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La bibliothèque de la Pléiade. Travail éditorial et valeur littéraire, par Joëlle Gleize (Centre Interdisciplinaire d'Études Littéraires d'Aix-Marseille) et Philippe Roussin (Centre de recherches sur les arts et le langage - UMR 8566 - CNRS/EHESS)

Avant-Propos du volume collectif La bibliothèque de la Pléiade. Travail éditorial et valeur littéraire, dirigé par Joëlle Gleize et Philippe Roussin (Paris: Editions des Archives Contemporaines, coll. "CEP ENS LSH", 2009). On peut également lire un compte-rendu de cet ouvrage dans La Lettre de la Pléiade n°38

Dossiers Collection, Edition, Valeur.




La bibliothèque de la Pléiade.
Travail éditorial et valeur littéraire


Son ancienneté, son rôle très particulier en tant qu'instance de légitimation et de consécration littéraires, l'aura dont elle demeure entourée contrastent singulièrement avec la discrétion de l'intérêt universitaire et la rareté des travaux scientifiques qui ont, jusqu'ici, été consacrés à la «Bibliothèque de la Pléiade».

À la croisée de l'histoire littéraire, de l'histoire de l'édition et de la sociologie de la littérature, la recherche sur l'édition s'est, pourtant, fortement développée depuis quelques années, stimulée par l'augmentation des formations aux métiers du livre dans les universités[i]. Simultanément, dans les médias, la situation de l'édition et l'entrée du livre dans l'ère numérique suscitent de nombreuses interrogations et un intérêt renouvelé pour le livre et l'édition traditionnels. Les mémoires ou essais d'éditeurs se multiplient, comme les entretiens et analyses sur le livre et la lecture. Le statut de la littérature enfin, de sa publication, de son enseignement, est objet de questions sinon d'inquiétudes récurrentes. L'étude de l'édition du texte «littéraire», qu'il appartienne au patrimoine ou relève de l'écriture vivante, constitue désormais une composante essentielle de la recherche sur les institutions littéraires et les conditions de production et de réception de la littérature.

Mais, s'agissant de la Bibliothèque de la Pléiade, c'est, pour l'essentiel, l'éditeur lui-même qui diffuse, sur son site et dans la Lettre de La Pléiade (36 numéros parus à ce jour, depuis son lancement en 1999), des données historiques et techniques, substantielles et précieuses, sur la collection. En 1996, un premier article publié dans Yale French Studies consacré à la génétique textuelle ouvrait quelques pistes de réflexion[ii]. En 2003, des «Journées de la Pléiade» ont été organisées à l'Université de Rouen par une association de doctorants[iii]. En 2005, est parue, aux éditions Gallimard, la Correspondance (1922-1950) d'André Gide et Jacques Schiffrin (avant-propos d'André Schiffrin, édition établie par Alban Cerisier). Au printemps 2007, A. Schiffrin publiait lui-même Allers-retours. Paris New York, une éducation morale (éditions Liana Lévi). Le présent volume rassemble les actes du colloque, le premier du genre donc, qui s'est tenu, peu de temps après cette dernière parution, les 24, 25 et 26 mai 2007, à l'Université de Provence, dans les locaux de la Cité du Livre, auprès de la Bibliothèque Méjanes, à l'initiative conjointe de l'Observatoire de recherche en littérature actuelle (Université de Provence) et du Centre de recherches sur les arts et le langage (EHESS/CNRS), sous l'intitulé: «La Pléiade: bibliothèque, institution, musée imaginaire». Articulant témoignages et analyses critiques sur des ensembles significatifs comme sur des cas particuliers, les interventions des spécialistes invité(e)s ont tenté de cerner, aussi objectivement que possible, la spécificité d'une collection dotée d'un pouvoir symbolique particulièrement fort, que chacun s'accorde à qualifier de «prestigieuse», et qui tient une place tout à fait singulière dans le paysage français de l'édition littéraire.

Qualité et pérennité: tels sont les deux termes par lesquels s'ouvre la présentation que fait Antoine Gallimard de la collection: «les grandes œuvres se jouent des modes, défient le temps et savent séduire chaque nouvelle génération dans sa quête d'avenir. Depuis près de soixante-dix ans, la «Pléiade » permet aux bons lecteurs de rencontrer dans les meilleures conditions les auteurs qui comptent, et de se constituer, peu à peu, ce que Malraux appelait une ‘bibliothèque de l'admiration' ». Pari audacieux: pari sur la qualité de la lecture autant que sur la postérité, sur la durée autant que sur le renouvellement; mais pari gagné, à l'évidence. La «bibliothèque» que constitue aujourd'hui la collection apparaît dès lors comme un monument culturel riche d'enseignements quant à notre rapport à la littérature, à la lecture, à la critique – et particulièrement en ce qu'elle n'est pas un monument achevé mais une lente et mouvante construction, qui redéfinit en permanence une image idéale de la littérature.

Se donner la «Pléiade» pour objet d'analyse suppose que l'on ne se contente pas de l'envisager comme une collection parmi d'autres et dont l'étude porterait sur les origines, l'évolution, la place et la fonction qu'elle occupe dans le paysage de l'édition. Il ne s'agit pas pour autant de la considérer comme un ensemble équivalent à une œuvre, le produit uniforme de ce qui a été appelé une énonciation éditoriale.S'il est parfois possible, sous certaines conditions, de la considérer comme telle, il est difficile, en revanche, de parler d'intention d'éditeur. Comme dans toute activité éditoriale, mais plus encore dans le cas d'une collection – et d'une collection ancienne, l'énonciation éditoriale est collective, variable et surdéterminée. Le propos ne peut donc cerner que des causalités hypothétiques et partielles.

Son célèbre papier bible habillé de cuir est sans doute immuable mais la collection s'est édifiée dans le temps et a sensiblement évolué depuis sa création. Conçue dès 1931 par Jacques Schiffrin son «inventeur», puis son directeur à partir de 1933 lorsqu'elle est reprise par les éditions de la NRF et jusqu'en 1940, comme une bibliothèque imaginaire idéale, sa construction, volume après volume, ne cesse de poser la question de la valeur littéraire. Cette valeur et le musée littéraire que la collection contribue à instituer voudraient échapper au temps ou du moins statuer pour la postérité. Or une collection, élément d'une politique éditoriale en constante adaptation, se doit d'évoluer. Une question majeure est, dès lors, celle de l'équilibre entre le fonds et la nouveauté, de la tension (variable dans le temps) entre ce caractère institutionnel de la collection, le monument qu'elle érige, et ce que Francis Ponge appelle le «moviment» ou Nathalie Sarraute la littérature «vivante», soucieux l'un comme l'autre de combattre le caractère achevé du texte définitif ou de la forme parfaite. Elle intègre – ou, de par le rôle canonisant qui lui est prêté et reconnu, l'on attend d'elle qu'elle le fasse – ce qu'il est convenu d'appeler les classiques de la littératureet reflète ainsi les mutations de ce qui est jugé digne d'être enseigné, digne d'accès au «Panthéon» littéraire. Mais elle peut aussi bien agir sur l'image de la littérature, faire bouger ses frontières, en agrégeant des œuvres qui ne sont pas encore considérées comme telles. «Musée imaginaire» de notre temps, au sens où l'entendait André Malraux, elle n'est plus seulement un lieu de «confrontation de métamorphoses» pour les œuvres classiques, elle modifie les œuvres qu'elle intègre par l'effet de cette intégration même et contribue à transformer l'œuvre moderne en classique.

À ses débuts collection de poche de luxe pour un public cultivé, elle tend à devenir collection d'éditions de référence dans la seconde moitié du siècle, sans pour autant renoncer à son premier public. Cet équilibre délicat est remis en jeu à chaque publication: ainsi peut-elle se permettre de donner accès à la fabrique de l'œuvre pour le lecteur curieux, sans pour autant aller jusqu'à l'édition scientifique qu'attendrait le chercheur. La «Bibliothèque de la Pléiade» porte ici trace et témoignage des conceptions successives de la littérature et de ce qu'est une œuvre littéraire; elle enregistre les évolutions du champ critique. Bibliothèque en évolution lente mais constante par l'adjonction d'œuvres et d'auteurs nouveaux aussi bien que par l'indisponibilité de certains auteurs du catalogue ou encore par la refonte d'éditions antérieures.

Le volume que nous introduisons est organisé autour de quatre grands ensembles thématiques et problématiques qui ne prétendent en rien à l'exhaustivité: il ne saurait ici être question de rendre compte de la totalité ni de la collection ni de l'évolution littéraire, mais d'ouvrir un champ d'études et de questions. Un premier ensemble d'études aborde la collection d'un point de vue historique et croise le témoignage de l'éditeur André Schiffrin, fils du fondateur des Éditions de la Pléiade puis de la «Bibliothèque» éponyme et celui d'Alban Cerisier, responsable de La Lettre de la Pléiade et des archives de la maison Gallimard, où s'est poursuivie la collection à partir de 1933. Le témoignage d'André Schiffrin sur l'expérience éditoriale de son père jusqu'à la seconde guerre mondiale éclaire les relations complexes entretenues par celui-ci avec Gaston Gallimard dans cette période de bouleversements où Schiffrin est contraint à l'exil et à l'abandon de sa déjà célèbre collection. Alban Cerisier développe complémentairement le point de vue de l'éditeur actuel de la collection et analyse les facteurs qui en ont déterminé les orientations; après avoir rappelé la situation présente de la collection dans un contexte désormais fortement concurrentiel, il s'attache aux origines de la bibliothèque, aux raisons de son rachat par Gallimard avant de mener une étude diachronique de son évolution.

Cette histoire est précieuse pour l'historien du fait littéraire et de la critique. S'y inscrivent les interactions entre ce que Thibaudet appelait la critique des écrivains et celle des professeurs, et l'évolution des conceptions de l'œuvre. La métamorphose de la collection au milieu du xxe siècle marque l'intérêt grandissant pour l'atelier de l'œuvre, le texte et sa genèse (Joëlle Gleize et Philippe Roussin). Sous le regard du sociologue, la collection apparaît comme un espace institutionnel particulier et paradoxal: elle conserve et consacre, alors même que son statut d'entreprise privée l'apparente à une fondation plus qu'à un musée (Jacques Dubois). Quels sont les critères sur lesquels se fondent cette sélection et cette consécration? Marielle Macé relève les modèles les plus prégnants de la sélection opérée, en analysant l'enquête de Raymond Queneau sur la bibliothèque idéale qui entendait orienter le lecteur dans la profusion des lectures possibles.

Frédéric de Buzon et Catherine Volpilhac étudient respectivement les choix critiques –leurs implicites et leurs effets– qui ont généralement présidé aux premières éditions de textes et d'œuvres du xviie siècle et des Lumières, procurées par la «Pléiade». De manière d'autant plus convaincante que non concertée, l'analyse met en lumière les tensions qui existent alors entre littérature, science et philosophie, passé le temps du régime unifié mais défunt des belles-lettres. Qu'il s'agisse de Descartes, écrivain plus que philosophe, dont l'édition contourne la part scientifique de l'œuvre; des écrivains et philosophes des Lumières dont la «Pléiade» privilégie les écrits littéraires et intimes aux dépens de l'histoire philosophique, de la pensée critique et de la part la plus militante de l'œuvre, à l'exception de Montesquieu, se trouve ainsi fortement posée, en même temps que la frontière entre genres de discours, la question des œuvres complètes, dont la conception doit être historicisée. Si l'exhaustivité n'appartient pas à la vocation de la collection, celle-ci révèle mais aussi bien agit sur l'image dominante d'une œuvre que produit le champ critique, dans sa temporalité propre.

Le troisième ensemble d'études a pour point nodal la poésie et la traduction. Jean-Pierre Lefebvre fait part de l'expérience et des choix de traduction et de composition de l'anthologie bilingue de la poésie allemande parue, comme plusieurs autres volumes similaires, pour saluer l'ouverture du grand marché européen en 1992. La question de la complétude est approfondie à propos de l'édition des œuvres de Mallarmé, de Saint-John Perse et de Ponge. Bertrand Marchal revient sur les importantes différences entre les deux éditions successives de l'œuvre de Mallarmé qui peuvent l'une et l'autre se dire «complètes» et témoignent de l'intensification contemporaine des débats critiques autour de la notion d'auteur: traducteur, journaliste, et de la notion d'œuvre: achèvement de l'œuvre littéraire, œuvre-résultat, œuvre-processus. Le cas de Saint-John Perse est tout autremais, comme Joëlle Gardes l'analyse, n'en questionne pas moins la notion: l'édition «pléiade» est elle-même une «œuvre» du poète, puisqu'il la conçoit entièrement et jusque dans la rédaction de toute la documentation,largement fictionnelle. Jean-Marie Gleize montre, quant à lui, comment le parti pris pongien de publication des états rédactionnels successifs travaille à rendre impossible l'idée même de texte définitif: Ponge rend par là son entreprise difficilement compatible avec l'«entreprise de sommation monumentale» (le projet éditorial d'œuvres complètes) et oblige l'éditeur à relever un défi majeur et significatif de la modernité même: comment publier la fabrique de l'œuvre?

C'est là le vaste chantier de réflexion qu'éclairent les dernières études du volume, regroupées sous le titre «Ateliers des modernes». Henri Godard met l'accent sur le goût des amateurs de littérature, une part essentielle du public de la collection, et montre comment, pour une certaine époque, les auteurs que publie la Pléiade pour la première fois ou qu'elle réimprime «dessinent les contours de ce qu'est, pour ces amateurs, la littérature qui leur parle». Il analyse également, à la suite d'Alban Cerisier, la place croissante faite aux auteurs du xxe siècle comme l'un des changements récents majeurs de la collection. La comparaison des deux éditions d'À la recherche du temps perdu permet de prendre la mesure de l'intérêt accru pour l'inachèvement et les esquisses très élaborées de Proust, révélées auparavant aux seuls chercheurs (Pierre-Louis Rey). Dans le même sens, Pierre-Marc de Biasi analyse la valeur symbolique de certaines des caractéristiques matérielles de la collection et étudie son ouverture «tempérée et circonspecte» aux nouvelles recherches en analyse des textes. À l'égard de la génétique textuelle, tout particulièrement, l'éditeur d'un «Pléiade» doit, tout à la fois, faire état de ces travaux, essentiels au renouvellement de la lecture des œuvres, et prendre toute la mesure des enjeux du choix de telle ou telle part de l'avant-texte à laquelle il donne par là même statut de texte. Quoique la collection ne soit pas destinée à répondre aux exigences d'exhaustivité d'une génétique rigoureuse qui exige une édition numérique, elle ne peut que s'enrichir des questions et remises en cause que suscite la génétique: statut de l'œuvre, établissement du texte ou notions de sources et de variantes. C'est bien ce qu'attestent les témoignages des différents éditeurs scientifiques de la Bibliothèque qui ont participé à ces échanges. À partir, et au delà, de l'analyse de la réimpression des éditions en «Pléiade» de quelques grands auteurs comme Flaubert, Mallarmé et Proust, Jacques Neefs montre enfin comment la Bibliothèque parvient à conjuguer visée de pérennité et aptitude à assumer et accompagner les évolutions culturelles et intellectuelles de son«espace véritable»: «politique éditoriale, conception de la littérature, idée de ce qu'est une œuvre».


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[i] Voir, pour la France, les travaux fondateurs d'Henri-Jean Martin, de Roger Chartier, et, plus récemment, de Jean-Yves Mollier, Emmanuel Souchier.

[ii] Alice Kaplan et Philippe Roussin, «A Changing Idea of Literature: la Bibliothèque de la Pléiade», Yale French Studies, n° 89, «Drafts», New Haven, Yale University Press, 1996, p.237-262.

[iii] Ces journées ont eu lieu les 26 et 27 mai 2003, à l'initiative de l'Association de doctorants Thélème de l'Université de Rouen.



Joëlle Gleize, Philippe Roussin

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Janvier 2014 à 14h41.