicite.

Si le cours des lettres est ainsi divisé, par une série de coups d'état plus ou moins éclatants, en «règnes» distincts, on conçoit de quelle façon est représenté le mécanisme du vieillissement et du passage au rebut: comme le résultat d'une défaite esthétique et sociale de groupes littéraires tout entiers, à la suite d'un conflit qui leur a fait perdre leur statut hégémonique. Que le groupe des «Hydropathes» et des «Fumistes» n'ait pas plus marqué les mémoires que l'éphémère «école romane» de Jean Moréas, on ne s'en étonnera pas: que les «Unanimistes» patronnés par Jules Romains n'aient guère laissé de traces, cela peut surprendre, étant donné l'écho du mouvement dans les premières années du siècle, et son importance pour ce qui est des problématiques de représentation des masses au XXe siècle. Certes, le nom de certains perdants subsiste dans les annales: mais c'est (encore une fois) à titre commémoratif, comme celui des princes en exil d'un royaume perdu.

Par ce biais, l'appréciation des mécanismes de rejet qui affectent tel ou tel écrivain, tout comme celle de l'absence de postérité de certaines œuvres, prend une signification nouvelle: il ne s'agit plus seulement de penser la péremption comme l'effet direct d'un vieillissement des formes (comme le proposerait une vision inspirée par Jean-Marie Schaeffer), mais d'adopter une perpective plus large, en considérant par exemple le déclin d'une niche générique, ou d'une forme littéraire, comme l'effet d'un antagonisme de fond entre plusieurs factions, qui représentent à chaque instant plusieurs possibles littéraires. Dès lors, le renouvellement formel n'est plus qu'un reflet secondaire de cet antagonisme: si, au tournant du siècle, le vers libre chasse brutalement l'alexandrin, c'est parce qu'il se définit contre «tout ce qu'il implique esthétiquement, mais aussi socialement et même politiquement», note par exemple Bourdieu[xii]. De même, on pourrait observer que lorsque les surréalistes substituent au paradigme musical des symbolistes (hantés par l'idée de mélodie et de musicalité) un paradigme visuel (graphique, inspiré des arts plastiques), c'est non seulement pour consacrer la primauté des Beaux Arts dans la hiérarchie esthétique, mais pour mieux imposer leur propre domination sur le champ des lettres. Une génération chasse l'autre: le génie par excellence n'est plus Wagner, mais Picasso. Le temps du symbolisme est bien fini.

2.4 – Une histoire des codes de lecture?

S'il est essentiel de percevoir cette ligne temporelle, et de montrer qu'elle agit silencieusement sur l'historicité même des formes (en provoquant par exemple le déclin de certaines configurations, et l'émergence de nouvelles hiérarchies génériques), il convient de la compléter par un quatrième niveau: niveau restreint à la considération du lectorat, dans la perspective de la sociologie de la réception. À l'histoire du champ «en temps réel», dans laquelle l'œuvre se trouve prise selon Bourdieu, s'ajoute celle du lectorat lui-même: l'œuvre est incluse dans une histoire de la lecture beaucoup plus large, dans une histoire de l'horizon d'attente de chaque époque. La permanence du message écrit, en lui-même invariable, est compensée par une évolution radicale des modes de lecture, que l'on ne peut réduire à une vague «histoire du goût». Certes, la part du lecteur est incluse dans la notion de «champ» développée par Bourdieu (qui englobe sous ce terme tous les phénomènes qui constituent l'activité littéraire, considérée comme un seul ensemble solidaire, de la production à la réception[xiii]): mais on gagne peut-être à le placer au premier plan, car c'est elle qui semble déterminer les déphasages les plus apparents.

Dans la perspective de Jauss, l'œuvre apparaît prise entre deux feux: l'horizon d'attente (constitué par la somme des aspirations de ses premiers lecteurs) et son ambition utopique (qui tend à lui imposer une différenciation, ou mieux un «écart esthétique», par rapport à cet horizon d'attente). Le tout est de parvenir – un peu miraculeusement – à proposer une réponse partielle à l'horizon d'attente et, dans le même temps, à faire «jouer» un certain écart esthétique, suffisant pour contribuer au renouvellement et à la refondation de l'horizon d'attente. Schématiquement, on peut dire qu'il faut à la fois «tenir le rythme» (s'adapter à l'horizon d'attente de son époque) et posséder «un temps d'avance» (anticiper sur les changements de cet horizon). Mais l'alchimie est délicate, et c'est d'abord en termes d'inadaptation que semble se décliner l'histoire littéraire: inadaptée à son horizon d'attente premier, l'œuvre disparaît, car elle est jugée illisible ou inintéressante (elle subit une sorte de péremption instantanée). Inadaptée à un horizon d'attente secondaire, elle est progressivement marginalisée (c'est la péremption lente des succès sans lendemain). Ainsi, certaines œuvres qui rencontrent immédiatement un succès public peuvent très vite se périmer (on prédit que telle ou telle œuvre «vieillira vite»): l'exemple de Jauss, qui compare la courbe de lecture de Fanny et de Madame Bovary (à travers une étude quantitative des tirages et des rééditions des deux textes[xiv]), est très explicite.

Cette vision a le mérite de mettre à jour la part importante qu'occupent le résidu, la perte et le déchet dans le développement de l'histoire littéraire. À ce propos, il est essentiel de souligner que le renouvellement de l'horizon d'attente (cet aggiornamento qui entraîne la production d'un «reliquat» destiné à sombrer) est loin de suivre un mouvement linéaire: il s'assimile plutôt à processus instable, avec des lignes de fracture et des moments fondateurs. À l'évidence, certains chefs d'œuvre correspondent à des séismes qui bouleversent l'horizon d'attente: par ce qui est bien une «violence accoucheuse de l'histoire», c'est l'infraction qui devient norme, et fait oublier la stabilité antérieure. Ce fonctionnement par à-coups est fondamental: car la recomposition qui s'ensuit, en même temps qu'elle fait surgir de nouvelles exigences de lecture et d'appréciation esthétique, peut être tellement radicale qu'elle parviendra à rendre toute une série d'œuvres littéralement invisibles aux yeux d'une culture. Ainsi, une révolution symbolique comme la victoire des codes réalistes dans le roman du dix-neuvième siècle peut nous être inaccessible en tant que telle, parce que les catégories de la perception qu'elle a imposées apparaissent maintenant naturelles, tandis que celles qu'elle a renversées nous sont devenues étrangères. Seul un patient travail d'archives pourrait permettre de faire revivre les antagonismes qui, à l'aube du dix-neuvième siècle, ont opposé le roman sentimental et le roman historique au roman balzacien, fondé sur la représentation de la société contemporaine: car la victoire du «code» réaliste, à partir de Balzac, a condamné toutes ces expériences alternatives à l'oubli. On le voit, toute œuvre demande à être inscrite dans une histoire globale de la lisibilité.

3 – Bilan provisoire: proposition d'un catalogue des «œuvres usagées»

Ainsi, l'œuvre littéraire appartient à une pluralité de lignes évolutives: alors même que son existence esthétique vise nécessairement à une transcendance atemporelle (toute œuvre aspire à une valeur dont le critère déterminant, et le mode d'être, seraient situés hors du temps:un absolu esthétique aspirant à échapper à la contingence), son existence dans la durée, proprement historique, ne peut se concevoir qu'à travers le croisement et l'interpénétration de ces divers «temps secondaires», qui constituent autant de systèmes: système linguistique et micro-chronologies stylistiques, système des formes et histoire des genres, système socioculturel et évolution du lectorat, fonctionnent comme des référentiels distincts, eux-mêmes évolutifs.C'est justement leur évolution propre qui «met en marche» l'œuvre, en autorisant des comparaisons avec un aval et un amont, et en permettant d'observer, dans la diachronie, de curieux jeux d'inadéquation entre l'œuvre et ces séries. De ce point de vue, il ne paraît pas excessif de dire qu'il n'existe, à proprement parler, pas d'histoire littéraire: seulement une historicité (plurielle) des textes littéraires.

Le «vieillissement» ne prend sens que dans ce cadre plus général, comme un phénomène né d'une lecture comparée, amenant à l'intégration de l'œuvre littéraire dans l'une ou l'autre des séries qui la traversent, et à la confrontation avec d'autres éléments présents à l'intérieur de ces séries. Certes, un certain nombre d'œuvres sortent grandies de cette opération de comparaison et de classement: ce sont les œuvres destinées à la permanence mémorielle, telle que l'entend implicitement toute histoire littéraire(ce que l'on pourrait appeler les «œuvres augustes», couvertes par la «patine du temps» qu'évoquait Thibaudet dans un passage de son Histoire de la littérature de 1789 à nos jours, ou mieux – toujours en hommage au critique de la N.R.F. – les «grands crus» de notre littérature). Ces œuvres semblent se disposer selon deux grands ensembles. D'abord les œuvres fondatrices de canonicité, ayant joué un rôle dans l'histoire des formes, dans laquelle elles ont solidement établi leur position; ensuite les œuvres inscrites dans le combat littéraire, ayant eu une fonction capitale au sein de leur champ, par leur capacité de centralisation d'autres œuvres et d'autres expérimentations: œuvres d'avant-garde, œuvres de rupture, manifestes, qui, indépendamment de toute évaluation esthétique, ont stratégiquement reconfiguré leur espace d'appartenance.

Mais à côté de ces deux catégories fondamentales – pour lesquelles, paradoxalement, la reconnaissance d'une fonction dans la chaîne temporelle devient le gage d'une conservation durable hors de cette chaîne –, on peut tenter de recenser des formes de vieillissement plus singulières, qui ont le prix de certains objets de brocante: elles concernent des œuvres qui n'ont pas accédé à l'exemplarité, ou qui ne sont pas parvenues à conserver durablement une position centrale: forme de dysfonctionnement lié à un placement hasardeux dans le pluriel des temps littéraires, aboutissant (à plus ou moins long terme) à une mise à l'écart ou à une chute hiérarchique. Toute histoire de la littérature, c'est-à-dire toute bibliothèque choisie, possède ses «Bibelots d'emplois incertains, / Fleurs mortes au sein des almées, / Cheveux, dons de vierges charmées, / Crêpons arrachés aux catins, / / Tableaux sombres et bleus lointains, / Pastels effacés, durs camées, / Fioles encore parfumées, / Bijoux, chiffons, hochets, pantins», pour reprendre les premiers vers d'un sonnet de Charles Cros[xv]. Que sont ces livres que l'on perçoit comme usagés, ces reliquats dont le décalage par rapport à certaines séries chronologiques est perçu comme une carence ou un retard? Puisque l'appréciation du vieillissement résulte de l'observation d'un écart accumulé dans une ou plusieurs lignes temporelles, c'est la nature de cet écart qui va déterminer diverses formes de désuétude. En fonction des lignes dans lesquelles s'accumule le «retard», des cas de figure très diversifiés se présentent, au point de constituer un «catalogue des œuvres usagées» pour le moins hétéroclite.

Les exemples les plus remarquables sont liés à une distorsion perçue sur la ligne des structures morphologiques. Dans cet ensemble, on peut citer les œuvres situées dans un contretemps générique, c'est-à-dire les œuvres qui prennent pour modèle constitutif un genre qui se trouve en voie de marginalisation au moment de leur écriture. Le cas du Voltaire tragédien, déjà cité, est le plus marquant, car le contretemps générique s'avère finalement improductif, et conduit à une perte d'éclat quasi instantanée (mais en un certain sens, les œuvres théâtrales d'Anouilh ou de Giraudoux correspondent à l'exploitation productive de ce même contretemps). Citons ensuite les œuvres appartenant à une périphérie générique: on pourrait rassembler ici des œuvres ayant participé à un genre central de leur époque (c'est-à-dire dans le «juste temps», contrairement au cas précédent), mais néanmoins situées dans une situation de subordination esthétique par rapport aux textes qui en ont fondé le canon, déjà intronisés en «temps réel» et objectivement plus achevés: ce que seraient les romans de Duranty par rapport à ceux de Flaubert. Viendraient dans un troisième temps les œuvres appartenant à un sous-système générique: on pourrait désigner par ce terme les textes qui appartiennent à un sous-genre ayant eu ses heures de gloire, mais une durée de vie particulièrement brève (les romans-feuilletons de la fin du XIXe siècle, par exemple): le sentiment d'un écart provient d'une inscription de l'œuvre dans une micro-chronologie formelle, qui constitue un épisode désormais clos de l'histoire littéraire, lentement condamné à l'abandon par les choix esthétiques de la génération suivante (il ne faut pas oublier, bien sûr, que le roman-feuilleton est un genre populaire, dont le succès a été fait par un lectorat «bas», sans véritable légitimité institutionnelle).

Sur ce qui a été nommé la «ligne expressive», on pourrait évoquer les œuvres qui choisissent pour horizon de leur lisibilité (et mètre de leur écriture) des textes antérieurs ayant déjà conquis une position dominante: par leur emprunt à une grammaire expressive préexistante, ces œuvres se condamnent à un effacement à court terme, l'histoire littéraire ayant tendance à isoler le texte fondateur de tous ses suiveurs (fussent-ils parodiques, comme les Déliquescences d'Adoré Floupette, qui tournent en ridicule les stylèmes décadents en vogue à l'époque).Le paradoxe étant, bien sûr, que ce sont précisément les suiveurs qui ont constitué le modèle en archétype, et justifié, par leur propre influence littéraire, son exemplarité: René Ghil et André Fontainas ont bien contribué à «faire» Mallarmé, mais ils ne se sont pas inscrits dans la durée, comme si leur rôle s'épuisait dans leur force d'entraînement et de légitimation.

On pourrait également citer, sur la troisième ligne cette fois, les œuvres appartenant à une périphérie socio-esthétique(œuvres de «seconds couteaux» des grands mouvements littéraires: ce que Paul Alexis, qu'Henry Céard appelait «l'ombre de Zola», est au maître du naturalisme), dont l'éclat passager ne semble dû qu'à la réfraction d'une grande œuvre située à proximité, les œuvres de la réaction et de la résistance esthétique(comme celles des «arrières gardes» de William Marx et des «antimodernes» étudiés par Antoine Compagnon), que l'on ne peut concevoir qu'en opposition à une force opposée, comme une sorte de «corpus inversé» de la modernité, et les œuvres supplantées ou discréditées, du fait d'un changement brutal d'horizon culturel (ce que sont devenues, pour nous, les œuvres d'un Pierre Loti, qui semblent littéralement antédiluviennes par rapport au siècle des avant-gardes).

Dans la quatrième ligne, on pourrait enfin mentionner les œuvres d'un seul horizon d'attente, insuffisamment distanciées par rapport aux codes esthétiques de leur contexte de production (et par-là même, parfaitement identifiables à celui-ci). Cela concerne les best-seller de consommation courante, dont on connaît bien le vieillissement accéléré, mais également des œuvres aspirant aux hautes cimes de la littérature. N'en déplaise à Anatole France ou à Edmond Rostand, on pourrait classer leurs livres dans cette catégorie – catégorie qui a d'ailleurs le charme de certaines lithographies d'époque, de certains décorations d'intérieur: document d'un goût collectif passé, perçu comme inactuel sur la ligne chronologique de la réception, mais fort utile pour la reconstruction d'un contexte culturel. «Chaque public a le Shakespeare qu'il mérite», résumait rêveusement Gide en songeant à Rostand[xvi].

Il serait sans doute possible de préciser cette typologie, mais cette ébauche suffit à éclairer certains mécanismes de la sélection mémorielle: d'abord en révélant de quelle façon toute situation de centralité est transformée par l'histoire littéraire en exemplarité esthétique – et comment, à l'inverse, la «marginalité» (générique, formelle, linguistique) est destinée à intégrer la part du «résidu», plus ou moins vite abandonné; ensuite en montrant qu'une œuvre littéraire parvient, mieux que tout autre document écrit, à rendre sensible ces temps étagés, à faire sentir ce que Daniel Bensaïd nomme «la discordance des temps[xvii]»; enfin en mettant en lumière l'importance de la coïncidence entre le cycle créatif d'un auteur et les grands cycles en cours dans une époque littéraire (car ne pas suivre le rythme ou le «tempo» d'une époque esthétique signifie se condamner à jouer à contretemps).

Certes, il serait opportun de vérifier ces hypothèses par un protocole de lecture développé sur un cas plus restreint. On pourrait par exemple considérer l'ensemble des auteurs retenus, en 1900, par l'anthologie Poètes d'aujourd'hui de Paul Léautaud et Adrien Van Veber, puis appliquer à chacun cette grille de lecture, pour tenter d'expliquer l'effacement de certains noms et la conservation d'autres références: en d'autres termes, pour essayer de comprendre comment s'est réalisé le tri, apparemment aléatoire, entre les trente-trois auteurs qui figurent dans cet ouvrage. Convenons avec Pierre Jourde que «le XIXe siècle ne nous facilite pas les choses», en ce qu'il «grouille de mineurs qui ont réussi et de majeurs descendus à la cave[xviii]». L'exercice serait d'autant plus intéressant que l'anthologie en question a connu diverses rééditions (notamment en 1908 et 1929), et que les modifications de son contenu ont accompagné les reconfigurations du champ littéraire de son époque[xix]. Un second terrain d'enquête, particulièrement fertile, serait offert par les listes des membres de l'Académie au cours du XXe siècle: une analyse comparée des occupants des fauteuils en 1900, 1930, 1960 et 2000 permettrait non seulement de saisir selon quels critères s'organise la sélection des membres de cette institution, mais aussi d'observer les distorsions entre cette sélection interne et celle qu'a opéré, cette fois à l'extérieur de la Coupole, notre culture littéraire. Cette entreprise mettrait à jour, on le devine, l'extrême mortalité des prétendus Immortels. Pour l'heure, on réservera ces «travaux pratiques» à un autre cadre, et l'on se contentera d'aborder les interrogations que soulève cette interprétation du vieillissement.

4 – Trois difficultés

Les problèmes que suscite la typologie à peine ébauchée peuvent être ramenés à trois interrogations essentielles. La première concerne le rapport temps interne/temps externe: la temporalité d'une œuvre est-elle exclusivement extrinsèque, ne découle-t-elle pas également d'un certain placement interne dans le «temps des lettres»? La seconde relève d'un questionnement sur temps réel et temps virtuel: la temporalité d'une œuvre n'est-elle liée qu'à l'histoire effective des séries chronologiques dans lesquelles elle s'inscrit, ou ne doit-elle pas être considérée dans une histoire plus large des «possibles» que dessine en chaque instant le croisement de ces chronologies? La troisième concerne les phénomènes de retour en grâce: comment aborder, dans ce cadre, la possibilité de la renaissance et de la revitalisation?

4.1 – Temps propre, horloge interne

Sans nier ce qui a été observé (le caractère déterminant des temporalités externes dans l'évaluation du vieillissement d'un texte), on peut se demander s'il ne convient pas d'accorder une certaine place à ce qui serait l'«horlogerie interne» de l'œuvre: nous avons vu qu'un texte est traversé par une multitude de temps – mais son placement au croisement de ces diverses lignes peut relever d'une forme d'intentionnalité: ainsi, on gagnerait peut-être à considérer le texte comme un dispositif destiné à être traversé par le temps, une sorte de «mécanisme à retardement», relevant d'une première mise en temporalité. On peut poser la question en ces termes: est-ce que chaque œuvre ne porte pas, en son cœur même, une potentialité d'inscription dans la durée, dont dépendraient (au moins en partie) les modalités concrètes de son évolution, de son vieillissement?

C'est sur une première intuition de ce phénomène que se fonde une distinction très courante, selon laquelle il faudrait opposer les œuvres confiées à la «longue durée» à celles qui seraient «de la courte durée»: les exemples d'une telle opposition de manquent pas, dans les textes critiques comme dans les ouvrages de vulgarisation. Pour n'en retenir qu'un, peut-être inattendu, citons celui de Jean d'Ormesson, lequel distingue, dans son dernier essai Odeur du temps[xx], les écrits du «temps qui passe» (le vain brouhaha des auteurs sans lendemain) et ceux du «temps qui reste» (la grande parole littéraire, qui vise à l'éternité). Au-delà de ce qu'une telle vision, très semblable à celle que développe Calvino dans Pourquoi lire les classiques, trahit des options conservatrices de son auteur (pour lequel ce qui est voué à la conservation a nécessairement plus de prix), sa proposition peut alimenter la réflexion: elle se fonde sur l'idée qu'il existe un temps de lisibilité idéal, inscrit comme un programme dans les textes. Toute œuvre semble bien, en effet, miser fantasmatiquement sur ses possibilités de lecture future, et construire virtuellement sa postérité littéraire. Mais on peut se demander comment cette imagination du temps se donne à lire dans l'œuvre. Ce qui est sûr, c'est que l'on aurait tort de ramener nécessairement au «temps bref» les textes d'occasion, au «temps large» les œuvres longtemps méditées: l'inscription de l'œuvre dans une durée littéraire semble plutôt dépendre d'un choix entre deux postures opposées.

La première est celle de la foi dans la «grande permanence»: celle des classiques ou des grands noms, tout à fait hors du temps. L'œuvre s'assimile aux joyaux du passé, se place dans un rapport d'émulation, mais également de subordination: c'est l'idée de continuité avec le passé qui domine. Ce mode de placement pourrait être défini «mode classique»: non seulement parce que c'est celui du régime des Belles Lettres de l'époque classique (lorsque l'invention n'était conçue que comme variation sur un paradigme fixe: non pas recopier à l'identique, mais varier, c'est-à-dire exploiter les virtualités dont les textes passés sont chargés), mais parce que ce choix correspond à une conceptualisation du classicisme comme intemporalité (en d'autres termes, comme l'observe Gadamer, l'œuvre aspirant au classicisme abordel'intemporalité en tant que «modalité de l'être historique[xxi]»). Ce placement semble être celui d'auteurs qui se déterminent par rapport à une «grande tradition», et qui ne se conçoivent que dans un très long terme: l'œuvre de Marguerite Yourcenar ou de Julien Gracq semble impliquer une prise de position dans ce temps dilaté, presque immobile, de la grande littérature.

La seconde posture relève d'un placement dans la course en «temps réel» des lettres et des arts: elle est fondée sur l'idée d'un dépassement perpétuel, censé être à la base même de la littérature, donc du travail de l'écrivain. Il s'agit d'être «de son temps», d'être «absolument moderne», pour contribuer à l'invention de nouveaux moyens expressifs: c'est dans un temps linéaire que se placent les œuvres, qui, en même temps qu'elles acceptent l'idée de novation, s'ouvrent au risque de la péremption. Il faut néanmoins noter que cette péremption est rattrapée par l'inscription dans l'histoire: la perte apparente d'actualité est amplement rattrapée par l'assurance de trouver une place, une fonction et une explication à l'intérieur de la grande chaîne évolutive de la littérature.

Ces deux postures représentent deux situations extrêmes, qui sont rarement adoptées de façon exclusive. Néanmoins, il semble que toute œuvre fasse nécessairement un choix entre ces deux perspectives. Or, ce choix hypothèque les modalités mêmes de son vieillissement. On pourrait approfondir l'analyse, et découvrir d'autres possibilités de «placement» de l'œuvre, peut-être plus singulières[xxii]; mais il suffit de retenir qu'il existe toujours une inscription originelle de l'œuvre dans la durée littéraire – inscription qui, à bien y regarder, ne détermine pas une virtualité à venir, mais livre l'interprétation par l'œuvre de cette virtualité: parallèlement à une projection dans la mémoire (en convoquant un certain nombre de modèles du passé), l'œuvre offre donc une projection fantasmatique dans l'avenir, qui définit déjà les possibilités de son prolongement. La réception réelle est ensuite, effectivement, une histoire d'aléas et de rencontre avec un lectorat. Mais ces propriétés internes montrent que l'on ne peut considérer la question du vieillissement trop naïvement, comme le simple résultat d'un jeu entre adaptation et inadaptation, d'ordre générique ou contextuel.

4.2 – L'échiquier des possibles: les «œuvres déclassées»

Un deuxième problème se manifeste, lorsque l'on considère la temporalité propre à chaque ligne chronologique, telle qu'on l'a évoquée jusqu'à présent: globalement, quel que soit le point de vue critique que l'on adopte, il est difficile de ne pas considérer les lignes qui ont été identifiées comme des vecteurs monodimensionnels, à l'intérieur desquels l'œuvre se «placerait» plus ou moins bien (tantôt en avance, tantôt en retard, tantôt en parfaite synchronie). Ainsi, du point de vue sociologique, en 1950, le groupe des «Temps modernes» correspondrait à la pointe de la production littéraire et culturelle, celui de la «Table ronde» à sa lanterne rouge; du point de vue formel, dix ans plus tard, les œuvres du «Nouveau roman» seraient «en avance» par rapport aux derniers textes de fiction de Claude Mauriac, etc.

Or, cette vision, pour intuitive qu'elle soit, est fondée sur une conception très simplifiée de la «flèche du temps». À bien y regarder, celle-ci est représentée non seulement comme un dispositif linéaire (que l'on ne peut parcourir que dans une direction), mais comme un élan de concrétisation progressive: l'histoire littéraire ne peut se départir d'une forme de fatalisme, comme si l'ensemble des querelles littéraires du passé devaient amener à la réalisation d'une essence prédéfinie, et comme s'il était parfaitement aisé, en toute époque, de distinguer les choix gagnants des choix sans avenir. On devine qu'il serait beaucoup plus fructueux de concevoir chacune des prétendues «lignes» comme des espaces

pluridimensionnels, où chaque œuvre désigne silencieusement, sinon clandestinement, toute une série de «possibles», dont le couronnement postérieur n'a rien de sûr. Si l'on adopte ce point de vue, la temporalité d'une œuvre se complique, car elle n'est plus seulement liée à l'histoire effective des séries chronologiques dans lesquelles elle s'inscrit: elle mérite d'être considérée dans une histoire plus large des «possibles» que dessine en chaque instant le croisement même de ces chronologies.

Cette perspective modifie non seulement la considération générale du «temps des œuvres», mais également la conception du vieillissement qui a été exposée,car, dans cette optique, le vieillissement ne se présente plus uniquement comme le fruit d'un «dépassement» dans la série littéraire, du fait d'une réalisation supérieure. Il peut aussi être produit par un passage à d'autres logiques temporelles, semblable à un «déplacement de curseur» ou à une «marche en diagonale» de l'histoire littéraire. Si, à chaque instant, une multitude d'œuvres dessinent une infinité de virtualités, et si, à chaque instant, le cours des lettres en élit une, le présent de la littérature doit être imaginé comme un vaste échiquier, dessinant des territoires multiples, en l'attente d'être comblés. Bourdieu analyse cet «espace des possibles» et ces «lacunes structurales» en des termes très éclairants, qui peuvent être étendus au-delà de sa propre vision des Règles de l'art: il existe selon le sociologue «un univers infini de possibilités enfermées à l'état potentiel dans un système fini de contraintes». Cet espace des possibles est «un espace orienté et gros de prises de position qui s'y annoncent comme des potentialités objectives». Ces potentialités sont «des choses “à faire”, “mouvements” à lancer, revues à créer, adversaires à combattre, prises de positions établies à “dépasser”». Dans la multiplicité de ces parcours, qui ne demandent qu'à être prolongés, le saut d'un possible vers l'autre (c'est-à-dire la concrétisation d'une option) rend soudain «fondé» tout le chemin parcouru antérieurement, et change littéralement en impasses un certain nombre d'expériences littéraires concurrentes[xxiii].

Cette conception du devenir des œuvres doit nous inviter à forger une autre catégorie du vieillissement, radicalement différente. Le vieillissement, ainsi qu'il a été analysé jusqu'ici, a en effet permis de mettre en lumière le paradigme des «œuvres usagées», et d'identifier à l'intérieur de ce paradigme différents niveaux d'usure. À la suite de Margaret Cohen, on pourrait proposer de forger une autre catégorie, en baptisant «œuvre hors d'usage» ou «œuvre déclassée» l'œuvre qui succombe à l'abandon du possible textuel qu'elle portait en germe. Par ce terme on peut désigner toute production restreinte, élitiste (généralement «de pointe», donc très proche des caractéristiques d'une avant-garde, telle que la définit généralement le discours littéraire) qui est pourtant restée isolée et inféconde. L'étude de la charnière entre XIXe et XXe siècle apparaît particulièrement stimulante de ce point de vue, car l'on voit se côtoyer des groupes littéraires très divers, qui, malgré leur prétention affichée à orienter le cours des lettres, ont été, pour la plupart, relégués dans les oubliettes de l'histoire.

Il convient d'insister sur l'importance de cette catégorie qui, par bien des aspects, est une catégorie-fantôme, car, comme le rappelle encore Margaret Cohen, la critique n'analyse «les aspects littéraires des textes littéraires» qu'«à partir de ce qui a subsisté[xxiv]». La lisibilité même de ces possibles abandonnés est menacée, en ce qu'elle impliquerait un patient travail de réappropriation, permettant de retrouver les logiques esthétiques qui ont présidé à leur création. Mais ces logiques sont désormais externes à notre conception du littéraire, et par là même discréditées. Le regard critique – comme le regard du lecteur de bonne volonté – en vient naturellement à considérer comme «non-littéraires» ou «sous-littéraires» les œuvres de cette immense face cachée de la littérature.

4.3 – Renaissances, revitalisations

On rencontre une troisième difficulté lorsque l'on observe la possibilité de repêchage qui est offerte à certaines œuvres oubliées, le bain de jouvence qui est parfois proposé à certains «objets désuets» de la littérature: chacun sait que la réception d'une œuvre est soumise à d'imprévisibles fluctuations, et qu'une œuvre déclassée peut bénéficier d'une seconde jeunesse. Les exemples de textes réintroduits dans le panthéon littéraire ne manquent pas; le déclencheur de la redécouverte collective peut être un travail critique de réhabilitation (le cas du retour en grâce de Raymond Roussel par l'entremise, entre autres, de Michel Foucault, est peut-être le plus marquant) ou une initiative d'auteur indépendante des institutions (les rééditions de John Fante, dues presque exclusivement à l'influence de Charles Bukowski, rentrent dans ce cas de figure). On peut d'ailleurs généraliser l'observation, et postuler que toute œuvre, quelle qu'elle soit, contient cette possibilité d'en susciter de nouvelles, et d'être un jour réveillée par un texte qui convoque sa mémoire, comme le montre Borges dans sa réflexion sur les précurseurs de Kafka. Or, si ces phénomènes ont été amplement analysés, ils semblent aller à l'encontre de toute conceptualisation de l'idée de dégénerescence: ils paraissent en effet contredire l'usure, montrer la réversibilité du rapport au temps. Il n'est pas sûr, pourtant, que le vieillissement soit réellement annulé.

Il faut en effet observer que si un phénomène de revitalisation offre une nouvelle vie à une œuvre tombée en désuétude, cette nouvelle existence a des caractéristiques précises: créer une nouvelle chaîne d'associations entre un texte du présent et un texte du passé ne permet pas d'annuler, mais seulement de neutraliser le déphasage qui l'a condamné à l'oubli. On peut dire que le «rappel» d'un ouvrage du passé par un ouvrage du présent lui offre une porte de sortie du temps(en même temps qu'il lui donne un éclat nouveau, il le fige dans un temps neutre, en jetant un pont entre deux époques), mais sans effacer son ancrage dans les lignes chronologiques originaires: le texte en question reste inscrit dans un passé mineur, dont il garde la trace indélébile.

C'est pourquoi l'idée de la redécouverte gagne à être considérée non selon une perspective légitimiste – comme la réparation d'une injustice dans la bibliothèque collective – mais à travers une métaphore empruntée au champ du psychisme: on pourrait considérer que le passé minoré de la littérature constitue une sorte de «vécu», de passif psychanalytique, invisible mais encore latent. De fait, tout texte écrit dans le présent reposerait sur un bric-à-brac inopérant – tout texte aurait derrière lui une somme de ces vieilleries, mortes mais potentiellement en marche. Dans ce stock, un «rappel» serait toujours possible, dans tous les sens du terme (celui d'un souvenir qui resurgit, ou d'un rappel théâtral pour un comédien que l'on veut revoir sur la scène). De ce point de vue, comme le note Ingeborg Bachmann, la littérature «n'est pas fermée», car «tout son passé se presse pour entrer dans le présent. Forte de la force de tous les temps, elle se presse en s'opposant à nous, en s'opposant à ce qui de notre époque est en rupture avec ce qui l'a précédé, en s'appuyant sur ce à quoi nous tenons encore[xxv]». Les «œuvres déclassées», semblables à des fantômes, entourent notre présent littéraire et portent en elles la possibilité de le modifier.

Cette métaphore de l'inconscient littéraire peut permettre de compléter la représentation des possibles textuels théorisée par Bourdieu: à travers elle, on perçoit qu'à chaque texte de notre «passé refoulé» n'est pas seulement associé un «possible» qui a été abandonné, mais aussi une ligne temporelle virtuelle, c'est-à-dire encore en sommeil, qui court jusqu'à notre présent et peut être à nouveau réveillée. Si chaque nouvelle expérience littéraire peut réactiver des souvenirs enfouis, de façon aléatoire et imprévisible, le territoire des lettres est celui de la résurrection permanente.

Bien sûr, le défi est d'intégrer cette force de recomposition dans la théorisation même d'un projet d'histoire littéraire, en la considérant comme une donnée constitutive du champ des études culturelles. Comme le rappelle Dimitri Kargiotis, cette prise en compte n'est pas sans conséquences[xxvi]: à l'inverse de toute entreprise historique «classique», qui aspirerait à construire des hiérarchies immuables (et serait condamnée, par là même, à voir «son» canon daté et historicisé à plus ou moins brève échéance), un projet fondé sur cette prémisse devrait viser à l'élaboration d'un système tenant compte, dès son origine, à la fois de l'élargissement maximal et de l'évolutivité fondamentale de son objet. Loin d'aboutir à un «système clos, non-dynamique, non-transformable», un tel programme serait à réinterpréter en termes de «projet critique» de très vastes dimensions: une sorte de tableau à géométrie variable, qui réunirait dans un même ensemble la «littérature constituée» et les voies parallèles, les lignes dormantes, les traditions souterraines, susceptibles d'atteindre un jour un nouveau statut hiérarchique.

5 – Conclusions

«Le trésor, cette soi-disant réserve de poésie éternelle que l'histoire littéraire garde et administre avec tant d'assiduité, est-il digne de cette piété et de cette adjuration continuelle? Ces lingots d'or de l'esprit humain sont-ils tous authentiques? N'y en a-t-il pas quelques-uns qui noircissent?»

I. Bachmann, Leçons de Francfort, Arles, Actes Sud, 1986, p.121

Sur la lancée des réflexions développées dans La mémoire des œuvres de Judith Schlanger, ces quelques remarques sur le vieillissement peuvent nous inviter à considérer l'historicité des objets culturels non pas selon le modèle objectif du temps linéaire, mais selon une perspective fondamentalement mémorielle. L'un des intérêts de cette proposition tient à ce qu'elle ne fait pas de la sélection des «grandes œuvres» dans le continuum un geste réservé au libre arbitre du critique, mais qu'elle présente l'idée de péremption comme le moteur même de l'évolution littéraire (préexistant au penser/classer de l'historien des littératures), en même temps qu'elle le pose comme un territoire à explorer et à théoriser. Affronter l'étude de la dégénérescence littéraire, s'attarder devant des œuvres devenues mineures, ce n'est pas seulement «méditer devant un cadavre», ou «consommer de la culture sur le mode du repas funèbre», comme le suggère malicieusement Pierre Jourde[xxvii]. S'il existe toute une littérature passée à explorer, ce n'est pas nécessairement dans une optique nécrophile. Bien au contraire, ce pourrait être dans l'espoir de saisir le jeu complexe d'obscurcissements et d'éclipses à l'œuvre dans l'histoire des lettres, tout en cherchant, à travers la redécouverte de gloires ternies, à recomposer morceau par morceau les fragments du firmament littéraire. Car dans le bric-à-brac des choses passées, dans le grenier du périssable, chaque ouvrage couvert de la poussière du temps semble nous dire, comme un fameux brin de bruyère: «Et souviens-toi que je t'attends».



[i] G. Lukacs, «Remarques sur la théorie de l'histoire littéraire», in Lucien Goldmann et la sociologie de la littérature, Bruxelles, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1974, p. 71-103 (p. 89-90 pour nos citations).

[ii] Cf. P. Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Paradoxes», 2000, et le compte rendu de Marc Escola dans Fabula, intitulé «L'eau et le moulin» (acta fabula, printemps 2001, vol. 2 n° 1).

[iii] Quels sont, en effet, les signes de la «perte d'aura»? Si aucun symptôme n'est suffisant pour désigner la crise d'autorité d'un auteur, reconnaissons néanmoins qu'un faisceau d'éléments peut définir l'éclipse de son œuvre: parmi ceux-ci, citons la chute de ses tirages, la raréfaction de ses rééditions posthumes, la non publication de son «œuvre complète», la diminution progressive de la place qui lui est accordée dans les manuels scolaires, l'absence de travaux critiques ou de thèses universitaires sur son œuvre, la disparition de toute commémoration externe de son existence (noms de rues, musées, anniversaires, etc.). Cette liste laisse déjà apparaître que le «vieillissement» tient à la fois de la sanction esthétique et de la sanction sociale.

[iv] Cf. A. Saville, The Test of Time, Oxford, Clarendon Press, 1982.

[v] Cf. E. R. Curtius, Europaïsche Literatur und lateinisches Mittelalter, Bern, A. Francke, 1954, p. 21 (trad. fr. La littérature européenne et le Moyen Âge latin, Paris, Presses Pocket, 1991, p. 44).

[vi] La phrase de Barthes, explicitement métaphorique, se prête à toutes les interprétations: «Le Texte, […] c'est le champ de l'aruspice, c'est une banquette, un cube à facettes, un excipient, un ragoût japonais, un charivari de décors, une tresse, une dentelle de Valenciennes, un oued marocain, un écran télévisuel en panne, une pâte feuilletée, un oignon, etc.» (R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1989, vol. III, p. 151). On retiendra l'idée d'objet polyédrique et de torsade, en forçant légèrement l'interprétation du fragment de Barthes.

[vii] Cf. G. Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française (1890-1940), Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des idées», 2002.

[viii] J.-M. Schaeffer, Qu'est-ce qu'un genre littéraire?, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 1989.

[ix] Cf. R. Barthes, in Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. «écrivains de toujours», p.51.

[x] Villiers de L'Isle Adam, La machine à gloire [1874], in Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», vol. I, 1986, p. 583-596. Signalons que la nouvelle est dédiée à un poète tout à fait étranger à son époque, et bien hostile à la «machine à gloire»: Stéphane Mallarmé.

[xi] «Loti, Barrès, France, marquons tout de même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces trois sinistres bonshommes: l'idiot, le traître et le policier» («Refus d'inhumer», cité in M. Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, coll. «Points», 1970, p. 60-61).

[xii] P. Bourdieu, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 289

[xiii] Pierre Bourdieu rappelle que le pouvoir n'est pas concentré dans les mains de quelques personnes, mais tient à l'organisation solidaire du champ: «ce qui “fait les réputations”, ce n'est pas, comme le croient naïvement les Rastignac de province, telle ou telle personne “influente”, telle ou telle institution, revue, hebdomadaire, académie, cénacle, marchand, éditeur, ce n'est même pas l'ensemble de ce que l'on appelle parfois “les personnalités du monde des arts et des lettres”, c'est le champ de production comme système […] où s'engendrent continûment la valeur des œuvres et la croyance dans cette valeur» (P. Bourdieu, «La production de la croyance», in Actes de la recherche en sciences Sociales, n° 13, janvier-février 1977, p. 7).

[xiv] Cf. H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. «tel», 1991, p. 56-57: «En même temps que Madame Bovary, qui devait ensuite accéder à la célébrité mondiale, paraissait sous la signature d'un ami de Flaubert, Gustave Feydeau, une Fanny aujoud'hui tombée dans l'oubli. En dépit du procès intenté à Flaubert pour outrage à la moralité publique, Madame Bovary fut d'abord reléguée dans l'ombre par Fanny: en un an le roman connut treize éditions, c'est-à-dire un succès comme Paris n'en avait plus vu depuis l'Atala de Chateaubriand»

[xv] C. Cros, T. Corbière, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», 1970, p. 47.

[xvi] Cf. A. Gide, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», p. 225 (27 novembre 1907).

[xvii] Cf. D. Bensaïd, La discordance des temps. Essai sur les crises, les classes, l'histoire, Paris, Éditions de la passion, 1995. Cet essai se propose d'analyser l'histoire contemporaine du point de vue de la discordance de ses «cycles» politiques, économiques et sociaux.

[xviii] P. Jourde, «Le fantasme de l'œuvre mineure à la fin du XIXe siècle», in Littératures classiques, 31, numéro spécial «Les Minores», p. 183.

[xix] Citons tout au moins la première édition: P. Léautaud, A. Van Veber, Poètes d'aujourd'hui. 1880-1900, accompagnés de notices biographiques et d'un essai de bibliographie, Paris, Mercure de France, 1900. Les poètes cités dans ce livre sont, par ordre alphabétique, Henri Barbusse, Henry Bataille, Tristan Corbière, André Fontainas, Paul Fort, René Ghil, Fernand Gregh, Charles Guérin, A.-F. Hérold, Francis Jammes, Gustave Kahn, Jules Laforgue, Raymond de La Tailhède, Pierre Louÿs, Maurice Maeterlinck, Maurice Magre, Stéphane Mallarmé, Camille Mauclair, Stuart Merrill, Robert de Montesquiou, Jean Moréas, Pierre Quillard, Henri de Régnier, Adolphe Retté, J.-A. Rimbaud, Georges Rodenbach, Albert Samain, Emmanuel Signoret, Laurent Tailhade, Paul Valéry, Émile Verhaeren, Paul Verlaine et Francis Viélé-Griffin.

[xx] J. d'Ormesson, Odeur du temps. Chronique du temps qui passe, Paris, éditions éloïse d'Ormesson, 2007

[xxi] H. G. Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1966, p.311

[xxii] Par exemple en observant que toute une période littéraire, au tournant du XIXe siècle, semble chercher à se placer en porte-à-faux par rapport à l'alternative évoquée, en construisant d'autres logiques de lecture(nombre d'œuvres de l'époque se placent ironiquement dans le temps désuet, le déjà-fini, l'inactuel: en choisissant d'imaginer leur propre «éternité noire», en mettant en scène le fantasme de l'oubli, en se présentant comme des «œuvres en ruine» laissées dans l'inachèvement, ou en s'attribuant elles-mêmes le titre d'œuvres «injouables»). Sur ce sujet, cf. J. de Palacio, Le silence du texte. Poétique de la Décadence, Louvain-Paris, Peeters, 2003.

[xxiii] P. Bourdieu, Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 326.

[xxiv] M. Cohen, «Une reconstruction du champ littéraire: faire œuvre du “désordre du siècle”», in Littérature, n°124, décembre 2001, p. 37.

[xxv] I. Bachmann, Leçons de Francfort, Arles, Actes Sud, 1986, p. 127.

[xxvi] Cf. à ce propos D. Kargiotis, «Quid minor in litteris? Entre théorie et histoire», in Littérature, 146, juin 2007, p.104-122 (p. 115 pour notre citation).

[xxvii] P. Jourde, op. cit., p. 202.



Paul-André Claudel

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Novembre 2007 à 19h28.