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Le texte à la lettre, ou ce que dit la peau de chagrin

par Pierre Laforgue (Université Bordeaux-Montaigne)


Le présent essai constitue le chapitre conclusif de Balzac, fictions génétiques, Paris, Garnier, 2017 (p. 161-171). Il est reproduit dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.




Dossier Fictions génétiques






Le texte à la lettre
ou ce que dit la peau de chagrin



Entre genèse et fiction, l'imaginaire textologique


Alors que notre ouvrage se présente sous la forme d'enquêtes de nature génétique qui ont pour but d'interroger les fictions que le texte de Balzac, quelquefois à l'insu même de Balzac, élabore dans ses marges et dans ses ratures, mais aussi dans sa composition, nous reprendrons pour finir la question du rapport entre genèse et fiction, en nous plaçant sur un plan tout à la fois plus général et plus particulier, celui de l'imaginaire textologique[1]. L'idée que nous voudrions développer est qu'un texte a conscience de ses propres singularités d'écriture et qu'il les met en scène dans un espace qui lui est propre, celui d'un imaginaire, où il interroge la relation qu'il entretient génétiquement à lui-même. Ce que nous avons en vue n'est pas la mise en abyme de la fiction à laquelle de nombreux textes procèdent, sur le modèle aujourd'hui canonique du «Journal d'Édouard» dans Les Faux-Monnayeurs de Gide. Ce n'est pas non plus, dans le cas de romans principalement, les épisodes qui rassemblent et résument en eux-mêmes une bonne partie de la fiction, comme l'épisode de la Cote verte dans Germinal de Zola ou l'épisode de Pierre de Luna dans Les Pléiades de Gobineau. Ce qui nous retiendra bien plutôt, ce sont les moments du texte où est engagée métaphoriquement et métonymiquement, c'est-à-dire symboliquement, une interrogation sur sa propre genèse. De multiples exemples de cette pratique se rencontrent chez Balzac, et l'on pense immédiatement à la séance de lecture d'Olympia ou les Vengeances romaines dans La Muse du département (IV, 703-718). Ou encore aux fusées du génie fou qui occupent les dernières pages de Louis Lambert (XI, 684-691). L'exemple que nous étudierons est le passage de La Peau de chagrin où est décrite la peau de chagrin elle-même. Il n'est pas exactement comparable, pour son statut et sa fonction, aux deux exemples que nous venons de mentionner, mais en lui-même il peut se lire comme un manuscrit symbolique, un métamanuscrit, osons cette insanité lexicale, où sont réunis la plupart des éléments participant à cette question du texte dans le rapport qu'il entretient à sa genèse. Apparemment ce texte est un élément de la diégèse et ne se prête pas au genre d'approche que nous venons d'indiquer. À ceci près que, de notre point de vue, un double effet de réflexivité est visible. D'une part, ce n'est pas un objet qui est décrit, mais un manuscrit, le propre de cette peau de chagrin étant de porter sur elle une inscription à lire et à déchiffrer; d'autre part, et conjointement, la peau de chagrin sur laquelle se trouve cette inscription que le lecteur est invité à déchiffrer et à lire apparaît dans un roman qui s'intitule justement La Peau de chagrin. Aussi voyons-nous dans ce dispositif une sorte de fable symbolique et c'est dans cette perspective que nous aborderons le texte.


L'extrait de La Peau de chagrin qui nous occupe est le chapitre VIII de l'édition de 1831 (X, 82-85)[2], où est racontée la découverte du talisman par Raphaël chez l'Antiquaire. Ce récit mérite d'être suivi avec attention, du seul fait qu'il est constamment débordé par des enjeux qui ne sont pas seulement narratifs, mais aussi philosophiques et poétiques. La saturation du sens qui s'observe dans ces pages est très visible, mais, et ceci explique sans doute cela, il y a de multiples confusions et incohérences dans ces trois pages, l'hypothèse que l'on peut avancer étant que c'est justement parce qu'une opération sémiotique capitale est en jeu qu'il se produit une telle perturbation textuelle. Nous nous attacherons tout d'abord à la lettre même de ce chapitre, en essayant de mettre en évidence les disfonctionnements, pour ensuite voir ce qui se problématise à l'occasion de ces ruptures.


*


L'envers et l'endroit, le recto et le verso


Une première remarque: la peau de chagrin a une réalité matérielle — ce n'est pas dire pour autant qu'elle est… réelle —, et c'est comme un objet ayant une telle matérialité qu'elle est d'abord décrite:

Le jeune incrédule s'approcha de ce prétendu talisman, qui devait le préserver du malheur, et s'en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé d'une curiosité bien légitime, il se pencha pour regarder alternativement la peau sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité. Les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. (X, 82)

La «lucidité» de cette peau est bien singulière, puisque ce sont les grains noirs du cuir qui constituent les foyers lumineux. Ce paradoxe, qui est proche de la contradiction, fait de la peau un objet étrange, fantastique, merveilleux, etc., bref, un objet qui défie la raison, — très exactement, le sens. Avant tout, le sens, au… sens propre. Raphaël, en effet, regarde alternativement la peau «sous toutes les faces». C'est dire qu'il la tourne et qu'il la retourne, qu'elle est sens dessus dessous. Aucune difficulté, si ce n'est celle-ci: sur quelle face se trouvent les grains du chagrin? Sur les deux? Ce n'est pas sûr du tout, la suite du texte implique qu'ils ne sont que sur une seule face, si ce n'est que cette face n'est pas celle sur laquelle est empreinte l'inscription; mais pour l'heure il n'en est pas encore question.


Ce qui est certain, c'est que l'objet, le talisman, est incompréhensible. De là l'idée chez Raphaël qu'il est victime de «quelque charlatanisme»: «Il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la Peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau». Dans les lignes précédentes qui viennent d'être citées, Raphaël «regard[ait] alternativement sous toutes les faces»; et maintenant, il retourne la peau. Ce n'est pas très clair. Doit-on comprendre qu'il ne l'avait pas bien observée auparavant? sans doute, mais il y a un flottement. Et puis, quelle face maintenant regarde-t-il? l'envers de la peau, sur le revers de laquelle les grains noirs du chagrin brillaient de leur lumière noire? vraisemblablement, mais la suite du texte, sans infirmer cette interprétation, ne la confirme pas non plus: après avoir retourné la peau et avoir vu «l'empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon», Raphaël découvre une inscription empreinte dans les grains de la peau: l'antiquaire «apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l'envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette Peau merveilleuse, comme s'ils eussent été produits par l'animal auquel elle avait appartenu» (X,83). D'après ce passage, il semblerait que les caractères soient incrustés sur l'envers de la peau avec l'empreinte du cachet de Salomon, alors que sur l'endroit se trouvent les grains lumineux. Ces grains, il n'en est plus question, et c'est de «tissu cellulaire» qu'on parle, et l'on se rappelle que Raphaël a retourné la peau, après ses premières manipulations, pour voir s'il n'y avait pas un subterfuge qui explique la «singulière lucidité» de la peau, qui s'offrait à sa vue, son idée étant que sur l'envers de la peau il y avait peut-être quelque chose qui faisait briller, par on ne sait quel procédé, l'envers. Pour résumer: sur l'endroit, les grains noirs; sur l'envers le cachet de Salomon et les caractères incrustés.


Que conclure provisoirement de ce début de chapitre? avant tout, qu'il y a un jeu sur l'endroit et l'envers, ou plutôt sur le recto et le verso. Par un paradoxe assez remarquable le texte (sceau de Salomon et inscription) figure au verso, alors que l'on attendrait qu'il soit au recto. Mais, comme on a pu le constater, la peau a été retournée par Raphaël «sous toutes les faces». «Sous toutes les faces»: il n'y en a pourtant jamais que deux. L'expression est bizarre, mais elle est pleine de sens aussi; elle implique que la peau est un objet multiple, polymorphe, — qu'elle n'est pas seulement une peau, avec un endroit et un envers, mais qu'elle a plusieurs «endroits» et plusieurs «envers», — plusieurs «faces». Ce n'est pas une particularité, une singularité matérielle: de toute façon, une peau, fût-elle de chagrin et fût-elle merveilleuse, ne peut jamais avoir qu'un seul endroit et un seul envers, donc deux faces. L'expression de Balzac implique un brouillage, notamment elle crée une incertitude sur l'emplacement de ce qui est imprimé sur la peau (sceau de Salomon et caractères incrustés). Cet emplacement en lui-même, envers ou endroit, recto ou verso, n'importe pas; ce qui est plus obscurément en jeu, c'est l'emplacement du texte dans l'ordre de la réalité. Autrement dit, comme ce texte se joue de toute localisation, et que, accessoirement, la peau elle-même n'a pas un statut bien assuré dans la réalité, qu'en est-il dans ces conditions du degré de réalité du texte qui est empreint sur la peau?



Réalité et représentation, ou la peau comme texte


La peau a une réalité matérielle, c'est entendu, mais est-elle pour autant réelle? On peut en douter, au moins partiellement, puisque l'une de ses composantes paraît échapper à la réalité et du même coup met en cause le statut réel de la peau de chagrin. Cet élément est le sceau de Salomon, que Raphaël reconnaît immédiatement. «Vous le connaissez donc?» (X, 82), lui demande l'Antiquaire, et il répond: «Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère? […]. Ne savez-vous pas […] que les superstitions de l'Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse? Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l'existence est en quelque sorte mythologiquement admise» (X, 82-83). Le sceau de Salomon existe, Raphaël l'identifie instantanément, mais juste après le dénonce comme une chimère, et qualifie son existence de mythologique, au même titre que celle des sphinx et les griffons. Donc, le sceau de Salomon n'existe pas. Mais pourtant Raphaël vient de le reconnaître. Serait-ce peut-être la «puissance fabuleuse» qui s'attache à lui qui n'existe pas? le texte ne dit rien de semblable. Clairement il y a une contradiction qui ne peut être résolue; elle rend le texte lui-même impossible, et, au bout du compte, jette la suspicion sur le support matériel constitué par la peau. D'un autre côté, il est bien évident, et aucun doute n'est possible à ce sujet, que — dans l'ordre de la fiction, cela va de soi — la peau existe. Mais ce qui s'instaure dans ce jeu entre réalité et chimère, tel qu'il est mis en scène à propos du sceau de Salomon, c'est une hésitation sur le statut métaphysique de la peau de chagrin comme objet réel. Cette hésitation est en partie éliminée par le fait que la peau est désignée comme un talisman et que donc en cette qualité fantastique son statut est d'entrée de jeu problématique.



Matérialité et littéralité, ou la peau comme symbole


Raphaël en a immédiatement conscience, puisque son premier mouvement est, non pas de déchiffrer l'inscription portée dessus, mais de s'assurer de la réalité de cette inscription: «Je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d'un onagre» (X, 83), dit-il; puis il cherche «un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées»:

Le vieillard présenta son stylet à l'inconnu, qui le prit et tenta d'entamer la Peau à l'endroit où les paroles se trouvaient écrites; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n'en avoir rien ôté.
L'industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d'inquiétude.

Le texte ne peut pas être lu ni traduit — ni représenté, avant que sa matérialité n'ait été en quelque sorte affrontée par Raphaël. C'est que la matérialité des lettres et leur sens ne sont pas dissociables: une fois que Raphaël a essayé en vain de gratter les lettres, il regarde le texte «avec une sorte d'inquiétude». Effectivement, si les lettres défient ainsi le stylet du jeune homme, il y a de quoi être inquiet. Cette réaction psychologique n'est pas ce qui nous retiendra, mais bien plutôt que le texte et le sens de l'inscription ne puissent se constituer par la lecture qu'à la faveur de cet intermède de cordonnerie, comme si la littéralité de cette inscription et sa matérialité n'étaient pas susceptibles d'être disjointes l'une de l'autre. Cela s'explique aisément par la nature même de la peau qui est d'être, moins un objet fantastique, qu'un symbole, au sens romantique du terme. Ce qui caractérise, en effet, le symbole romantique, c'est sa matérialité. Le symbole en 1830, c'est du sens pris, forclos dans de la matérialité (par exemple, les pyramides d'Égypte, les runes scandinaves, les cathédrales gothiques, etc., bref tout ce qui est désigné par les romantiques du nom d'Irmensul[3]). Dans le cas du symbole, le texte et son support sont indissociables l'un de l'autre.


Le recours à la catégorie romantique du symbole permet en grande partie d'échapper à un certain nombre d'apories, d'impossibilités ou d'invraisemblances que nous avons rencontrées, et les choses peuvent connaître une nouvelle approche. En particulier, et ceci nous semble le plus opératoire, c'est que le symbole n'entre pas dans le clivage entre réalité et représentation, duquel on ne peut rien tirer, comme on vient de le constater, sauf à cultiver à perte de vue les paralogismes[4]. Il est compréhensible dans ces conditions que Raphaël se confronte d'abord à la matérialité de la peau, pour seulement ensuite procéder à l'inscription qui y est empreinte. Car la matérialité de la peau, c'est son sens. Cela revient à dire que la peau comme symbole et que la peau comme texte sont équivalentes.



Texte et traduction


Nous arrivons maintenant à la dernière étape de la découverte de la peau par Raphaël: la lecture de son inscription et sa traduction. Le récit présente ici un certain nombre d'anomalies. La plus notable est que rien n'est dit sur la lecture du texte par Raphaël ni sa traduction orale; aussitôt le récit donne, sous la forme d'un fac-simile en français, la traduction écrite de l'inscription, dont on apprend au passage qu'elle est en sanscrit (X,84). Ainsi la disposition de la traduction reproduit, peut-on supposer, la disposition de l'inscription empreinte sur la peau. Mais ce n'est pas qu'un artifice de présentation, visant à donner à l'épisode un semblant de conte oriental[5], sans s'embarrasser de la difficulté, dans le monde des imprimeurs de Paris en 1831, de faire composer typographiquement une inscription en caractères sanscrits. Cela relève aussi d'un simple souci d'économie narrative, qui évite toute une série de phrases explicatives qui ralentiraient l'action, ce qui importe étant que le jeune homme soit le plus rapidement possible amené à passer le pacte, sans vraiment réfléchir. Mais ces raisons sont accessoires; ce qui est essentiel, c'est que le texte original en sanscrit soit court-circuité par la traduction et par sa reproduction sous la forme d'un fac-simile en français. Le résultat est qu'il est à peu près impossible d'assigner au texte original une place dans la réalité, ou, ce qui revient au même ici, dans la fiction. Il se trouve dans une espèce d'ailleurs, et ce qui en tient lieu, c'est, conjointement, les lettres mystérieuses empreintes sur la peau, qu'aucune intervention ne peut faire disparaître, et la traduction française en fac-simile. De ce point de vue le texte original existe matériellement comme inscription sur la peau et idéalement comme traduction française, mais, selon un étonnant paradoxe métaphysique, sans avoir de réalité.


Par la suite, en 1838, dans l'édition Delloye et Lecou, Balzac a décidé de faire précéder de son original en sanscrit la traduction du texte imprimé sur la peau de chagrin. Ou il a cru bien faire, ou il a normalisé son texte à des fins de vraisemblance. À cet effet il demande à l'orientaliste Hammer-Purgstall une traduction du texte de l'inscription… en arabe[6]. Malheureusement, Balzac oublie de corriger et laisse «sanscrit» au lieu d'«arabe». C'est un pataquès, mais à nos yeux il revêt une signification spéciale, qui éclaire négativement, ou plus exactement en creux, ce que le scénario de l'édition de 1831 avait mis en place, à savoir une confusion indécidable entre le texte et la traduction, reproduisant métonymiquement la confusion entre la peau et l'inscription. À partir de 1838, au contraire, cette confusion disparaît, s'atténue du moins grandement, puisque désormais il y a une partition bien nette, et qui se voudrait tranchée, entre l'original arabe et la traduction française. Sauf que, cette partition est imparfaite, et c'est le sens que nous donnerons au lapsus qui présente le texte comme du sanscrit, alors qu'il est en arabe, comme si en cette occasion se produisait une espèce de retour du refoulé textuel, le texte refusant l'opération normalisatrice et réductrice du romancier. Etc.


Après que l'inscription a été lue et traduite par Raphaël, elle disparaîtra comme texte, elle n'aura plus que le statut d'un objet. Aussitôt le jeune homme passe le pacte redoutable et voit ses désirs se réaliser. Nulle part ailleurs dans le roman il ne sera fait mention de l'inscription et de ses «paroles mystérieuses» (X,83); cela n'empêchera pas la peau, bien au contraire, d'avoir la terrible existence que l'on sait. Seulement, elle aura perdu sa qualité de symbole, au sens romantique du terme, pour n'être plus qu'un objet: elle est accrochée à un des murs de l'appartement de Raphaël, «appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l'encadrait exactement» (X, 218). Ce ne sont plus les lettres incrustées en plein milieu de la peau qui portent le sens, mais la ligne rouge qui l'entoure. On est passé du sens à la signification, du symbole à la représentation; de la peau de chagrin à La Peau de chagrin.


Cette «Peau symbolique» (X, 84) est «assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité», mais sitôt que Raphaël en aura pris possession, elle devient «souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement» (X, 89). Maintenant elle vivra de sa propre existence, en acquérant un statut dans la réalité, sous la forme d'une lettre de change, par exemple, que Raphaël tire sur sa vie. Cette existence est fiction, elle est roman, et cela se traduit par l'italisation de la peau de chagrin, qui dès lors fait office de titre: La Peau de chagrin.


*


Le manuscrit comme fiction


Dans la problématique que nous avons suivie tout au long de cet essai, le chapitre de La Peau de chagrin dont nous venons de proposer une lecture permet d'offrir une image assez exacte des rapports entre génétique et fiction que nous avons entrepris de mettre au jour. Si l'on considère, en effet, que la peau de chagrin, telle que la description en est donnée dans ces pages, est d'abord et avant tout un objet écrit, un texte, on l'assimilera à un manuscrit. Manuscrit singulier: il n'est pas seulement symbolique, mais, très profondément et très exactement imaginaire, en ce sens qu'il est constitutif de l'imaginaire du texte. Cela se vérifie à quelque niveau que l'on se place. Dans l'ordre du récit, c'est évident: c'est autour de la peau de chagrin que s'organise toute la narration, laquelle du début à la fin est vectorisée par les vicissitudes de son infortuné possesseur; dans l'ordre du roman, c'est tout aussi évident: la peau de chagrin donne son titre à l'ouvrage et résume en elle-même tout le discours philosophique qui est énoncé par Balzac en sa qualité de romancier. Sa ductilité poétique tient à ce qu'elle joue sur les deux plans de la métaphore et de la métonymie. Comme métaphore, elle est une représentation figurée, et comme métonymie elle est la concrétion matérielle des concepts qui sont mis en œuvre dans le texte. En cela elle participe totalement à l'imaginaire du roman, et même fixe cet imaginaire sur elle-même. Au passage, on mesure la distance qu'il y a dans ce roman entre la peau de chagrin et un objet merveilleux comme la lampe d'Aladin. La lampe d'Aladin est uniquement un objet fonctionnel, un instrument, qui permet de réaliser des souhaits; la peau de chagrin, au contraire, outre qu'elle ne réalise pas des souhaits, mais des désirs — ce qui n'est pas du tout la même chose — n'a en elle-même aucun pouvoir (Raphaël n'a pas à la frotter, par exemple, pour que ses désirs soient exaucés), elle est un marqueur transcendantal de l'épuisement des désirs de son possesseur. Dans tous les sens du terme, elle est une chimère, moins un objet qu'une configuration où se rencontrent le réel et le possible, proche en cela du zaïmph de Salammbô[7]. Son statut philosophique aussi bien que poétique est indécidable, dans la mesure où elle appartient simultanément à deux ordres, le réel et le possible, qui, sans être dans une relation de contradiction complète l'un avec l'autre, ne se rencontrent que par leurs bords. En cette qualité de chimère, hésitant entre réel et possible, la peau de chagrin relève du domaine de la fiction.


Terminons, en essayant de tirer quelques conclusions plus générales sur la génétique et la fiction. Précisons que la gestion de ses manuscrits par Balzac, qu'il s'agisse des manuscrits proprement dits ou des épreuves corrigées ou des éditions remaniées lors de republications, ne nous importe pas directement ici, puisque nous n'appréhendons pas les manuscrits du seul point de vue matériel, et que ce que nous appelons manuscrit recouvre une acception beaucoup plus large. Dans notre esprit, le manuscrit désigne le texte lui-même et tout ce qui, exploité ou non, ayant trouvé à se réaliser ou non, participe à sa textualité. Le manuscrit donc comme lieu de tous les possibles, et qui voit surgir et se développer, pour éventuellement les ignorer, des scénarios, des amorces de scénarios, en marge du texte qui s'écrit. La marge du texte en question, insistons-y, n'est pas un espace réel, mais un espace de fiction, le manuscrit, celui-ci considéré non dans sa matérialité, mais son idéalité textuelle.


S'entretient tout au long du travail d'écriture une incessante relation entre le texte et sa marge. Relation d'intégration, ou relation d'exclusion. Relation d'intégration, quand des éléments de la marge sont repris dans le texte; relation d'exclusion, quand ces éléments ne sont pas repris. Apparemment c'est très simple, sauf que, dans ce dernier cas, celui d'une relation d'exclusion, les éléments laissés de côté n'en continuent pas moins d'avoir une existence et ne sont pas des rebuts, des chutes, au sens couturier du terme, dont il n'y a rien à faire. Au contraire, ces rebuts influent indirectement sur le texte qui les a écartés. Par exemple, sous la forme de petits scénarios. Ils ne constituent pas des curiosités pittoresques et érudites, mais des fictions autonomes, ou plutôt quasi autonomes, qui n'apportent rien au texte, mais qui, paradoxalement, en éclairent le sens.



Pierre Laforgue, automne 2017
(Université Bordeaux-Montaigne)



Pages associées: Fictions génétiques, Fiction, Génétique



[1]Sur cette notion d'imaginaire textologique, voir notre étude «Le manuscrit de l'évêque», in Gavroche. Études sur «Les Misérables», Sedes, 1994, p. 1-24.

[2]Le texte de l'édition de la «Bibliothèque de la Pléiade», qui est celui du «Furne corrigé», ne correspond qu'approximativement au texte de l'édition originale. Ainsi la division en chapitres a disparu et des modifications, essentiellement stylistiques, ont été apportées par Balzac. Pour avoir le texte exact de 1831, se reporter à l'édition de P. Barbéris, Le Livre de poche, 1984, p. 54-56. Ce n'est que par commodité que nous renvoyons au texte de la «Bibliothèque de la Pléiade».

[3]Voir J. Seebacher, «Le symbolique dans les romans de Victor Hugo», in Lectures de Hugo, 1986, p. 67 (repris dans Victor Hugo ou le calcul des profondeurs, Puf, «Écrivains», 1993, p. 204). – Pour ce qui est de La Peau de chagrin comme symbole, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, Romanticoco. Fantaisie, chimère et mélancolie (1830-1860), Presses de l'Université de Vincennes, «L'Imaginaire du Texte», 2001, p. 29-31.

[4]Pour une lecture de la peau comme représentation, voir l'article de P.-M. De Biasi, «“Cette singulière lucidité”. Note pour la lecture d'une figure symbolique», Sedes, 1979, p. 179-183. (Toute notre lecture va à l'encontre des idées émises là.)

[5]M. Bouteron, «L'inscription de La Peau de chagrin et l'orientaliste Joseph de Hammer», R.H.L.F., avril-juin 1950, p.161, voit dans cette disposition du texte un emprunt aux Mille et une nuits.

[6]Voir M. Bouteron, «L'inscription de La Peau de chagrin et l'orientaliste Joseph de Hammer», loc. cit.

[7]Pour une comparaison entre la peau de chagrin et le zaïmph voir notre ouvrage, Romanticoco. Fantaisie, chimère et mélancolie (1830-1860), op. cit., p.29-35. Sur le zaïmph lui-même, voir l'article de J.Neefs, «Le parcours du zaïmph», in La Production du sens chez Flaubert, 10/18, 1973.




Pierre Laforgue

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Octobre 2018 à 11h56.