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Dossier Storytelling

Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche. Paris: Éditions Amsterdam (Distribution: Les Belles Lettres), 2010.

Intermède littéraire: Du mythe interrompu à l'épopée en chantier La scénarisation par là-haut

Autres extraits reproduits avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur: « Doux pouvoir » et scénarisation et La scénarisation par là-haut.



Du mythe interrompu à l'épopée en chantier

Une tension a parcouru l'ensemble de ce livre, rendant instables et peut-être parfois déroutantes les références à la narrativité et à la scénarisation. D'une part, en s'appuyant sur quelques citations de Paul Ricœur ou sur les théorisations du storytelling, on a centré le propos sur la capacité que présentent les «récits» d'intégrer l'hétérogène de notre expérience sous l'horizon de complétude d'un déroulement narratif «classique», nous conduisant, selon le faux truisme d'Aristote, le long du fil qui va du «début» de l'histoire à sa «fin» en passant par son «milieu». D'autre part, on a pris pour référence du pouvoir de scénarisation des phénomènes comme Wikipédia, la publicité ou le Journal télévisé, dont la nature «narrative» est pour le moins discutable, au mieux énigmatique, au pire indéfendable. Cette tension, qui aura pu paraître relever de la maladresse argumentative, tient en réalité (aussi) à des causes plus profondes, qu'il convient d'expliciter par un excursus philosophico-littéraire avant de conclure cet essai.

L'histoire des formes littéraires, que les chapitres précédents ont superbement ignorée, a en effet vu la seconde moitié du xxe siècle éroder sensiblement les conventions narratives (en réaménagement constant) qui s'étaient progressivement installées au cours des trois siècles précédents. Malgré la considérable hétérogénéité des modes de narration qu'a pu connaître la littérature d'Ancien Régime, et qui sont irréductibles au modèle canonique du roman balzacien, notre vision dominante du «narratif» reste marquée par des modèles qui, de la Princesse de Clèves et de Manon Lescaut aux Misérables et à la Recherche du temps perdu, se laissent (plus ou moins facilement) résumer en une «intrigue» dotée d'un début, d'un milieu et d'une fin. L'appropriation structuraliste des définitions aristotéliciennes, les exemples de l'Iliade, de l'Odyssée, des tragédies antiques et de quelques romans médiévaux nous convainquent (trop facilement) que le «narratif» constitue une catégorie autonome et autosuffisante au sein des formes discursives, et que c'est seulement à l'occasion de «pratiques transgressives» ou d'«hybridations» (secondaires) qu'il peut se trouver contaminé par d'autres fonctions discursives rivales.

On pourrait toutefois sans trop de peine écrire une histoire littéraire alternative, à la lumière de laquelle ce serait l'isolation et la standardisation de la fonction narrative qui ferait au contraire figure d'exception: depuis Hérodote jusqu'à aujourd'hui, en passant par l'abbé Bordelon et tous ceux que la tradition littéraire a condamnés au statut de «monstruosités romanesques», les «histoires» ont toujours constitué un champ de bataille sur lequel le narratif croisait interminablement le fer avec le factuel, l'informatif, le commentaire, la contestation politique, la réflexion philosophique, la tentation encyclopédique ou la satire morale. Resitués au sein d'un tel champ de bataille, les rapprochements opérés par les pages précédentes entre Mme de la Pommeraye, la Veuve de l'île de Ré, Wikipédia, la publicité ou le Journal télévisé ne sembleraient pas aussi incongrus.

En érigeant un rapport de rivalité entre narration et explication, Walter Benjamin contribuait davantage à baliser ce champ de bataille commun qu'à séparer les discours en catégories étanches:

Chaque matin, on nous informe des derniers événements survenus à la surface du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires remarquables. Cela tient à ce qu'aucun fait ne nous atteint plus qui ne soit déjà chargé d'explications. Autrement dit: dans ce qui se produit, presque rien n'alimente le récit, tout nourrit l'information. L'art du conteur consiste pour moitié à savoir rapporter une histoire sans y mêler d'explication.

Plus qu'une séparation, il faut reconnaître une tension constitutive entre information, explication et narration. Comme on l'a vu, une information ou une explication ne prennent pour nous un sens concret que dans la mesure où nous pouvons les insérer dans un schème d'action qui est d'essence narrative (Je fais ceci, cela se produira de bien ou de mal), tandis qu'inversement, tout récit est porteur d'un enchaînement exemplaire d'actions, susceptible d'acquérir une vertu informative et explicative, selon l'adossement classique entre le déroulement temporel (post hoc) et la conséquence causale (propter hoc). Si l'art du conteur consiste à «savoir rapporter une histoire sans y mêler d'explication», ce n'est pas parce que la narration est allergique à l'explication comme telle, mais tout au contraire, c'est parce qu'elle lui est trop intimement liée: en y mêlant une explication (explicite), le mauvais conteur ne fera que limiter le nombre ouvert d'explications (potentielles) que le récit porte en lui de par sa vertu propre.

Le pouvoir de scénarisation agit précisément au sein des échanges constants qui s'opèrent, à tous les niveaux, entre récits informatifs et explications narrativisées. Et c'est (en partie) pour n'avoir pas pris la juste mesure de ces échanges que les forces «de gauche» ont laissé les pires récits «de droite» occuper le champ de bataille politico-médiatique:

L'idée que les idéologies étaient mortes a amené l'idée selon laquelle il suffisait de raconter les faits — que les faits suffisaient pour mobiliser les gens. Mais les idéologies ont beau être mortes, les gens ont besoin de frames, de cadres de valeur avec lesquels lire la réalité. Si on ne travaille pas cela et qu'on laisse la droite le faire, les gens vont se mobiliser et voter carrément contre leurs intérêts – du moment qu'ils puissent élire quelqu'un qui porte ces frames. […] C'est qu'il y a besoin de symboles, de mythes. Si tu laisses la droite les créer (par le haut) et que tu désertes ce terrain pour te limiter à dire «Les chômeurs étaient à 10%, maintenant ils sont à 12% et les taxes sur le travail étaient à 15%, maintenant elles sont à 11%…», tu ne vas pas réchauffer le cœur des gens! On pense qu'il s'agit de donner une série de chiffres: on donne des abstractions quand, au contraire, il faudrait être capable de construire des histoires.

«Il faudrait être capable de construire des histoires»: la formule exprime parfaitement bien une nécessité historique vécue sur le mode du regret impuissant. En effet, ce «besoin de mythe» ne saurait simplement appeler les politiques à engager des conteurs professionnels, pour mieux «faire passer» leur «message». Tout autant que d'un volontarisme mythopoïétique, c'est d'une meilleure compréhension de la circulation productrice d'histoires réellement prégnantes dont nous avons besoin. Or, des mythes porteurs de nouvelles émancipations ne peuvent émerger qu'en synergie avec des désirs, des croyances et des histoires déjà en circulation, à l'état diffus, parmi les multitudes – désirs, croyances et histoires que le conteur parviendra à coaguler, à condenser (selon l'étymologie du mot allemand désignant le poète comme un Dichter).

Le mythe ne peut pas être évoqué artificiellement – comme ça, parce que quelqu'un l'appelle. Il doit naître de la réalité, par en bas. Il doit y avoir un moment de spontanéité. Les narrations partagées qui naissent toujours dans les mouvements sociaux n'ont jamais été projetées d'en haut – sinon ce sont seulement des instruments de propagande. Elles se forment parce qu'elles émergent d'une réalité sociale et que quelqu'un a été capable de travailler dessus.

La tension entre la puissance unificatrice des mythes rassembleurs et le morcellement désarticulé des «derniers événements survenus à la surface du globe» (qu'on ne saurait enrôler sous de grossières bannières idéologiques sans leur imposer une violence mutilante et aveuglante) conduit donc, dans un premier temps, à faire reposer la production d'histoires sur un entrejeu d'écoutes, d'appels et de réponses se déroulant au sein d'une multitude de conteurs-informateurs. Dans la mesure où cet entrejeu collectif échappe au contrôle de tout conteur individuel, celui qui s'assignerait la tâche de fournir au présent les mythes émancipateurs dont il a désespérément besoin ne peut qu'éprouver le sentiment de désarroi implicite dans la conscience qu'«il faudrait être capable de construire des histoires» en phase avec les aspirations de la multitude. Pour esquiver les effets paralysants de cette nécessité impuissante, on peut revisiter le diagnostique remarquablement fin qu'en avait donné Jean-Luc Nancy dans son bel ouvrage de 1986 intitulé La Communauté désœuvrée. Au lieu de le déplorer, il faisait de notre déficit mythique l'occasion d'une redéfinition parallèle de la littérature et de la communauté:

Soit qu'on déplore l'épuisement de la puissance mythique, soit que la volonté de cette puissance accomplisse des crimes contre l'humanité, tout nous conduit à un monde où fait profondément défaut la ressource mythique. Penser notre monde à partir de ce «défaut» pourrait bien être une tâche indispensable

Ce déficit de mythe paraît d'abord avoir des conséquences dramatiques, puisque «s'il n'y a pas de nouvelle mythologie, il n'y a pas et il n'y aura pas de nouvelle communauté». Cette affirmation perd toutefois son caractère désespérant dès lors que la nouvelle forme de communauté que nous sommes appelés à constituer n'est plus vraiment une «communauté» classique, définie par un projet fusionnel, producteur, opératoire, ou par une unité organique, mais une communauté qui «assume l'impossibilité de sa propre immanence, l'impossibilité d'un être communautaire en tant que sujet», une communauté désœuvrée, faite de singularités irréductibles et séparées, mais qui vivent toutefois leur individuation sur l'horizon du commun qui les nourrit. Plutôt que d'un «défaut» du mythe, Jean-Luc Nancy centre son propos sur une inévitable interruption du mythe, qui ouvrirait l'opportunité d'une nouvelle définition de la communauté:

C'est l'interruption du mythe qui nous révèle la nature disjointe ou dérobée de la communauté. […] Dans l'interruption du mythe, quelque chose se fait entendre, ce qui reste du mythe lorsqu'il est interrompu – rien, sinon la voix même de l'interruption, si on peut dire. Mais cette voix est celle de la communauté, ou de la passion de la communauté.

Il serait tentant de voir dans les innombrables interruptions imposées au récit que Jacques le fataliste tente de faire de ses amours une préfiguration de «l'interruption du mythe» présentée ici comme constitutive à la fois d'une nouvelle manière d'être en commun et d'une certaine définition de la littérature (et de l'écriture). L'ouvrage de Diderot a en effet souvent été lu comme anticipant les plus audacieuses expérimentations qui ont affecté la forme romanesque au cours du xxe siècle. À travers lui, et bien au-delà, ce sont de nombreux pans de la création littéraire des cinquante dernières années qui prennent sens dès lors qu'on les lit comme «ce qui reste du mythe lorsqu'il est interrompu»: qu'on écrive contre le modèle du récit balzacien comme le Nouveau Roman, contre les mythes de l'Empire, de la Féminité, de la Conjugalité ou de la Prospérité comme les auteurs des littératures subalternes, qu'on nourrisse ses fictions de paroles des sans-voix, qu'on les démarque des slogans publicitaires ou des consignes de bonheur qui nous traversent, c'est bien à l'articulation d'une «voix de l'interruption» et d'une «passion de la communauté» que se sont développées les entreprises littéraires les plus riches des dernières décennies.

On a donné un nom à cette voix de l'interruption: la littérature (ou l'écriture, si on veut bien prendre ici les deux mots dans les acceptions par lesquelles ils se correspondent). […] Ainsi, une fois le mythe interrompu, l'écriture nous raconte encore notre histoire. Mais ce n'est plus un récit – ni grand, ni petit –, c'est plutôt une offrande: une histoire nous est offerte. C'est-à-dire que de l'événement – et de l'avènement – nous est proposé, sans qu'un déroulement nous soit imposé. Ce qui nous est offert, c'est que la communauté arrive, ou plutôt, c'est qu'il nous arrive quelque chose en commun.

Une telle définition de la littérature illustre parfaitement la tension qu'on envisageait au cours du chapitre iv entre la modélisation simplificatrice inhérente au travail du script et la puissance d'échappée portée par la dynamique de l'écriture. Loin de s'en tenir à une contradiction entre des exigences opposées et incompatibles, cette définition de la littérature exacerbe et dépasse la tension constitutive des formes contemporaines du pouvoir de scénarisation, en ce qu'elle rend impossible toute distinction nette entre le narratif et l'événementiel. La «voix de l'interruption», qu'on entend aussi bien dans la syntaxe avortée des personnages de Jean-Luc Lagarce que dans les slogans suspendus des romans d'Hugues Jallon, parvient à la fois à nous faire sentir l'impossibilité et la nocivité du mythe, à nous faire éprouver le besoin d'une autre forme de communauté, et à raconter notre histoire sans pour autant nous fournir le confort d'un récit, ni grand ni petit.

Ce qui nous est proposé relève bien «de l'événement» – comme le Journal télévisé. Contrairement à celui-ci, qui nous impose un déroulement pré-scripté et qui inscrit les informations factuelles sur un arrière-fond d'«explications» (généralement superficielles et implicites), l'histoire qui nous est offerte par ce travail littéraire propose un avènement auquel nous sommes conviés en tant que participants (et non seulement en tant que spectateurs). Même si l'histoire est racontée au passé, le travail d'écriture en fait un événement «qui nous arrive aujourd'hui en commun», parce que nous sommes appelés à y réagir à l'horizon d'une «communauté qui arrive» et parce qu'il est de la nature même de l'événement de ne prendre sens qu'à travers les interprétations, les soins et les fidélités dont ses traces font l'objet.

Il est une entreprise littéraire qui me paraît emblématiser cette interruption du mythe, qui s'efforce – avec plus ou moins de succès – de faire résonner la voix même de l'interruption dans le monde contemporain. Un groupe d'écrivains italiens, d'abord inscrits sous l'identité collective de Luther Blissett, puis regroupés en 2000 sous celle de Wu Ming, condense une série de pratiques, de partis pris et de théorisations qui fournissent une excellente plateforme de réflexion sur le statut des histoires, des mythes, des communautés et des scénarisations à l'aube du troisième millénaire – offrant un riche tremplin pour des formes (littéraires) de scénarisation encore à inventer.

En abolissant la signature de leur nom d'auteur, les créateurs réunis au sein de Wu Ming mettent en acte «l'interruption du mythe de l'écrivain» évoquée par Jean-Luc Nancy comme une dimension centrale de l'interruption du mythe caractérisant notre situation historique. Dans un contexte où toute une série d'écrivains sont «en train d'expérimenter, en littérature, des dispositifs de collaboration – entre auteurs, entre écrivains et public», ils constituent, pour reprendre le terme proposé par Félix Guattari, des agencements collectifs d'énonciation à géométrie variable, composant certains récits ensemble, par diverses techniques de collaboration, rédigeant d'autres textes en solo (publiés sous les noms de code de Wu Ming 1, Wu Ming 2, etc.), mais s'invitant souvent à insérer des notes, des remarques ou des interventions diverses dans les écrits de leurs compagnons. Cette revendication du collectif et cette signature commune vont bien au-delà du gadget publicitaire: elles emblématisent, comme le pressentait Jean-Luc Nancy en 1986, «la pensée, la pratique d'un partage des voix, d'une articulation par laquelle il n'y a de singularité qu'exposée en commun, et de communauté qu'offerte à la limite des singularités». C'est l'articulation entre la singularité de toute écriture et le commun d'une multitude, dont cette singularité provient et à laquelle elle doit retourner, que représente «une voix qui ne pourrait être la voix d'aucun sujet, une voix qui ne pourrait être la sentence d'aucune intelligence, et qui est seulement la voix et la pensée de la communauté dans l'interruption du mythe».

Cet agencement collectif d'énonciation s'ouvre à une prolifération d'œuvres incontrôlées dont la surabondance, la diversité et l'hétérogénéité sapent encore plus radicalement la notion d'Œuvre que tout «désœuvrement» de type ascétique: chaque livre sortant de Wu Ming s'inscrit dans une communauté et une transmédialité en devenir, puisqu'il «est potentiellement entouré d'un nuage quantique d'hommages, de spin-off et de narrations «latérales»: des récits écrits par des lecteurs (fan fiction), des bandes dessinées, des dessins et des illustrations, des chansons, des sites web, et même des jeux en réseau ou sur table inspirés des livres, des jeux de rôle avec les personnages des livres et d'autres contributions venues «d'en-bas», à la nature ouverte et changeante de l'œuvre et au monde qui vit en elle.» Dès lors qu'on admet d'interrompre le mythe de l'écrivain, il apparaît que, comme le voulait Jean-Luc Nancy, «le mythe se communique lui-même», de son propre mouvement, par proximité et par contagion.

Si les pratiques d'écriture proposées par Wu Ming, dans leur effort de produire des récits «complexes et populaires à la fois», peuvent paraître en retrait (ou en excès) par rapport à une certaine rigueur formelle que s'imposent d'autres entreprises littéraires contemporaines, leur principale force me paraît à situer dans le renouvellement du genre épique qu'elles dessinent à leur horizon théorique:

Ces récits sont épiques parce qu'ils ont pour objet des faits historiques ou mythiques, héroïques ou de toute manière aventuriers: guerres, anabases, voyages initiatiques, luttes pour la survie, toujours à l'intérieur de plus vastes conflits qui décident du sort de classes, peuples, nations ou même de l'humanité tout entière, sur fond de crises historiques, catastrophes, formations sociales au bord de la rupture. […] L'épopée permet d'avoir un horizon très vaste. Elle permet de raconter des histoires où sont les multitudes, où il y a les conflits, où il y a des dynamiques complexes.

On voit bien en quoi Wu Ming fait ainsi le pied de nez à tout un discours critique faisant du passage des épopées des temps anciens, expressions de communautés primitives, vers le roman moderne, contemporain de l'émergence de l'individualisme possessif, une évolution à sens forcément unique. Se réclamer d'un nouveau genre épique (italien), cela réaffirme l'ancrage de l'activité narrative dans les mouvements et les flux qui animent les multitudes: non seulement les récits émanent d'une instance collective articulée à l'écoute et au relais des mouvements sociaux, mais les enchaînements d'actions représentés dans ces récits sont portés par des agents collectifs (mouvances artistiques, classes, peuples, nations ou humanité toute entière).

De même que la communauté décrite par Jean-Luc Nancy émane de l'impossibilité d'établir une communauté fusionnelle (organique, opératoire), de même le nouvel épique pratiqué par Wu Ming ne cherche-t-il nullement à décrire la marche triomphale d'un peuple guidé par un héros tutélaire vers la fondation d'une nation appelée à dominer le monde. Ce nouvel épique est triplement décalé par rapport au genre ancien, en ce qu'il s'attache à des héros excentriques, à des moments de bifurcations contingentes et à des communautés appelées à conserver leur statut minoritaire (paysans d'Europe centrale, guérilleros laotiens, tribus iroquoises, Irlandais, Écossais, Canadiens, musiciens de free jazz). «Le héros épique, quand il y en a un, n'est pas au centre de tout mais il influence indirectement l'action. Quand il n'y en a pas, sa fonction est remplie par la multitude, par des choses et des lieux, par le contexte et par le temps». Les enchaînements d'actions dans lesquels sont emportés ces personnages collectifs tiennent de «l'événement» (imprévisible) de par les nœuds de nécessités structurelles et d'indéterminations locales qui en font des points de basculement aux conséquences énormes, quoiqu'émanant des coïncidences les plus fragiles et apparemment les moins inéluctables. Prenant à rebours la réflexion de Walter Benjamin, la nouvelle épopée nous informe d'événements non survenus à la surface du globe, à travers «des histoires alternatives et des uchronies potentielles»: «que se serait-il passé si un événement (par exemple: la défaite de Napoléon à Waterloo, l'attaque de Pearl Harbor, la contre-offensive de Stalingrad) ne s'était pas produit et avait donc induit par défaut un autre cours de l'Histoire?».

Suivant l'exemple d'Hérodote, ces «histoires» prennent la forme d'enquêtes, où la narration réinsère la politique au sein d'une perspective ethnographique, faisant apparaître l'Histoire comme un chantier en construction, incessamment saccagé et réinventé, plutôt que comme une série de triomphes monumentalisés. Entre les événements en train de se faire et les devenirs avortés, entrevus par des uchronies contrefactuelles, entre d'une part, un gros travail d'information historique, un constant effort de théorisation politique, une invention de scripts susceptibles d'être à la fois complexes et populaires et, d'autre part, une écriture pratiquant une subversion «cachée» des codes stylistiques, ce nouveau type d'épopée représente un projet de scénarisation remarquablement cohérent, qui infléchit la tension entre information et narration dans une direction originale et prometteuse – et qui mériterait aussi bien d'investir le Journal télévisé que les vitrines des librairies.

Même si les intrigues de ces nouvelles épopées ont tendance à peindre des situations de guerre, même si Wu Ming 1 affirme que «la littérature ne doit pas, ne doit jamais, ne doit jamais se croire en paix», c'est plutôt de déclarations de contingence et de liberté («la littérature ne doit jamais») que de déclarations de guerre qu'est porteur ce projet de scénarisation. Il opère à partir d'une vive conscience du caractère stratégique des relations de pouvoir et des pratiques de scénarisation (ni la littérature ni les acquis des émancipations passées «ne peuvent jamais se croire en paix»). Mais, loin de nous faire rêver de victoires écrasantes, il repose sur un principe de participation de tous et de chacun aux activités de narration et de scénarisation. C'est un chantier commun de construction du commun par la vertu des collaborations entre quidams qu'il aide nos imaginations à frayer. «Ce qui reste du mythe lorsqu'il est interrompu», ce sont peut-être les voix de fragiles épopées minoritaires qui nous apprennent à vivre dans un éternel chantier – étranger à la paix des achèvements ultimes (qui ressemble sans doute trop à celle des cimetières), mais toujours ouvert aux réagencements que saura imaginer notre pouvoir de scénarisation.


Autres extraits: « Doux pouvoir » et scénarisation et La scénarisation par là-haut.

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Yves Citton

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Février 2010 à 21h50.