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"À propos de l'impossibilité de définir l'art littéraire", par Marc-Mathieu Münch.

Marc-Mathieu Münch est professeur émérite de littérature comparée à Metz. Il est l'auteur de L'effet de vie ou le singulier de l'art littéraire (Paris, Champion, 2004) et le fondateur du site effet-de-vie.org.



À propos de l'impossibilité de définir l'art littéraire


À Jean-Marie Schaeffer,
en hommage à sa rigueur intellectuelle.


Le thème de l'impossible définition globale de l'art littéraire a peu à peu gagné le statut d'une vérité qu'il n'y a plus lieu de discuter. On entend dire constamment que les œuvres n'ont pas de dénominateur commun accessible par induction ou que nous sommes plus riches de nos différences que de nos ressemblances ou même que toute définition du phénomène littéraire en tant que tel ne peut être qu'une «abstraction» ou«planante» ou «stupide».

Les littéraires aiment alors s'appuyer sur les musicologues ou les plasticiens qui considèrent de même que leur art est indéfinissable. Ernst Gombrich, par exemple, le proclamait encore haut et fort dans la préface de 1997 de sa célèbre Histoire de l'art. «Disons nettement, tout d'abord, qu'à la vérité «l'Art» n'a pas d'existence propre. Il n'y a que des artistes». On le voit, il s'agit bien d'une «vérité»: le mot est écrit. Aussi le lecteur attentif est-il étonné de lire quelques lignes plus bas que Gombrich ne cesse de parler de «grands» artistes, de «chefs-d'œuvre», de «charme», d'«harmonie» et d'«émotion» sur le ton du connaisseur qui sait d'instinct ce que c'est que la beauté dans les arts. Tous les choix de son livre, par ailleurs magistral, reposent sur cette contradiction sans qu'il se demande jamais si la formule «l'art n'a pas d'existence propre» n'est pas douteuse du seul fait qu'elle exige un mot pour nommer une chose qui… n'existe pas!

Enfin, les littéraires, les plasticiens, les musicologues etc., s'appuient sur les philosophes d'un siècle, le XXe, qui sait ou croit savoir qu'il n'y a sans doute plus de Vérité du tout. Récemment Paulo Lemos Horta, rendant compte du volume Teaching World Literature édité en 2009 par David Damroch, rédige ainsi son incipit:«In recent work on world literature, it has rightly been observed that all formulations of the field are by definition perspectival – conceived from a particular vantage point for a specific use.» Nous pouvons donc passer notre vie à étudier, pardon, à enseigner une chose qui … n'existe pas!

Cela est d'autant plus étrange que nous sommes plongés dans une mondialisation qui repose sur l'hypothèse que l'espèce humaine existe et qu'elle est une. Nous vivons de plus au milieu d'anthropologues, de psychologues, de sociologues, de juristes et même de politiques pour qui l'espèce humaine existe malgré ses différences grâce à un petit nombre de ressemblances qui sont sous ces différences. Pour eux le destin d'homo sapiens est de combiner à tout instant et en tous lieux une nature donnée par l'évolution, avec des cultures diverses qu'il est obligé d'inventer. Quoi qu'on observe, qu'il s'agisse de langue, de parenté, de choix du conjoint, de mythe, de religion, de système social, homo sapiens doit combiner un singulier, par exemple la nécessité de vivre en groupe, avec des pluriels qu'il invente, en l'occurrence le grand nombre de systèmes sociaux imaginés au cours de l'histoire.

On peut donc se demander pourquoi on serait si «planant», si «abstrait», si «stupide» lorsqu'on demande, sous forme d'hypothèse de travail, si l'art littéraire n'est pas un de ces phénomènes qui combinent un singulier avec un pluriel. Il faut d'ailleurs se rappeler que l'histoire de la connaissance relate de nombreuses erreurs dues à la réduction d'un phénomène complexe à une explication unique. N'y aurait-il donc pas quand même une nature de l'art littéraire?

Or c'est ici que le bon sens constate avant tout raisonnement que l'art n'est pas un corpus mondial d'œuvres, mais un phénomène mondial interactif reliant des créateurs à des récepteurs par le biais d'œuvres concrètes. En effet, les œuvres sont toujours créées par des individus créateurs qui les destinent à un public et elles apparaissent toujours dans une forme concrète fût-elle évanescente comme en musique. C'est par erreur que Genette a cru que l'œuvre littéraire était abstraite. Tous les grands auteurs disent le contraire. Il n'est donc pas possible d'étudier la création, la réception et les œuvres indépendamment du système interactif auquel elles appartiennent.

Tout est lié en art et, même, le lien reliant les trois éléments est souvent jugé plus important que ces éléments eux-mêmes. L'acteur, par exemple, n'est là que pour le public et par l'auteur. Il ne fait pas le plus petit geste, il ne module pas la plus légère intonation sans les destiner à un public qui doit recevoir la façon originale dont il interprète le texte. Même si on ne prend pas l'exemple facile de l'acteur, on trouve partout des interactions entre les faits qui sont dans l'objet et les effets qui germent dans la psyché des récepteurs. De toutes les nombreuses choses qui constituent une œuvre, un public et un créateur et dont on peut parler, c'est même toujours d'abord du lien dont on parle: le public rapporte toujours d'abord l'effet ressenti à l'œuvre et à son créateur, celui-ci rêve toujours d'abord d'obtenir un effet («faire un malheur») et les moyens d'expression n'ont de sens, les étudiants en stylistique le savent bien, qu'à l'intérieur d'un contexte destiné à un lecteur prévu.

Il y a donc sincèrement lieu de se demander s'il n'est pas tout à fait normal de ne pas réussir à définir le phénomène art littéraire lorsqu'on commence par l'amputer d'une partie de lui-même. Tout est interactif dans une simple machine, tout l'est encore davantage dans un corps vivant; pourquoi serait-ce différent dans le cas de l'art? Certes, on peut affirmer que le bon sens n'est pas une preuve. Il est vrai. Je remarque cependant que le bon sens a souvent rendu des services dans l'histoire des sciences lorsqu'il s'agit de faire une hypothèse de travail. En ce point du raisonnement, je ne dis donc pas que l'art est définissable, mais seulement qu'il n'est pas prouvé qu'il ne l'est pas et donc, que la recherche peut continuer. J'ajoute qu'il n'est pas non plus prouvé que la création, la réception et l'œuvre ne fonctionnent pas dans un système interactif.

Maintenant, pour avancer, il faut revenir aux arguments de ceux qui prétendent que l'art ne se définit pas. Ils fondent leur raisonnement sur le fait que les œuvres existantes dans l'histoire sont toutes différentes ainsi que les individus et les civilisations qui les ont produites. En effet, si on y regarde de près, on peut passer des décennies entières à les comparer du septuple point de vue des matériaux, des genres, des styles, des goûts, des thèmes, des formes et des fonctions sans jamais trouver aucun élément commun permettant d'aboutir à une définition par induction. Non seulement je ne nie pas ce résultat, mais je lui donne un nom, je l'appelle le pluriel du beau. Comme l'on sait, après l'impulsion donnée par Herder, puis par les romantiques, le pluriel du beau est une thèse admise par tous aujourd'hui.

Mais tout change dès lors que l'on accepte de remettre les œuvres dans le système interactif auquel elles appartiennent. D'où la nouvelle question: puisque la nature de l'art n'est pas dans les œuvres , serait-elle quelque part dans le système?

Or c'est maintenant et seulement maintenant qu'intervient la découverte de «l'effet de vie». Ayant passé ma vie de chercheur à comparer tout ce que les grands écrivains ont dit de leur travail, j'y ai effectivement trouvé d'abord tout le pluriel du beau qui m'était déjà apparu rien qu'à la comparaison des œuvres, mais, en reprenant tous mes textes et en les relisant plus attentivement, j'y ai aussi découvert une affirmation, une seule, qui ré-apparaissait toujours. Elle est un invariant anthropologique repérable dans toutes les civilisations et présent à toutes les époques pour peu que l'on admette, ce qui n'est pas difficile, me semble-t-il, que chaque école, chaque siècle et chaque auteur s'exprime avec ses mots et avec les grilles de lecture du monde de sa propre civilisation.

Il y a donc en art littéraire à la fois un pluriel du beau et ce que je nomme maintenant le singulier de l'art. Faut-il se scandaliser d'arriver à une dialectique du singulier et du pluriel dans un phénomène humain complexe? Je le pense d'autant moins que les sciences humaines modernes tendent de plus en plus vers une telle dialectique. N'est-ce pas celle aussi qui est à l'œuvre dans toute l'évolution du biologique et qui est défendue par des voix aussi admirées que celles de Lévi-Strauss et d'Edgar Morin?

Ce n'est pas le lieu ici d'expliciter l'effet de vie puisque je l'ai argumenté longuement ailleurs[1]. Mais il sera sans doute utile de répondre à ceux qui prétendent que la thèse de l'effet de vie est celle d'un club n'ayant aucune méthode scientifique.

Voici donc le fond de l'affaire. Le morcellement académique des études littéraires a contraint les chercheurs en sciences humaines à se spécialiser dans des domaines précis dont ils sont censés savoir tout. Nous avons donc, heureusement, de grands spécialistes de l'incipit, de la rime ou de l'hospitalité. On profite beaucoup, bien entendu, à lire leurs travaux, mais il saute aux yeux qu'ils sont très mal placés pour comprendre la nature de l'art littéraire dont ils ne voient qu'une petite portion.

De plus, le poids du vieux modèle objectif des sciences exactes pousse nos littéraires à vouloir, eux aussi, être objectifs, c'est-à-dire à vouloir éliminer tout ce qui est subjectif dans leur approche. Mais voilà, tous les grands auteurs du monde, si on les écoute, affirment que l'œuvre réussie est celle qui met en effervescence, en plénitude, en vie (c'est l'effet de vie), toutes les facultés d'un sujet.

En conséquence, un chercheur étudiant un phénomène qui fonctionne à la fois dans son esprit et dans l'objet texte, a-t-il une bonne attitude scientifique, s'il élimine d'avance tout le subjectif pour ressembler aux collègues des sciences exactes qui observent, eux, des objets qui ne fonctionnent que devant l'esprit comme l'attraction terrestre ou les trois états de la matière? Non, bien évidemment! Un chercheur qui serait, par exemple, à l'affût de la spécificité du phénomène littéraire ne pourrait modéliser la célèbre tirade de Shakespeare, To be or not to be, en éliminant l'effet qu'elle produit en lui, qu'elle a produit dans d'autres esprits ni le fait qu'elle a été écrite, vécue, voulue par un auteur précis dans des circonstances données et dans un public théâtral historiquement déterminé. Il lui faut donc une science capable de modéliser ce qui se passe à la fois dans et devant l'esprit. Telle est la situation épistémologique globale des sciences humaines. C'est leur noblesse, mais aussi leur croix.

Les sciences humaines doivent apprendre à intégrer la subjectivité du regard dans la recherche scientifique. Ce n'est pas impossible en art grâce à deux faits permettant de prendre en tenaille objective les partialités des sujets individuels. La première, que l'on peut nommer l'objectivité du subjectif, réside dans les progrès des sciences humaines. Elles permettent, en effet, de mieux comprendre le fonctionnement de la pensée et du langage, de l'imaginaire et des symboles, de l'inconscient, de l'intuition, de l'inspiration et des structures sociales et culturelles, sans oublier, bien entendu, les avancées des neuro-sciences et les immenses connaissances apportées par les historiens.

Aussi notre chercheur passionné de Shakespeare doit-il connaître, en lisant la célèbre tirade, et l'anglais du XVIe siècle, et Shakespeare et toute son époque ET sa propre psyché par rapport à celle des autres lecteurs. L'intégration de la subjectivité dans les sciences humaines est parallèle à une connaissance de soi et du soi impliquant la maîtrise de l'introspection. Que s'est-il passé en lui au moment de la lecture, aussi bien globalement que dans le détail? Sa conscience est capable de lui donner des réponses éclairantes.

Mais, comme la conscience de soi n'est jamais parfaite, il faut la compléter, la corriger par une autre objectivité, l'autre mâchoire de la tenaille selon l'image suggérée. L'expérimentation n'est pas possible dans les sciences humaines. On ne met pas un humain dans un tube à essais. Mais l'histoire de l'humanité fournit un grand nombre de cas de figure qui, bien que moins sûrs, jouent un rôle semblable. Cela est particulièrement vrai pour les arts: La valeur – la beauté – d'une œuvre d'art est confirmée par la postérité qui l'a retenue ou rejetée. Il est impossible de prétendre que la tirade To be or not to be, qui est célèbre dans le monde entier alors que tant d'autres du même style ne le sont pas, n'est pas subjectivement belle non pour moi qui ne suis qu'un individu partiel et partial, mais pour homo sapiens, ce qui est un fait objectif.

Je sais bien qu'il est de mode de prétendre que les choses sont belles socialement parce que la société les affirme telles. L'art, dit-on, est un nom propre. Cela arrange beaucoup les spéculateurs soutenus par le système actuel de médiatisation outrancière de toutes choses. Si cela était exact, cependant, la postérité ne serait que sociale et donc seulement contemporaine d'une société donnée. Or ce n'est pas le cas. Je suis très ému, et je ne suis pas le seul, par l'épopée Gilgamesh qui appartient à une société complètement différente de la mienne et de ses goûts dans le domaine des arts. Les sociologues «durs» se contredisent. Ils affirment qu'un œuvre est belle parce que la société le veut ainsi, indépendamment des caractéristiques de l'objet. Mais quant il s'agit de Gilgamesh ou d'Homère ou du Classique de la poésie ou des œuvres des mêmes époques non retenues par les postérités, œuvres qui plaisent toujours ou jamais à toutes les sociétés, leur principe n'a plus de pertinence: c'est que les œuvres pieusement conservées répondent non seulement au goût de l'époque, mais aussi à la nature de l'art, à son singulier qui est accessible, malgré l'éloignement historique, à tous les hommes.

Ceci dit, le jugement unanime ou du moins très majoritaire des postérités quant à la beauté des œuvres est globalement un jugement pass or fail, ce qui est un peu court. Mais il peut être affiné par l'étude des spécificités de la réception des œuvres. Par chance, elles sont maintenant très développées et peuvent utilement collaborer à la recherche de la nature du phénomène art pour peu qu'elles ne s'enferment pas dans les horizons d'attente historiques. De même qu'il y a un pluriel du beau et un singulier de l'art, il y a un horizon d'attente d'époque et un horizon d'attente simplement humain.

Enfin, l'effet de vie livre, pour renforcer la tenaille objective, un dernier argument: il ne dit pas seulement globalement comment fonctionne l'émotion esthétique, il fournit six corollaires qui précisent le détail des conditions anthropologiques nécessaires pour que l'effet de vie ait lieu. Ils se combinent diversement au niveau des cas particuliers un peu comme les molécules des milieux fluides dont le comportement est fort varié car il tient compte de nombreux paramètres, mais qui obéissent cependant aux lois générales de la physique des fluides.

L'histoire de l'art littéraire et sans doute de tous les arts est donc faite de nombreux choix esthétiques divers, les styles, les –ismes, mais repose en profondeur sur un petit nombre de lois générales qui sont des invariants particuliers à homo sapiens.

Ma conclusion sera donc une double question adressée à la rigueur intellectuelle des théoriciens de la littérature: Comment justifier sérieusement la prétendue impossible définition de l'art littéraire? N'est-ce pas le grand préjugé dont il est temps de se libérer?



1.L'effet de vie ou le singulier de l'art littéraire, Paris, Champion , 2004, 396 p.



Marc-Mathieu Münch

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Mars 2011 à 10h07.