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Plagiat et création littéraire

Le plagiat, en dépit de sa connotation péjorative, est loin d'être exclu de toute réflexion sur la création littéraire. Il demeure même un sujet d'interrogation, voire d'obsession chez certains écrivains, et des plus authentiques. On connaît la fameuse déclaration de Giraudoux: «Le plagiat est la base de toutes les littératures, excepté de la première, qui d'ailleurs est inconnue.»[i] Plus sérieusement, Proust avait pleinement conscience que l'influence et même l'emprise de certains écrivains sur son oeuvre pouvaient conduire au plagiat, au recopiage servile. Il préconisait, pour s'en prémunir, la pratique consciente du pastiche, afin de «se purger du vice naturel d'idolâtrie et d'imitation.»[ii] On ne peut donc écarter, d'emblée, la notion de plagiat, lorsqu'on s'intéresse au processus de la création littéraire. La littérature est faite d'emprunts, serviles ou créatifs, et à ce titre le rêve d'une originalité absolue est purement illusoire et relève d'une conception idéaliste mais simplificatrice de la littérature.

Mais quelle est la limite entre l'emprunt servile et l'emprunt créatif? Quel critère permet d'évaluer l'originalité d'un texte qui, inévitablement, puise dans le fonds commun des idées et subit l'influence des prédécesseurs? Rare est le recopiage systématique d'un texte détourné sous le nom d'un auteur plagiaire. Le démarquage, en maquillant le délit, recourt déjà à des procédés littéraires de transformation: synonymie, ajouts, suppressions, changements de rythme ou modifications syntaxiques. Est-il encore un plagiat ou déjà un autre texte? Les critères d'appréciation ont évolué au fil de l'histoire. Ainsi, la tradition de l'imitation domine jusqu'au XVIIe siècle. Ce n'est qu'au XVIIIe siècle que se constitue la notion de propriété littéraire et la conception idéaliste d'un moi créateur unique et original ne s'impose qu'avec le Romantisme. Aujourd'hui, les études sur l'intertextualité montrent l'œuvre comme un palimpseste où se superposent des textes à l'infini. Le plagiat s'inscrit désormais dans une esthétique de la réécriture et s'affranchit du même coup de toute connotation morale, pour devenir une vraie question littéraire.

Le terme même de plagiat a fait l'objet, jusqu'au XVIIIe siècle, d'un contresens. On crut longtemps que les voleurs de mots étaient condamnés au fouet, dès l'époque romaine, par la loi Fabia de plagiariis. Voltaire l'affirme même dans son Dictionnaire philosophique. Or, le contresens repose sur une erreur étymologique: c'est le grec plagios, oblique, rusé, et non le latin plaga, coup, qui a donné «plagiat». A Rome, la fameuse loi Fabia de plagiariis s'appliquait en fait à ceux qui, par ruse (plagios), enlevaient des enfants, des hommes libres ou des esclaves, mais non aux voleurs de mots... Martial, le poète romain, fut sans doute le premier à employer ce terme de plagiarius dans un sens métaphorique. Considérant ses vers comme ses propres enfants qu'un certain Fidentinus lui avait dérobés, il traite le voleur de plagiaire. La métaphore de Martial a donc pu laisser croire que le terme de «plagiaire» existait déjà à Rome dans son sens moderne.

De fait, les Anciens ne connaissaient pas la propriété littéraire au sens juridique du terme. Restait aux victimes le recours à la satire et à l'épigramme... Au Moyen Age, l'industrie et le commerce des livres se perpétuent surtout dans les cloîtres et par les mains des religieux. «Les moines, en effet, sont tout à la fois copistes, érudits et auteurs.»[iii]

Le grand changement intervient avec la découverte de l'imprimerie en 1436 et du papier en 1440: l'imprimerie met les ouvrages entre toutes les mains, aussi promptes à plagier qu'à dénoncer les plagiaires. A la décharge des pilleurs, rappelons que l'Antiquité fraîchement redécouverte au XVIe siècle s'offre en proie aux écrivains. Les ouvrages des Anciens sont même considérés comme les modèles de références: l'écrivain du XVIe ou du XVIIe siècles écrit sous l'autorité d'Homère, de Virgile, de Sénèque. On ne conçoit pas d'écrire une œuvre nouvelle qui ne rende pas hommage aux Latins et aux Grecs. Ainsi, les emprunts de Rabelais et de Montaigne, bien connus, relèvent plutôt de ce que l'on pourrait qualifier de pillage créateur.

Avec la Révolution et l'émergence de toutes les formes de propriété individuelle, s'éteint le dernier souffle des copieurs impunis. Le XVIIIe siècle voit l'avènement de l'individu, revendiquant pour lui-même la propriété de son oeuvre. Le siècle des lumières eut tout de même son lot de plagiaires. Fréron, justicier dans l'âme, s'en prit au Fils naturel de Diderot dont il publia un résumé, mot pour mot identique au résumé du Vero Amico du célèbre dramaturge vénitien Goldoni... Diderot eut réellement mauvaise conscience. La réprobation morale est de plus en plus pesante: elle annonce la constitution de la propriété littéraire que devait établir la Convention. Paradoxalement, le XIXe siècle connaît une recrudescence de plagiats. C'est que la littérature est devenu un négoce, un moyen de réussite sociale et commerciale. Il n'est que d'entendre les plaintes de Balzac aux députés concernant les contrefaçons belges et ses revendications en matière de propriété littéraire. Jusqu'à l'aube du XXe siècle, le plagiat est bien un phénomène littéraire de tous les temps. Les lois du XVIIIe siècle sur la propriété littéraire ne l'ont pas fait disparaître. Qu'en est-il aujourd'hui, dans un État de droit où chacun est censé connaître la loi?

Des facteurs d'ordre à la fois commercial et culturel expliquent le nombre croissant d'affaires de plagiat, en particulier depuis les années quatre-vingts. Phénomène nouveau, les auteurs présumés plagiés n'hésitent plus à faire appel aux tribunaux. Plusieurs romans ont fait depuis l'année 2000 l'objet d'une assignation pour contrefaçon: la biographie romancée d'Alain Minc, Spinoza, un roman juif (Gallimard, 1999) et le récit de Michel Le Bris, D'or, de rêves et de sang, l'épopée de la flibuste (Hachette Littératures, 2001) ont été considérés par le juge comme des contrefaçons partielles. En revanche, les plaintes ont été rejetées concernant le roman de Marc Lévy, Et si c'était vrai (Robert Laffon, 2000) et celui de Chimo, Lila dit ça (Plon, 1996)[iv].

Chaque cas est particulier et exige non seulement une analyse comparative méthodique mais aussi la prise en compte du contexte culturel: on ne peut évaluer la qualité d'un emprunt de la même manière selon qu'il s'agit d'un texte contemporain ou antérieur au XVIIIe siècle. Les notions d'imitation, de modèle, d'intertextualité ou de collage marquent différemment les époques et, par conséquent, les pratiques d'écriture. Ce qui est allusion et clin d'œil complice au lecteur chez Montaigne passerait aujourd'hui pour un vol de mots ou un démarquage.

J'ai essayé dans mes deux ouvrages concernant les notions de plagiat et d'originalité de détailler à la fois la notion de plagiat, de définir une typologie des différentes formes d'emprunt[v] et de montrer à partir de plusieurs exemples comment la loi sur la propriété intellectuelle pouvait s'appliquer à des textes littéraires. Ce que j'ai pu constater sur ce point, c'est que la jurisprudence, à savoir l'ensemble des jugements et arrêts rendus sur des affaires de contrefaçon –terme juridique pour désigner le plagiat- présente un ensemble dont la cohérence est très discutable et où l'aléa juridique semble particulièrement fort. D'où la nécessité pour les littéraires d'apporter leurs propres outils d'analyse. Il ressort en effet de plusieurs affaires que si la contrefaçon a finalement été reconnue par le juge, c'est parce que le plagié, lui-même fin critique littéraire, a su trouver les bons arguments pour déjouer les astuces quelquefois pernicieuses de démarquage. Ainsi, Denis Lopez, professeur de littérature à l'université de Bordeaux a gagné son procès contre Irène Frain; Patrick Rödel, professeur de philosophie en lycée à Bordeaux a obtenu la condamnation pour contrefaçon d'Alain Minc pour une biographie imaginaire de Spinoza. Enfin, Gérard Pouchain, universitaire, a obtenu gain de cause auprès des tribunaux contre Henri Troyat, concernant une biographie de Juliette Drouet[vi]. Chacun de ces plagiés, selon leurs témoignages mêmes, a consacré de longues heures à élaborer des tableaux comparatifs et à reconstituer la genèse de la contrefaçon, du recopiage littéral aux processus de transformation de l'emprunt.

Comme nous l'avons vu, le plagiat est une notion fluctuante selon les époques. On lui prête le plus souvent un sens moral négatif et c'est précisément l'écueil à éviter. Il convient plutôt de considérer ce terme comme relevant du vocabulaire de l'esthétique et de la critique littéraire et non pas de la morale. En effet, s'interroger sur le plagiat, c'est tenter de comprendre dans quelle mesure l'écrivain, tout imprégné qu'il est de ses propres lectures, parvient à dépasser les modèles et à apporter son empreinte personnelle à l'œuvre. La réflexion sur le plagiat conduit inévitablement à s'interroger sur ce qu'est l'originalité en littérature. Or, cette notion, quasiment insondable, gagne, pour être un peu mieux approchée, à être analysée par son extrême inverse, le plagiat.


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[i] Siegfried, acte I, scène 2.

[ii] Pastiches et mélanges, Paris, Gallimard, 1919.

[iii] M.-C. Dock, Contribution historique à l'étude du droit d'auteur, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1962, p. 57.

[iv] Pour l'année 2001, voir plus précisément notre article, «Le plagiat en 2001: analyse d'un grand cru», Critique n°663-664, Copier, voler, les plagiaires, août-septembre 2002, Ed. Minuit.

[v] Voir sur ce point notre chapitre 7 «Une typologie de l'emprunt» in Du Plagiat, PUF, 1999, p.171-199.

[vi] Pour tous ces exemples, voir notre chapitre «Les chercheurs de l'ombre» in

Plagiats, les coulisses de l'écriture, Ed. de la Différence, 2007, p. 80-105.



Hélène Maurel-Indart

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2008 à 19h23.