Atelier



«Cherchez la fiction»:
réponse au «Post Scriptum» de Pas un jour d'Anne F. Garréta


par Bérenger Boulay
(IUT de Villetaneuse)

Article initialement paru dans la revue Lalies n°28, actes de la session CLELIA 2007, Paris, Éditions Rue d'Ulm - Presses de l'École Normale Supérieure, 2008, p. 271-285. Numéro disponible en ligne sur numilog.fr (pdf et e-book).


Ce texte est reproduit dans l'atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de Daniel Petit (pour l'association CLELIA et la revue Lalies) et de Lucie Marignac (pour les Éditions Rue d'Ulm).


Dossiers Ecritures de soi, Contraintes






«Cherchez la fiction»



Sur la couverture[1] de chacun des quatre livres d'Anne Françoise Garréta publiés chez Grasset[2] figure l'étiquetage générique «roman». Ce type d'indication péritextuelle — qui peut être le fait de l'éditeur — indique le statut générique «intentionnel» et «officiel» de l'œuvre, «qu'aucun lecteur ne peut légitimement ignorer ou négliger»[3]. L'indication générique exerce une fonction pragmatique en contribuant à la mise en place d'un pacte de lecture, en l'occurrence d'un pacte fictionnel[4].


Ce statut officiel pose quelques problèmes dans le cas du dernier «roman» d'A.F. Garréta. Pas un jour s'ouvre en effet par un «Ante Scriptum» programmatique et contractuel dans lequel, en énonçant les contraintes imposées à une écriture présentée comme non encore advenue, une narratrice, figure d'auteur, promet à ses lecteurs que les pages à venir — à écrire et à lire — constitueront la relation fidèle de quelques-uns de ses souvenirs:

[…] tu t'assigneras cinq heures (le temps qu'il faut à un sujet moyennement entraîné pour composer une dissertation scolaire) chaque jour, un mois durant, à ton ordinateur, te donnant pour objet de raconter le souvenir que tu as d'une femme ou autre que tu as désirée ou qui t'a désirée (12)[5].

Placé en outre sous l'égide du Rousseau des Confessions (11), cet avant-dire semble instituer un pacte de sincérité et garantir le statut référentiel des récits nocturnes, ou «nuits», qui occupent la majeure partie du livre. À la composition de ce dernier présiderait un ensemble de règles: contraintes «purement matérielles et logistiques» (13) d'abord, puisqu'il s'agit de consacrer quotidiennement cinq heures à l'écriture par traitement de texte; contraintes génériques ensuite, puisqu'il s'agit, d'une part, de pratiquer délibérément le «genre de l'écriture qu'on disait autrefois intime» (10), d'autre part, de n'écrire que de mémoire. Surtout, la véracité apparaît comme une règle[6] et l'écriture de soi est présentée comme une écriture contrainte, une «ascèse» (12).


Pourtant, loin d'affirmer, comme Montaigne, «C'est icy un livre de bonne foy», la narratrice qui (se) dit «tu» invite, dans le «Post Scriptum», à mesurer son «peu de foi»:

[…] par-delà les promesses (…) que tu n'as pas tenues, les contraintes que tu as détournées, les contrats (…) que tu as rompus unilatéralement, que dire des clauses que tu as tenues secrètes?
Celle-ci en particulier qui devrait suffire à faire vaciller l'édifice entier: dans la série de ces nuits, il y en a une, au moins une, qui est une fiction. Et tu ne diras pas laquelle (168).

On peut rendre compte de ce «peu de foi» en ayant recours à la notion oulipienne[7] de «clinamen» (165): toute règle — que l'auteur oulipien n'est d'ailleurs pas tenu d'exposer à ses lecteurs[8] — appelle une exception, une faille. Il peut s'agir de l'absence de contrainte dans un chapitre de La Vie mode d'emploi, de l'absence de chapitre cinq dans La Disparition, d'un «e» dans le lipogramme des Exercices de style, ou, ici, d'une fiction glissée au sein d'un recueil de récits référentiels.


En bonne oulipienne, Anne Garréta met son lecteur à contribution[9]; et la narratrice d'inviter à «cherche(r) la fiction» (169). Lecteur obéissant, je parcours à nouveau le livre en quête de fiction (enfant, j'étais friand de ces livres dont l'on prétendait que j'étais le héros). Comme la narratrice met en scène les difficultés auxquelles se confronte tout projet d'écriture de soi, je commence par douter de la possibilité même de cette entreprise et tends d'abord à penser que toutes les nuits sont fictionnelles. Confiant, malgré tout, dans la capacité du langage à produire des énoncés référentiels, je doute ensuite de ma capacité à distinguer un récit factuel d'un récit fictionnel. Je n'ai, dès lors, plus qu'à me fier à des indices — peut-être trop ostensibles — que l'auteur semble avoir mis en place pour me guider — ou me perdre — dans ma quête.


***

Je ne commence pas mon aventure sans quelques incertitudes. D'abord, l'écriture de soi suppose un sujet, or la pertinence de cette notion est remise en cause par la narratrice. Ensuite, l'autobiographie ou l'autoportrait mettent en jeu la mémoire, or celle-ci n'est pas fiable: on ne se raconte jamais tel qu'on a été mais tel qu'on se souvient avoir été. Le plus inquiétant est que les souvenirs de la narratrice me semblent parasités par des schémas à l'œuvre dans des textes fictionnels. Comment dès lors ne pas m'accorder avec la narratrice lorsqu'elle affirme, dans la nuit intitulée «K*», que «le récit autobiographique est une imposture» (101)?


«Nul sujet ne s'exprime jamais dans nulle narration[10]» (10). Est-ce à dire que l'écriture de soi est une entreprise impossible parce que le sujet est inénarrable, voire indicible? En fait ce n'est pas la capacité de se raconter qui est d'abord en cause, mais la validité de notions comme celles de «sujet» ou de «moi»:

Tu leur [aux lecteurs] voudrais offrir […] ce que tu les soupçonnes désirer: un divertissement, l'illusion d'un dévoilement de ce qu'ils imaginent être un sujet. Car ils te supposent — faiblesse commune et jusqu'à encore peut-être quelque temps de l'avenir, inéluctable — un moi (idem).

«Machines désirantes[11]» (181), nous n'avons pas fini de «cuver l'ivre-mort de notre petit moi» (10) et la narratrice s'ennuie, au cours du chapitre E*, dans «un conclave de bigots radotant de la réforme du catéchisme littéraire post-retour du sujet» (58). D'où, peut-être, la surprenante dédicace «À NULLE». Pourquoi dédicacer à personne plutôt que de ne pas dédicacer du tout, sinon pour souligner qu'il n' y a personne[12] ?


Si le «soi», comme la lumière, n'a pas de «substance» mais «au mieux un spectre» (100), «écrire autre chose», autrement que d'habitude, est pourtant une façon de «[s]e déprendre de [s]oi-même[13]» (9) et il est bien question, au début de «E*» d'un «espace interne où habite un je» (57). Mais que recouvre la première, ou, ici, la deuxième personne? Quelle unité attribuer aux différents «toi» représentés dans les douze nuits successives de Pas un jour? Ou bien le soi n'existe pas (et dans ce cas l'écriture de soi ne peut être qu'une invention consciente de soi, une fiction de soi), ou bien il existe dans la multiplicité[14] et la diffraction et on ne peut que tenter de le «capturer par fragments, par réflexion, par incidences, par oblique» (100).


On peut comprendre dans cette perspective le choix de la deuxième personne, qui peut certes être considéré comme une contrainte énonciative mais qui permet surtout l'expression de l'altérité constitutive du sujet. Philippe Lejeune, dans l'ouvrage intitulé précisément Je est un autre, a consacré quelques pages à cette figure[15] du discours autobiographique. L'«identité» étant «une relation constante entre l'un et le multiple»[16], «[…] quand un autobiographe nous parle de lui à la troisième personne ou se parle de lui à la seconde, c'est sans doute une figure par rapport aux usages admis, mais […] cette figure organise un retour à une situation fondamentale, qui ne nous est tolérable que si nous imaginons qu'elle est figurée. En général, ces écartèlements, ces divisions, ces face-à-face sont à la fois exprimés et masqués par l'emploi d'un unique “je” [17]


P. Lejeune remarque d'autre part que l'emploi de la deuxième personne souligne «[…] le caractère double du destinataire: si je me parle en me disant “tu”, je donne en même temps cette énonciation dépliée en spectacle à un tiers, l'éventuel auditeur ou lecteur: celui-ci assiste à un discours qui lui est destiné, même s'il ne lui est plus adressé. L'énonciation s'est théâtralisée: elle n'a pu se déployer ainsi que parce qu'une rampe imaginaire lui garantit son unité et sa relation avec son ultime destinataire.»[18] Le «tu» met donc en lumière une schize fondamentale que le «je» tend à masquer, mais crée aussi une scène énonciative imaginaire, qui n'existe qu'implicitement dans les textes autobiographiques en «je».


Or, dans Pas un jour, l'effet de fictionalisation énonciative qu'implique l'emploi de la deuxième personne est redoublé, ou aggravé, par l'inscription d'un narrataire féminin. La narratrice se propose de s'oublier, de s'inventer, au mieux de se saisir par incidences et destine ce théâtre de la déprise de soi à une «lectrice». Plutôt que de penser que le livre n'est écrit que pour les femmes, il vaut mieux distinguer le narrataire — le destinataire du narrateur — du lecteur — destinataire de l'auteur. Avec cette figure de lecteur au féminin est en fait inventée une situation de communication qui fait écho aux jeux de séduction homosexuelle racontés dans la plupart des nuits. Ce narrataire féminin n'est-il pas une invitation, pour moi lecteur masculin, à faire un effort d'imagination pour m'inventer autre et me déprendre de moi-même?


Si le sujet est multiple et changeant, on peut du moins reconnaître à la narratrice la capacité de se souvenir avoir été autre. La mémoire garantit au moins la continuité de la conscience de soi[19] et fournit le matériau de l'entreprise autobiographique. Mais elle manque de fiabilité: on «croi[t] [s]e souvenir» (63), on oublie (64).


La narratrice pourrait parfois consulter des archives qui viendraient palier les déficiences de la remémoration, mais elle s'y refuse:

[…] tu as dit écrire de mémoire et les failles en sont aussi troublantes et propres à ton propos que les lignes de crête (58).

Elle ne prétend pas raconter le passé, mais représenter fidèlement ses souvenirs dans le moment de l'écriture:

Le récit ne sera que cela, le dévidement de la mémoire dans le cadre strict d'un moment déterminé (12).

N'ayant «nul autre principe que d'écrire de mémoire», elle affirme, pastichant Aristote et les poétiques classiques, ne pas viser «[…] à dire les choses telles qu'elles eurent lieu, non plus qu'à les reconstruire telles qu'elles auraient pu être ou telles qu'il [lui] paraîtrait beau qu'elles eussent été, mais telles qu'au moment où [elle] les rappelle elles [lui] apparaissent» (13).


Mais le souvenir rapporte parfois plus que ce que n'autorise l'expérience passée. Tel est le cas des «souvenirs-images» dans lesquels la narratrice se voit depuis un point de vue extérieur au sien:

[…] il y a des souvenirs-images qui sont comme des tableaux défiant l'articulation d'une perspective unique. Leur point focal est dédoublé entre ton corps tel qu'il s'inscrivait dans l'espace remémoré, et un point de vue de personne, par où ton regard se détache de ton corps (111).

Même si la narratrice semble accorder toute sa confiance aux «souvenirs-images», la représentation d'un souvenir ne sera de toute façon jamais identique à ce souvenir:

[…] ramenée à la lumière de l'écran, de la page et tenue trop longtemps sous le regard, la mémoire se dissout sans rémission. Il n'en reste que l'image de l'image, le cliché pris à l'occasion de la remémoration. De copie en copie du souvenir, il pâlit, bouge. N'en demeure bientôt que la caricature — et les détails seuls que le regard, s'appesantissant, a grossis (14).

Non seulement la mémoire n'est pas une garantie contre l'invention, mais elle véhicule des filtres, des grilles de lecture. La mémoire de la bibliothèque — une bibliothèque où les œuvres de fiction occupent une large place­ — menace notamment de parasiter les autres pans de la mémoire. Comme le lecteur de Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres de Marcel Bénabou, celui de Pas un jour est vite «alerté par des signes de densité intertextuelle anormalement élevée[20]». Prennent en effet part à la constitution du souvenir «nos formes, nos habitudes communes de narration, de description», «celles-ci prescrites, enseignées, inculquées par les usages vulgaires et régnants de la représentation à quoi romans, feuilletons, films, conversations nous dressent depuis toujours» (112).


Parmi les intertextes fictionnels[21], le filtre le plus récurrent est certainement le filtre proustien, qui rattache Pas un jour au précédent «roman» d'A. Garréta[22]. La narratrice se demande, par exemple, comment elle peut «éprouver un désir si immédiat, si ravageur pour une femme (…) qui n'est d'aucun de [s]es genres» (31). Dans le chapitre «D*», elle évoque «la secrète captation des signes qui, au milieu d'une société aveugle et sourcilleuse tout ensemble, perme[t] la reconnaissance initiatique du désir» (49):

Vous vous tenez dans une foule et, de loin, par une phosphorescence du regard, du corps, recevez le signe à vous seule adressé et de vous seule perceptible (50).

Cette phrase ne manque pas de me rappeler certains passages de Sodome et Gomorrhe:

Un autre incident fixa davantage encore mes préoccupations du côté de Gomorrhe. J'avais vu sur la plage une belle jeune femme élancée et pâle de laquelle les yeux, autour de leur centre, disposaient des rayons si géométriquement lumineux qu'on pensait, devant son regard, à quelque constellation[23].

Or le lendemain, cette jeune femme étant placée très loin de nous au Casino, je vis qu'elle ne cessait de poser sur Albertine les feux alternés et tournant de ses regards. On eut dit qu'elle lui faisait des signes comme à l'aide d'un phare[24].

Souvent, quand dans la salle du casino deux jeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phénomène lumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant de l'une à l'autre[25].

On peut être tenté de considérer que l'intertextualité constitue dans ce cas une marque de fictionalisation ou de fictionalité. Mais on peut aussi admettre que la fiction proustienne est porteuse de vérité et permet de décrire «ce que la langue commune s'acharne à désigner sous le nom d'homosexualité» (50) ainsi que «la sémiotique et l'herméneutique si singulières qui découlent des situations de secret qu'elle peut impliquer» (50-51).


Dans la section «Y*», c'est le cycle de Vautrin qui est présenté comme une grille pertinente pour lire la réalité, car la réalité est balzacienne. Les passions des mondains parisiens sont «balzaciennes» et «il n'y a pas une carrière sur la place de Paris qui ne sente son lecteur et mime des créatures de la Comédie» (145). Soit la fiction est fidèle à la réalité, soit elle finit par l'influencer «à force d'inculcation dans les grandes narrations de cette société» (146). L'art imite la vie, à moins que ce ne soit l'inverse[26].


La frontière entre remémoration et invention s'avère difficile à tracer, mais mon enquête ne peut s'arrêter là: je fais encore confiance à la narratrice qui ne me promet rien d'autre que d'être fidèle à ses souvenirs, si déformés et déformants qu'ils puissent être. D'abord, elle ne prétend pas dire la vérité de son passé, mais celle du présent de la remémoration ; ensuite elle ne me propose pas une représentation unitaire de son «moi» mais se décrit dans la multiplicité, sans même subsumer cette diversité dans une histoire de la formation de sa personnalité[27]. Surtout elle souligne elle-même la part du recours à la fiction[28], et ce faisant me fait croire à sa bonne foi, à son intention de produire des représentations les plus fidèles possibles à son expérience.


***

Tous ces moments réflexifs au cours desquels la narratrice, figure d'auteur sceptique et nourri des théories de la déconstruction du sujet, commente les difficultés de son entreprise ne sont-ils pas cependant stratégiquement destinés à me rendre moins vigilant? N'aurais-je pas dû commencer par me demander si cette narratrice, dont je ne connais pas l'identité civile, n'est pas elle-même le personnage d'une fiction d'écriture de soi? L'«Ante scriptum» a bien des allures de pacte référentiel, mais on n'a pas pour autant affaire à la situation, envisagée par P. Lejeune, dans laquelle «[…] le personnage n'a pas de nom dans le récit, mais [où] l'auteur s'est déclaré identique au narrateur (et donc au personnage, puisque le récit est autodiégétique) dans un pacte initial[29]


Qui parle en ce seuil du livre? Il n'y a aucun lieu, textuel ou péritextuel, dans lequel l'auteur laisse entendre que la narratrice porte le même nom qu'elle, même si toutes deux se ressemblent par bien des aspects. Je peux donc considérer que l'énonciatrice de ces nuits et de leurs «Post» et «Ante scriptum» ne doit pas être confondue avec l'auteur Anne F. Garréta. Les souvenirs racontés seraient alors ceux d'un personnage fictif. La thèse du tout fictionnel est d'ailleurs appuyée par l'indication générique «roman» qui, comme on l'a vu, figure sur la couverture du livre.


À l'inverse, je peux aussi me demander si cet étiquetage est fiable et s'il ne dissimule pas une véritable écriture de soi: «c'est une fiction quasi juridique que ces contrats d'écriture et de lecture» (168), affirme la narratrice lorsqu'elle avoue n'avoir pas tenu ses promesses. Puisque le livre s'ouvre par deux figures contractuelles antagonistes (pacte romanesque avec l'indication générique, pacte référentiel avec l'«Ante scriptum»), le doute peut porter sur l'une ou l'autre forme de contrat. Mais l'indication générique, comme l'absence de «pacte autobiographique[30]», est peut-être imposée par la présence d'une fiction parmi les douze nuits.


Je peux aller plus loin et m'interroger sur le crédit que je dois accorder à la narratrice quand elle me révèle qu'une nuit est fictionnelle. Elle affirme avoir tenu plusieurs clauses secrètes, mais ne m'en révèle qu'une (168). Une deuxième clause pourrait très bien être que la fiction sera la nuit au cours de laquelle est affirmé qu'une des nuits est fictionnelle[31], car le «Post Scriptum» est présenté comme une nuit parmi les autres:

Ainsi s'achève nécessairement, au terme de la durée de cinq heures dévolue à l'écriture par une règle qu'il y a seize mois tu te proposas (et la seule entre toutes scrupuleusement appliquée), le dernier excursus nocturne de ce petit volume composé aux marges de la mémoire, selon un art qui est le sien seul, et au gré de ton bon plaisir (184).

Me voici dans une impasse. Pour en sortir et accomplir ma quête, il me manque peut-être un pouvoir: celui de distinguer le texte d'une fiction de celui d'un récit référentiel. Je peux penser a priori que l'écriture de soi et la fiction d'écriture de soi sont indiscernables, la seconde étant une imitation de la première.

Comment distinguer l'autobiographie du roman autobiographique? Il faut bien l'avouer, si l'on reste sur le plan de l'analyse interne du texte, il n'y a aucune différence. Tous les procédés que l'autobiographie emploie pour nous convaincre de l'authenticité de son récit, le roman peut les imiter, et les a souvent imités[32].

D'un point de vue textualiste, il ne peut exister de «propre» du récit autobiographique, et plus largement du récit factuel. En revanche, l'existence de marques (formelles) de la fiction, lorsqu'elle n'imite pas la non-fiction, est toujours débattue[33], ce qu'A.F. Garréta — qui enseigne la littérature à l'université — ne peut ignorer. Peut-être a-t-elle, volontairement ou non, contrevenu au principe d'imitation, glissant quelque indice qui me guiderait dans ma quête.


La narratrice prétend avoir construit sa fiction en mêlant trois méthodes. La première a consisté à «relire et examiner les séquences d'authentique remémoration pour en discerner les tours et pouvoir ainsi mimer la forme et le mouvement» (169). La deuxième a été d'«incliner à la chimère» et de «recoller des fragments de souvenirs d'origines différentes» (170). La troisième méthode fut, «[…] puisque [s]a mémoire est tout autant des figures de [s]a culture et de [s]es lectures, plutôt que dans le cours de l'écrire laisser venir à [elle] et se révéler l'emblème qui donne la clé (au sens non des serrures mais des portées musicales) de tel ou tel exercice de mémoire, [d'] élire parmi les lieux communs de la rhétorique du désir, une figure, et à elle seule confier le soin de déterminer le cours et la substance de [s]on récit» (idem). La fiction mime donc formellement et thématiquement les autres nuits (au point d'ailleurs de risquer «de ressembler à chacune des autres — qui entre elles ne se ressembleraient pas toutes — par quelque trait de famille», idem), emprunte à différents souvenirs et se trouve (comme les autres, mais de façon plus concertée) modélisée par la mémoire de la bibliothèque.


Je ne trouve, et je n'en suis pas surpris, aucun indice thématique désignant telle nuit comme fictionnelle: aucune ne me paraît plus romanesque que les autres, et la narratrice ne vit pas d'aventure avec une elfe dans un monde qui ne ressemble pas au nôtre. La question des indices formels est plus délicate.«Formellement la narration de fiction est indiscernable de la narration référentielle»(55) affirme-t-elle, à l'encontre de la théorie séparatiste avancée par Käte Hamburger dans Die Logik der Dichtung (1957) et plus récemment par Dorrit Cohn dans Transparent Minds (1978) et The Distinction of Fiction (1999). On peut, pour résumer l'essentiel de cette théorie, convoquer les traductions françaises des titres de ces deux ouvrages de D. Cohn: la «transparence intérieure», c'est-à-dire la représentation par le narrateur de l'intériorité d'un personnage autre que lui-même, sans modalisation épistémique, serait le «propre de la fiction». D. Cohn n'ignore bien sûr pas, d'une part, que la fiction peut toujours imiter le récit factuel et donc camoufler ce qui la distinguerait, d'autre part, que les auteurs de récits factuels s'intéressent souvent à la vie intérieure de leurs personnages. Elle reconnaît d'abord que certains documents peuvent autoriser la transparence intérieure et distingue ensuite la «matière» et la «manière» du récit[34]:

Tout biographe qui ne se contente pas de la simple compilation des données factuelles d'une vie, se souciera peu ou prou des actions et réactions mentales de son sujet. Mais la question n'est pas de savoir si le biographe a un tel souci, mais de quelle manière il va l'exprimer[35].

La modalisation épistémique du contenu propositionnel des énoncés et le recours à des lois ou à des maximes pour déduire des attitudes mentales permettent aux narrateurs de récits factuels de «regarder à l'intérieur de l'esprit de leur sujet sans pour autant le transformer en un être imaginaire.»[36]


Sans prendre position dans le débat sur la possibilité de discerner formellement fiction et référence, on peut se demander si des cas de transparence intérieure non prise en charge à l'aide d'une «syntaxe conjecturale» ou «inférentielle[37]» ne sont pas repérables dans une des nuits. Je ne relève certes pas de passages où le discours intérieur d'un personnage autre que la narratrice est rapporté, mais je remarque tout de même l'accès de la narratrice à l'intériorité de K*, alors que ce personnage ne lui fait aucune confidence, au début de la quatrième nuit. K* serait-elle une invention de la narratrice, ou du moins l'objet d'un procès de fictionalisation? Mais la narratrice peut très sincèrement présenter comme certains des sentiments qui ne sont que probables ou possibles — en l'occurrence le «plaisir étrange» que K* prend «à accentuer entre [elles] la différence des générations» et «le glissement entre [elles] de l'amitié à l'attraction» (97). De plus, la narratrice dit avoir déchiffré des signes de ces sentiments dans le comportement du personnage:

Un soir d'automne qu'elle te raccompagnait en voiture chez toi, elle demeura penchée quelque temps, au moment de vous quitter, sur son volant, sans parler, sans te dire au revoir encore et tu attendais, étonnée, qu'elle te dît son secret que tu n'imaginais pas. Elle ne te le dit pas, mais prolongea au-delà de la mesure coutumière le hug par lequel vous preniez d'habitude congé l'une de l'autre (97-98).

Si référence et fiction de référence sont indiscernables, la quête peut-elle être poursuivie? Sur quoi m'appuyer pour trouver la fiction? Celle-ci ne peut être identifiée que si l'auteur la désigne comme telle.


***

En vain ai-je relu le texte, dans l'ordre alphabétique des initiales servant de titres aux différentes nuits et dans l'ordre chronologique de leur rédaction. Le péritexte — couverture, dédicace, «Post» et «Ante Scriptum», table des matières — a lui aussi été attentivement examiné, sans succès. Mais ai-je prêté suffisamment d'attention aux intitulés de ces nuits?


Chacune a pour titre une lettre qui est censée désigner de façon chiffrée la personne désirée par la narratrice ou la désirant (173). Deux séquences ont toutefois pour titre une lettre qui ne semble pas être l'initiale d'un prénom et n'est, contrairement à ce qu'on observe dans les autres cas, pas suivie d'un astérisque: les nuits deux (intitulée «X») et onze (intitulée «I»). Dans la première, la narratrice apprend qu'une jeune femme la trouve désirable, mais l'identité de cette personne lui reste inconnue. La lettre «X», employée couramment pour désigner un individu anonyme s'impose alors. Le titre «I» fait, quant à lui, penser au pronom de première personne en langue anglaise. Cette séquence serait-elle le lieu privilégié du dévoilement? En fait, ne sachant «à quelle femme penser», la narratrice «embray[e] sur n'importe quoi», sur «ce qui lui pass[e] à l'esprit» (93), or ce qui lui passe à l'esprit, c'est une «petite musique de route» (94) enregistrée dans les fichiers musicaux de son ordinateur. Le récit prend alors l'allure d'un «road movie» (84), puisque cette «highway music» est celle qu'elle a l'habitude d'écouter au volant des voitures qu'elle loue lors de ses fréquents séjours aux États-Unis. Le «I» du titre semble finalement renvoyer au nom d'une autoroute reliant plusieurs états («Interstate», 87), en l'occurrence l'«I-95» (86) qui mène de New York à New Haven.


Rien ne me permet, pour l'instant, de déceler de la fictionalité dans «I». Mon attention est toutefois attirée par la réapparition d'une analogie déjà mise en œuvre dans la séquence «E*» (la troisième nuit dans l'ordre de rédaction). Le champ lexical de la conduite automobile, associé à celui de la mécanique, y apparaissait d'abord comme terme comparant d'une analogie mettant en jeu l'écriture romanesque:

[…] un roman c'est comme un moteur de voiture: n'importe quel mécanicien un peu professionnel sait à la première inspection en reconnaître le type, ses pathologies les plus courantes et l'articulation de sa mécanique. Il y en a quelques modèles courants, un nombre infime de rares, de ceux qui vous forcent à réviser vos connaissances, vous obligent à les démonter dans le détail pour en comprendre le fonctionnement. Il se rencontre plus de berlines familiales sur les routes de la littérature que de Ferrari ou de prototypes. Disons aussi que la littérature tient plus à tes yeux de la mécanique que de la religion. Tu n'y vois ni transcendance ni ineffable. Plutôt des soupapes, des cylindres, des allumages… Ce qui ne présume en rien des transports qu'elle peut nous procurer, non plus que des contrées où elle peut nous mener[38] (60-61).

L'analogie est à nouveau convoquée à la fin du chapitre, lorsque la narratrice, ayant rejoint E* dans sa chambre, l'initie au saphisme:

C'est une scène de très mauvais roman ou de mauvais film, et tu la savoures en mécanicienne professionnelle.On dirait une parodie. Et tu en es le personnage consentant. Tu as pris place dans une sorte de deux chevaux d'auto-école, avec double commande, double pédalier. Les vitesses passent avec des raclements terribles, la marche arrière se distingue à peine de la quatrième, la suspension est abominable et le paysage ne défile pas vite. La conductrice écrase l'accélérateur et le frein des deux pieds en même temps. What a ride (68).

À partir de «Tu as pris place dans une sorte de deux chevaux …», un glissement s'opère et le sexe prend le relais du roman comme comparé au sein de l'analogie:

On roulait en descente en cinquième polonaise, et à la vitesse grisante de ces transports, les défaillances de la suspension, loin de vous donner du ressort, vous secouaient. Bad trip (70).

On peut alors, si l'on revient au chapitre «I», dont la rédaction est postérieure puisqu'il s'agit de la onzième nuit, douter de la bonne foi de la narratrice qui, soulignant la valeur figurative de son «road movie», insiste sur son caractère spontané et se demande si elle aurait pu «concerter plus belle allégorie, figure plus sublime du désir» (95).


De plus, qu'est-ce qu'une métaphore ou une allégorie, sinon un commencement de fiction? Paul Ricœur, qui certes «se risqu[e] à parler de vérité métaphorique pour désigner l'intention “réaliste” qui s'attache au pouvoir de redescription du langage poétique[39]», affirme aussi l'existence d'une solidarité entre «redescription métaphorique» et «fiction narrative[40]». Plus récemment, Gérard Genette a rappelé la racine latine commune des termes figure et fiction et a proposé de considérer la fiction comme un «mode élargi», «renforcé» ou encore «aggravé» de la figure. Pour G. Genette, une figure par substitution, ou trope, est un «embryon» ou une «esquisse» de fiction[41]. Ne pourrait-on alors pas considérer que la fiction est à l'œuvre dans certains passages tels les extraits de «E*» déjà cités, et surtout au cours de cette longue allégorie que constitue, selon la narratrice, la séquence «I»? Dans cette perspective, on peut lire comme des indices le passage ultérieur de la même nuit, digne d'une «figurative» de Pascal[42],où la narratrice rappelle que «la figure, c'est la même et c'est une autre» (94) [43] et celui où elle commente sa manie de «filer les métaphores» (177).


Un autre chapitre retient enfin mon attention par son titre, qui semble avoir échappé au principe de chiffrage. Dès la première ligne du chapitre «K*», le lecteur attentif remarque que k est l'initiale du surnom, «kiddo», donné à la narratrice par K*. Cette coïncidence ne suffirait pas à éveiller la suspicion si ce surnom n'était pas aussi celui que la narratrice donne à K*. Soit le principe de chiffrage a par hasard attribué la lettre k à «kiddo», soit cette lettre a été choisie parce qu'elle est l'initiale de «kiddo» et que ce surnom, réservé à un usage privé, n'a pas besoin d'être chiffré, soit la narratrice a conçu cette coïncidence pour attirer l'attention du lecteur et l'amener à emprunter cette (fausse?) piste dans sa quête de fiction.


Cependant, cette quatrième nuit a tout à fait l'allure d'un récit sincère. La narratrice ne manque par exemple pas d'y souligner les défaillances du souvenir:

L'ordre de ce qui s'ensuivit est obscur. Il n'y a pas de temps dans ta mémoire, rien que des lieux et entre eux des passages(99).

Surtout, elle y déplore les difficultés de l'entreprise autobiographiquesans cesse menacée par la tentation de la fiction:

La narration échoue là où tu défailles. Le récit autobiographique est une imposture (­– comme si tu ne le savais pas déjà…): tu es infoutue de dévider la bobine inexistante d'un film qui n'a jamais été tourné (101-102).

Quelle machine, quelle fiction te faudrait-il inventer, construire, pour parvenir à capturer ne serait-ce qu'une figure abstraite de K*, une figure trouée d'ellipse(102).

Dans cette séquence se construit donc une figure de l'écrivain au travail, en proie aux affres du doute et de la mélancolie. L'effet d'écriture immédiate, non réfléchie, y fonctionne à plein puisque la narratrice, tel Montaigne restituant les différents moments d'une pensée «en mouvement», met à jour ses hésitations et ses revirements. Si elle pense d'abord ne pas pouvoir «raconter K*» parce que les deux kiddo sont «mortes l'une à l'autre» (103), elle se reprend ensuite: «Tu as écrit n'importe quoi. K* tient encore à tout ce que tu es aujourd'hui» (104). Le chapitre a ainsi pu être perçu comme un comble de la mélancolie suscitée par les difficultés de l'écriture mémorielle. Sur le site internet consacré à A. Garréta (supra n2), une lectrice explique que le chapitre «K*» lui paraît «signifier les limites très nettes de la démarche et être prompt à envoyer au tapis ceux qui seraient tentés de [lui] reprocher de ne pas parler d'amour».


L'effet de sincérité amorcé par les doutes et le jeu des contradictions non dissimulées atteint son apogée dans «K*» lorsque l'effort de remémoration fait surgir, dans le temps de l'écriture, une révélation si bouleversante que la narratrice s'exprime, pour la première fois[44], à la première personne du singulier, comme si la distance à soi-même n'était alors plus possible:

[…] tu ne le savais pas encore au moment d'entreprendre la rédaction de cette nuit, mais tu as aimé K*, et j'éprouve soudain avec cinq ans de retard la douleur d'avoir perdu une femme que j'aimais(— que tu aimais?...) sans l'avoir jamais su. Et qui sans doute t'a aimée et ne s'en est pas défendue (104).

À l'instar de la narratrice face aux aveux de Y*, je «ne sais comment interpréter ces moments ou ces confidences». Je peux aussi bien les considérer comme «les moments où la garde tombe» que les tenir pour «une autre ruse» (149). Au risque de me fourvoyer en soupçonnant A.F. Garréta là où elle est la plus sincère et de me voir alors refuser mon brevet de mécanicien professionnel, je suis tenté de considérer que ce surgissement du «je» obéit au principe oulipien du clinamen: A.F. Garréta se serait donné comme contrainte d'écrire à la deuxième personne et briserait volontairement cette règle pour créer un effet de spontanéité. P. Lejeune, dans le chapitre de Je est un autre déjà mentionné, compare d'ailleurs l'énallage de personne dans le discours autobiographique à une contrainte oulipienne:

On s'attend sans cesse à ce que la consigne artificielle d'exclusion de la première personne se relâche, exactement comme, quand on lit un lipogramme, on guette le retour de la lettre interdite[45].

Je remarque de plus une coïncidence qui me donne l'espoir de voir ma quête aboutir. La narratrice relate une soirée durant laquelle K* la regarde jouer à un jeu vidéo nommé Mortal K. Il existe bien un jeu intitulé Mortal Kombat, mais ce nom renvoie surtout le lecteur fidèle au chapitre «Mortel K» du précédent roman[46] d'A.F. Garréta. Il y est aussi question d'un jeu vidéo dans lequel interviennent deux personnages — Sordini et Sortini — d'apparence identique à propos desquels, «comme ils ne se présentent jamais à l'écran que de profil, on a imaginé qu'ils ne sont que les deux tessères d'un seul et même adversaire qu'une fatalité ancienne a sagittalement scindé[47]». Le lecteur doit-il considérer K* comme la projection fantasmatique, mais sincère, d'une narratrice schizophrène, ne voyant plus le monde que par le filtre de la réalité virtuelle et inventant des personnages qui sont à la fois elle et autre? La schize de la narratrice ne transparaît-elle pas en effet dans le retour soudain de la deuxième personne après l'émouvante apparition du «je»: «une femme que j'aimais (— que tu aimais?...) sans l'avoir jamais su» (104)?


Je vois plutôt, dans la séquence «K*», des traces de la mise en œuvre de la troisième méthode d'élaboration de la fiction qu'expose la narratrice dans le «Post scriptum», à savoir l'élection «parmi les lieux communs de la rhétorique du désir» d'une «figure» à laquelle «confier le soin de déterminer le cours et la substance» du récit. La figure est bien sûr empruntée au mythe d'Aristophane[48], d'après lequel les humains sont des êtres originellement doubles (les deux moitiés pouvant être de même sexe, précise l'Aristophane de Platon) que Zeus punit en les coupant en deux. K* est «l'ombre ou le double d'une autre femme» que la narratrice a aimé et dont elle porte encore le deuil (105). Or que nous dit le mythe d'Aristophane, sinon que l'attirance amoureuse suppose la mélancolie, soit le sentiment de perte, le deuil non achevé? Il me semble que cette figure du désir détermine non seulement la «substance», mais aussi le «cours» de «K*», dont les deux protagonistes rejouent les différents épisodes du mythe. Les deux femmes forment d'abord un seul corps en s'embrassant dans la voiture:

Elle (…) prolongea au-delà de la mesure coutumière le hug par lequel vous preniez d'habitude congé l'une de l'autre (98).

Les deux moitiés se trouvent ensuite séparées: «Voilà cinq ans que tu ne l'as pas revue» (103). Dans le mythe, les deux moitiés sont irrésistiblement attirées l'une par l'autre lorsqu'elles se retrouvent et se reconnaissent. On retrouve dans «K*» ce motif de l'attraction irrésistible:

Tu n'avais pas senti s'opérer le glissement entre vous de l'amitié, déjà ancienne, à l'attraction, cette folie contre laquelle elle lutta (97).

Derrière l'altérité apparente, on aperçoit enfin, comme dans le mythe, l'identité des amantes qui ont le même surnom et semblent irrémédiablement liées l'une à l'autre: «K* tient encore à tout ce que tu es aujourd'hui» (104).


L'observation d'une solidarité entre «K*» et le chapitre «Mortel K» de La Décomposition[49] m'a donc mis sur la piste du mythe d'Aristophane, qui me semble être l'hypotexte commun de ces deux chapitres. «Mortel K» serait alors une clef désignant «K*» comme la fiction de Pas un jour.


***

Ma quête de fiction m'a amené à interroger les conditions de possibilités de l'écriture de soi, à retrouver des intertextes fictionnels, à repérer une mise en scène énonciative ou encore à étudier le fonctionnement de telle figure par analogie. Je crois avoir trouvé de la fiction à l'œuvre dans Pas un jour, mais ai-je découvert la fiction — c'est-à-dire la séquence dont le contenu ne serait pas la relation sincère d'un épisode de la vie d'A.F. Garréta? Si je ne suis pas certain d'avoir atteint le but de ma quête, je n'en ai, à vrai dire, aucun regret. À l'instar de la narratrice qui n'a jamais su qui était l'inconnue de la nuit «X», je me suis trouvé entraîné dans une «quête des signes» qui a attisé ma «passion herméneutique» (139) et a ainsi donné à cette expérience de lecture une troublante dimension érotique. Je sais finalement gré à l'auteur de s'être promis de ne pas révéler quelle nuit est fictionnelle. [50]


Bérenger Boulay


Pages associées: Ecritures de soi, Intertextualité, Fiction/non-fiction, La fiction dans le texte non-fictionnel, littératures à contraintes.


Bibliographie


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[1] Ou la page de titre pour les rééditions en format dit «de poche».

[2] A.F. Garréta a publié à ce jour quatre «romans» chez Grasset. Sphinx (1986) est un récit à la première personne remarqué notamment pour la prouesse qui consiste en l'absence de marques grammaticales indiquant le genre du narrateur («je») et du personnage que celui-ci aime, désigné par l'initiale A***. Ciels liquides (1990) est le monologue intérieur d'un personnage qui perd l'usage de sa langue maternelle. Dans La Décomposition (1999), variation sur le Murder Considered as One of the Fine Arts (1827) de Thomas de Quincey, le narrateur — toujours homodiégétique — est un tueur en série esthète qui «confie à la littérature, et tout particulièrement à l'œuvre proustienne en laquelle il a reconnu une source exemplaire d'inspiration criminelle, le soin de lui désigner ses victimes selon un principe formel, impersonnel, bref une contrainte oulipienne» (présentation du roman par l'auteur: http://cosmogonie.free.fr/index2.html). Pas un jour, enfin, a reçu le prix Médicis en 2002.

[3] Genette (1987: 90).

[4] «[…] roman, dans la terminologie actuelle, implique pacte romanesque, alors que récit est, lui, indéterminé, et compatible avec un pacte autobiographique»: Lejeune (1975: 27).

[5] Les pages indiquées dans le corps du texte renvoient à l'édition de poche de Pas un jour (Garréta 2002).

[6] Lejeune (1998: 23). Sur le rapprochement entre écriture référentielle et écriture à contraintes, on pourra aussi lire: «Entre l'Histoire et l'Ouvroir» de Marcel Bénabou (https://www.oulipo.net/fr/entre-lhistoire-et-louvroir).

[7] Anne Garréta, qui pratique l'écriture à contrainte depuis Sphinx, est membre de l'Oulipo depuis avril 2000.

[8] Reggiani (2000: 16).

[9] Le Tellier (2006: 215 sqq.).

[10] Il faut avoir à l'esprit les célèbres pages où Foucault (1969a) propose de considérer le sujet non plus comme une origine mais comme une fonction du discours: le sujet ne s'exprime pas dans la narration, mais c'est cette dernière qui produit de la subjectivité.

[11] L'expression rappelle bien sûr le titre du premier chapitre de L'Anti-Œdipe (Deleuze et Guattari, 1972).

[12] On peut aussi considérer qu'A. Garréta ne dédicace le livre à aucune des femmes dont il est question dans celui-ci, ou bien qu'elle le dédicace à celle qui est un personnage de fiction.

[13] Ces premières phrases du «roman» rappellent les derniers paragraphes de l'«Introduction» de L'Archéologie du savoir dans lesquels Foucault (1969b: 28) affirme écrire «pour n'avoir plus de visage» et ne pas «rester le même».

[14] «Ici, tu es toi; là, une autre; nulle part, personne»: Garréta (2002: 93).

[15] La figure en question est l'énallage de personne: Fontanier (1968: 295).

[16] Lejeune (1980: 35).

[17] Ibid., 36.

[18] Ibid., 37.

[19] La mémoire est du côté de l'«identité-ipse», qui n'implique aucun «prétendu noyau non changeant de la personnalité» et que Ricœur distingue de l'«identité-idem», «à quoi s'oppose le différent, au sens de changeant, variable»: Ricœur (1990: 12-13).

[20] Lejeune (1998: 17).

[21] Ici la narratrice se compare à la figure de Tristan (Garréta, 2002: 37), là son «Hubris […] ne saurait manquer d'être fatale» (ibid., 52). Elle se surprend ensuite en «personnage consentant» d'une «parodie» de «scène de très mauvais roman ou de mauvais film» (ibid., 68). Ailleurs c'est la «comédie» ou la «farce» qui sont convoquées (ibid., 76) puis «l'ange bleu, et autres drames de femme fatale» (ibid., 78). La narratrice est ensuite le «prince charmant» d'une petite fille, du moins selon la «marâtre» de celle-ci (ibid., 108 et 116). L'année d'hypokhâgne a le «charme des romans d'éducation» (ibid., 122), et ce charme est aussi un «topos» du récit de jeunesse (ibid., 123). La seule mention des Liaisons dangereuses suffit à faire revenir àla mémoire les circonstancesd'une intrigue amoureuse que menace de fiasco une «paniquestendhalienne», fruit des «égarements du cœur et de l'esprit» (ibid.,128) etc.

[22] Supra, n2.

[23] Proust (1922, 244).

[24] Ibid., 245.

[25] Idem.

[26] «Life imitates art far more than art imitates life»: Oscar Wilde (1889: 74).

[27] Pas un jour est pour cette raison plus proche de l'autoportrait, étudié par Beaujour (1980: 7-10), que de l'autobiographie, au sens restreint qu'a ce terme dans la définition proposée par Lejeune (1975: 14).

[28] Ce qui peut expliquer la précision «au moins une», lors de la révélation de la clause secrète: «dans la série de ces nuits, il y en a une, au moins une, qui est une fiction» (Garréta, 2002: 168). On touche ici à la question de la possibilité d'un récit référentiel pur de toute fiction.

[29] Lejeune (1975: 29-30).

[30] «Le pacte autobiographique, c'est l'affirmation dans le texte de cette identité, renvoyant en dernier ressort au nom de l'auteur sur la couverture»: Lejeune (1975: 26).

[31] Dans ce cas, comme dans l'hypothèse du tout fictionnel, le lecteur est confronté, mutatis mutandis, à un paradoxe similaire à celui d'Épiménide le Crétois, qui, dit-on, affirmait que tous les Crétois sont des menteurs.

[32] Lejeune (1971: 17).

[33] Pour une présentation de ce débat: Genette (1991: 68).

[34] C'est pourquoi la transparence intérieure est envisagée ici comme une marque non pas thématique mais formelle, ou «rhématique» dirait Genette (1991: 33), de fictionalité.

[35] Cohn (1999: 47).

[36] Idem.

[37] Idem.

[38] Cet extrait fait écho à l'un des textes fondateurs, avant les articles bien connus de Barthes puis de Foucault, des théories de la «mort de l'auteur»: «judging a poem is like judging a pudding or a machine. One demands that it works. It is only because an artifact works that we infer the intention of an artificer.» Beardsley (1946: 3).

[39] Ricœur (1975: 311).

[40] Ricœur (1983: 13).

[41] Genette (2004: 16-17).

[42] Pascal (1670). Par exemple: «Figure porte absence et présence, plaisir et déplaisir» (pensée n°296 de l'édition Sellier).

[43] Pour Ricœur (1975: 321), la «vérité métaphorique» est bien une «tension entre le même et l'autre», entre «la véhémence ontologique du “est” (métaphoriquement)» et «la pointe critique du “n'est pas” (littéralement)».

[44] Le «je» surgit aussi lors de la huitième nuit, intitulée «N*», lorsque le titre du roman épistolaire de Laclos provoque une réminiscence (supra, n9): «À écrire ce titre, la mémoire des circonstances, étrangement, te revient. Voilà, j'y suis», Garréta (2002: 125).

[45] Lejeune (1980: 34) Ce texte, dans lequel Lejeune met en œuvre la même figure (l'énallage, mais à la troisième personne) et la même fiction de surgissement spontané du «je», est d'ailleurs un hypotexte possible de «K*».

[46] Garréta (1999: 65 -75).

[47] Ibid., 70.

[48] Platon (1992: 54 sqq). Dans la traduction d'É. Chambry apparaît notamment le terme «tessère» (ibid., 56), rencontré dans La Décomposition.

[49] Un ultime indice de la solidarité de ces deux chapitres réside, peut-être, dans les deux propositions en anglais qui terminent «K*»: «It's ok kiddo» (variation sur sur «okey-dokey», l'équivalent de notre «d'accodac») et «or is it?». Au n prêt, y sont réinvesties les lettres qui composent les noms Sordini et Sortini, «or is it» étant d'ailleurs un anagramme, imparfait, de Sorti(n)i.

[50] Que soient ici remerciés Jean-Marie Duchemin pour sa patiente relecture et Camille Bloomfield pour ses remarques concernant l'OuLiPo.



Bérenger Boulay

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Dernière mise à jour de cette page le 14 Novembre 2019 à 11h46.