Atelier


Pour une analyse énonciative et interactionnelle des points de vue dans la narration, par Alain Rabatel.


Extrait de l'introduction du livre Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit, Limoges, Lambert-Lucas, coll. "Linguistique", 2009, 2 vol., 690 p. Cet extrait est ici publié avec l'aimable autorisation de l'éditeur.


Dossier Point de vue et focalisation




Pour une analyse énonciative et interactionnelle des points de vue dans la narration

L'objectif de cet ouvrage est de montrer que l'approche énonciative du point de vue (désormais PDV), en rupture avec la typologie des focalisations de Genette, permet de dépasser[1] une narratologie d'essence structuraliste, en articulant approches linguistiques, stylistiques et littéraires, en faisant droit aux passions, aux émotions et aux sensations, à travers l'attention portée aux questions entrecroisées des voix et des points de vue, des valeurs et de l'esthétique.

Un tel parti pris explique qu'on ne fasse pas, au seuil de cet ouvrage une énième présentation des cadres généraux du récit – cela a été fait dans des ouvrages théoriques de premier plan (Greimas, Genette, Adam). Nous considèrerons ici les éléments structurants du récit non plus essentiellement comme la manifestation de structures profondes ou comme des matrices d'engendrement des récits, mais comme les traces des processus interactionnels et pragmatiques où le scripteur opère des choix, en fonction de la situation, du genre, de l'image des lecteurs, etc. Ces choix, qui produisent des effets sur le lecteur, sont analysables en tant qu'indicateurs de points de vue sur l'histoire comme sur sa narration. Ils intensifient l'analyse des interactions entre les activités de construction de la diégèse et celles de sa mise en mots, et, par là, enrichissent l'interprétation des œuvres. En définitive, ils s'avèrent des moyens de connaissance par lesquels scripteur et lecteur construisent leur être au monde à travers leur rapport au monde et au langage, dans une posture réflexive fondée sur la dimension cognitive de la mimésis, sans oublier pour autant les émotions, à travers les phénomènes empathiques, ainsi que les sensations esthétiques. Un tel choix théorique suppose de dépasser l'approche immanentiste du récit pour s'appuyer sur une analyse interactionnelle de la narration, inscrite elle-même dans le cadre de l'analyse de discours, du moins telle qu'elle a été développée par Maingueneau (2004), à propos de l'analyse des textes littéraires, et par Amossy (2006), notamment pour l'analyse de la dimension argumentative indirecte.

La rupture avec les approches du récit qui font de la surface du discours la manifestation de structures profondes immanentes n'implique pas l'abandon des outils que représentent le schéma actantiel, les parcours sémiotiques entés sur le carré sémiotique, les schémas ternaire ou quinaire du récit, les isotopies, etc.[2]. Elle invite au contraire à les reconsidérer, dans des cadres théoriques qui permettent d'appréhender plus finement le jeu interactionnel des personnages (théories des interactions) ainsi que les enjeux de la narration (analyses pragmatiques des actes de discours, de l'effacement énonciatif, de l'argumentation directe ou indirecte), en lien avec une approche renouvelée de l'énonciation qui croise ses problématiques avec celles de la narratologie, pour le profit mutuel des deux paradigmes – l'énonciation et la narratologie ayant tout à gagner à une réflexion sur les instances d'énonciation et de la narration, sur la portée des phénomènes de prise en charge ou de prise en compte, dès lors que l'analyse ne se cantonne plus au cadre de la phrase.

Bref, à tout seigneur, tout honneur, il nous faut nous intéresser à l'Homme racontant, ou encore, si l'on veut bien donner à cette activité du raconter sa dimension anthropologique et linguistique, à l'Homme narrant, Homo narrans, tel qu'il existe dans et par le discours, l'actualisation discursive étant le lieu d'une construction et d'une transformation, à travers des interactions dialogiques, qui vont bien au-delà de la mise en œuvre de structures profondes. Autrement dit, il nous faut examiner l'Homme narrant non plus à travers une logique du récit qui réduit son rôle à une voix plus ou moins désincarnée assurant des fonctions de «régie narrative », mais à travers une logique de la narration qui confère à cette voix un corps, un ton, un style, une inscription dans une histoire (à tous les sens du terme), des goûts et des dégoûts, des partis-pris qui n'existent qu'à travers la manière de créer des mondes et des personnages, et qui est profondément modifiée et interrogée par ce processus créateur, étant donné sa dimension radicalement dialogique.


1. Homo narrans


Homo narrans indique donc le décentrement théorique en cours du récit vers la narration. Ce titre qui mérite quelques explications.

En premier lieu, l'Homme[3] narrant – pour peu qu'on considère ici comme idéalement nulles les variations génériques, historiques et personnelles, si importantes par ailleurs –, c'est d'abord un sujet qui raconte des histoires à un certain auditoire. Il vaut la peine de s'attarder sur la notion de sujet, tant ce dernier a mauvaise presse en linguistique. Si la coupure saussurienne langue/parole est fondatrice d'une science du langage et reste, à ce titre, toujours pertinente contre toutes les dérives des approches psychologisantes ou sociologisantes de la parole, il n'en reste pas moins vrai que cette coupure doit être repensée, comme y invitait déjà Bally voilà longtemps (Paveau et Sarfati 2003: 89-94), afin d'éviter l'écueil du sujet idéal et désincarné de la langue, doté d'une compétence universelle et absolue, tel qu'on le trouve dans le sujet générique ou autonome du structuralisme, notamment dans le générativisme. Dépasser la forclusion du sujet implique la nécessaire prise en compte des phénomènes psychologiques, sociologiques ou cognitifs qui le construisent, sans substituer l'analyse anthropologique à l'analyse linguistique: bref, il s'agit d'éviter les images toutes deux erronées d'un sujet idéalement tout puissant ou d'une baudruche inconsistante, sans prise sur le réel, s'épuisant sous les avatars du reflet[4]. Certes, le sujet anthropologique[5] (ou philosophique) – qu'on peut rapidement définir comme le support de comportements, de pensées, de paroles, d'actes et, en définitive, d'un destin – ne paraît a priori pas indispensable pour analyser le sujet de l'énoncé – qu'on rassemble sous le néologisme de subjectité (Lazard 2003), c'est-à-dire le sujet de la prédication et le sujet de la référence. Mais la saisie «pleine et entière» du sujet de la référence dépasse les règles co-textuelles ou co-référentielles de la subjectité pour entrer dans celle de la subjectivité, partout présente à travers les choix de référenciation du monde (cf. Forest 2003), requérant la saisie du rapport intralinguistique de l'être à son entour, et donc la saisie du sujet parlant dans ses relations au monde, à autrui, à soi, à la langue enfin.

[…]

Si l'on veut trouver une approche linguistique qui sape radicalement l'autorité du locuteur, et complexifie du même coup le sujet parlant, c'est vers Authier-Revuz qu'il faut se tourner, dans la mesure où elle offre la représentation la plus conséquente des phénomènes d'hétérogénéité énonciative (constitutive et montrée), en lien avec la problématique d'opacification des dires, à travers de multiples non-coïncidences (non coïncidence interlocutive entre deux co-énonciateurs, non-coïncidence du discours à lui-même, non-coïncidence entre les mots et les choses, non-coïncidence des mots à eux-mêmes). Émerge ainsi un sujet clivé par et dans le langage, animé d'une fonction vitale de méconnaissance – de méprise – assurée par un moi occupé à annuler, dans l'imaginaire, la division, le manque, la perte, le décentrement qui affectent le je: l'instance du sujet est «chargée d'assurer la nécessaire illusion du UN, permettant au sujet de fonctionner comme un non-un» (Authier-Revuz 1998: 71). Sans doute trouve-t-on là un débouché tout naturel aux conceptions du sujet qui empruntent à Freud et à Lacan, mais il est loisible d'envisager que l'illusoire position de maîtrise concerne tout autant le sujet de l'idéologie, tel qu'il fut analysé par les divers courants de l'école française d'analyse du discours, et qu'elle affecte aussi les analyses foucaldiennes de la construction de soi ou celles des évolutions modernes de la fonction auteur, qui interrogent la notion de «grand écrivain».

Si donc nous pensons Homo narrans comme sujet, c'est en tant que sa parole est complexe, hétérogène, mais encore, et surtout, parce qu'elle est opaque. Le sujet racontant, par cela même qu'il raconte, et surtout par le fait même de raconter, en mettant en scène des centres de perspective différents, ouvre potentiellement une boîte de Pandore d'où sortent des voix autorisées et d'autres qui le sont moins, mais qui néanmoins sapent l'autorité des premières, en sorte que le récit, loin d'être l'illustration d'une vérité préétablie, ouvre sur les possibles infinis de l'interprétation. On rétorquera que cela dépend des genres de récit, des socio-cultures, des époques, et l'on aura raison. Mais cela n'enlève rien au fait que, dans toutes les cultures, à toutes les époques, il souffle un air de liberté sur le récit, à le comparer aux logiques contraignantes de l'argumentation. De fait, le récit en apparence le plus contrôlé (un exemplum), dès lors qu'il est inséré dans la trame narrative, ouvre sur le continent des mécanismes inférentiels: si le syllogisme contraint et restreint le raisonnement, puisque la «conclusion contient exclusivement les termes qui figurent dans la majeure et dans la mineure[…], en revanche, une inférence […] est telle que sa conclusion est toujours plus riche que ses prémisses, qu'elle contient donc de nouveaux objets de discours» (Grize 2002: 22). Tel est le pouvoir infini des paraboles et des fables: du fait de la logique inférentielle de la narration, les mécanismes infinis de la glose sont activés… Le phénomène est bien évidemment démultiplié avec la montée en puissance de l'autonomie des personnages par rapport à ce qui a pu être diagnostiqué trop légèrement comme un affaiblissement de la voix auctoriale. La complexification du sens qui en résulte fait du sujet moins un état qu'un lieu de tensions et de possibles, produisant un infini tremblement du sens.

En deuxième lieu, si l'on s'arrête un instant sur le sens du participe présent, Homo narrans, en tant que sujet racontant, renvoie à une activité, à un processus, davantage qu'à un produit fini (l'histoire), si tant est que la notion de produit «fini» soit pertinente, compte tenu de la dimension pragmatique qui unit Homo narrans à son public. Or, une particularité essentielle et pourtant sous-estimée de l'activité du raconter, c'est la possibilité de suivre le fil de l'histoire à partir de positions variées: le narrateur peut à sa guise privilégier la perspective d'un personnage, mais il peut aussi choisir de suivre avec la même équanimité des personnages antagonistes. Et surtout, volens nolens, du fait même qu'il raconte l'histoire en s'attachant à tel personnage – protagoniste (sujet ou antisujet), à tel personnage secondaire (adjuvant ou opposant) –, il est plus ou moins astreint à envisager les événements de leurs points de vue, sans nécessairement les partager. Cette astreinte, on le verra, repose sur le fait que «la» problématique générale du PDV ne s'appuie pas que sur la forme des perceptions représentées, à laquelle nous avons accordé beaucoup d'importance en raison du déficit de marques de l'analyse des perceptions chez Genette, elle se manifeste également à travers des marques plus explicites, notamment à travers le discours rapporté/représenté, ou encore dans des marques plus discrètes qui affectent la construction de n'importe quel contenu propositionnel, dans ce que nous avons appelé le PDV raconté ou encore le PDV embryonnaire, cette dernière formulation présentant sans doute l'avantage de ne pas réduire cette forme embryonnaire (et donc à ce titre plutôt discrète, en l'absence de modalisation) au seul univers narratif. Mais enfin, que cette forme de PDV embryonnaire se rencontre ailleurs que dans le récit ne doit pas masquer ce fait fondamental que, du fait même de la narration, le narrateur se voie contraint d'adopter a minima, sur le mode mineur du PDV raconté, les PDV des tiers, qu'il se sente ou non proche de ces tiers. On conviendra que cette empathie minimale et quasi involontaire (et a fortiori si elle est plus forte et volontaire) a de quoi complexifier la compréhension de l'histoire, du fait de la logique même des PDV au cœur de la narration.

Une telle multiplication des postes de perspective complexifie les choses, mais elle est aussi susceptible d'en améliorer la compréhension. Cette aptitude au décentrement, variable selon les genres, les esthétiques, les auteurs, variable également selon la longueur et la complexité des œuvres, est un trait caractéristique de l'homme racontant. Homo narrans, c'est donc celui qui est capable de se mettre à la place d'un autre, voire de plusieurs autres, antithétiques ou complémentaires, capable d'entrer dans les raisons des uns et des autres, de les faire dialoguer. Homo narrans, c'est finalement l'homme aux mille points de vue, sachant empathiser sur ses personnages et sympathiser avec eux, pour le plus grand profit de son auditoire. Ce n'est pas tout: Homo narrans n'est pas une outre pleine de vent capable de faire résonner haut et fort la voix des autres, à l'instar d'un sujet polyphonique qui refuserait de s'impliquer dans ses choix; l'homme au mille points de vue est par surcroît une voix singulière – et donc le sujet d'un point de vue singulier –, sachant se situer par rapport aux autres et à travers son rapport aux autres. On comprendra plus loin, du moins on l'espère, qu'une des figures en majesté d'Homo narrans soit celle du surénonciateur qui parle avec les autres, et par-dessus leur parole. Le lecteur qui nous suivra tout au long de ce parcours verra que cette posture surplombante, telle qu'elle émerge du dialogisme interne et externe (avec soi et avec autrui, chez Camus, Calaferte, Ernaux), loin d'ériger la figure du sujet parlant en un auteur maître d'une parole définitive, ne cesse de complexifier le poids de sa parole, la multiplicité des interprétations, en une spirale ou les incessantes gloses qui visent à clarifier le sens et à justifier les choix du sujet alimentent une opacification généralisée, à même de penser le complexe, sans nécessairement engendrer un relativisme délétère.

À maints égards, Homo narrans opère à l'instar d'Alexandre – et, dans cette récursivité magique qu'offre le récit, à l'instar de Flahault raconté par Barthes – : c'est celui qui, d'une manière ou d'une autre, fait un «geste», et «désigne» d'où il parle, dans une activité de narration «intersubjective», qui est aussi une «chasse», une recherche du sens:

À un certain moment de sa démonstration, l'auteur analyse méticuleusement, comme il sait le faire, les explications fort techniques qu'un dénommé Alexandre entreprend de donner à ses camarades sur la chasse au sanglier; le sens de ce monologue s'éclaire au moment où Alexandre, désignant sur le tableau noir un point d'affût, se laisse aller à dire: «moi, j'étais là». C'est en somme ce que dit le «je» de Flahault: moi aussi, je suis dans le discours qui est tenu là. On ne peut en effet parler du langage sans reconnaître d'une certaine façon «qu'on y est dedans»; on ne peut traiter le langage comme une activité intersubjective sans se placer soi-même dans la chasse. C'est donc, au degré second, la parole même de Flahault (et non seulement sa démonstration) qui est scientifique: se reconnaissant une place, le «je» ne contredit pas la fatalité topologique qu'il rapporte. (Barthes, préface de La Parole intermédiaire, 1978: 8)

Homo narrans est donc toujours, en quelque façon, présent dans «le discours qui est tenu là », narrant («degré second») une histoire (degré premier) de sorte que rien ne s'excepte de l'analyse, à la concevoir comme une interaction de points de vue[6].

Il résulte de tout cela qu'Homo narrans est certes un créateur, mais qu'il est largement fils de ses œuvres, tout comme il est au croisement des interrelations par lesquelles un homme devient ce qu'il est, au cours du processus socialisé ininterrompu de construction de son identité. Tout individu, dans la singularité de sa construction sociale, n'existe que par autrui et grâce à la collectivité à laquelle il appartient, par les appartenances multiples qui l'aident à construire sa personnalité, ses valeurs, à ajuster ses comportements pratiques et ses représentations. Encore le mot individu est-il insatisfaisant: car nous visons moins l'être humain à travers ses caractéristiques physiques que la dimension sociale de celui qui existe pour autrui et par autrui, bref, un processus de singularisation/spécification qui nous construit en tant que personne, par rapport à d'autres personnes. C'est ce que rappelle Arendt, à partir de l'étymologie du mot persona – dont la dimension sociale et culturelle (à la différence de homo) a servi de base à la représentation théorique de l'homme social, sujet politique et sujet du droit –, en insistant sur le fait que la construction idiosyncrasique des sujets se fait par le biais de rôles divers qui permettent d'acquérir la reconnaissance sociale de ses semblables:

Rappel[ons] l'origine étymologique du mot "personne", qui a été adopté presque sans changement à partir du latin persona par les langues européennes avec la même unanimité que, par exemple, le mot "politique", dérivé du grec polis. Il n'est pas dépourvu de signification qu'un mot si important dans nos vocabulaires contemporains, que nous utilisons partout en Europe pour discuter de questions juridiques, politiques et philosophiques très diverses, dérive d'une source antique identique. Dans ce vocable ancien, on entend quelque chose de fondamental qui résonne avec maintes modulations et variations à travers l'histoire intellectuelle de l'humanité occidentale.
Persona, en tout cas, renvoyait à l'origine au masque de l'acteur qui recouvrait son visage "personnel" d'individu et indiquait au spectateur le rôle qu'il jouait dans la pièce. Sur ce masque, conçu pour la pièce et déterminé par elle, il se trouvait une large ouverture à l'emplacement de la bouche, par laquelle la voix individuelle et nue de l'acteur pouvait passer. C'est de ce son passant à travers que vient le mot persona: per-sonare, "sonner à travers", est en effet le verbe dont persona, le masque, est le nom. Et les Romains furent les premiers à utiliser le nom au sens métaphorique; en droit romain, la persona était quelqu'un qui possédait des droits civiques, par opposition au mot homo, dénotant quelqu'un qui était simplement membre de l'espèce humaine, différent assurément d'un animal, mais sans qualification ni distinction spécifique, de sorte que homo, comme le grec anthropos, était fréquemment utilisé avec dédain pour désigner des gens qui n'étaient protégés par aucune loi.
Cette interprétation latine de ce qu'est une personne […] invite à d'autres métaphores, les métaphores étant le pain quotidien de la pensée conceptuelle. Le masque romain correspond avec une grande précision à notre façon d'apparaître dans une société dont nous ne sommes pas citoyens, c'est-à-dire où nous ne sommes pas égaux dans l'espace public établi et réservé à la parole politique et aux actes politiques, mais où nous sommes acceptés en tant qu'individus jouissant de droit propres et cependant en aucun cas en tant qu'êtres humains comme tels. Nous apparaissons toujours dans un monde qui est une scène et nous sommes reconnus en fonction du rôle que notre profession nous assigne, en tant que médecins ou hommes de loi, en tant qu'auteurs ou éditeurs, en tant que professeurs ou étudiants, et ainsi de suite. C'est par le biais de ce rôle, résonnant à travers, que quelque chose d'autre se manifeste, quelque chose d'entièrement idiosyncrasique, d'indéfinissable et cependant d'identifiable sans erreur, de sorte que nous sommes dérangés par un soudain changement de rôle, lorsque par exemple un étudiant parvient à son but, qui était de devenir professeur, ou lorsqu'une maîtresse de maison, socialement connue comme médecin, sert à boire au lieu de soigner ses patients. En d'autres termes, l'avantage d'adopter la notion de persona […] tient au fait que les masques ou les rôles que le monde nous assigne et que nous devons accepter ou même acquérir si nous souhaitons participer au théâtre du monde, sont échangeables; ils ne sont pas inaliénables au sens où nous parlons de droits "inaliénables", et ils ne constituent pas une installation permanente annexée à notre soi intérieur au sens où la voix de la conscience, comme le croient la plupart des gens, serait quelque chose que l'âme humaine porterait constamment en elle. (Arendt, 2005: 43-45)

Il va de soi que notre Homo narrans est aussi une persona narrans : et les mécanismes de la construction sociale des identités si fortement rappelés par Arendt ont pu, un temps, nous inciter à changer de titre. Nous n'avons toutefois pas cédé à la tentation: d'abord pour des raisons de recevabilité: Homo narrans sonnait suffisamment étrange aux yeux du lecteur contemporain, persona narrans aurait ajouté à l'étrangeté sans que la clarté y gagne. Au demeurant, le sujet, y compris le sujet linguistique, est certes une persona, mais c'est aussi un membre de l'espèce humaine. Il nous semble important de ne pas oublier cette dimension, dès lors que les processus socio-culturels de construction des identités sont solidement établis. De surcroît, de plus fortes raisons plaident pour Homo narrans: si le masque romain a semblé la métaphore la plus propre à rendre compte des rôles sociaux dans une société inégalitaire, où compte non ce que sont les individus mais ce qu'ils font, il n'en reste pas moins qu'à nos yeux, ici et maintenant, l'horizon du récit, c'est l'acceptation des êtres humains non plus seulement pour ce qu'ils font, dans l'espace social, économique, culturel ou politique, mais encore pour ce qu'ils sont «comme tels», en tant qu'être humains, irréductibles à des rôles et des fonctions (quand bien même ces derniers participent de leur identité), bref, comme des alter ego, quelles que soient leurs différences. En effet, si autrui est érigé en une altérité radicale au premier abord, du fait de la saisie des différences, voire des différends avec soi, au deuxième abord, en revanche, envisagé de l'intérieur, en situation, par un effort de compréhension, autrui devient un des porteurs de l'universelle tragédie humaine ou un membre de l'infinie cohorte de la comédie humaine – notre frère humain, par tel ou tel penchant, telle ou telle aspiration, tel rêve, telle lâcheté ou tel acte de résistance[7]. Il est peu de salauds qui soient des salauds radicaux, peu qui ne nous déstabilisent, comme lecteur, dès lors que nous nous demandons ce que nous eussions fait, à leur place, en semblable circonstance.

En d'autres termes, le PDV, avant d'être un concept linguistique, est d'abord une posture cognitive et psycho-sociale, qui porte l'individu à se mettre à la place de l'autre, voire de tous les autres, pour mieux pouvoir faire retour sur la sienne, voire pour mieux pouvoir faire émerger un point de vue commun qui n'est ni écrit à l'avance ni même la somme des PDV particuliers. En ce sens, le PDV s'ouvre sur la problématique des valeurs et de l'éthique (Leclaire-Halté 2004), tout en offrant l'avantage d'investiguer ce vaste territoire en s'appuyant sur le socle des matériaux linguistiques. De quoi s'agit-il?


2. L'approche énonciative du point de vue


Nous présenterons très sommairement l'approche énonciative du point de vue, non pas pour elle-même (ce sera le but de la première partie de cet ouvrage), mais dans ses implications narratologiques, de manière à montrer sur quels points elle interroge la pertinence de certaines notions fondamentales de la narratologie. Nous baliserons ensuite les principaux domaines dans lesquels l'approche du PDV renouvelle l'analyse du récit et de sa narration, autour de la reconception de la mimésis, du lien entre centres de perspective et dynamique interprétative (autrement dit, de l'effet PDV du côté du lecteur), enfin, des relations complexes que le narrateur entretient avec ses personnages. Ces différents champs nous permettront de souligner les relations que la narration entretient respectivement avec l'argumentation (notamment avec l'argumentation indirecte) et avec le dialogisme, envisagé sous un angle linguistique et cognitif. Ici aussi, ces aperçus seront centrés sur leurs retombées narratologiques; quant aux dimensions plus proprement techniques, elles feront l'objet des chapitres suivants.

La notion de point de vue est on ne peut plus complexe, tant elle emprunte à des domaines variés, allant de la vue («avoir un beau point de vue») à l'expression d'une opinion plus ou moins étayée, mais distincte des vérités scientifiques («je partage ce point de vue») en passant par l'adoption d'un centre de perspective narratif (autrement nommé «focalisation» par Genette, comme dans le récit de la bataille de Waterloo, racontée du point de vue de Fabrice Del Dongo dans La Chartreuse de Parme), sans compter l'opération linguistique de focalisation (ou mise en focus) sur une information importante, notamment à travers une opération de mise en relief («Le texte auquel je me suis le plus intéressé, dans les écrits vétéro-testamentaires, c'est Le Deutéronome»).

Si l'on fait la moisson des indications fournies par les acceptions précédentes, on peut proposer une définition très générale du point de vue, sur le plan de ses dimensions anthropologiques, et cependant relativement précise, sur le plan de ses mécanismes linguistiques. Sous sa forme la plus générale, le PDV se définit par les moyens linguistiques par lesquels un sujet envisage un objet, à tous les sens du terme envisager[8], que le sujet soit singulier ou collectif. Quant à l'objet, il peut correspondre à un objet concret, certes, mais aussi à un personnage, une situation, une notion ou un événement, puisque, dans tous les cas, il s'agit d'objets de discours. Le sujet, responsable de la référenciation de l'objet, exprime son PDV tantôt directement, par des commentaires explicites, tantôt indirectement, par la référenciation, c'est-à-dire à travers les choix de sélection, de combinaison, d'actualisation du matériau linguistique[9]. Contrairement à une idée très répandue, ces choix ne se signalent pas qu'explicitement, à travers des marques de subjectivité estampillées comme telles, ils se repèrent aussi à travers des choix plus objectivants et/ou implicites.

Commençons donc par un premier exemple de ce que nous entendons par PDV, moins pour illustrer une approche polymorphe qu'il est malaisé de réduire à un unique exemple, que pour faire partager au lecteur les conclusions narratologiques à tirer d'un exemple, si anodin soit-il, en apparence:

(1) 17, 41 Le Philistin regarda et, quand il aperçut David, il le méprisa: c'était un gamin, au teint clair et à la jolie figure. (Premier Livre de Samuel, 17, 41. TOB: 542)

Ce court extrait d'un texte, universellement célèbre, installe Goliath en sujet de la perception (il «regarda»), précise la nature de cette perception intentionnelle («il le méprisa»): le «quand» équivaut à un «dès que» (ce que confirme la version hébraïque), indiquant que Goliath a sciemment regardé David pour déterminer si cet individu allait être un adversaire redoutable. Le lecteur comprend en effet, sans que le Philistin dise un mot, que le terme «gamin», la mention de «la jolie figure», à la grâce quasi féminine, tout comme celle du teint clair, qui caractérise davantage les femmes que les hommes, connotent le mépris du mâle viril en son âge mûr pour un jeunot qui ne fait pas partie du monde des hommes virils, et n'est donc pas un adversaire digne de sa force.

Ainsi, cet énoncé, écrit par le narrateur, qui correspond au locuteur/énonciateur premier, met-il en scène un énonciateur intra-textuel, Goliath, qui est la source énonciative d'un PDV, malgré l'absence de discours, puisque ce dernier n'a littéralement rien dit. Le PDV représenté est un fragment descriptif qui pourrait être paraphrasé par une sorte de monologue intérieur implicite, du type: «Ce mignon jeune homme, je vais n'en faire qu'une bouchée!» Le locuteur/énonciateur premier rapporte ce PDV, sans reprendre à son compte sa connotation méprisante[10], même s'il entérine la dénotation du contenu propositionnel, à savoir la jeunesse et la beauté de David, en l'absence de distanciation épistémique.

Quelles conclusions d'ordre narratologique tirer de cette analyse énonciative? Si les sources du PDV sont les énonciateurs, dès lors, il ne peut y avoir de catégories de PDV, en lien avec une source énonciative, que rapportées à un substrat linguistique. Cette réalité énonciative explique qu'il existe bien un authentique PDV du narrateur, lorsque les objets du discours sont référenciés sans passer par le prisme perspectif d'un personnage saillant. Ce serait le cas en (2) si David était décrit avec les mêmes expressions, sans qu'elles soient référées à Goliath:

(2) David apparut.C'était un gamin, au teint clair et à la jolie figure, un adversaire qui ne méritait pas le respect.

Dans ce cas, le mépris qui sourd de cette perception serait celui du narrateur, et de lui seul. Par conséquent l'idée d'une focalisation zéro (que Genette glose comme absence de focalisation, comme point de vue du narrateur ou comme focalisation variable résultante de toutes les focalisations – gloses contradictoires, incompatibles pour une définition scientifique –) ne résiste pas à l'analyse. Et pas davantage la focalisation externe, puisqu'il n'y a pas d'autre instance énonciative et narrative que le narrateur et le personnage. Dans ces conditions, il n'est pas juste d'invoquer un «focalisateur externe» qui serait le foyer de la perception dans l'exemple suivant:

(3) Un gamin s'avança vers Goliath.

Le terme même de gamin renvoie à un énonciateur anonyme, plus vraisemblablement dans le camp des Philistins, en première analyse (mais, comme on le verra dans le chapitre 6, le mépris peut être partagé par des coreligionnaires de David). Que l'énonciateur soit indéterminé ne l'empêche pas d'avoir un statut actoriel. De même que le PDV du personnage peut renvoyer à un acteur singulier ou collectif («Les Philistins virent un jeune gamin dont Goliath ne ferait qu'une bouchée »), il peut être anonyme: cela ne lui fait pas perdre pour autant son statut de PDV du personnage, ni n'empêche ce dernier d'accéder à un savoir que la narratologie traditionnelle réserve au narrateur omniscient: «On vit s'approcher un jeune gamin dont Goliath ne ferait qu'une bouchée».

Bal 1977, voilà longtemps, a souligné cette confusion entre focalisation «par» (un sujet focalisateur/une instance) et focalisation «sur» (un objet focalisé), reversant la focalisation externe du côté de la description objective du focalisé. L'approche anglo-américaine qui distingue seulement entre point de vue externe (le narrateur) et point de vue interne (le personnage) va dans le même sens que nos propositions, quand bien même on peut discuter du bien fondé linguistique de la dénomination «externe». Là est le point fondamental, énonciatif, du différend avec Genette. Nous ne reprenons pas ici l'ensemble de la démonstration de 1997 (jamais démentie depuis): les exemples allégués comme focalisation externe relèvent soit d'un PDV du personnage soit d'un PDV du narrateur «en vision externe», c'est-à-dire limitée à la description d'un aspect «externe» d'un objet[11], telle la description d'un habillement, d'un objet, et exprimée dans des énoncés objectivants, avec énonciation historique, et surtout, sans traces manifestes de subjectivité.

Outre le différend fondamental avec Genette sur le nombre et la nature des instances du PDV, il existe un désaccord sérieux sur l'attribution d'un volume du savoir intangible accolé à chaque perspective, depuis l'omniscience narratoriale à la rétention d'information maximale en focalisation externe[12]. Or l'omniscience est une donnée qui ne se vérifie pas toujours dans les textes, selon les genres, les types de narrateur, les stratégies d'exposition, etc.; au demeurant, pour autant qu'elle est manifeste, elle n'est pas non plus réservée aux seuls narrateurs, puisqu'il existe des personnages savants et que, d'une façon générale, la thèse selon laquelle les personnages auraient un point de vue limité (à la vision externe, selon Vitoux 1982), parce qu'ils ne pourraient pas accéder aux pensées des autres personnages, ne résiste pas à un examen linguistique minutieux, comme le montrent les exemples analysés dans le chapitre 12 de notre ouvrage de 1997. En effet, sur le plan de la matérialité de l'expression linguistique, il n'y a pas dans la langue de termes spécifiques réservés aux narrateurs ou aux écrivains pour dire l'accès aux pensées, pas de verbes de paroles spécifiques selon la personne – à la différence de ce qui se passe dans les langues qui connaissent le médiatif (Guentchéva 1996). C'est ce que montrent les extraits suivants, qui exemplifient plaisamment cette thèse: en effet, ils mettent aux prises, en début et en fin de chapitre, une jeune commissaire (très courtisée dans un milieu masculin, machiste de surcroît), qui devine les pensées de son commensal, un mystérieux agent de la brigade financière, particulièrement sensible aux charmes de la commissaire. Il est significatif que les inférences de la commissaire Valencia, par les yeux de qui la scène est appréhendée, soient confirmées par les réactions de son voisin, et, tout autant, entérinées par le narrateur, en l'absence de marques de distance, ce qui équivaut à une ratification par défaut:

(4) Pierre Fantin est déjà là.
Un maître d'hôtel conduit Valérie Valencia à sa table retirée au fond du restaurant, une grande brasserie de style 1900 un rien prétentieuse. La décoration abuse de la fonte moulée en torsades nouilles façon Art nouveau signé Guimard. Personnel guindé de même. Trop de plantes vertes, aussi. Après qu'on eut pris son vestiaire, la commissaire Valencia s'assoit en face de Fantin. Se retrouve dos à la salle. Elle le constatera très vite: l'as de la brigade Financière possède l'art de parler avec une économie de mouvements labiaux qui découragerait un éventuel liseur sur les lèvres, sans nuire pour autant à la clarté de son élocution.
Il commence par sourire, charmeur, fidèle à son image, un œil perdu dans l'échancrure de son corsage.
– Ravi de vous revoir, commiss…
– Je fais un bon quatre-vingt-dix mais vous auriez dû les voir quand j'étais enceinte!
Attaque frontale qui désarçonne l'adversaire mieux qu'une réaction offusquée. Fantin rougit malgré lui et tente de prendre la tangente. (Oppel, Chaton: trilogie, 2002: 141)

(5) Un café et l'addition, que nous partageons je vous le rappelle!
Pierre Fantin s'en est fait une raison. À défaut d'avoir le dernier mot, il aura l'ultime regard – droit à la poitrine de la blonde commissaire. Valérie Valencia lit ses pensées sur son visage comme dans un livre ouvert: un bon 90, d'accord, mais quels bonnets?
– B, monsieur Fantin. B comme baffe! (ibid.: 152)

Ces deux exemples manifestent que la commissaire sait ce que pense son collègue, et Fantin lui-même sait que la commissaire sait qu'il sait, etc. Certes, cette certitude est conjecturale, le texte pourrait même se poursuivre en indiquant au lecteur que les personnages se sont trompés du tout au tout. Il n'empêche: le personnage peut donc faire des hypothèses relatives aux pensées des autres acteurs de l'histoire, voire affirmer avec certitude qu'il sait ce que pensent X ou Y. Certes, il n'est pas quitte pour autant, car le lecteur, pour pouvoir croire à la validité des pensées du personnage, a besoin que celles-ci soient ratifiées par le narrateur, explicitement ou implicitement, par défaut ou par les données narratives antérieures. Mais cette incertitude qui affecte les calculs mentaux du personnage de fiction ne lui est pas spécifique : lorsque n'importe quel locuteur (personnage ou sujet parlant réel de la vie courante) affirme en savoir plus sur un tiers que le principal intéressé lui-même, cette affirmation aussi n'est jamais certaine, même si l'expérience partagée entre le locuteur, la personne dont il parle et celle à laquelle il s'adresse peut, ici aussi, donner du crédit à de telles affirmations.

Le fait qu'un personnage puisse évoquer notamment par le discours rapporté des pensées est l'indice le plus sûr de ce que les personnages, en tant que centre de perspective narrative, peuvent accéder, comme le narrateur, à l'intériorité des personnages, ou, du moins, la représenter, avec les mêmes marges de certitude et d'erreur. Certes, ce savoir actorial nécessite la caution du narrateur(digne de confiance par convention) : en ce sens, il y a bien une différence entre les instances auctoriale et actoriale[13], mais elle concerne la fiducie. Bref, l'introspection d'autrui est possible à un personnage, contrairement à ce qu'écrit J. Lintvelt : «adoptant la perspective d'un acteur, le narrateur est limité à l'extrospection de cet acteur-percepteur, de sorte qu'il ne pourra donner qu'une présentation externe des autres acteurs» (Lintvelt 1981: 44).


3. Les points de vue dans la narration


Cet ouvrage […], est centré sur la thèse de l'argumentativité indirecte de la narration, telle qu'elle se construit à travers le dialogisme des points de vue.

L'énonciation narrative en acte, que Labov 1972/1978 met au jour à partir des récits oraux, est évidemment très marquée dans les interactions orales, à la mesure des commentaires des récepteurs du récit, qui, par la nature de leurs évaluations, influent sur les choix de l'émetteur – choix du thème, de son développement ou du passage à un autre thème susceptible de mieux susciter l'approbation de l'auditoire, choix du registre, etc. Mais la dimension interactionnelle existe aussi, fût-ce sous une forme médiatisée, dans les récits écrits, littéraires ou non[14].

Dans sa critique serrée des travaux structuralistes sur le récit, Bres (1994) souligne que le récit ne se réduit pas à un ensemble monologique de structures décontextualisées et de clôtures internes renvoyant à un sens immanent, à une structure profonde (refusant toute dimension «psychologisante» et/ou «sociologisante», sous sa version autotélique dure). En référence aux travaux de Bakhtine et de Labov, Bres met en relief la dimension socio-historiquement construite du sens qui découle des rapports pratiques des hommes entre eux et avec le monde:

On n'atteint jamais le sens des choses, mais le sens donné aux choses. Le sens advient au langage du rapport de l'homme au monde; mais, parallèlement, les rapports de l'homme au monde passent par le langage. La relation entre langage et monde n'est donc pas mécaniste mais dialectique. Le langage ne décalque pas le monde: il le découpe selon le travail de l'homme. (Bres, 1994: 33)

Dans cette conception matérialiste[15] du récit, il n'y a pas de signifié préexistant, par conséquent toute conception de l'antériorité de la narrativité (en tant que structure profonde immanente) sur la manifestation du récit fait l'impasse sur la dimension dialogique de la construction du récit. Il s'ensuit que «le narré n'est pas logiquement antérieur au narrant; il est bien plutôt le produit de la fonction référentielle du langage dans son interaction avec la praxis» (ibid.: 34). Dans la perspective interactionnelle des récits, l'anthropomorphisation des récits «est la mise en spectacle par laquelle l'homme se représente les rapports praxis transformatrice/praxis linguistique» (ibid.: 36).

Dans cette optique, les relations énonciatives à l'œuvre dans le récit ne sont donc pas seulement la mise en scène d'un texte pré-établi ou la manifestation de l'intentionnalité toute puissante de l'écrivain. Elles fonctionnent comme des didascalies, des indications scéniques de nature procédurale, indiquant au destinataire comment s'approprier le texte, à partir de quels centres de perspective (tel ou tel acteur, actant ou narrateur, telle ou telle isotopie), comment penser leurs relations, afin de faire émerger une signification co-construite par le lecteur, sur la base des instructions du texte et des choix d'empathisation effectués par le lecteur. C'est pourquoi une des dimensions essentielles de la dynamique interactionnelle résidera dans l'étude des relations énonciatives entre narrateur et personnages, à travers les concepts de coénonciation, de surénonciation et de sousénonciation. Au total, on opère ainsi un décentrement majeur : l'unité du récit n'est plus seulement du côté du raconté, de l'énoncé, de ses structures, mais du côté de son énonciation, et de sa coénonciation pour ce qui relève de la part du lecteur. D'où trois conséquences majeures.


3.1 Reconception de la mimésis: la dimension cognitive et pragmatique de la re-présentation

Prendre au sérieux cette dimension pragmatique entraîne une reconception du mimétisme, afin de dépasser l'approche vériste qui se déploie sans limites dans les représentations idéalistes du récit.

La construction textuelle du mimétisme ne saurait se réduire à la conception idéaliste du mimétisme vériste, car elle résulte d'une interaction dialectique entre le monde et les sujets parlants (et interprétants). Comme Ricœur l'a bien montré dans Temps et récit, elle procède d'une REconfiguration de l'expérience, cette dimension CONfigurante étant une sorte d'interface entre mimésis 1 (la dimension PRÉfigurante) et mimésis 3 (la dimension refigurante par laquelle le lecteur s'approprie le texte sur la base des interactions entre mimésis 1 et 2)[16].

Le PDV permet en tant qu'activité cognitive de concevoir le mimétismecomme une re-présentation. Cette activité configurante rend l'énonciateur à l'origine de la référenciation d'autant plus crédible que celle-ci est globale, intégrant non seulement les actions ou les paroles des personnages, mais encore le prisme perceptif/cognitif à travers lequel des scènes, des pauses, des sommaires sont appréhendés. Les centres de perspective (personnage ou narrateur) sont ainsi la résultante d'une double mimésis (voir tome 1, chapitre 3) qui construit et garantit le personnage à partird'une re-présentation de l'objet opérée par le travail perceptuel et cognitif du sujet. Le mimétisme ainsi conçu est traversé par la question de la réflexivité, puisqu'il correspond aux efforts du sujet pour s'approcher au plus près de la réalité de l'objet, conformément à l'usage qu'il veut faire de sa représentation, mais aussi conformément à l'usage de celle-ci, dans l'interaction où il se trouve pris. Le mimétisme acquiert une dimension cognitive du fait du dialogisme interne au locuteur, en raison des mouvements successifs par lesquels il passe des percepts aux concepts, ou des nouvelles manières de voir et de sentir qui résultent des évolutions de la pensée, en une sorte de dialogue intérieur qui permet de mieux s'approcher l'objet, sans jamais l'atteindre toutefois, tant les percepts ajoutés aux percepts, les concepts aux concepts et les mots aux mots alimentent une spirale infinie du sens. Il en va de même lorsque ce mouvement s'externalise sous la forme du dialogue vivant avec autrui.

Cette dimension pragmatique explique que le récit alimente une dimension argumentative indirecte (Amossy 2006), c'est-à-dire qui ne repose pas sur l'appareil logique de la démonstration et de la logique naturelle, mais sur des topoï, des représentations doxiques. Ces schématisations (Grize 1990) abondent une stratégie inférentielle moins contrainte que l'argumentation logique à base syllogistique, ainsi qu'on l'a entrevu; les choix de référenciation orientent l'interprétation du destinataire, qu'il s'agisse des interactants ou, en aval, des lecteurs. Les formes d'argumentation indirectes basées sur les inférences sont particulièrement efficaces, dans la mesure où elles reposent sur des manières de voir qui ne s'expriment pas dans des jugements explicites, reposent sur une forte connivence; au surplus, comme elles ne se présentent pas comme des argumentations, elles n'alimentent pas de contre argumentation (voir tome 2, chapitres 10 à 12). De tels mécanismes fonctionnent dans tous les récits, et pas seulement dans les textes littéraires, dans la mesure où ils sont moins impositifs que l'argumentation classique, et donc davantage persuasifs, en reposant sur une attitude de coopération et sur une logique d'empathisation qui favorise le comme si et la gestion des désaccords.

Incontestablement, le récit influe sur nos manières de voir, d'autant plus efficacement qu'il propose, sans imposer. Cette force persuasive du récit invite à préciser la nature des rapports entre argumentation et récit. Ces deux pôles majeurs du langage humain ne gagnent rien à être conçus en une opposition radicale, comme invite à le penser la saisie des relations génétiques entre narration et argumentation. Selon Victorri, l'émergence de la fonction narrative correspondrait au mécanisme dont les homo sapiens sapiens se seraient dotés pour éviter les crises mettant en danger la survie du groupe: les mythes et religions mettraient en scène sous forme narrativisée les grands conflits et impératifs moraux auxquels se conformer. «La fonction narrative du langage joue donc un rôle capital dans l'expression des lois sociales qui suppléent, chez l'homme, aux inhibitions instinctives», en participant sous une forme d'abord narrativisée, puis secondairement réflexive, à la formulation des lois sociales avec interdits explicites, grâce au développement de la communication […]. Le récit des malheurs passés, avec la reconstruction mimétique des absents créerait une sorte de vision partagée, de nature magique, l'évocation du drame produisant un effet de terreur magique suffisamment fort pour dissuader les survivants de revivre les drames de leurs aînés. Selon Girard, les héros des mythes, qui ont commis des méfaits, sont pourtant considérés comme des dieux, parce qu'ils servent à éviter de futurs malheurs par l'évocation des horreurs passées. Le langage aurait ainsi été d'abord associé à ces narrations rituelles, en développant les bases du proto-langage (Victorri 2001: 123) […].

Danblon 2002 prolonge cette analyse à partir du rôle cognitif joué par la fonction mimétique[…] : «une des caractéristiques centrale de la mimésis est son aptitude – grâce à l'expression publique de l'événement – à séparer le référent du signe qui le représente» (Danblon 2002: 54). Le mimétisme correspond en quelque sorte à un mécanisme d'empathie cognitive, dans lequel le corps, avant même le langage, joue un rôle réflexif majeur[17]. Ces capacités mimétiques, qui constituent des pré-conditions à l'émergence du langage et qui peuvent être mises en relation avec la notion d'arrière-plan chez Searle 1985 ainsi qu'avec le rôle des émotions dans la construction de la conscience chez Damasio, jouent un rôle qualitativement nouveau avec le développement du langage. Danblon va même jusqu'à faire l'hypothèse que «la représentation de soi et la représentation de l'autre pourraient constituer les substrats primitifs des catégories rhétoriques d'ethos et de pathos, d'orateur et d'auditoire» (ibid.: 138). Ainsi, il existerait des rapports étroits entre mimésis et signes iconiques[18]. En outre, le récit mimétique participerait à l'émergence d'une forme nouvelle de rationalité (autour de l'argumentation), ce dont témoignerait le rôle «argumentatif» du récit, en tant qu'«exemple» (paradeigma), dans le cadre des raisonnements abductifs (Danblon 2002: 106-107). Ainsi les récits premiers, par leur racontabilité (leur effabilité), sont-ils déjà dotés d'une argumentabilité primitive, et servent-ils de support à l'émergence de formes symboliques d'argumentation.

L'un des intérêts majeurs de la thèse de Danblon est de penser cette évolution des normes pré-théoriques de l'argumentation par le récit aux normes théoriques de l'argumentation syllogistique comme un processus cumulatif qui n'a rien de linéaire ni d'unidirectionnel: au contraire, il y a constante interaction, la valeur rationnelle primitive des «anciennes» compétences narratives étant conservée et réorientée dans le cadre des «nouvelles» formes de la rationalité qui donneront progressivement naissance à l'argumentation.

Ces interactions ont vraisemblablement joué sur le plan de l'évolution de l'espèce (Danblon 2002: 234-236), et elles jouent aussi sur le plan du développement ontogénétique des individus. Ces hypothèses n'ont donc pas seulement le mérite de proposer un schéma interprétatif pour penser les liens entre narration et argumentation sous l'angle historique. Elles sont précieuses, au-delà de leur intérêt spéculatif, si on articule leur arrière-plan cognitif avec leur horizon pragmatique, en contexte didactique. En effet, cette approche de la rationalité à travers les formes qui ont présidé à son émergence présente l'incomparable avantage de rappeler que la narration n'est pas seulement aux sources de l'argumentation, mais encore qu'elle est présente au cœur même de la visée argumentative, pour tous les sujets parlants, dans la mesure où nombre des topoi qui étayent le besoin de convaincre s'appuient sur des schèmes narratifs très proches des schématisations de Grize 1990. D'où l'intérêt didactique d'objectiver des passerelles entre des manières d'argumenter très variées, par exemple en montrant que les apprenants, hic et nunc, ont à leur disposition des stratégies diversifiées d'argumentation, qu'il s'agisse du mode de raisonnement abductif dans lequel le récit joue un rôle majeur, des schématisations et des stéréotypes, ou encore de la valeur argumentative indirecte qui découle de la construction des effets points de vue dans le récit.


3.2 Centres de perspective et dynamique interprétative

Multiplier les centres de perspective, montrer leur rôle dans la construction des parcours interprétatifs, c'est multiplier, enrichir, complexifier les voies d'accès aux textes.

L'analyse énonciative interactionnelle et pragmatique des récits, basée sur l'approche énonciative/référentielle des différents PDV, permet ainsi au lecteur de pénétrer au plus près des enjeux dramatiques, des conflits éthiques et des beautés esthétiques de l'œuvre en épousant toutes les perspectives (celles des différents personnages comme celle du narrateur) et en étant au plus près des sources énonciatives et des enjeux qui résultent de ces manières de sentir, de parler, d'agir ou de raconter. Cela signifie que l'identification est loin de reposer seulement sur l'identification du lecteur à «celui qui agit», au premier chef au personnage principal, elle fonctionne aussi à partir du narrateur qui raconte, à partir des instances qui voient, qui parlent. Les mécanismes inférentiels-interprétatifs du PDV installent le lecteur au cœur des personnages et du drame, et aussi au cœur de la machine narrative, en sorte que cette identification ne fait pas que ramener le lecteur à la situation du lu (Picard 1986) ou du lisant; elle lui permet, du cœur du drame qu'il reconstruit en se mettant à la place de chacun, de jouer un rôle de lectant lisant et interprétant (Jouve), étant à la fois dedans et dehors, avec tous les personnages dont le lecteur est capable de reconstruire le PDV et au-dessus d'eux par sa mobilité, ce qui lui permet ainsi de dégager du sens depuis le cœur de l'œuvre et d'articuler l'intentio operis avec l'intentio auctoris en les rapportant aux préoccupations de son hic et nunc.

La multiplication et la diversification des PDV sont donc des phénomènes cruciaux: non pas parce qu'elles invitent à se mettre à la place de tel ou tel personnage ou du narrateur, comme on vient de le dire, mais encore parce qu'elles reposent sur des modalités diverses et somme toute complémentaires de PDV, incitant le lecteur à tirer partie de toutes les informations du texte, y compris les plus apparemment «banales», les plus platement «mimétiques», dans la mesure où elles donnent des indications sur les personnages, sur le drame et permettent au lecteur de n'être pas prisonnier d'un seul point de vue, voire de comprendre que les PDV se construisent, et qu'il a un rôle à jouer dans cette construction – pour la compréhension de l'œuvre comme pour la compréhension de soi.

Nous ne donnerons ici qu'un aperçu de cette problématique, qui sera développée dans la deuxième partie du tome 1, en nous appuyant, une fois encore parce qu'il a une portée universelle, sur l'exemple du combat de David contre Goliath, dans le chapitre 17 du Premier Livre de Samuel. Il n'est pas sans signification de remarquer que David n'émerge que progressivement dans le récit. Comme si ce texte, fondateur de ce que les théologiens appellent la «montée» de David (vers la royauté), manifestait en adoptant le PDV raconté de David, qu'il mérite de devenir le roi d'Israël, en construisant l'image d'un homme qui s'élève vers Dieu par ses mérites propres. Se construit ainsi une théologie narrative, montrant un homme qui, par ses actions (par ses œuvres, pas seulement par sa foi), s'élève jusqu'à Dieu[19]. Une telle théologie, en appui sur l'analyse des PDV, remet en cause les données traditionnelles de la narratologie. Selon Alter, les actions représenteraient le degré inférieur de la caractérisation des personnages, n'autorisant que des inférences (Alter 1999: 160). Or, sur un plan narratologique, l'intrication des PDV, dans le chapitre 17 du Premier Samuel, souligne l'importance des actes, comme critérium d'une vérité qui engage l'être tout entier, plus sûrement que la parole, plus sûrement que les fanfaronnades de Goliath, les dérobades de ses coreligionnaires ou les jérémiades de Saül.

Ainsi, les techniques narratives et énonciatives du PDV éclairent les analyses traditionnelles du récit, mettent en relief les enjeux de sa structure, en jouant des relations entre l'agir et le pâtir humains. Une telle analyse fait écho à cette profonde remarque de Bres selon laquelle «l'organisation de la signification procède de et non précède l'action de l'homme sur le monde» (Bres 1994: 35). Ainsi, la logique de la narration, en appui sur la dynamique inférentielle, revient à éclairer le récit de l'intérieur, comme si en effet personne (comprenons: le narrateur) ne parlait ici, et que les événements se racontaient d'eux-mêmes, parce que les actions de la fabula s'enchaînent (ou paraissent s'enchaîner) selon les motivations des personnages, «abstraction faite» du narrateur, selon une logique du post hoc ergo propter hoc qui sera plus particulièrement analysée dans le chapitre 5 du tome 1, à propos de l'ordre des mots, et qui ne fonctionne jamais aussi efficacement que lorsque la narration est transparente, sous l'emprise des évidences perceptuelles, comme si le narrateur s'effaçait de sa narration (cf. tome 2, chapitres 10 à 12).


3.3 Revaloriser le rôle du narrateur, y compris (et surtout) lorsqu'il est discret, et de son discret (mais actif) lecteur coénonciateur

On l'aura entrevu à la lumière de l'exemple précédent et de ses commentaires, une telle approche entraîne également une réévaluation du rôle du narrateur. Ce mouvement concerne d'une part l'existence d'une authentique perspective narratoriale, d'autre part les particularités de ses manifestations: le narrateur peut soit exprimer son PDV directement (à l'instar des fameuses «intrusions d'auteur»), mais il recourt le plus souvent à une forme d'expression indirecte, en greffant son propre PDV sur celui des personnages. En effet, du fait même de sa position de narrateur, c'est-à-dire, d'un point de vue énonciatif, du fait de sa position de locuteur primaire, chaque fois qu'il rapporte le PDV d'un personnage (locuteur/énonciateur second), il le représente d'une façon qui exprime plus ou moins clairement l'existence du PDV du narrateur sur le PDV de son personnage… Cette problématique sera d'abord appréhendée théoriquement à partir de l'analyse du discours représenté, puis sera mise à l'essai, sur un plan pratique, dans les chapitres consacrés à Ernaux et à Camus, avant de procéder à un nouveau détour théorique et pratique, dans les analyses consacrées au narrateur en tant que surénonciateur, lorsque ce dernier donne aux paroles de ses personnages de tout autres enjeux du fait de la mise en scène énonciative surplombante à laquelle il procède (tome 2, chapitre 11).

S'il est vrai que le narrateur est une instance, et que celle-ci s'appréhende à partir de ses actes, alors force est de constater que «le» narrateur est à la fois une abstraction commode qui repose au demeurant sur une réalité énonciative fondamentale d'être l'énonciateur primaire et dans le même temps un syncrétisme qui ne doit pas masquer les positions diverses occupées par le narrateur dans la scénographie énonciative dont il est l'organisateur. Le narrateur n'est pas seulement avec ses personnages, «avec eux», «en dessous d'eux» ou «au-dessus d'eux», comme l'a montré J. Pouillon. Plus exactement, quelle que soit sa position, il est ses personnages, en toute réalité énonciative du moins. Au demeurant, une telle réflexion est de nature à enrichir la réflexion sur la complexité de la fonction-auteur, dans la lignée des travaux de Barthes 1970 et de Foucault 1969: c'est sans doute une des implications les plus profondes du monologue intérieur, mais la problématique est loin de s'y limiter, comme le montre l'enjeu des auto-citations chez un écrivain de la trempe de Renaud Camus.

Comprendre de l'intérieur les ressorts et mécanismes d'une écriture, les stratégies du narrateur est de nature à laisser des traces profondes, surtout si cette approche énonciative est vivifiée par le contact d'une histoire littéraire qui dépasse les ressassements du néolansonisme et s'attache à la matérialité des logiques structurant le champ littéraire ainsi qu'aux règles régissant la scène d'énonciation. En définitive, cette approche énonciative prend au sérieux l'articulation de la forme et du fond, à rebours du formalisme qui «estime si peu la forme qu'il la détache du sens»(Merleau-Ponty 2001 : 124-125).

La théorie du PDV offre ainsi au lecteur des outils privilégiés pour lui permettre de (re)tisser, à son tour, les fils du texte ou de faire, à son tour, «la synthèse de l'hétérogène» – synthèse qui ne s'effectue pas seulement dans le récit lui-même, comme le disait Ricœur, mais aussi dans l'acte même de lecture, dans l'acte de reconfiguration du récit. Dans cette perspective, le PDV est au service d'une pragmatique et d'une herméneutique des textes (littéraires et non littéraires) qui fasse du lecteur «le troisième dans le dialogue», selon la belle formule de Bakhtine (1984: 332), qui lui permette de prendre toute sa part dans la co-construction des interprétations sur la base des instructions du texte.

Ainsi présentée, la problématique du PDV est essentielle à la bonne compréhension et à la bonne interprétation des textes narratifs. Est-ce à dire que le PDV serait un trait définitoire des textes narratifs? Ainsi que nous l'avons écrit ailleurs (Rabatel 2005d), le PDV est une problématique «transversale», reposant sur des formes d'expression linguistiques variées, apparaissant dans tous les types de texte et dans maints genres de discours. En ce sens, le PDV ne se limite pas à l'univers pourtant très étendu des récits, on le retrouve partout, dans les textes informatifs, dans les textes argumentatifs, etc. Mais, ainsi qu'on l'a entrevu à la lecture du point 3.1, abstraction faite des particularités génériques des textes narratifs et argumentatifs, le PDV à l'œuvre dans les textes narratifs se caractérise plutôt par son caractère propositif, tandis que les caractéristiques impositives ressortissent davantage aux texte argumentatifs (cf. infra chapitre 2).


4. Plan de l'ouvrage


La matière d'Homo narrans est si vaste que, malgré les choix auxquels on a du se résoudre, se trouve rassemblée ici la matière, sinon de plusieurs livres, d'un moins d'un seul livre, autour d'une seule thèse, mais déployée en deux forts volumes, qui articulent chacun théorie et pratique, selon des conceptions proches de celles que Meschonnic avançait dans la présentation de Pour la poétique 1:

La théorie ne peut être issue que d'une pratique. Les propositions tentées ici ne doivent pas se lire indépendamment de l'épreuve où la théorie s'est faite et continue à se faire. (Meschonnic, 1970: 7)

Evidemment, une telle pratique n'est pas toujours facile pour le lecteur, surtout pour le lecteur pressé ou pour celui qui adore le confort des chapelles (il s'en trouve de tels en linguistique aussi) et qui n'aime rien tant que la récitation d'un catéchisme. Privilégier la théorie sous la forme de l'analyse descriptive des objets revient à mettre au premier plan l'analyse des exemples, dans le cadre d'une démarche inductive. C'est ce que nous ferons tout au long des deux volumes d'Homo narrans, en analysant des exemples précis (dans les parties plus théoriques) ou des textes complets (dans les parties plus descriptives). Cette démarche, outre qu'elle présente l'avantage de la falsifiabilité, permet d'avancer dans la compréhension des textes et des enjeux théoriques. Si, toujours pour citer Meschonnic, «une terminologie est un instrument d'arpentage mental» (ibid.: 11), cela signifie que la théorie n'a pas de pertinence seulement dans la saisie réflexive des concepts, dans la pesée de leur valeur propre comme dans la réévaluation des notions affines, mais encore dans la compréhension des textes dans lesquels ils se manifestent. Cette dimension explique l'extrême attention que nous accordons, dans bien de nos analyses, à la question de l'interprétation. Au point que certains ont pu penser que la mise en valeur du sens faisait sous-estimer l'analyse proprement linguistique de la production des effets de sens. En fait, il n'en est rien, même si, là encore, nous demandons au lecteur de sérieux efforts d'accommodation. D'où ces deux marques de fabrique de nos analyses, qui joignent, en leur accordant une égale attention dans l'écriture, description linguistique et interprétation, à charge pour le lecteur de construire un discours théorique qui est parfois sous-jacent à l'examen des faits. D'où, aussi, le choix d'avoir alterné dans les deux volumes une partie plus directement théorique (mais toujours basée sur des exemples) et une partie plus spécifiquement descriptive et interprétative, éprouvant la théorie à propos d'une œuvre complète.

Le premier tome, Les points de vue et la logique de la narration, est centré sur la présentation générale de notre conception du PDV. Dans une première partie, l'ouvrage présente successivement la problématique générale du PDV, ainsi que l'histoire de son développement (chapitre 1), avant de présenter les trois modalités des PDV représentés, racontés et assertés et leur arrière-plan argumentatif indirect (chapitre 2). Le cadre étant tracé, les chapitres suivants sont consacrés à tel ou tel aspect stratégique du marquage des PDV, en lien avec la perspective de la construction de la mimésis et de l'argumentation indirecte, notamment les présentatifs (chapitre 3), les connecteurs et marqueurs temporels (chapitre 4), ainsi que la problématique de l'«ordre des mots», abordée à travers l'analyse sémantique et pragmatique des suites d'énoncés formées d'un passé simple et d'un imparfait ou d'un imparfait et d'un passé simple; on s'intéresse plus particulièrement à la valeur cognitive de l'imparfait et à son rôle dans la motivation de l'acte au passé simple, du point de vue de l'action et de la narration (chapitre 5).

La deuxième partie, intitulée «Points de vue, logique de la narration et interprétation», traite d'un certain nombre de points forts de la stratégie narrative et des effets qui en résultent pour l'interprétation. Seront successivement abordés trois textes bibliques, 1 Samuel, le Deutéronome et L'Exode, (dans les chapitres 6, 7 et 8), consacrés respectivement à l'étude des actions, de la répartition des «tu» et des vous», des répétitions et reformulations. On y verra que des questions techniques, en apparence mineures, sont lestées d'enjeux interprétatifs de premier plan, comme on l'a entraperçu avec le combat de David contre Goliath. Suivent deux nouvelles de Maupassant, «La Confidence» et «La Mère Sauvage» (chapitres 9 et 10) dont la saisie de la mise en scène énonciative révélera un narrateur maupassantien plus complexe que l'image cynique qui ne semble guère correspondre à la réalité des deux nouvelles. Enfin, on terminera par une analyse de l'espace et de la temporalité. L'analyse de l'espace, dans Les Lauriers sont coupés, montrera à quel point l'approche énonciative de l'espace en dit long sur la crise du personnage et sur les apories d'une narration originale dans son projet, mais qui manque son objet (chapitre 11). Dans le chapitre 12, on s'attardera sur quelques extraits de Hugo et de Gracq dont la fréquence itérative influe sur le volume des perceptions, mais aussi sur la nature de leur dimension épistémique; on s'attachera ensuite aux conséquences que cela entraîne sur la logique de la narration – prolongeant ainsi, sur un plan interprétatif, la démarche amorcée au plan théorique dans le chapitre 5, autour des paramètres susceptibles d'influer sur la dimension épistémique des énoncés statifs.

Le deuxième volume, Polyphonie et dialogisme dans le récit, s'ouvre sur une introduction qui, tout en présentant les cadres théoriques de référence, met en perspective les relations entre le PDV, les discours représentés et le dialogisme. Suivent deux chapitres consacrés à Bakhtine et à Genette, dont les œuvres sont revisitées à la lumière de ces enjeux (chapitres 1 et 2), puis trois chapitres portant sur la notion de discours représenté (chapitre 3), sur les relations entre PDV, discours indirect libre et formes (pré-)réflexives (chapitre 4) ainsi que sur les représentations de la parole intérieure, notamment le monologue intérieur (chapitre 5). Cette partie se termine sur l'analyse de la notion d'idiolecte à la lumière des représentations (et des PDV) que le narrateur se fait de ses personnages (chapitre 6). Viennent ensuite les études de cas. La deuxième partie, intitulée «Le narrateur e(s)t ses personnages», répertorie certaines figures de l'entremêlement des perspectives (chapitre 7), puis suit les linéaments du mélange des PDV et des postures dans certains écrits personnels d'Annie Ernaux (chapitre 8) et dans quelques œuvres de Renaud Camus (chapitre 9). Une dernière partie, «Effacement énonciatif et argumentation indirecte», aborde cette question à partir du rapport de la voix auctoriale aux personnages à travers l'analyse d'œuvres de Semprun (chapitre 10), de Calaferte (chapitre 11) et de Lydie Salvayre (chapitre 12).


***

Le lecteur aura sans doute constaté que les œuvres sélectionnées (comme, d'ailleurs, beaucoup de nos exemples ponctuels), excepté la Bible, portent de façon privilégiée sur les XIXe et XXe siècles. S'il est vrai que l'on a la théorie de son corpus, il y a là de quoi alimenter la réflexion, sur une certaine manière de pratiquer le grand écart, à moins que ce ne soit sur une certaine manière de lire des textes anciens à la lumière de préoccupations récentes, en tout cas datées et situées. Il n'en reste pas moins qu'une telle approche du PDV pèse sur la conception du roman (puisque la plupart des récits relèvent des romans). De même que nous avons commencé en citant Barthes, nous finirons avec lui:

J'appelle roman […] toute œuvre où il y a la transcendance de l'égotisme, non vers l'arrogance de la généralité, mais vers la sym-pathie avec l'autre, sympathie en quelque sorte mimétique. (Barthes, La préparation du roman I et II. Cours et séminaires au collège de France en1978-1979 et 1979-1980, séance du 15 décembre 1978: 226)

Il est certain que les conceptions développées dans cette introduction correspondent plutôt bien, en, première analyse, à la conception du roman que Barthes propose dans son séminaire du Collège de France. Mais si tentante que soit la caution de Barthes, nous ne saurions l'accepter telle quelle, dans la mesure où nous ne voulons pas réduire la problématique du PDV au seul roman, a fortiori pas à un certain genre de roman. Tout au plus peut-on renvoyer ici à une certaine attitude envers l'autre, pour entrer dans ses raisons, com-prendre les problèmes auxquels il se confronte, entrer en dialogue avec lui comme avec les autres, fût-ce par des voies détournées.

Une telle démarche est particulièrement pertinente pour entrer dans la logique de la narration, du fait de ses caractéristiques générales. Mais pour autant, et nous ne saurions trop insister sur ce point, nous ne prétendons pas que la démarche doive être cantonnée à l'analyse des récits. Qu'elle y joue un rôle irremplaçable ne signifie pas qu'elle ne puisse pas être mise à contribution pour d'autres contextes et d'autres textes. On nous accordera qu'une démarche compréhensive ne saurait nuire à qui veut entrer dans la logique de l'argumentation, voire dans la logique de l'information, tant il est vrai qu'on y trouve aussi des cadres notionnels fonctionnant comme des méta-PDV structurant les informations (Rabatel 2007a).

Le rôle des PDV dans la dynamique interprétative est donc saisi dans le cadre d'une approche matérialiste du récit, de la langue, et, plus, largement, de la vie qui déborde la seule analyse des récits. Nous y reviendrons plus longuement dans l'introduction du tome 2. Soulignons toutefois que c'est dans ce cadre-là que nous situons notre approche de l'interprétation. Dans maintes publications, il nous est arrivé de faire référence à la tradition herméneutique, pour mettre en relief le rôle du lecteur/interprète dans la construction du texte:

L'appropriation a pour vis-à-vis ce que Gadamer appelle "la chose du texte" et que j'appelle ici "le monde de l'œuvre". Ce que finalement je m'approprie, c'est une proposition du monde; celui-ci n'est pas derrière le texte, comme le serait une intention cachée, mais devant lui, comme ce que l'œuvre déploie, découvre, révèle. Dès lors, comprendre, c'est se comprendre devant le texte. Non point imposer au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais s'exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste, qui serait la proposition d'existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition du monde. La compréhension est alors tout le contraire d'une constitution dont le sujet aurait la clé. Il serait à cet égard plus juste de dire que le soi est constitué par la "chose du texte". (Ricœur, 1986: 130)

Cette compréhension de soi devant le texte signifie que l'ego ne peut pas se comprendre ni se connaître directement. Pour Ricœur, l'introspection est limitée, et la connaissance de soi doit emprunter le «détour» de l'interprétation, le recours aux textes. Que l'on pratique une approche herméneutique «de laconfiance» qui se fie au sens tel qu'il est donné ou une approche herméneutique «du soupçon» qui se méfie de la donation première du sens et procède à une analyse critique (critique des idéologies, psychanalyse, analyse structurale, etc. cf. Grondin, 2008: 43), ces approches, complémentaires, reposent sur une approche référentielle, communicationnelle et pragmatique du langage. Même si nous n'allons pas jusqu'à défendre la thèse gadamérienne de la dimension ontologique de l'herméneutique selon laquelle «l'être qui peut être compris est langage», dans la mesure oùnous ne pensons pas qu'il n'y ait de compréhension de l'homme qui ne passe qu'au travers du langage, compte tenu de l'importance des actions, il n'en reste pas moins que le langage – et plus particulièrement le langage écrit – joue un rôle de représentation inappréciable pour la connaissance et la réflexivité. Or il nous semble qu'à ce titre, le PDV joue un rôle incomparable. Ici, autant que la référence à Ricœur, s'impose celle à Foucault. Nous pensons plus particulièrement à sa théorie de la connaissance dans L'herméneutique du sujet. Foucault y plaide pour une approche conjointe de la connaissance de soi (gnôthi seauton) et du souci de soi (epimeleia heautou). Il rappelle la fonction cognitive du souci de soi à travers des technologies particulières (conversion du regard, purification, ascèse, etc.)grâce auxquelles chacun peut devenir autre que lui-même pour avoir accès à la vérité sur le monde et sur soi (Michel, 2008). Or, ne peut-on pas penser que les PDV, par leur dimension fondamentalement empathique, par l'éducation du regard et par l'ascèse du travail de décentration, par le souci des analyses langagières et des analyses des faits humains, sociaux, font partie de ces techniques et de ces détours qui permettent au lecteur – et, derrière le lecteur, au sujet – d'accéder à plus de Lumières?

Un dernier mot, directement en direction de notre lecteur modèle… et de nos lecteurs réels. Les découpages disciplinaires des enseignements universitaires sont ainsi faits que l'on est linguiste, ou littéraire, voire que l'on est syntacticien, phonéticien, lexicographe, analyste de discours, etc.; et de même du côté des Lettres: on est d'un siècle, quand ce n'est pas d'un mouvement ou d'un auteur… Ces spécialisations ont leurs raisons, mais elles ont aussi leurs limites. Or ces dernières, en dépit des mises en garde de Jakobson[20], n'ont que trop cessé de se reconduire sous une forme ou sous une autre ces dernières décennies.

Malgré le caractère apparemment déraisonnable de notre entreprise, nous voudrions donc un lecteur qui s'intéresse aux textes littéraires et qui ait le souci de la langue (et réciproquement). Un lecteur littéraire et linguiste (de même). Nous voudrions un lecteur qui s'intéresse au récit, mais que les problématiques de l'argumentation intriguent (et inversement). Nous voudrions un lecteur qui aime les beautés grammairiennes de la langue et qui s'intéresse aux mécanismes de l'interprétation qui dépassent les bornes de la phrase. Un lecteur ouvert à des préoccupations philosophiques, sociologiques, esthétiques, exégétiques, politiques…

Un«honnête Homme», en somme? On peut le formuler ainsi, de même qu'on peut invoquer la figure de l'intellectuel qui cherche à articuler les savoirs en se sachant membre d'un collectif, et, tout autant, d'une collectivité. Quel ce soit le nom qu'il porte, ce lecteur-là nous serait utile pour relever les défis de ce siècle naissant.


Alain Rabatel


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[1] «Dépasser», au sens philosophique de l'Aufhebung, indique un mouvement qui n'abolit pas purement et simplement mais opère une synthèse déplaçant le sens des notions critiquées selon une perspective qui en renouvelle les significations et les enjeux de connaissance. La problématique du PDV joue un rôle original dans ce processus en cours dans un certain nombre de travaux.

[2] En réalité, la compréhension profonde des textes (littéraires) devrait articuler toutes les approches, y compris l'approche structuraliste, qu'il n'est pas question de rejeter dans les limbes. La centration du présent ouvrage sur la problématique du PDV ne signifie en aucun cas que les autres théories du texte seraient sans intérêt. Voir sur ce point Todorov 2007: 24.

[3] Faut-il le préciser? Il va de soi qu'Homo narrans est l'être humain, au-delà des spécifications génériques. Celles-ci sont importantes, mais, en l'occurrence, toute spécification serait réductrice par rapport à l'universalité de la dénomination: cela vaut pour Femina narrans, comme pour une dénomination aussi technique que celle de narrateur.

[4] Comme il appert lorsque la langue est réduite à l'expression de normes sociales ou de règles psychologiques extérieures à la langue. Dès lors, le sujet doté d'une compétence idéale se transmue en un sujet agi, doté d'un langage transparent, reflet de positions agies et révélateur de positions dans le champ, comme dans la représentation bourdieusienne du langage.

[5] Notre formulation est d'un simplisme outrancier, nous savons bien qu'il n'existe pas une définition unique et unitaire du sujet en anthropologie ou en philosophie… Nous profitons de cette note pour souligner combien, dans le cadre des travaux anthropologiques, l'être humain est appréhendé à travers des représentations très sophistiquées. Eu égard à la complexité du sujet parlant, rappelons que chez les Dogons, pour ne prendre que cet exemple, l'être humain n'a pas moins de huit âmes: cf. Descola 2005: 308-311.

[6] Il nous plaît de citer à l'orée de ce travail sur la narration les noms de Barthes et de Flahault. Barthes, pour l'immense richesse et l'inventivité de ses travaux, pour l'alliance de la sensibilité et de l'acuité scientifique, et Flahault, pour l'importance du fait anthropologique dans son approche du langage, et, notamment, pour sa capacité à articuler dans le discours les déterminations de l'inconscient et de l'idéologie.

[7] C'est pourquoi la problématique du PDV présente des atouts pour penser la complexité, et s'avère en congruence avec un certain nombre de savoirs pour l'école d'aujourd'hui, selon E. Morin : elle délivre moins des leçons de morale clé en mains que des fondements au substrat des solidarités. Au plan des formes et des méthodes, l'approche énonciative des marques (cf. le chapitre 1 du tome 1, ou l'introduction à la troisième partie du tome 2, relative à la notion d'effacement énonciatif) ainsi que les relations entre percepts et concepts (chapitre 3 du tome 2), sont en rupture avec la pensée binaire: aux mécanismes disjonctifss'opposent des cumuls, des gradients, pour mieux penser le lien entre unité et diversité. Cf. E Morin2000 : Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur. http://www.agora2&.org/unesco/7savoirs/.

[8] Allant de la perception à la représentation mentale, telles qu'elles s'expriment dans et par le discours.

[9] Traiter du PDV à partir de marques linguistiques permet d'avancer dans la discussion des arguments opposables, mais présente aussi l'inconvénient, en première analyse du moins, de paraître ne valoir que pour le français, en raison des spécificités de chaque système linguistique. En réalité, il n'en est rien, vu la similitude des phénomènes cognitifs et des marques qui jouent un rôle identique dans de nombreuses langues. La théorie du PDV ici présentée peut donc prétendre à une certaine généralité – à condition de prendre les plus extrêmes précautions pour ne pas transposer telles quelles des analyses et des marques qui n'auraient pas leur équivalent tel ou tel système – car, au-delà de leurs différences, les langues sont toutes traversées à un degré ou à un autre par l'hétérogénéité énonciative, c'est-à-dire par l'intrication des voix des autres dans son propre discours, phénomène fondamental pour la théorie du PDV.

[10] La distanciation axiologique est discrète, mais elle existe à travers le contraste entre le verbe «méprisa» et la qualification de David: les attributs, orientés positivement, n'appellent en principe pas le mépris, sauf à être interprétés à travers le prisme sadique de l'homme sûr de sa force, qui ramène les relations humaines au choc des corps à corps à mort. Cette distanciation indique une dissonance entre le narrateur et le personnage percevant. Dans le cas contraire, on parle de consonance: cf. Cohn 1981, Rabatel 1998, chapitre 4.

[11] Ainsi la description physique («externe») de David comporte des traces de la subjectivité («interne») de Goliath, c'est pourquoi nous avons abandonné cette dichotomie (Rabatel 1997a) sans fondement linguistique.

[12] Outre qu'il n'y a pas de «foyer» ou de source énonciative pour la focalisation externe, les fragments qui relèvent d'une vision «externe» d'un objet de discours appréhendé par un focalisateur personnage ou narrateur peuvent comporter beaucoup d'informations, comme le constate n'importe quel lecteur de Balzac…

[13] On pourrait objecter que le savoir des personnages tient à leur statut de narrateur-personnage, auteur de récits enchâssés. L'objection se retourne contre ses auteurs: le fait qu'un personnage puisse jouer un rôle de narrateur second démontre l'inanité des arguments qui cantonnent les personnages à un savoir limité. Cela ne conduit pas à minorer les différences de fonctionet de statut : la supériorité cognitive du personnage-narrateur, supérieure à celle de tout autre personnage, est moindre que celle du narrateur premier.

[14] Dimension interactionnelle qui, notons-le au passage, confirme que la littérature n'est pas qu'un moyen d'expression déconnecté de toute visée communicationnelle, ainsi que le rappelle opportunément Todorov 2007.

[15] Cf. encore: «Nous dirons que la conception sémiotique qui dérive le faire du récit des transformations de la structure profonde est idéaliste. L'organisation de la signification procède de et non précède l'action de l'homme sur le monde. C'est par/pour son agir que l'homme donne du sens au monde. La signification n'est pas toujours-déjà là.» (Bres 1994: 35)

[16] Voir Ricœur 1983: 87-117.

[17] «La mimésis "traduit" l'événement ou l'objet perçu en une action contrôlée par le corps; elle est donc basée sur la perception de notre propre corps au sein de notre environnement, ainsi que sur notre capacité à stocker la représentation produite et à la répéter dans une autre situation» (Danblon 2002: 157).

[18] Ce qui semble confirmé sur le plan ontogénétique dans le langage oral, chez l'enfant (cf. Boysson-Bardies 1996 et Baudonnière 1997, Tomasello 1999, cités in Danblon 2002: 161-163).

[19] Lecture d'autant plus stimulante que le familier de l'Ancien Testament sait que le chapitre antérieur évoque une autre version de la montée de David, qui bénéficie de l'oint du Seigneur, et donc qui est choisi par Dieu pour être le futur roi d'Israël en raison de sa foi. Le Premier livre de Samuel porte ainsi la trace de deux traditions différentes qui coexistent, au cœur du processus scriptural, et qui gagnent à être interprétées moins comme une contradiction à mettre au compte des maladresses des auteurs de l'antiquité qu'au crédit d'une confrontation de PDV au cœur même de la foi hébraïque – et, en fait, au cœur de tout croyant, tant il est vrai que les théologies mettent plus ou moins l'accent sur la foi et/ou sur les œuvres.

[20] «Un linguiste sourd à la fonction poétique comme un spécialiste de la littérature indifférent aux problèmes et ignorant des méthodes linguistiques sont d'ores et déjà, l'un et l'autre, de flagrants anachronismes» (Jakobson, «Linguistique et poétique», in Essais de linguistique générale, 1963: 248).



Alain Rabatel

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Dernière mise à jour de cette page le 14 Juin 2019 à 11h26.