Atelier






Ellipse linguistique et ellipse narratologique
par Frédérique Fleck


L'exposé qui suit a été proposé dans le cadre d'une séance du séminaire Anachronies intitulée «De la phrase au récit: linguistique et narratologie» au cours de laquelle nous nous sommes intéressés aux échanges entre linguistique et narratologie à travers l'examen de deux notions, celle d'ellipse (présent exposé) et celle de prolepse (exposé de Lise Charles). Nous nous sommes notamment demandé s'il était possible de dégager une cohérence entre l'emploi linguistique de ces notions à l'échelle de la phrase et leur emploi narratologique à l'échelle du récit.





Ellipse linguistique et ellipse narratologique


Je partirai de quelques extraits de la cinquième satire d'Horace[1] qui retrace le voyage du satiriste de Rome à Brindes, dans la suite de Mécène. Cette pièce suit la quatrième satire dans laquelle Horace prône une esthétique de la brièveté, se démarquant en cela de son grand prédécesseur dans le genre de la satire, Lucilius. La cinquième satire illustre ces principes en ce qu'elle constitue une récriture beaucoup plus concise d'une satire de Lucilius décrivant un voyage en Sicile. Le poème d'Horace est ainsi elliptique à bien des égards. La plupart des journées de voyage sont à peine décrites et leur évocation n'occupe souvent qu'1 à 3 vers (la plus développée en occupe 23). Les v. 1-4 ne donnent aucune précision sur le trajet entre le point de départ et celui d'arrivée et on peut noter le style elliptique des vers 2 et 3 (rhetor comes Heliodorus et inde Forum Appi):

Egressum magna me accepit Aricia Roma
hospitio modico; rhetor comes Heliodorus,
Graecorum longe doctissimus; inde Forum Appi
differtum nautis cauponibus atque malignis.
Hoc iter ignaui diuisimus, altius ac nos
praecinctis unum: minus est gravis Appia tardis. (v. 1-6)

«Quand j'eu quitté la grande Rome, Aricie m'accueillit
dans un gîte modeste. Mon compagnon de route: le rhéteur Héliodore,
de loin le plus savant des Grecs. De là, le Forum d'Appius,
fourmillant de mariniers et de cabaretiers fripons.
Par paresse, nous coupâmes en deux cette étape que ceux qui relèvent
plus haut leur tunique font en une traite: la voie Appienne est moins fatigante à qui ne se presse pas.» (trad. CUF modifiée)

Les v. 27-33 laissent de côté les événements plus importants qui se déroulent en même temps:

Huc uenturus erat Maecenas optimus atque
Cocceius, missi magnis de rebus uterque
legati, auersos soliti conponere amicos.
Hic oculis ego nigra meis collyria lippus
inlinere. Interea Maecenas aduenit atque
Cocceius Capitoque simul Fonteius, ad unguem
factus homo, Antoni non ut magis alter amicus.


«C'est là que devaient nous rejoindre l'excellent Mécène ainsi que
Coccéius, envoyés tous deux pour de grands intérêts
en ambassade et accoutumés à rapprocher des amis divisés.
Là, souffrant d'une ophtalmie, j'applique sur mes yeux
un noir collyre. Pendant ce temps arrivent Mécène ainsi que
Coccéius et avec eux Fontéius Capito, homme d'une perfection
sans défaut, que nul ne dépasse dans l'amitié d'Antoine.» (trad. CUF modifiée)

Le voyage auquel participe Horace est d'une importance politique capitale: il s'agit de l'une des réconciliations entre Octavien et Antoine, qu'il s'agisse de celle qui fut négociée en 37 à Tarente après une entrevue manquée à Brindes ou de celle de 38 conclue à Athènes après une traversée au départ de Brindes. Mais le satiriste ne nous en dit rien et passe sous silence les faits et gestes des personnages de premier plan qu'il côtoie.

Le dernier vers laisse dans l'ombre le but du voyage, qui est normalement l'élémt le plus important (d'autant plus qu'ici le trajet même a été peu décrit) et qui, en l'occurrence, constitue de plus un événement historique de premier plan:

Brundisium longae finis chartaeque viaeque est.

«Brindes est le terme de cette longue pièce et de ce long voyage.» (trad. CUF)

Le port de Brindes, qui plus est, n'est qu'un lieu de passage, pas un point d'arrivée.


***

Le terme d'ellipse (gr. elleipsis) est à l'origine un terme de grammaire et de rhétorique employé pour décrire des phénomènes à l'échelle de la phrase (omission d'un ou de plusieurs mots qui sont «laissés de côté, négligés», elleipo)[2]. Dans la tradition grammaticale, à laquelle je m'attacherai davantage ici, le terme d'ellipse, employé déjà par les grammairiens grecs, a été remis à l'honneur, dans la lignée de la Grammaire de Port-Royal, par Dumarsais et Beauzée notamment, et ce phénomène passe toujours, aux yeux de certains, pour «un concept-clé de l'analyse linguistique, lié de manière cruciale à la possibilité même de construire une grammaire»[3].

L'importation qui a été faite au xxe s. de cette notion dans d'autres domaines, le cinéma d'abord[4] (chez Christian Metz) puis la narratologie avec Figures III de Gérard Genette, soulève la question du lien entre ellipse linguistique et ellipse narrative. Le déplacement qui a été effectué consiste en un glissement d'une discipline des sciences humaines à une autre, mais aussi en un changement d'échelle, avec un passage du niveau de la phrase à celui du récit. Existe-t-il, entre l'ellipse linguistique et l'ellipse narrative, une similarité qui justifie l'emploi moderne du même terme technique (les Anciens, eux, n'employaient pas «ellipse» pour caractériser la conduite du récit[5])? ou n'y a-t-il entre ces deux phénomènes qu'une parenté lointaine, que des termes moins spécialisés tels que «lacune» ou «blanc» (termes qui apparaissent aussi chez Genette) suffiraient à exprimer?


Lorsque la notion d'ellipse est utilisée dans le cadre de la narratologie, l'absence ainsi désignée est, comme en linguistique, de nature langagière: on pourrait dire, dans les deux cas, que des mots manquent. Dans le premier cas, il s'agit seulement d'un ou de quelques mots, qui manquent à l'intérieur de la phrase; dans le second, les mots manquent entre deux phrases du récit, et ils sont bien plus nombreux à manquer: il s'agit en fait de phrases entières. Le changement d'échelle nous fait voir dans un cas du jeu à l'intérieur de la phrase et dans l'autre du jeu entre les phrases. Mais le fait que la notion ait transité par le domaine des études cinématographiques, et donc de l'image, doit nous amener à nous interroger plus avant sur la nature des deux phénomènes en question. Derrière la similarité apparente (la narratologie, comme la linguistique, étudie des textes), derrière ces mots ou ces phrases qui manquent, se cachent peut-être des différences plus profondes.

Pour saisir plus exactement ce qui se joue dans les deux types d'ellipses, revenons d'abord à une présentation succincte de chacune.


L'ellipse linguistique peut être divisée, un peu schématiquement, en deux types[6]. Elle peut être dite «grammaticale» quand les mots qui manquent peuvent être suppléés grâce à la connaissance des règles syntaxiques de la langue (par ex. Sommes bien arrivés > Nous sommes bien arrivés ou dans la satire I, 5 d'Horace au v. 2: Rhetor comes Heliodorus «Mon compagnon de route: le rhéteur Héliodore» > Rhetor comes erat Heliodorus «Mon compagnon de route était le rhéteur Héliodore»). Elle peut être qualifiée de «situationnelle» quand c'est le co-texte (les énoncés adjacents) ou le contexte (la situation) qui permet de suppléer ce qui manque: Hier après-midi, j'ai peint > Hier après-midi, j'ai peint des tableaux / les murs de mon appartement, selon qu'il s'agit d'un artiste-peintre ou de quelqu'un qui est en train d'emménager; dans la satire d'Horace, au v. 3: Inde Forum Appi «De là, le Forum d'Appius» > Inde Forum Appi peruenimus «De là, nous avons gagné le Forum d'Appius».

Dans le premier cas, celui de l'ellipse grammaticale, ce sont bien des mots qui manquent, et des mots seulement, en tant que constituants syntaxiques, car le sens, lui, est complet. C'est uniquement à partir d'un certain canon grammatical, d'une certaine idée de ce que doit être une phrase grammaticalement complète, que l'ellipse est diagnostiquée. Dans le second cas, celui de l'ellipse «situationnelle», le manque peut être de nature grammaticale, mais il est surtout de nature informationnelle: la phrase peut être grammaticalement complète mais, si elle est sortie de son contexte d'emploi, son sens échappe ou reste indécis, faute d'informations permettant de le compléter. Moi, mon chat, c'est une quatre-ailes est absurde hors contexte et ne se comprend que lorsqu'on sait que cet énoncé prend place dans un co-texte qui est une conversation sur les causes du décès d'animaux familiers.[7] On peut dire qu'il y a, dans cette phrase, ellipse des mots qui l'a tué ou qui l'a écrasé, mais ce n'est pas parce qu'il lui manque une subordonnée relative.


Qu'en est-il de l'ellipse narrative? Dans Figures III, l'ellipse est le nom donné à un phénomène qui concerne la vitesse du récit: «un segment nul de récit correspond à une durée quelconque d'histoire» p.128 (en cas d'ellipse, le récit atteint une «vitesse infinie»). Genette propose la typologie suivante: l'ellipse est explicite quand elle consiste en une indication elliptique («quelques années passèrent») ou lorsqu'elle est signalée par une indication comme «deux ans plus tard»; elle est implicite quand elle est seulement inférée à partir de lacunes chronologiques ou de solutions de continuité narratives; elle est enfin hypothétique lorsque sa localisation exacte est problématique et que sa présence n'est révélée qu'après coup par une analepse qui revient sur des événements antérieurs qui n'avaient pas été narrés. À ces différents cas d'ellipse «pure et simple» s'ajoute une sorte d'ellipse différente, qualifiée par Genette de «latérale» et baptisée «paralipse». Il s'agit de cas où une analepse revient sur des événements qui ont pris place pendant que se déroulaient d'autres événements qui, eux, ont bien été narrés, et non pas sur des événements qui se sont déroulés dans un laps de temps prenant place entre deux événements précédemment narrés et qui a été «sauté» par le récit.

L'ellipse narrative, en son sens restreint, correspond donc à un saut temporel. Dans son sens plus large, qui comprend la paralipse, elle correspond de manière plus générale à une rétention d'informations. Elle s'apparente en cela à l'ellipse linguistique de type situationnel. Le cas de l'ellipse narrative que Genette qualifie d'hypothétique et celui de la paralipse paraissent toutefois problématiques. Dans ces cas, en effet, le lecteur ne perçoit pas le manque; c'est seulement après coup, parce qu'il reçoit des informations supplémentaires qui, pour suivre l'ordre du déroulement chronologique de l'histoire, auraient dû lui être données précédemment, qu'il se rend compte que le narrateur ne lui avait pas tout dit.


Le manque d'informations à l'échelle du récit pose de fait des problèmes beaucoup plus complexes qu'au niveau de la phrase. Il n'y a qu'une manière de compléter une phrase elliptique, ou que quelques manières entre lesquelles le contexte impose un choix unique (Jean offre à Marie de partir > Jean offre à Marie que Jean parte / que Marie parte; au v. 3 de la satire d'Horace: Inde Forum Appi peruenimus / redibo). Quand l'ellipse narrative est comblée par le narrateur lui-même, grâce à une analepse, le cas est assez semblable à celui d'une ellipse linguistique où l'on va chercher l'élément manquant à côté (en général dans la proposition qui précède, mais ce peut être aussi, en latin par ex, dans la proposition qui suit: Gargara quot segetes, quot habet Methymna racemos, tot habet tua Roma puellas, «Autant que le Gargare de champs, autant que Méthymne regorge de vignes, autant Rome où tu habites regorge de jeunes femmes», Ovide, Art d'aimer I, 57-59). Mais quand il y a ellipse sans analepse, les choses se compliquent. Du fait du changement d'échelle, l'ellipse narrative est moins contrainte et plus opaque que l'ellipse linguistique: chaque lecteur peut la combler à sa fantaisie dans les limites imposées par la fabula, mais chacun éprouve aussi les limites de ce comblement à travers la frustration de ne pas savoir si sa version correspondrait à la version «autorisée» qu'aurait pu en donner le narrateur.


L'ellipse narrative pose aussi des problèmes de repérage bien plus épineux que l'ellipse linguistique. Cette dernière se signale, la plupart du temps, par son incomplétude syntaxique ou, quand ce n'est pas le cas, par le caractère incompréhensible de la phrase sortie de son contexte. On peut dire, dans ce cas, qu'elle se signale parce que, hors contexte, elle contrevient à la maxime de quantité de Grice en ne donnant pas suffisamment d'informations. L'ellipse narrative, elle, ne rend pas le récit inintelligible, même si son comblement rétrospectif par une analepse vient souvent l'éclairer d'un jour nouveau. Genette précise bien, dans le cas de l'ellipse appelée «hypothétique», que les ellipses de ce type ne sont pas repérées par le lecteur au moment où elles prennent place et ne sont décelées que grâce à l'analepse. L'ellipse narrative «explicite», en dépit de son nom, pose bien des problèmes. Celles qui procèdent par «indication», du type «quelques années passèrent», s'apparentent, comme Genette le signale lui-même, à des sommaires «très rapides»; l'ellipse est alors un segment textuel qui n'est pas «tout à fait égal à zéro». Peut-être gagnerait-on à sortir ce genre de cas du champ de l'ellipse. L'autre type d'ellipse explicite, «par indication du temps écoulé à la reprise du récit» (type «deux ans plus tard») amène à s'interroger sur la durée nécessaire pour que l'on puisse considérer qu'il y a ellipse. Qu'en est-il d'indications comme «deux jours plus tard»? «deux heures plus tard»? «deux minutes plus tard»? «l'instant d'après»? Le cas de l'ellipse «implicite», qui repose uniquement sur des inférences du lecteur à partir de lacunes chronologiques ou de solutions de continuité narrative, est encore plus problématique puisqu'une indication temporelle soulignant qu'un certain laps de temps s'est écoulé n'est même plus nécessaire. Faut-il considérer, par exemple, qu'il y a ellipse du trajet dans les quatre premiers vers de la satire d'Horace?

Quelles sont alors les conditions d'identification d'une ellipse? Est-ce l'importance de la solution de continuité? Mais il peut s'écouler des années sans que rien de notable ne se produise et, au rebours, des faits cruciaux - un meurtre même - peuvent prendre place dans un laps de temps extrêmement réduit. Cela dépend-il alors de l'importance de ce qui se passe? À quelle aune pourrait-on mesurer cette importance? On peut songer à faire intervenir la compétence générique du lecteur, qui permettrait de repérer les ellipses narratives comme la compétence syntaxique permet de repérer les ellipses grammaticales: il y a, dans un genre donné, des passages obligés et, s'il n'apparaissent pas, leur absence sera identifiée comme une ellipse. Ainsi, un récit de voyage où l'on ne décrit ni les trajets ni les lieux d'étape ni le lieu d'arrivée apparaîtra comme elliptique tandis que, dans un autre genre, on ne s'étonnera pas qu'on ne détaille pas un voyage qui n'a pour fonction que de transporter les personnages d'un lieu dans un autre. Reste que les contraintes génériques ne s'imposent pas, bien sûr, avec la même nécessité que les contraintes d'ordre syntaxique.

Faut-il par ailleurs se limiter aux lacunes situées entre le début et la fin du récit? L'existence d'analepses externes qui reviennent sur des éléments de l'histoire antérieurs au début du récit pourrait inviter à parler d'ellipse de ce qui s'est produit avant l'incipit (notamment dans le cas du début in medias res). À partir de là, pourquoi ne pas parler d'ellipse aussi dans les cas où le récit se clôt alors que le lecteur attend encore des prolongements de l'histoire? C'est le cas de la fin déceptive de la satire d'Horace dont le récit s'achève au moment où les événements de premier plan qui sont à l'origine du voyage vont se produire. L'existence de sequels ou de prequels témoigne en tout cas de cette curiosité à l'égard de ce qui se passe hors du cadre fixé par les limites du récit.

Il est intéressant de noter que ces problèmes, même s'ils semblent plus aigus dans le cas de la narratologie, ne manquent pas de parallèles du côté de la linguistique. L'identification d'ellipses dans le récit ouvre la possibilité de voir des ellipses partout, dans la mesure où le récit fait toujours l'économie de nombreuses précisions, économie liée par exemple à la connaissance des scripts (on peut dire qu'un personnage prend le train sans détailler toutes les actions particulières liées à ce scénario: faire sa valise, se rendre à la gare, acheter un billet, l'oblitérer, etc.). Cette tendance à la prolifération incontrôlée des ellipses existe aussi en linguistique. L'effacement, terme qui remplace celui d'ellipse dans la grammaire générative, peut concerner des phrases syntaxiquement et sémantiquement complètes (Je veux partir > Je veux que je parte). La théorie des constituants performatifs obligatoires dans toute structure profonde va encore plus loin puisqu'il y aurait dans toute phrase ellipse d'un verbe performatif (J'asserte que…, J'ordonne que…): on a pu parler à ce propos d'«ellipsomanie». Ces problèmes ont d'ailleurs suscité un rejet radical de l'ellipse, considérée comme un modèle explicatif ad hoc. La linguistique structurale n'a jamais recourt à cette notion; Saussure enseignait que «rien n'est ellipse, les signes restant toujours adéquats à ce qu'ils expriment». De manière similaire, on peut considérer que si une ellipse n'est pas comblée par une analepse, elle n'existe tout simplement pas. Il n'y a pas ellipse des repas pris par les personnages d'un récit: des personnages n'ont aucun besoin de se nourrir; de même, il n'arrive rien aux personnages en dehors de ce que le récit en dit, une fois que le livre est terminé. Ce qui n'est pas mentionné n'est pas important, en tout cas pour l'économie du récit. On voit avec la satire d'Horace qu'il n'en est pas toujours ainsi: ce qu'Horace ne raconte pas est précisément le plus important, d'un point de vue historique en tout cas, et le texte joue avec l'attente du lecteur. On peut penser aussi à l'exemple fameux d'Armance: le secret d'Octave autour duquel tourne le roman n'est jamais dévoilé, mais Stendhal indique ailleurs qu'il s'agit de l'impuissance d'Octave.


Une troisième voie consiste bien sûr à accepter l'existence des ellipses tout en en limitant le nombre grâce à une définition suffisamment restrictive. C'est ce que proposent par exemple, en linguistique, les chercheurs qui s'intéressent à l'analyse du discours.[8] Ces derniers excluent du champ de l'ellipse tout ce qui correspond à l'effacement de la linguistique générative, c'est-à-dire toutes les ellipses qui sont prédictibles parce qu'elles interviennent dans des conditions déterminées et qu'il est possible de combler de manière univoque, grâce à la superposition d'un énoncé virtuel. C'est le type Pierre a mangé > Pierre a mangé quelque chose. Ne sont retenues comme ellipses que celles qui ne sont pas prédictibles et pour lesquelles plusieurs complémentations sont possibles; il s'agit des ellipses que seul le cotexte ou le contexte permettent de combler. Ainsi, Pierre a refusé est à compléter à partir d'un autre énoncé. L'ellipse peut alors être considérée comme un «opérateur de dépendance» qui rend nécessaire le lien d'enchaînement avec un certain nombre d'énoncés adjacents qui forment ainsi une séquence (c'est le cas de Inde Forum Appi du v. 3 de la satire d'Horace). L'énoncé elliptique a aussi la propriété d'isoler et de mettre ainsi en valeur l'élément ou les éléments qu'il retient (le nom du lieu d'étape au v. 3 de la satire d'Horace).

Le critère du caractère non prédictible de la véritable ellipse pourrait justifier, au niveau du récit, le rejet des omissions liées à l'existence de scripts. Et les remarques concernant ses effets trouvent un écho dans les opérations de sélection de l'information et d'établissement de liens directs entre des événements séparés dans le temps. Une telle restriction paraît toutefois encore insuffisante à l'échelle du récit. Même si on laisse de côté ce que le lecteur peut aisément suppléer, les ellipses peuvent encore foisonner. Une limitation plus drastique pourrait consister à ne reconnaître d'ellipse que lorsqu'une analepse vient ensuite la combler. Il semble d'ailleurs que les Anciens faisaient ce type de distinction: ils employaient le terme «paralipse» pour des lacunes comblées ensuite par une analepse, tandis que dans les autres cas ils parlaient simplement d'événements passés sous silence (kata to siôpômenon, per silentium intellegimus)[9]. Si l'on s'en tenait donc aux cas d'analepse sur ellipse ou sur paralipse, la lacune ne se mesurerait pas par le biais d'une comparaison entre récit et histoire (ce qui est précisément la perspective de Genette dans Figures III), mais de manière interne au récit. Se poserait alors malgré tout la question des séries de récits mettant en scène les mêmes personnages, séries au sein desquelles un nouveau récit peut venir compléter des ellipses ou des paralipses qu'il fait ainsi apparaître après coup dans un récit antérieur (c'est le cas des spin off). Or si l'on admet cette extension de la notion d'ellipse, on ne voit pas pourquoi on ne l'étendrait pas aussi aux cas où des compléments sont apportés par un autre auteur que celui du récit initial (Ovide, dans ses Héroïdes, racontant ce qui arrive aux héroïnes de la tradition épique tandis que les récits épiques suivent le héros - paralipse - ou insérant ses lettres dans les interstices de pièces des Tragiques grecs). De là, il n'y a plus qu'un pas à faire pour admettre aussi les compléments virtuels apportés par le lecteur (que celui-ci les garde pour lui-même ou les rende publics comme dans le cas des fan fictions).


***

Pour conclure, il apparaît qu'il n'existe pas de lien étroit entre l'ellipse narratologique et l'ellipse linguistique de type grammatical: l'ellipse narratologique consiste en un défaut d'informations et non de constituants syntaxiques, elle est non prédictible et ce qui manque n'est pas restituable de manière univoque. On peut en revanche rapprocher l'ellipse narratologique de l'ellipse situationnelle avec laquelle elle partage précisément ces caractéristiques. Il y a toutefois une différence notable, qui est que le manque ressenti n'est pas du même ordre: en linguistique, il n'y a manque que par rapport à un canon de la phrase complète ou que si l'énoncé est extrait de son contexte, mais l'ellipse, dans son contexte d'énonciation, est toujours automatiquement comblée et ne cause jamais de trouble de la communication. Elle n'engendre jamais de sentiment de frustration amenant à récrire un texte pour compléter ses phrases elliptiques: le lecteur d'Horace ne prête sans doute qu'une attention très fugace à l'absence de verbes dans les premières phrases du poème, mais ce même lecteur aurait sans doute voulu connaître le contenu des conversations entre Mécène, l'un des personnages les plus en vue à l'époque, et son entourage pendant les longues heures de route. Le sentiment de manque lié à l'ellipse narratologique est même tel qu'il amène certains critiques modernes travaillant sur les textes antiques à passer de l'ellipse à la lacune et à considérer que certains passages ont été perdus lors de la transmission des textes lorsqu'ils estiment que certaines informations attendues font défaut. Les Anciens, au rebours, avaient parfois tendance à considérer les épisodes homériques faisant l'ellipse d'une étape logique comme apocryphes et à les supprimer.


Frédérique Fleck
(École normale supérieure, UMR 8546 CNRS-ENS)


Pages de l'Atelier associées: Narratologie, séminaire Anachronies



[1] Horace, Satires I, 5.

[2] Voir A.-M. Chanet, «L'ellipse dans la tradition rhétorique grecque», Histoire Épistémologie Langage 5, L'Ellipse grammaticale : Études épistémologiques et historiques, 1983, p. 17-22.

[3] C. Haroche et D. Mainguenau, «L'ellipse, ou la maîtrise du manque», Histoire Épistémologie Langage 5, L'Ellipse grammaticale : Études épistémologiques et historiques, 1983, p. 143.

[4] Chr. Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris: Klincksieck, 1968.

[5] Voir R. Nünlist, The Ancient Critic et Work: Terms and Concepts of Literary Criticism in Greek Scholia, Cambridge university Press, 2009, chap. «Gaps and omissions».

[6] Voir J. Dubois et al., Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1994, s. v. «ellipse».

[7] Exemple emprunté à J. Deulofeu, «L'étude syntaxique de la langue parlée dans la tradition de la morphosyntaxe globale de Jean Perrot», série de conférences données dans le cadre de la session de linguistique et littérature de l'association CLELIA (août 2013).

[8] Voir par exemple L. Cherchi, «L'ellipse comme facteur de cohérence», Langue française 38, 1978, p. 118-128.

[9] R. Nünlist, The Ancient Critic et Work: Terms and Concepts of Literary Criticism in Greek Scholia, Cambridge university Press, 2009, chap. «Gaps and omissions».



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Dernière mise à jour de cette page le 23 Septembre 2014 à 22h32.