Colloque 99, Frontières de la fiction : commentaire
Le message suivant a été posté par le visiteur devilsoul le 17 Janvier 2002 à 16:20:40: en réponse à Roland, Nathalie, Jean, Marcel et les autres ! posté par geoffreysz@aol.com le 27 Octobre 2001 à 06:14:18: |
Je retiens d'abord, de votre communication, que les deux textes autobiographiques "Roland Barthes par Roland Barthes" et les "Romanesques" ne divergent pas par les souvenirs évoqués, associés à l'imaginaire pour Robbe-Grillet, et traités par un processus original d'énonciation et de mise en récit pour Barthes. Or l'imaginaire, dans le "Roland Barthes par Roland Barthes", prend une telle place que l'auteur a risqué l'entreprise d'une oeuvre sur soi qui exclut justement l'autobiographie, ou la confession, en tant que retour en arrière comme redite ; c'est « le sujet dédoublé (ou s'imaginant tel), [qui] parvient parfois à signer son imaginaire. [...] Dans son degré plein, l'Imaginaire s'éprouve ainsi : tout ce que j'ai envie d'écrire de moi et qu'il me gêne finalement d'écrire » (Roland Barthes, "Roland Barthes par Roland Barthes", Paris, éd. du Seuil, 1975, rééd. 1993., coll. Microcosmes. écrivains de toujours, p. 109-110) motive le projet autobiographique de l'auteur afin que chaque fragment reçoit, de la part du lecteur, sa « marque imaginaire » (Ibid., p. 110). Un sujet à la première et à la troisième personne circule, non pas dans un réseau d'idées mais dans un Imaginaire, « matière fatale du roman et labyrinthe des redans dans lesquels se fourvoie celui qui parle de lui-même. » (Ibid., p. 123). Autrement dit, cette troisième personne introduite, l'Autre et le même, aboutit à casser les genres et à reproduire un essai à la limite du roman, « un roman sans noms propres » (Ibid., p. 124) - une autofiction ? Avoir donc mis en relation Barthes avec Robbe-Grillet, en associant ce dernier à l'imaginaire, c'était attribuer à l'un ce qui ne fait jamais défaut à l'autre puisque l'imaginaire était à la base du projet de Barthes. Mais peut-être y a t-il de ma part simple confusion entre l'imaginaire et l'imagination inhérente à toute invention littéraire, à toute fiction ? La deuxième remarque vient à propos du péritexte censé lever toutes « les censures intérieures » (Annie Ernaux, citée par vous-même à la p. 3 de votre communication). Annie Ernaux s'affranchit désormais de cette contrainte (ou liberté) éditoriale en amputant le terme roman des rééditions de ses récits dans la collection Folio. Vous avez également évoqué ce problème dans la réponse à Thomas SPEAR : « je ne considère pas "L'Amant" de Duras comme une autofiction, car il n'y a pas de contradiction "pactuelle" pour la simple raison que le nom propre de l'auteur n'est pas repris à l'intérieur du texte et que sur la couverture, on ne trouve pas la mention "Roman". » Jacques Lecarme a justement écarté de sa liste d'autofictions "L'Amant" de Marguerite Duras parce rien ne corroborait la thèse d'une possibilité générique : « point de prénom, point de nom, point de péritexte » (Jacques Lecarme, "Autofiction : un mauvais genre ?", p. 227-249 dans "Autofictions & Cie", Nanterre, Université Paris X, coll. RITM, n° 6, p. 238) qui, pour le dernier, obéit à la pratique des éditions de Minuit (voir par exemple "Le Miroir qui revient de Robbe-Grillet"). Nous savons pourtant que l'édition ne désigne pas souvent l'autobiographie comme un genre. Gérard Genette a aussi justement établi qu'« aucun roman de Balzac, de Stendhal ou de Flaubert ne comporte cette mention sur l'édition originale de leur ouvrage. » ("Seuils", éd. du Seuil, 1987, coll. Poétique, p. 91). D'après Vincent Colonna, l'indication « "roman" ne se répand sur les couvertures ou les pages de titres que vers les années vingt. » (Vincent Colonna, "L'Autofiction : (essai sur la fictionnalisation en littérature)", sous la dir. de Gérard Genette, Paris, [S.n.], 1989, ANRT, 1990), thèse de 3e cycle, Littérature française, Paris, E.H.E.S.S., f. 37). Toutes les théories et toutes les conjonctures établies sur les pactes, romanesques, autobiographiques, ou textes sans pacte, comme pour l'autofiction, seraient-elles alors édictées par les pratiques éditoriales ? La troisième remarque porte ensuite sur Enfance de Nathalie Sarraute que vous ne qualifiez pas d'autofiction, mais avec quelques hésitations, puisque vous voyez dans le double de l'écrivain une « pure invention littéraire » qui serait un moyen de faire, « à sa manière, de la fiction » (votre communication, p. 4). Il me semble plutôt que la forme dialogique d'"Enfance" permet à l'auteur de commenter en permanence l'exactitude des souvenirs retenus par la mémoire et la tentation d'enjoliver pour aider à produire une illusion biographique. La première voix du récit, qui est celle de l'instance narrative classique, a pour fonction de rapporter la biographie de l'écrivain face à un double critique qui ne cesse d'interroger la personne historique de l'écrivain. Par mimétisme à la mémoire parcellaire, le récit "Enfance" sélectionne les événements marquants, ce qui permet l'intervention de l'alter ego, au sens originel des mots latins, de l'auteur d'« un second moi-même » (Nathalie Sarraute, "Enfance", Paris, Gallimard, 1983, p. 11). L'instance narrative classique ne se satisfait donc pas de la convention plutôt ressentie comme une tentation à s'autobiographier - et non pas à s'autofictionnaliser - pour la voix critique : « Ça se comprend... une beauté si conforme aux modèles... Mais après tout, pour une fois que tu as cette chance de posséder, toi aussi, de ces souvenirs, laisse-toi aller un peu, tant pis, c'est si tentant... » (Ibid., p. 32-33). La référence aux souvenirs sert donc à réguler, dès l'incipit, le contrat de lecture d'Enfance, entre autobiographie : « Alors, tu vas vraiment faire ça ? "évoquer tes souvenirs d'enfance"... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnaît que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux "évoquer tes souvenirs"... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça. [...] - Là se terminent les "beaux souvenirs" qui te donnaient tant de scrupules... ils étaient trop conformes aux modèles... » (Ibid., p. 9 et 40), et refus de la fiction : « - Et pourtant quelque chose l'empêche de figurer parmi "les beaux souvenirs d'enfance" comme y avait droit la maison de ton oncle. [...] Je n'ai gardé aucun souvenir de l'état où m'a laissé son départ... je ne pourrais que l'imaginer, ce serait facile. » (Ibid., p. 42 et 217).
Je voudrais enfin terminer sur le postulat de « la valeur autobiographique [...] pratiquement incontestable, sinon Proust n'aurait probablement pas attendu la mort de ses parents pour publier ses oeuvres. Peut-être faudrait-il rappeler à ce propos, que le héros de "La Prisonnière" (1923) de Proust porte le prénom de "Marcel" ! », ainsi que sur le commentaire de Marie-Laure RYAN qui l'évoque aussi comme faisant partie des textes « qui créent une contre-partie (à la Lewis) du narrateur dans un monde alternatif : le Marcel de la "Recherche" [...]. » (commentaire du 11 Janvier 2000 à "L'autofiction : une réception problématique" de Mounir LAOUYEN). Pour prévenir le risque de spéculations à partir du « protocole nominal », rappelons que le prénom Marcel n'est présent que deux fois dans "à la recherche du temps perdu" dont « l'une est une proposition hypothético-fictionnelle, l'autre un simple lapsus (posthume, de surcroît). » (Jacques Lecarme, "Autofiction : un mauvais genre ?", op. cit., p. 238). « Regrettable inadvertance (d'ailleurs posthume) » (ibid., p. 228) ou pas, le deuxième critère d'appartenance au genre de l'autofiction, après celui du péritexte qui reste relatif car dépendant de pratiques éditoriales - l'allégation de fiction, lorsqu'elle a été indiquée, n'a pas toujours utilisé le sous-titre « roman » -, est onomastique, mais apparaît aussi fragile lorsqu'il faut parcourir le texte entier, après avoir relevé le nom de l'auteur sur la page de couverture, afin d'établir que le texte confirme son paratexte et de pouvoir affirmer qu'il s'agit d'une autofiction. Mais lorsque nous y parvenons, c'est aller bien vite en besogne que de parler d'autofictionnalisation, car, comme c'est le cas pour "Marcel", « une occurrence unique peut très bien constituer un lapsus » (ibid., p. 237) que j'espère personne n'osera qualifier de révélateur... Et pour ne pas embrouiller, je ne parlerai pas de "Jean Santeuil" de Marcel... Proust ! écrit à la 3e personne, "Jean Santeuil", part congrue dans l'oeuvre de son auteur, et souvent perçue comme une autobiographie si l'on s'appuie sur l'épitexte (dont les critiques ont pris l'habitude de ne jamais mettre en doute la véridicité des propos, ce qui leur permet, comme je le fais ici, d'étayer une thèse) : « Puis-je appeler ce livre un roman ? écrivait Proust, dans un projet de préface pour ce livre abandonné, « c'est moins peut-être et bien plus, l'essence même de ma vie. » Les souvenirs d'enfance repris dans Jean Santeuil et quelques événements de son histoire contemporaine, notamment l'affaire Dreyfus et le procès de Zola, faisaient en effet de ce texte une autobiographie, mais reconnue et publiée seulement en 1952.
Plutôt que d'accepter « une modélisation autobiographique de l'autofiction » (votre communication, p. 12) ne faudrait-il pas ainsi reprendre en considération la réfutation générique de l'autofiction perçue comme une « posture d'énonciation » (Vincent Colonna, L'Autofiction : (essai sur la fictionnalisation en littérature, f. 514) ? Mais votre communication participe déjà activement, au niveau de la réception, à élucider - remplir ? -, une des « cases aveugles », dans l'histoire des genres littéraires, qui remet forcément en question quelques-uns des présupposés théoriques pour prendre en compte, comme vous l'avez aussi fait, « l'existence empirique de l'autofiction. »
Jean-Luc PAGèS