Les éphémères et les études littéraires
par Olivier Belin et Florence Ferran
L'Atelier propose aussi une présentation du programme PatrimEph (la patrimonialisation des éphémères, 2013-2019).
Dossier Ephemera
et les études littéraires
(Apollinaire, «Zone», Alcools, 1913).
Pamphlets, billets, libelles, placards, brochures, prospectus, affiches, cartes postales, tracts, catalogues, invitations, programmes de théâtre, fanzines, chansons illustrées, pièces fugitives Toutes ces publications sont produites à l'occasion de circonstances et en fonction d'usages auxquels, la plupart du temps, elles ne sont pas destinées à survivre. Elles entrent ainsi dans le champ des éphémères, ces «minor transient documents of everyday life» comme les nommait Maurice Rickards, l'un des pionniers de leur étude (Collecting Printed Ephemera, Oxford, Phaidon/Christie's, 1988, p.7).
Comment définir les éphémères? Par la négative, tout d'abord: ce ne sont ni des livres (ils n'en ont pas le volume, le prestige, l'autorité), ni des périodiques (ils n'en ont pas la régularité), ni des manuscrits (ils sont le plus souvent reproduits en série). Autrement dit, les éphémères ne relèvent pas de ces trois types d'archives sur lesquelles s'appuient traditionnellement les études littéraires. Et pourtant, ils coexistent et interagissent en permanence avec elles: le livre peut porter une bande ou contenir un prière d'insérer; la revue peut fournir un bulletin d'abonnement, proposer un prospectus publicitaire ou devenir elle-même éphémère; un brouillon peut recycler la paperasse du quotidien. Il est vrai que la plupart des éphémères sont voués à la péremption, voire au rebut: on s'en sert, puis on les jette ou on les oublie. Mais il arrive paradoxalement que certains de ces documents soient collectés et transmis par des particuliers ou par des institutions: leur apport potentiel à une histoire culturelle du quotidien s'avère alors considérable, précisément parce qu'ils révèlent ce qu'une époque n'avait pas nécessairement songé à conserver. La famille concernée est donc large, et son extension en permanente redéfinition, excédant le champ de l'imprimé: aux éphémères papier s'ajoutent aujourd'hui les éphémères numériques tweets, snaps, fils d'actualité qui circulent sur le Web, posant de nouveaux problèmes de qualification, de tri et d'archivage.
Les éphémères offrent en particulier aux études littéraires un continent qui reste encore largement à explorer, et qui invite à interroger à nouveaux frais l'inscription de la littérature parmi les pratiques sociales et communicationnelles. L'entreprise, pourtant, ne va pas de soi, tant les éphémères heurtent de front plusieurs catégories constitutives de la culture, de l'histoire et de la théorie littéraires. Ces petits papiers, ces imprimés du quotidien, ces messages furtifs qui passent entre nos mains ou sur nos écrans, nous invitent en effet à penser une littérature située non seulement hors du livre (le monde des éphémères est précisément le monde du non-livre), mais aussi à rebours de l'uvre (les textes qui circulent sur ce mode ne prétendent ni être unifiés ni être transmis dans le temps, mais cherchent plutôt une efficacité pragmatique immédiate), et souvent loin de la figure de l'auteur (beaucoup de pièces peuvent rester anonymes, voire sans mention d'éditeur, de lieu ou de date). Disparates, fragiles, labiles, difficiles à identifier et à classer, les éphémères pâtissent aussi d'une certaine indignité: il s'agit de supports non nobles, dont l'usage épuise la valeur à moins qu'il ne se trouve un collectionneur, un conservateur ou un chercheur pour leur donner une légitimité esthétique ou épistémologique. Dès lors, ces feuilles à deux sous, cette littérature de trottoir, ces écrits de colportage nous invitent à réviser certaines oppositions axiologiques trop figées (entre culture majeure/mineure, savante/populaire, écrite/orale, officielle/clandestine ), au profit de notions plus dynamiques comme celles d'interaction, de dérivation, de circulation, d'appropriation.
À cet égard, les travaux de Roger Chartier ou de Robert Darnton pour le XVIIIe siècle, et pour le XIXe ceux de Philippe Hamon sur l'imagerie ou de Jean-Yves Mollier sur la figure du camelot, fournissent de précieux repères. D'autres études, fondatrices ou plus récentes, ont également modifié la perception de ces documents: les mazarinades de la Fronde, étudiées par Christian Jouhaud, constituent par exemple un corpus de référence sur la controverse dans la littérature pamphlétaire. Certaines pratiques littéraires et culturelles s'avèrent plus largement propices au développement des éphémères: poésies fugitives ou satiriques, chansons et complaintes, affiches et programmes de théâtre Dans le monde de l'art, c'est par le biais de la presse et des brochures à la main que le XVIIIe siècle se met à vivre au rythme de l'actualité des expositions régulières de l'Académie, et voit le développement d'une critique très dynamique dont les éphémères sont en partie le creuset (une grande partie de ces échanges polémiques sur l'art sont conservés dans le fonds Deloynes à la BnF). Quant aux avant-gardes des XIXe et XXe siècles, elles convoqueront volontiers les éphémères à des fins polémiques ou propagandistes (la pratique est récurrente du futurisme au situationnisme), mais aussi pour réinvestir ces moyens de communications modernes, les détourner et brouiller à travers leur usage la frontière entre l'art et la vie (comme le montrent les papillons ou les cartes postales surréalistes). Sur un plan éditorial et médiologique enfin, la catégorie des éphémères permet de reconsidérer, dans leur matérialité signifiante, certains éléments du paratexte étudié par Genette dans Seuils: prières d'insérer, bandeaux, tirés à part, prospectus, bulletins de souscription, programmes, documents publicitaires, dossiers éditoriaux, cartons d'invitation, constituent autant de traces d'une mémoire littéraire d'autant plus précieuse qu'elle est souvent involontaire.
Printemps 2019
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