Atelier



Les journaux de lectures
Un outil pour la recherche et pour l'enseignement


par Anne-Claire Marpeau


Ce texte inédit est publié dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de son auteure.


Dossiers Lecture, Empathie, Bovarysme.





Les journaux de lectures
Un outil pour la recherche et pour l'enseignement


Les journaux de lecture, dont la production est un exercice à la croisée de la lecture et de l'écriture, apparaissent comme des outils de recherche et d'enseignement intéressants et stimulants à qui souhaite enquêter sur l'interprétation et la réception des œuvres littéraires et/ou proposer un exercice qui favorise l'appropriation lectorale à ses étudiant·e·s[1]. Ils constituent en effet ce que Marie Parmentier appelle des « traces de lectures », qui s'apparentent à la fois à des discours qui « ponctuent la lecture[2] » et à des « bilans de lecture[3] ». Ils permettent donc d'accéder de manière approfondie à l'activité de lecteur·rice·s empiriques, à travers une méthodologie de l'enquête de terrain qui reste à développer dans le champ des études littéraires.


Un outil pour la recherche


Étudier la lecture et la réception des œuvres littéraires


Les journaux de lecture permettent de recueillir des données de terrain sur la lecture et la réception des œuvres littéraires. Ils peuvent donc être intégrés à un dispositif d'enquête qui vise à étudier la lecture, ses acteur·rice·s, ses procédés et le parcours d'une œuvre, de sa production à la réception.


1. L'intérêt du journal de lecture est qu'il permet d'accéder à une réception sur le temps long : plutôt que de saisir seulement une appréciation de lecture à un moment donné, ou au contraire, de recueillir un bilan de lecture réfléchi qui s'apparente davantage à une démarche critique, le chercheur ou la chercheuse peut par ce biais recueillir les traces d'une lecture dans sa durée, avec ses variations émotionnelles et interprétatives. Surtout si le journal porte sur la lecture d'une œuvre intégrale, on y trouvera une évolution des appréciations et des interprétations d'un texte. On y trouvera également l'occasion d'approfondir la compréhension de ce qu'est et de ce que fait la lecture et la réception d'une œuvre littéraire.


2. Un second intérêt du journal de lecture pour la recherche littéraire est de pénétrer dans la singularité d'une réception individuelle, souvent peu accessible au chercheur ou à la chercheuse, qui éclaire à la fois l'œuvre lue et le sujet qui lit. L'écriture des impressions et interprétations de lecture durant le processus même de cette lecture semble représenter un accès privilégié à ce que Gérard Langlade appelle le « texte du lecteur », qui se définit comme « l'activité originale de celui qui, auteur plus ou moins conscient de sa lecture, marque son rapport aux œuvres de l'empreinte de ses interrogations, de ses fantasmes et de ses désirs[4]». La reconstitution de ce texte de lecteur ou de lectrice par le chercheur ou la chercheuse permet donc d'accéder à la diversité des effets du texte et à la polysémie d'une œuvre. Si on peut dire qu'il y a autant de textes que de lecteur·rice·s, le journal de lecture est une entrée pour découvrir cette multiplicité des textes. La diversité de ces réceptions fournit au chercheur ou la chercheuse le moyen d'approfondir sa propre réception de l'œuvre et des pistes d'analyse critique. Elle permet aussi d'envisager l'œuvre littéraire comme un objet culturel, qui circule dans le monde social, et d'inscrire alors son travail dans le champ des études culturelles.


3. Non seulement le journal de lecture fournit des données sur la lecture subjective, mais il permet aussi d'accéder au « sujet-lecteur », le lecteur ou la lectrice empirique qui est « au cœur de toute expérience vivante de la littérature, de toute appréhension sensible, éthique et esthétique des œuvres[5]». Le journal de lecture n'a sans doute pas le pouvoir de faire accéder à l'intimité nue du lecteur ou de la lectrice. Le discours tenu sur l'œuvre lue, s'il est tourné vers un regard extérieur qui incarne souvent l'institution, sera informé par ce que celui ou celle qui écrit le journal croit être les attentes du chercheur ou de la chercheuse. On accèdera donc davantage à l'« extimité » du lecteur ou de la lectrice, pour reprendre le terme de Serge Tisseron, c'est-à-dire au « processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d'autrui afin d'être validés[6]». Problématiser et analyser cette extimité comme telle n'en est pas moins intéressant, comme je le montre par la suite (cf. « Recueillir et analyser les journaux de lecture »)


4. Collecter des journaux de lecture permet donc d'appréhender des réceptions individuelles mais également ce qu'il y a de collectif dans ces réceptions car, comme le rappelle Gérard Langlade

le lecteur à toujours affaire à ses « autres » : les souvenirs enfouis issus de son histoire personnelle, les scénarios fantasmatiques tissés par son inconscient et activés par les œuvres de fiction, le bruissement des diverses communautés interprétatives auxquelles il participe, le frayage des langues et des langages qui médiatisent son rapport au monde[7].

Les récurrences et les divergences des discours tenus sur les œuvres offrent le reflet de ce que Stanley Fish appelle une « communauté interprétative ». La notion permet de penser l'intersection de l'individuel et du collectif dans l'acte interprétatif : « le lecteur […] est le membre d'une communauté dont les attentes au regard de la littérature déterminent le type d'attention qu'il lui prête et donc le type de littérature qu'il “fait”[8]

Selon Stanley Fish, les stratégies de lecture mises en place par les membres d'une communauté interprétative précèdent le texte plutôt qu'elles n'en découlent : « ces stratégies existent avant l'acte de lire et déterminent en conséquence la forme de ce qui est lu, plutôt que l'inverse, comme cela est souvent présumé[9]». Stanley Fish envisage dès lors l'interprétation comme un acte à la fois objectif et subjectif :

Une communauté interprétative n'est pas objective parce qu'en tant que rassemblement d'intérêts, d'intentions et d'objectifs particuliers, son point de vue est davantage intéressé que neutre ; mais selon le même raisonnement, les significations et textes produits par une communauté interprétative ne sont pas subjectifs parce qu'ils ne proviennent pas d'un individu isolé mais d'un point de vue public et de convention[10].

Chaque lecteur et lectrice appartient à plusieurs communautés interprétatives dont on trouvera les caractéristiques dans les journaux de lecture. Ces derniers offrent alors une entrée extrêmement pertinente pour approfondir la théorie des communautés interprétatives et la manière dont elles se constituent et se manifestent au sujet d'une œuvre donnée. Ils fournissent en outre des pistes de compréhension de ce qui fait qu'une œuvre n'est pas reçue de manière similaire en diachronie et en synchronie et de ce qui reste de l'interprétation d'une œuvre à travers le temps.


5. Enfin, les journaux de lectures constituent un support graphique et iconographique intéressant à analyser. Ils permettent d'accéder à des réceptions sous un format peu habituel, qui invite le chercheur ou la chercheuse à développer des outils d'analyse stimulants pour la recherche littéraire.


Recueillir et analyser les journaux de lecture


1. Définir l'objet de sa recherche : il est important de définir clairement l'objet de sa recherche pour recueillir les données de terrain par le biais du journal de lecture. Cherche-t-on à travailler sur les émotions que la lecture d'une œuvre suscite ? Sur les interprétations de cette œuvre ? Sur des profils de lecteur ou de lectrice ? Les objets de la recherche peuvent être multiples et ils varient au cours de la recherche mais il est nécessaire de clarifier cette question au départ, car les consignes données aux enquêté·e·s en découlent et ces consignes auront un effet sur les données récoltées.


2. Définir les consignes de l'enquête : un des écueils de l'enquête de terrain, qu'elle soit quantitative ou qualitative, est celui des biais que le cadre de la recherche crée dans l'esprit de l'enquêté·e. Les attentes du chercheur ou de la chercheuse et les attentes sociales, qu'elles soient réelles ou imaginées par l'enquêté·e, ont une influence sur la manière dont l'enquêté·e y répond. Comme les sociologues de la lecture le rappellent, « la situation d'enquête s'apparente à l'ensemble des situations où les productions linguistiques sont, explicitement ou implicitement, soumises à l'évaluation et où l'enquêteur, comme dans les examens scolaires ou les entretiens d'embauche, occupe une position dominante[11]». L'anonymisation des données, outre qu'elle doit être pratiquée pour répondre aux critères éthiques d'une enquête sur sujets humains, doit être explicitée pour faciliter la liberté de parole des enquêté·e·s. En outre, il peut être intéressant de ne pas dévoiler l'objet de la recherche ou au contraire de l'expliciter si on veut éviter les effets de censure ou de validation des attentes imaginées. Ce choix dépend de l'objet de la recherche. Par exemple, lors de mon enquête durant mon travail de thèse, dans lequel je cherchais notamment à accéder à des lectures subjectives de Madame Bovary de Flaubert et aux réactions, émotions et interprétations que suscitait son personnage principal, j'ai choisi l'explicitation afin de minimiser les effets de censure liés aux attentes institutionnelles et scolaires de la « bonne » lecture, analytique et distancée. Mon enquête a été présentée à des élèves dans le contexte de la classe et avec l'accord et le soutien de l'enseignante. Par ailleurs, ma position de chercheuse a sans doute contribué à donner à mon travail un aspect « sérieux » et légitime, qui a pu influencer la manière dont les lecteur·rice·s ont abordé leur participation, dans un contexte scolaire spécifique, celui de la filière littéraire, où l'apprentissage des codes de la culture lettrée est particulièrement prégnant. Il a donc fallu « tenter de redéfinir une situation qui avait toutes chances d'être spontanément perçue […] comme une sorte d'examen culturel[12]» et scolaire. Il a ainsi été rappelé aux élèves que leur participation serait anonymisée et non évaluée et que leur enseignante n'y aurait pas accès. J'ai également valorisé dans ma présentation du projet l'aspect émotionnel et subjectif de la lecture et insisté sur l'intérêt de toute participation.

Par ailleurs, pour accéder à une lecture individuelle dans sa durée, il semble important que le journal de lecture soit rédigé avec régularité. On peut donc guider les enquêté·e·s sur le rythme de lecture et d'écriture en leur rappelant qu'il est possible de choisir un rythme qui leur convient (prendre des notes tous les chapitres par exemple) mais qu'il est important que le travail s'apparente à un journal à entrées régulières et non pas seulement à un bilan en fin de lecture.

Enfin, le choix du format du journal de lecture n'est pas anodin. On peut laisser les enquêté·e·s choisir leur format, ce qui fournit des données sur le rapport à la lecture et à l'écriture des enquêté·e·s, qu'il soit manuscrit ou tapuscrit, plus ou moins esthétisé (le choix d'un cahier de brouillon se distingue par exemple du choix d'un carnet à couverture dure et ornée). Enfin, la dimension manuscrite du journal autorise peut-être une plus grande spontanéité dans la prise des notes de lecture et la pratique de l'illustration, dont on peut rappeler qu'elle est la bienvenue, dans la mesure où elle ne fait pas partie des pratiques spontanées dans le cadre des exercices traditionnels sur la lecture.


3. Lectures préparatoires : pour analyser les journaux, il semble important de connaître les travaux sur la lecture et la réception. Ce corpus préparatoire à l'analyse se compose des études littéraires de la réception et de la lecture mais aussi des historien·ne·s et des sociologues de la lecture. Je fournis ci-dessous une bibliographie indicative tirée de mon travail de thèse.


4. L'analyse : tenir compte du profil du lecteur ou de la lectrice et du chercheur et de la chercheuse. Toute lecture est située socialement. L'analyse des journaux de lecture, si on veut éviter qu'elle soit un simple reflet des représentations du chercheur ou de la chercheuse, devrait prendre en compte le sexe, l'âge, le milieu social, le parcours scolaire et professionnel du lecteur ou de la lectrice et interpréter les liens entre les propos tenus et ce profil. De même, le chercheur ou la chercheuse devrait réfléchir à ses propres représentations et biais cognitifs en relation avec son objet de recherche. Travailler sur la lecture implique notamment de se pencher sur les représentations sociales et culturelles de cette dernière et le rôle que ces représentations ont joué dans la formation et les pratiques du chercheur ou de la chercheuse. Les chercheurs et les chercheuses en littérature sont des lecteur·rice·s expert·e·s, formés aux codes et aux normes de l'institution littéraire, qui ont appris à lire un certain corpus d'une certaine manière, à s'appuyer sur des lectures critiques et à en produire[13]. La lecture savante est valorisée dans l'institution littéraire, ce qui peut impliquer un biais d'analyse fort et l'écueil du jugement de valeur pour un chercheur ou une chercheuse qui n'en retrouverait pas les traces dans les journaux de lecture.


5. L'analyse : interpréter les dits et les non-dits. Le travail d'analyse des journaux de lecture est un travail prudent qui implique de prendre de nombreuses précautions. Il soumet le chercheur ou la chercheuse à la production d'hypothèses et au questionnement permanents. Je fournis ici quelques pistes tirées de mon expérience lors de mon travail de thèse pour guider le travail du chercheur ou de la chercheuse.

L'analyse doit tenir compte de la « situation d'examen » que constitue une enquête sur la lecture. Ce qui est dit peut révéler ce que l'enquêté·e pense vraiment ou ce qu'il ou elle pense devoir dire, ce qu'il importe de dire. La profession d'un intérêt pour le texte lu peut aussi bien révéler un véritable intérêt[14] qu'un intérêt de façade. Ainsi, il est intéressant d'interpréter les propos en gardant en tête cette double possibilité. Par exemple, tout ce qui semble aller dans le sens d'une validation des normes et des représentations collectives de la littérature ou de la lecture légitimes (éloge des classiques, analyse de texte, citation de noms d'auteurs, de titres d'œuvres ou encore de concepts littéraires appartenant à la culture scolaire, etc.) peut manifester une « bonne volonté[15]» scolaire chez l'enquêté·e. Ceci donne des pistes d'interprétation de la constitution des représentations et des interprétations dominantes sur telle ou telle œuvre littéraire. Au contraire, l'indifférence ou le rejet de ces codes sont à interpréter.

On gardera par ailleurs à l'esprit que les propos tenus sur un texte sont tributaires de biais cognitifs : le biais de négativité par exemple pousse quelqu'un à exprimer davantage ce qu'il n'a pas aimé, pas compris, etc. Le biais de confirmation pousse à privilégier les informations validant une hypothèse préconçue. On peut à ce titre reconstituer des schémas de pensée dans les journaux de lecture, qui en disent autant du texte lu que du lecteur ou de la lectrice.

La répétition, le lapsus, l'erreur, le non-dit (par exemple, l'absence de mention d'un personnage important ou d'un événement crucial dans un récit) fournissent également des pistes d'interprétation des lectures subjectives. De manière générale, tout ce qui semble écrit par inadvertance, sans intention de l'écrire, peut être révélateur.

L'analyse des illustrations et de leur lien avec le texte écrit peut également fournir des pistes d'interprétation fructueuses.

Enfin, la comparaison s'avère essentielle à l'analyse, car c'est en réalité en recoupant les différents journaux de lecture qu'on aura une idée de ce qui appartient à la lecture subjective d'un·e enquêté·e et à une lecture collective.


6. L'analyse : la comparaison. Grâce aux journaux de lecture, on peut repérer des récurrences qui reflètent des représentations du monde dans une communauté de lecture donnée. Cela permet de voir comment un groupe de lecteurs et de lectrices composent et constituent une communauté interprétative. Le chercheur ou la chercheuse pourra compléter cette analyse en collectant d'autres données sous d'autres formats, comme l'entretien, le questionnaire ou encore sa propre analyse du texte. Dans le cadre d'une recherche sur le temps long, l'analyse des « souvenirs de lecture » à l'image du travail de Brigitte Louichon est aussi particulièrement intéressante[16].

On pourra par ailleurs analyser les variations émotionnelles et interprétatives en diachronie, à partir de traces de lectures du passé, comme les articles de critiques littéraires ou les journaux intimes (traces dont il faut intégrer la spécificité dans l'analyse car ce ne sont pas des journaux de lecture). Les réactions et interprétations qui se répètent et qui restent à travers le temps peuvent alors éclairer l'esthétique de l'auteur. Par exemple, dans mon travail de thèse, j'ai repéré le fait que depuis la publication de Madame Bovary de Flaubert, Emma Bovary suscite des jugements négatifs auprès des différentes communautés interprétatives dont j'ai étudié les traces de lecture. Mauvaise épouse, mauvaise lectrice et mauvaise amoureuse, elle apparaît toujours une figure-repoussoir, mais pour différentes raisons qui peuvent s'expliquer par l'évolution des codes de genre dans la société patriarcale mais aussi par la narration flaubertienne et notamment l'emploi du discours indirect libre. La voix et le point de vue de l'héroïne ne sont jamais entendus seuls, ils sont toujours contrôlés par la voix narrative, ce qui n'attribue que peu d'autonomie au personnage et peu de capacité à susciter l'empathie. On peut émettre l'hypothèse que l'intrigue du roman mais aussi la narration flaubertienne contribuent à faire du personnage principal un personnage déceptif pour son lectorat.


7. Un objet à exploiter. À la croisée d'une pratique de lecture, d'écriture et d'illustration, le journal de lecture est un objet à part entière, dont l'exploitation peut s'avérer fructueuse pour la recherche sur la création littéraire et l'intermédialité. Il peut ainsi servir de support à des recherches-actions, des mises en scène lectorales, des expositions, etc.


Un outil pour l'enseignement


L'intérêt pédagogique de l'exercice


Le journal de lecture présente différents intérêts pour l'enseignement de la littérature :


1. Il permet de proposer aux étudiant·e·s en littérature un exercice qui sort des canons de l'enseignement littéraire et qui donne l'occasion d'exprimer son avis sur un texte de manière plus libre et diversifiée que les exercices critiques comme la dissertation, l'exposé ou le commentaire. Mon expérience est qu'il suscite souvent un vif intérêt.


2. Le journal de lecture peut servir d'outil métaréflexif sur les attentes de la lecture à l'université, notamment en première année de Licence de Lettres. L'enseignant·e pourra l'exploiter pour mener l'étudiant·e à comprendre la différence entre la lecture immersive et subjective et la lecture distancée et analytique mais aussi les liens qui s'établissent entre les deux (par exemple, le lien entre les effets d'un texte et l'analyse de son registre).


3. Le journal de lecture constitue un outil d'appropriation du texte, notamment dans le cas de la lecture d'une œuvre intégrale, car il permet un va-et-vient immersif et réflexif sur le texte et une maturation des effets de ce dernier. C'est aussi une production personnelle : il possède un caractère tangible et créatif. Il peut à ce titre favoriser une expérience de lecture satisfaisante pour les étudiant·e·s.


4. Le journal de lecture est un outil précieux pour les révisions et pour la réflexion de l'étudiant·e sur ses objets de recherche, notamment s'il ou elle s'oriente vers la recherche littéraire. Il fournit à l'étudiant·e une trace personnelle et approfondie de ses lectures tout au long de son parcours universitaire, lectures qui peuvent parfois être lointaines lors des examens ou de l'entrée en master.


5. Le journal de lecture offre en outre à l'enseignant·e une piste de compréhension des variations entre sa lecture de l'œuvre et celle de ses étudiant·e·s. Il est un outil de dialogue et de réflexion sur sa pratique d'enseignement : il lui permet d'enrichir son analyse de l'œuvre et d'adapter son enseignement aux attentes et aux représentations de ses étudiant·e·s.


La mise en place de l'exercice


1. Les consignes du journal de lecture dans le cadre d'un cours peuvent être très diversifiées. Il convient de les expliciter en clarifiant les attentes, surtout en cas d'évaluation. Veut-on que l'étudiant·e développe sa lecture subjective et émotionnelle de l'œuvre ? Son texte de lecteur·rice ? Qu'il ou elle produise une lecture interprétative ou thématique de l'œuvre ? En fonction de l'objectif assigné à l'exercice, on pourra donner une liste de questions et de conseils que l'étudiant·e peut se poser quand il ou elle rédige son journal.

On pourra par exemple leur demander de :

– noter leurs réactions émotionnelles face au texte et en tirer des conclusions sur l'esthétique de l'œuvre

– produire un jugement esthétique, par exemple en relevant des passages qui leur ont plu et en expliquant pourquoi

– établir des liens avec d'autres œuvres littéraires et artistiques

- établir des liens avec des situations personnelles ou collectives

- noter les récurrences d'un thème ou d'une image dans l'œuvre et en produire une analyse

- analyser un extrait, une phrase

- faire une anthologie de citations

- produire des hypothèses sur le texte, des problématiques d'étude de l'œuvre

- illustrer leur lecture en expliquant le lien entre l'image produite et le texte lu

- faire des exercices de rhétorique : pastiche, continuations, réécriture, etc.

- poser des questions à l'enseignant·e


2. Types d'exercices : le journal de lecture peut être un exercice en soi mais peut aussi servir de travail préparatoire à un travail second dont je donne ici une liste d'exemples non exhaustive. On peut ainsi proposer aux étudiant·e·s de rédiger un journal en vue d'un travail sur la réception d'une œuvre à partir d'autres traces de lecture ou encore dans la perspective d'un atelier-lecture durant lequel les étudiant·e·s peuvent discuter de leur lecture sous forme de table-ronde, ou bien d'un débat en classe ou enfin d'un travail plus académique comme un essai dans lequel l'étudiant·e présentera par exemple son texte de lecteur ou les conclusions qu'il ou elle a tiré de l'exercice.


Quelques écueils


1. Dans le cadre d'un travail de recherche, il me semble important d'insister sur l'intimidation liée à la « situation d'examen » que provoque une enquête sur la lecture empirique. Ainsi, afin de guider mes enquêté·e·s, j'avais présenté un journal de lecture sur Madame Bovary rédigé par un adulte de ma connaissance et qui montrait bien l'investissement individuel et émotionnel du lecteur dans le texte et l'absence d'attentes scolaires. Mais ceci s'est au contraire avéré intimidant pour certain·e·s élèves, qui se sont dit qu'ils ou elles n'arriveraient pas à écrire de manière aussi intéressante ou bien rédigée, comme l'a souligné leur réaction lors de la présentation du projet et/ou d'un entretien individuel à la fin du projet. J'ai tenté de diminuer cet effet d'intimidation en rappelant que je n'attendais rien de particulier mais il me semble que donner un modèle de journal n'était pas une bonne idée.


2. La question de l'évaluation des journaux est importante. Elle est fortement déconseillée dans le cadre d'un travail de recherche car elle provoque un biais très important. Dans cadre d'un travail d'enseignement, on ne peut pas attendre le même résultat en fonction du choix et de la manière d'évaluer. On peut émettre l'hypothèse que la production d'un travail personnel et intime peut ainsi être inhibée par l'idée d'être évalué·e. L'étudiant·e cherchera sans doute à se raccrocher aux codes de la lecture scolaire, distancée et analytique. Si on veut favoriser une pratique de lecture différente, on peut par exemple proposer aux étudiant·e·s de rédiger leurs journaux pour leurs yeux seuls mais de les exploiter dans le cadre d'un travail second. On peut aussi choisir de n'évaluer que certains exercices du journal, notamment les exercices de rhétorique ou encore n'évaluer que la régularité de la rédaction et non le contenu.


3. Le découragement et la fatigue représentent un écueil pour cet exercice, notamment dans le cadre d'un projet de recherche basé sur une participation volontaire. Il est à cet égard important de se manifester de temps en temps auprès des enquêté·e·s durant la rédaction du journal, d'une manière ou d'une autre (message, présence, entretien, etc.). De mon expérience, la rédaction des journaux est souvent plus détaillée et régulière au début du projet qu'à la fin. Rédiger un journal de lecture nécessite des compétences en écriture et une certaine motivation. Le chercheur ou la chercheuse devra adapter ses attentes au profil de ses enquêté·e·s et il ou elle fera peut-être l'expérience de quelques déconvenues, comme le fait de récolter moins de journaux que prévus ou des journaux moins fournis que prévus, en raison de leur longueur par exemple. Mais ceci constitue en soi un terrain de réflexion intéressant sur la lecture d'une œuvre intégrale et tout journal de lecture est exploitable dans le cadre d'une étude comparée avec d'autres journaux.



Anne-Claire Marpeau (2021)


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en mars 2021.



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[1] Cet article est le fruit de mes réflexions à l'issu de mon travail de thèse intitulé Emma entre les lignes : réceptions, lecteurs et lectrices de Madame Bovary de Flaubert, thèse de doctorat en Littérature générale et comparée sous la direction de Henri Garric et André Lamontagne, École Normale Supérieure de Lyon – Université de Colombie-Britannique, 2019.

[2] Marie Parmentier, « Lectures réelles et théories littéraires », Poétique, n° 181, Paris, Le Seuil, 2017, p. 136.

[3] Ibid.

[4] Gérard Langlade, « La lecture subjective est-elle soluble dans l'enseignement de la littérature ? », Études de Lettres, n°1, 2014 [en ligne].

URL : https://journals.openedition.org/edl/608. Consulté le 2 mars 2021.

[5] Annie Rouxel et Gérard Langlade (dir.), Le sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, PUR, Rennes, 2004, p. 12.

[6] Serge Tisseron, « Intimité et extimité », Communications, 88, 2011, p. 84.

[7] Gérard Langlade, « La lecture subjective… », op. cit.

[8] Stanley Fish, Is There a Text in This Class ? The Authority of Interpretive Community, Cambridge, MA, 1980, p.11. [Je traduis]).

[9] Ibid., p. 14.

[10] Ibid.

[11] Gérard Mauger, Claude Poliak et Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, Broissieux, Le Croquant, 2010 [1999], p. 23.

[12] Ibid.

[13] Voir à ce titre le travail de thèse de Morgane Maridet sur la lecture en khâgne (références dans la bibliographie indicative).

[14] Cet intérêt se manifestera par d'autres signes dans le journal de lecture, comme la répétition de cet intérêt, la mention d'émotions éprouvées à la lecture, l'interprétation d'un passage, la copie de citation, la formulation de lien avec la vie personnelle du lecteur ou de la lectrice, etc.

[15] Gérard Mauger, Claude Poliak, Bernard Pudal, Histoires de lecteurs, op. cit., p. 25.

[16] Brigitte Louichon, La littérature après coup, Rennes, PUR, 2009.



Anne-Claire Marpeau

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Mars 2021 à 9h58.