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La civilisation du rire

Par Alain Vaillant (Université Paris Ouest Nanterre La Défense)


Extrait de La Civilisation du rire, Paris, CNRS éditions, 2016, p.7-18 (Introduction générale).



Ce texte — reproduit dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions du CNRS — peut également être lu au format pdf.


Dossier Comique.




La civilisation du rire


Le rire précaire


Avant même d'engager la lecture de ce livre sur le rire, qui aura forcément son lot de considérations sérieuses et austères, il est capital que chacun se représente lui-même, avec toute l'intensité dont sa mémoire est capable, en train de rire. Qu'il se rappelle la joie, l'émotion vive, le bonheur indicible, ou la violente libération de l'esprit qu'il a éprouvée; qu'il en prenne la mesure, aussi sincèrement, pleinement qu'il le peut. Ce rire a pu naître d'un film, d'un sketch attrapé sur un média quelconque, d'une image imprévue, d'une conversation entre collègues ou amis, d'un mot échangé, en toute confiance du cœur, au creux d'une rencontre amoureuse, peu importe. Le rire est comme l'air que nous respirons, ou le sel qu'on ajoute à tout ce que nous mangeons (le sel, sal, c'est ainsi que les Romains nommaient justement l'esprit, le sens de l'ironie ou de la plaisanterie): il est tellement mêlé à nos vies qu'on en oublie à quel point il est littéralement vital.


Bien sûr, le rire est à la mode. Il envahit les films, les journaux, les écrans de télévision, les publicités; il s'insinue dans les réseaux sociaux et tous les moyens de communication suscités par la révolution du numérique; il alimente les sempiternels débats sur le bon et le mauvais rire, les limites du rire, la décadence du rire, etc. C'est le propre de nos cultures de masse. Plus les choses sont importantes, plus elles se banalisent; leur banalité même est la meilleure preuve, et souvent la seule, de leur importance. Il n'empêche. Le rire est capital pour l'homme, il est en lui quelque chose d'anthropologiquement essentiel, sans lequel nos vies ne seraient même pas imaginables — je veux dire biologiquement possibles. Le rire n'est pas tout à fait le propre de l'homme — il déborde, par certaines de ses manifestations primitives, sur le règne animal —, mais, à coup sûr, il lui est indispensable, sous des formes qui lui sont absolument exclusives, coextensives à son être. Au regard de cette vérité élémentaire, toute autre considération doit être tenue pour secondaire.


Néanmoins, le rire a beau être universel, on ne rit pas avec la même intensité, ni des mêmes choses. C'est la difficulté de toute réflexion sur le rire (on pourrait le dire également des émotions esthétiques): on fait comme s'il s'agissait d'un phénomène partagé, objectivable, caractérisable de manière uniforme. Mais comment justifier l'importance du rire aux personnes trop sérieuses qui l'ont oubliée ou qui n'ont jamais franchi le pas pour oser en prendre conscience en eux-mêmes (ce sont les «champignons» dont parle le Petit Prince de Saint-Exupéry)? Comment leur expliquer le mécanisme du rire si, en eux, la mécanique est grippée? Ou fonctionne autrement que chez moi? La difficulté est très concrète. Spécialiste de littérature, j'ai écrit et travaillé, depuis longtemps, sur le rire chez Baudelaire, Balzac, Hugo, Flaubert. Souvent des collègues bienveillants, après la lecture de mes livres, m'objectaient que tout ce que je repérais dans notre Panthéon littéraire était bel et bon, mais n'était pas très drôle. Que pouvais-je leur répondre, lorsque je m'évertuais à démonter tel calembour caché, tel effet très malicieux d'ironie qui, moi, me remplissait d'une intense jubilation dont je ressassais à volonté le souvenir pendant des années? La jouissance du rire est très proche de la jouissance sexuelle; les fluctuations de la libido ridendi sont imprévisibles et mystérieuses.


Pire: d'autres de mes lecteurs admettaient bien la présence de la plaisanterie ou du mot drôle, mais trouvaient que ce n'était pas très important, ni très responsable de ma part de perdre mon temps avec de telles futilités. Ils trouvaient même normal (légitime et moral: ils me le disaient ingénument) de trouver une autre signification au texte que celle, blagueuse, que l'auteur avait manifestement en tête — pourvu qu'elle leur parût plus «profonde». Un exemple vaut mieux que tous les arguments. Soit donc la célébrissime fable «Le héron, la fille», de Jean de La Fontaine. Toute la fable repose sur un parallèle (comiquement grivois, pour ne pas dire plus!) entre une fille trop intellectuelle — une «précieuse», comme on disait au XVII<e siècle — et un héron. La fille est prétentieuse et ne supporte pas l'idée qu'un mari, tout de même, est d'abord fait pour la satisfaire au lit (je passe sur la misogynie de l'histoire), si bien qu'elle doit se contenter d'un «malotru» (d'un homme en mauvaise santé, dans le français de l'époque), avec lequel elle devra sans doute en rabattre sur ses ébats nocturnes. Le héron, lui, qui est une précieuse montée sur échasses, dédaigne de même tous les poissons qui passent au fil de l'eau, avant de devoir se contenter d'un «limaçon»: je laisse à penser ce que cette sorte de limace molle, bêtement visqueuse, devait susciter comme image obscène, franchement comique dès qu'on repère le pot aux roses. Les pères jésuites ont d'ailleurs bien vu l'inconvenance et ont au plus vite coupé en deux la fable[1] en éloignant le héron du voisinage compromettant de la fille: si bien que, depuis plus de trois siècles, les petits écoliers français lisent — et récitent bravement, encore aujourd'hui — «le héron au long bec emmanché au long cou, etc.» sans savoir, les innocents, qu'ils racontent une histoire de sexe flasque!


C'est pourquoi je parle de «rire précaire»: le rire est familier à tous et s'éprouve quotidiennement, mais il est une sorte d'évidence allant de soi, qui ne mériterait pas qu'on s'y arrête. Ainsi, je l'ai déjà noté, le rire est d'abord un fait anthropologique. Or, lisant les grands classiques de l'anthropologie, j'ai été très frappé qu'il était question d'à peu près tout — les liens de parenté, l'alimentation, le jeu, la religion, l'art, etc. — mais que, presque toujours, la pratique du rire était purement et simplement oubliée, comme si la compréhension du rire ne pouvait apporter aucun enseignement significatif sur le fonctionnement de l'homme et des sociétés humaines: le comble est qu'il y a finalement beaucoup plus de travaux scientifiques en éthologie (sur le rire animal, qui a ses limites!) qu'en anthropologie.


Pourtant, il est faux de dire, comme je l'ai cru et bien qu'on le prétende souvent, qu'il n'y a pas beaucoup de réflexions théoriques sur le rire. Au contraire, il n'est pas de grand philosophe qui, depuis Platon jusqu'aux plus contemporains (en passant par Aristote, Descartes, Hobbes, Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, etc.), qui n'ait parlé du rire, qui ne se soit appliqué à inventer sa formule pour en percer le mystère. Et j'en dirais autant de tous les grands écrivains, au moins les très grands, à partir de la Renaissance. En fait, il n'est pas de créateur — créateur de formes ou de systèmes conceptuels — qui n'ait, sous un angle quelconque, été fasciné par le rire. La répression du rire (mélange de mépris, d'ignorance et d'incompréhension) ne vient pas d'eux, mais du savoir officiel: celui des professeurs, des disciplines universitaires, des institutions vouées à la transmission des connaissances — avec tout ce que cela implique de conformisme invétéré: celui des «pédagogues tristes[2]», selon le mot si méchamment juste de Victor Hugo.


Or, comme l'université occupe une place envahissante dans la constitution d'une pensée théorique sur les sciences humaines, le rire a de plus en plus de mal à trouver sa place — du moins en France[3]. À moins qu'il ne se dépêche de se mettre du côté des causes justes et sérieuses pour se faire pardonner (c'est le rire dit «de contestation»: hier celui de Molière ou de Voltaire, aujourd'hui celui de Charlie-hebdo sanctifié par l'attentat du 7 janvier 2015), ou qu'il n'emprunte l'apparence respectable de l'ironie: selon la conception vaguement philosophique qu'on s'en fait d'ordinaire, l'ironie est un rire seulement esquissé, celui d'un homme qui n'aurait ni l'énergie d'être franchement sérieux, ni le courage d'être ouvertement comique. Ce n'est pas non plus un hasard si le seul livre théorique vraiment reconnu sur le rire soit Le Rire de Bergson, qui a si drastiquement réduit la valeur et le périmètre du rire avec sa formule du «mécanique plaqué sur du vivant».


Dans cette nébuleuse théorique, je ne compte pour rien les querelles d'aujourd'hui sur la crise du rire, menacé par un comique qui serait devenu conformiste, pour tout dire miné de l'intérieur par la médiocrité. On imagine une définition à la manière du Dictionnaire des idées reçues (ou Catalogue des opinions chic) de Flaubert. «Rire: regretter le bon rire de Rabelais et des Monty Python, s'en prendre au “politiquement correct”». On ne peut nier qu'il y ait, pour le rire comme dans tous les autres domaines, des évolutions ou des fluctuations historiques significatives: il faudra y venir. Mais on doit toujours se rappeler que le rire fait corps avec l'homme; il est inscrit génétiquement dans sa mécanique psychique; il est au-delà du temps de l'histoire et il serait absurde de surévaluer des variations qui restent toujours relativement superficielles.


Il faut aussi définitivement oublier la différence prétendue entre un bon rire et un mauvais rire. Le rire est unique: dans son principe, dans ses motivations, dans les manifestations. Bien sûr, il est plus sympathique de croire que le rire est du côté du faible plutôt que du fort: c'est ce qu'on appelle le «bon rire», qui ne dépend donc pas de sa nature mais de son utilisation dans les rapports de force sociaux ou interpersonnels. Déjà, les traités de rhétorique de l'Antiquité — L'Orateur de Cicéron ou L'Institution oratoire de Quintilien — spécifiaient que, dans la joute verbale (entre deux avocats ou deux hommes politiques, par exemple), il était préférable d'utiliser le rire pour la défense et la riposte plutôt que pour l'attaque, afin de ne pas paraître agressif (ce qui refroidirait l'ambiance au détriment du rieur). Mais on connaît la fable hégélienne du maître et de l'esclave: il y a toujours un moment où l'esclave l'emporte sur son maître, surtout s'il a appris à se moquer de lui. Son comique devient-il alors moins drôle, selon le précepte de Pierre Desproges qui veut qu'«on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde[4]»? Soit. Mais sait-on bien toujours qui est fort et qui est faible? Grâce à quel étalon de mesure? Molière, comédien du Roi, exécute par son rire les adversaires du pouvoir royal (les élites parisiennes et ses femmes trop savantes, notamment): il est l'allié du fort. Puis, à son corps défendant, il s'en prend dans Tartufe aux milieux jésuites dont l'influence devient prépondérante dans le proche entourage de Louis XIV: il est passé du côté du faible. Cela a tenu à peu de chose, et Molière aurait d'ailleurs bien voulu rester le plus fort.


Surtout, croit-on vraiment que les sketches actuels, usant jusqu'à la corde des mêmes situations éculées et des mêmes stéréotypes, soient globalement plus mauvais que les mots d'esprit infatués d'eux-mêmes du XVIIIe siècle, les calembours approximatifs de la presse du XIXe siècle, les nanars franchouillards du cinéma comique des années 50? Le rire est aussi nécessaire à l'homme que l'eau ou la nourriture; il n'y a donc pas à s'étonner que, dans la masse, il y ait à boire et à manger. Tout au plus admettra-t-on que, pour le rire comme pour toutes les autres industries culturelles, les sociétés occidentales sont engagées depuis longtemps dans un processus global de massification. C'est le paradoxe très irritant de notre capitalisme consumériste, et de son hégémonie subtilement différenciée: il favorise à la fois le pire et le meilleur, le pire étant majoritaire de manière écrasante mais le meilleur accédant à des formes d'excellence qui confinent au sublime.



Le rire tel qu'en lui-même.


L'ambition de ce livre est donc simple: être le premier livre sur le rire, dans son unité fondamentale, irréductible. Il existe une foule d'excellents ouvrages sur tel ou tel aspect sur la nature ou la culture du rire: historiques, philosophiques, esthétiques, psychologiques, éthologiques je l'ai dit, et anthropologiques tout de même. Mais chacun d'eux s'attache à analyser un seul des aspects du rire, alors que le principal mystère réside, justement, dans le lien invisible qui relie tous les aspects entre eux. Chacun croit parler du rire, tel qu'en lui-même, alors qu'il s'arrête à l'une de ses provinces, voire de ses dépendances — comme si le rire était posé d'emblée comme une évidence qu'il serait inutile d'interroger. Pourtant, la coexistence de tant de discours différents sur un même objet avait de quoi intriguer: quel rapport entre la psychanalyse et l'anthropologie du rire? Entre le comique littéraire (où, bien souvent, le rire effectif est à peine esquissé) et les formes psycho-pathologiques d'hilarité? Je veux ici moins proposer une synthèse entre ces différents discours (même s'il faudra aussi s'y atteler) qu'un retour au principe même du rire, d'où procède tout le reste.


C'est la raison pour laquelle j'ai choisi de parler du «rire» — et non pas, par exemple, du comique. L'appellation est contestable, je le sais. Qu'ai-je à faire du rire réflexe provoqué par le chatouillement, alors que le seul rire né de la conscience du risible m'occupera presque totalement? Beaucoup d'excellents auteurs, parlant de parodie, d'ironie, d'humour, de blague ont d'emblée choisi de circonscrire le comique culturel, en laissant à d'autres la physique du rire, par souci de cohérence. Mais, précisément, ma méthode est inverse. Quelles qu'en soient les manifestations plus ou moins sophistiquées, il faut toujours revenir à l'étrangeté du rire, à ce retour (contrôlé, canalisé, régulé autant que possible) du primitif au sein de la culture, de nos vies sociales si artificielles. C'est tout le paradoxe du rire: il est, admettons-le pour l'essentiel, le propre de l'homme; et pourtant il signale toujours l'irruption d'une animalité instinctive, enracinée en chacun de nous, en grande partie non maîtrisable. Le rire est ce qui, toujours, rattachera l'homme à la nature, à sa nature de mammifère supérieur.


À propos de cette étrangeté du rire, il est très significatif qu'il manque en français un adjectif pour qualifier le rire et pour désigner ce qui le déclenche dans l'esprit du rieur. À strictement parler, on devrait dire le risible, mais le mot a pris très vite une connotation péjorative — ainsi que les deux autres dérivés du ridere latin, le ridicule et le dérisoire, comme s'il devait toujours y avoir quelque chose de méprisable dans le mécanisme du rire. À défaut, on parle donc couramment du comique, qui ne concerne en fait que le rire de représentation, mimétique (à l'origine, celui du théâtre). Pour ma part, j'aime assez dire que ce qui fait rire est drôle. Le drôle recèle le meilleur du rire, qui fait rêver et emporte l'imagination dans les mondes irréels: car il n'est rien d'autre que la version francisée du troll, ce gnome grotesque et vaguement monstrueux dont la rencontre est toujours inquiétante dans les forêts écartées et chez qui le burlesque des formes confine au fantastique. Mais il faut avouer que son rire est un drôle de rire — que Balzac nommera drolatique[5]: le mot n'a pas vraiment pris. Alors, de guerre lasse, il m'arrivera aussi de parler de comique, faute de mieux, pleinement conscient de l'impropriété du terme — et pour épargner au lecteur de pénibles paraphrases ou un néologisme obscur.


Le rire est inqualifiable, et Kant, à un détour de la Critique de la faculté de juger, en explique la raison de façon lumineuse, à propos du mot d'esprit. Il admet bien — comment pourrait-il faire autrement? — que le rire comporte une partie intellectuelle, impliquant une représentation mentale dans le jeu de mot ou la plaisanterie considérés en eux-mêmes. En revanche, il juge que le plaisir produit (et recherché par les rieurs) est purement organique, découlant du «mouvement des entrailles[6]»: il est tout entier dans la secousse répétée qui ébranle le corps, libère le souffle, détend les muscles et diffuse finalement un bien-être général. Salon Kant, le rire part donc de l'esprit mais aboutit au corps: la jouissance comique est purement physique. Curieusement, il rapproche alors cette jouissance corporelle du plaisir musical — à cette réserve que, pour ce dernier, le mécanisme est plus complexe. Il part du corps (par l'audition des notes), va jusqu'à l'esprit (qui transforme la suite de bruits en rythme et en mélodie) avant de retourner au corps (en produisant un relâchement bienfaisant, comparable à celui du rire). Kant en conclut que ni le comique ni la musique ne doivent être comptés comme des Beaux-Arts, mais seulement comme des arts d'agrément. Laissons au philosophe sa conclusion, pour ne retenir que cette étrange collision de l'intellectuel et de l'organique, grâce au rire. Or, c'est une expérience que chacun de nous a souvent faite: après avoir beaucoup ri d'une blague en nous promettant de nous la rappeler pour transmettre à d'autres le même plaisir, nous nous rendons compte que nous l'avons oubliée, comme si le rire avait besoin, pour s'épanouir pleinement, de faire le vide dans l'esprit, jusqu'à effacer le souvenir de sa cause.


Le rire a une troublante force d'amnésie — il est même fait pour cela: permettre à l'esprit de se soulager, d'oublier ses angoisses, de les effacer à coup de secousses corporelles, de brusques expirations et de mimiques faciales, de «faire le vide». Or, toute la culture humaine vise au contraire à thésauriser, à répertorier les lieux de mémoire, à sédimenter les couches de souvenirs pour tisser, inlassablement, le continuum de l'histoire. On comprend la gêne, l'effroi, la rancœur des discours institués, devant ce rire qui remet en cause, par son existence même, leur propre raison d'être. Le rire, par sa puissance d'effacement, garde en lui quelque chose de barbare, de scandaleusement régressif, qui inquiète et déstabilise. Combien de fois, à propos d'un film ou d'un spectacle comique, entend-on dire, en manière de compliment (ou d'excuse?) qu'il ne fait pas seulement rire, mais, ensemble ou séparément, émeut, fait réfléchir, attendrit, suscite le débat, etc., etc.? Mais une œuvre d'art est faite pour susciter le sentiment esthétique. Pourquoi une œuvre comique devrait-elle avoir une autre justification que celle de provoquer l'hilarité? Puisqu'il existe, à n'en pas douter, un art du rire, cet art se limite, définitivement et absolument, à l'art de faire rire; et leurs plus grands artistes, admirables en proportion de leur savoir-faire comme pour toutes les autres formes d'art, sont juste ceux qui font rire le plus.



La civilisation et le rire.


Cette primitivité du rire rend d'autant plus incongru le titre donné à cet ouvrage, La Civilisation du rire. Encore faut-il s'entendre sur le sens de l'expression: je ne veux pas dire qu'il existe une civilisation du rire, historiquement et géographiquement situable — comme on peut parler d'une «civilisation du bronze» ou comme j'ai moi-même évoqué une «civilisation du journal», pour désigner la civilisation médiatique dans laquelle le journal nous a fait entrer à partir du XIXe siècle[7]. De façon bien plus radicale, ma thèse centrale, d'où découle l'ensemble de ma démonstration et de ses conséquences, est que le rire est consubstantiel à la civilisation, qu'il est le moteur indispensable à toute civilisation.


Voici en une formule l'idée générale, pour ne pas entretenir le mystère inutilement — mais qu'on n'oublie pas que j'aurai un livre entier pour m'en justifier! —: de quelque manière qu'on le définisse et qu'on en détaille les formes diverses, le rire implique que le rieur ait le sentiment que le réel lui est donné en spectacle; il naît de ce sentiment et de la conscience heureuse que le rieur a d'être lui-même spectateur du réel, et non pas directement impliqué, voire menacé, par ce réel qu'il observe — sans avoir à s'en soucier davantage. C'est la différence capitale entre l'homme et l'animal qui, lui, se tient toujours aux aguets face au monde qui l'entoure. Or cette spectacularisation du réel, d'où découle la distinction fondamentale entre le sujet percevant et l'objet perçu, est la forme primitive, archétypale du processus général de représentation du réel qui conditionne la culture.


La face animale de l'homme, son rire organique et spasmodique, est donc aussi ce qui fonde son humanité, sa capacité culturelle à s'extirper du système contraignant des interactions naturelles. Cette ambivalence originelle justifie toutes les inquiétudes que le rire a suscitées. Mi ange, mi bête: dans le doute, le christianisme a attribué le rire au diable. Faux, a contesté Rabelais à la Renaissance, en pleine déconfiture de la théocratie médiévale: «le rire est le propre de l'homme». Il entendait bien sûr, comme Aristote à qui il avait à peu près emprunté la formule, que le rire distinguait l'homme des animaux. Mais il voulait aussi libérer l'homme d'une trop pesante tutelle à l'égard de la religion. Dieu, du haut de son éternité immatérielle et de son infinie sagesse, ne rit pas; mais laissons à l'homme, exultant de toute sa force charnelle, vitale et, somme toute, animale, la liberté de rire, ici-bas.


Le rire installe donc la matérialité corporelle de l'homme au cœur du processus de civilisation. Or, cette vérité dérangeante inverse la vision habituelle de l'histoire, depuis que sont nés les premières philosophies de l'Histoire, vers le XVIIIe siècle: on a toujours voulu penser, sous couvert de progrès moral, économique ou scientifique (avant l'actuel revirement écologique), que l'évolution des sociétés obéissait toujours à un mouvement de spiritualisation, d'abstraction de la nature, d'éloignement et de maîtrise des contingences de la nature brute — celle qui nous entoure ou la nôtre elle-même. Mais le rire — sa permanence et son omniprésence — nous rappelle qu'il faut accepter la part d'animalité dans la culture: non pas comme un résidu, comme le vestige persistant d'un état archaïque, mais au contraire comme le témoignage explosif de son véritable moteur, aussi insignifiant paraît-il à première vue. L'anthropologie nous l'a d'ailleurs expliqué depuis bien longtemps, et de toutes les manières. La culture, jusque dans ses prolongements les plus technologiques, n'est que le résultat, sur la très longue durée de l'histoire (qui est lui-même d'une brièveté fulgurante au regard des phénomènes terrestres), de la nature de l'homme, cet animal social: à ce compte, l'ordinateur le plus sophistiqué n'est pas moins naturel que, par exemple, l'essaim de l'abeille sauvage ou la barrage du castor. La césure entre nature et culture, qui fut l'obsession des Lumières à cause de sa juste détestation de toutes les formes de barbarie, est une pure fiction: la culture est naturelle, pour tout être naturellement apte à la culture (comme l'homme et, sous des formes beaucoup plus frustes, quelques autres espèces animales). Il n'y a aucune difficulté à concevoir que le rire relève, en même temps, de l'organicité primitive de l'homme et de son organisation sociale.


Ici, il est temps de dire franchement le lieu d'où je parle. Avant de m'être laissé progressivement happer par le rire, je suis donc un spécialiste de littérature, plus particulièrement du romantisme. Or, c'est la découverte incontesté des romantiques (des allemands d'Iéna, de Byron pour l'Angleterre, de Hugo ou de Balzac en France), d'avoir compris que le meilleur de la culture (donc le rire) résultait de la synthèse, en termes philosophiques, du sujet et de l'objet ou, selon le dualisme chrétien qui empreint l'idéologie occidentale, de l'âme et du corps, de l'esprit et de la matière. Rire, écrit Victor Hugo dans sa préface de Cromwell de 1827 (l'un des deux grands livres d'écrivains français sur le rire, avec l'extraordinaire De l'essence du rire de Baudelaire, en 1855), c'est comprendre que l'homme est «un animal et une intelligence, une âme et un corps; en un mot, qu'il est le point d'intersection[8]». Quant à Balzac, grand blagueur devant l'Éternel, il s'imagine en scripteur distrait, mélangeant pour écrire ses romans l'encre rouge du comique et l'encre brune du sérieux[9]; dans son étrange Louis Lambert (1832), il élabore lui aussi une fusion du spiritualisme et du matérialisme dont l'improbable allure mystico-métaphysique ne sert qu'à justifier la mixité du génie, à la fois instinctif et intellectuel: on devine que ce génie-là, incarné par Balzac lui-même, est encore un génie du rire. Le rire est décidément l'avenir de l'homme (la pensée écologique est, plus que jamais, une théorie du mixte); et s'il n'a pas d'avenir, il vaut toujours mieux en rire.


La question du rire comporte donc de multiples facettes, mobilise de nombreux savoirs, relevant à la fois des sciences du vivant, des sciences sociales, des humanités. Le pari de ce livre est de les réunir, au fil d'un même texte. Non pas au prix d'une synthèse artificielle, de rafistolages approximatifs pour tout faire tenir ensemble, tant bien que mal; mais dans la volonté de montrer, au contraire, que chacun de ces savoirs, chacune de ces perspectives n'est que l'application singulière et locale d'un même vérité générale, dont il s'agit seulement, patiemment, de tirer toutes les conséquences. Ce livre n'est pas la synthèse du divers; à l'inverse, il est l'analyse, jusqu'à l'extrême diversification de ses avatars, d'une réalité une et indivisible. Pour venir à bout de cette entreprise, j'ai dû adopter rigoureusement deux principes de méthode, que je conseille également à tout lecteur.


D'abord, presque obsessionnellement, je me suis tenu à l'écart de toutes fausses complications, des appareils conceptuels qui, malgré leur caractère d'apparente généralité, ne servent le plus souvent qu'à justifier des théorisations ponctuelles et arbitraires; plus je passe de temps à mes objets d'étude, plus je me convainc que l'intelligence est essentiellement relationnelle, juste appréciation (ou «pondération») des phénomènes et de leurs explications. Aucune intuition n'est vraiment nouvelle ni importante en soi; elle ne vaut que pour l'importance qu'on lui donne: la fécondité d'une thèse est toujours dans les conséquences qu'on en tire, les corrélations inaperçues qu'elle permet d'établir.


Ensuite, j'ai construit mon livre justement avec méthode — c'est-à-dire, selon l'étymologie, en suivant un chemin aussi logique et déductif que possible, allant du général au particulier ou de la cause à ses effets. Bien des ouvrages théoriques offrent le chatoiement anamorphique d'une même idée indéfiniment variée dans ses séduisantes formulations. Plus modestement, je m'efforce d'avancer pas à pas, au fil d'un itinéraire où chaque étape prend la suite de la précédente et fait fond sur ce qui a été gagné: cette démarche exige aussi à la lecture un peu de patience et de confiance — bien entendu, sans préjudice du jugement final, au terme du voyage.


Même s'il n'est pas une somme, un tel livre brasse ainsi un grand nombre de disciplines, de savoirs spécialisés, de renvois érudits. Il pose un problème très pratique: j'aurais vite fait, à vouloir détailler et développer chacun d'eux, de le rendre littéralement illisible, en sacrifiant à l'allusionnisme théorique ou au name-dropping académique qui sont aujourd'hui les marques obligées des ouvrages «sérieux». J'aurais ainsi manqué mon but, de convaincre que le rire est une chose simple et essentielle — essentielle parce que simple. On trouvera donc, mais en note et dans la bibliographie générale, toutes les références utiles; j'exposerai dans le corps même du texte toutes les propositions théoriques ou historiques qui m'auront été utiles; mais je me garderai toujours des détours digressifs ou des haltes trop prolongées, qui distraient du but de l'entreprise. Avec ce corollaire que j'explicite une fois pour toutes: si je parle moins d'une chose que le lecteur aurait pu s'y attendre, c'est, très probablement, que je lui accorde moins d'importance qu'on le fait d'habitude.


Quant au plan adopté, il suit à la fois la logique de ma réflexion et l'ordre qui me semblait le plus clair et le plus convaincant pour son exposition. La première partie («l'anthropologie du rire») revient sur les principes fondamentaux du rire: elle m'amènera à examiner ses implications anthropologiques (chap. 1), philosophiques (2), psychologiques et psychanalytiques (3), sociologiques (4), avant d'en venir à l'explication de ce qui constitue, à mes yeux, les trois mécanismes du comique (5). La deuxième partie («l'esthétique du rire») porte plus spécifiquement sur la culture du rire et ses applications artistiques: j'y aborderai successivement le poids écrasant du rire mimétique, qui comprend le comique, la satire et la parodie (6); le problème si essentiel de l'ironie bien comprise (7) — tout rire n'est-il pas potentiellement ironique? —, d'une ironie qui, dans la littérature, adopte souvent l'allure paradoxale d'un comique triste, qui ne fait pas vraiment rire (8); le rôle matriciel de l'image, qu'elle soit textuelle ou graphique ou simplement mentale(9); les détournements proprement artistiques du rire, notamment à l'ère des révolutions esthétiques et des avant-gardes (10). La troisième partie («le rire moderne») suggèrera une histoire du rire depuis la Renaissance, c'est-à-dire à partir des temps modernes: à l'intérieur d'une évolution continue et progressive, elle permettra néanmoins de distinguer le moment de la libération du rire grâce à l'émergence de l'espace public européen (11), le rôle ambigu de la satire dans la culture d'Ancien Régime (12), le rire à l'ère démocratique (13) — enfin, l'omniprésence du rire dans notre système médiatique (14). Il sera donc bien question, pour terminer, de l'actualité du rire: mais il faudra un peu de patience pour y arriver.



Alain Vaillant
Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Automne 2016


Pages associées: Comique, Ironie




[1] La fable «Le Héron. La Fille» est la quatrième fable du livre VII des fables. Dans les collections de classiques scolaires, cette fable VII, 4 a été couramment scindée en VII, 4 et VII, 5.

[2] La formule est employée par Hugo dans son grand poème-manifeste «Réponse à un acte d'accusation» (Les Contemplations, I, I, VII, v.194).

[3] Dans le monde anglo-saxon (ne particulier, aux États-Unis), il existe en effet une très riche tradition de recherche sur rire et l'humour, qui fait d'autant plus ressortir la pauvreté des études françaises.

[4] La formule a été employée par l'humoriste le 28 septembre 1982, au cours de l'émission de France-Inter Le Tribunal des Flagrants Délires (l'invité était Jean-Marie Le Pen).

[5] Balzac publiera de 1832 à 1837 trois dixains de «contes drolatiques».

[6] Emanuel Kant, Critique de la faculté de juger (1790), Alain Renaut (trad.), Paris, Aubier, 1995, p.320 (cité d'après le volume de la collection GF-Flammarion).

[7] Plus exactement, l'invention de la formule fut collective: voir Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, de La Civilisation du journal, Paris, Nouveau-Monde éditions, 2012.

[8] Victor Hugo, Préface de Cromwell (1827), dans Œuvres complètes, vol. Critique, Jean-Pierre Reynaud (préf.), Paris, Laffont, «Bouquins», 1985, p.7.

[9] Balzac développe cette image allégorique dans le Prologue du troisième dixain des Contes drolatiques (Œuvres diverses, t.1, Pierre-Georges Castex (préf.), Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1990, p.314.



Alain Vaillant

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