Colloque 99, Frontières de la fiction : commentaire
Le message suivant a été posté par le visiteur Irène Langlet le 14 Fevrier 2000 à 05:32:31: en réponse à La fiction à l'essai posté par René Audet le 19 Decembre 1999 à 22:16:55: |
"Simple" n'est pas forcément "clair"
Je propose quelques réactions à la communication de René Audet, puis mon grain de sel personnel au débat sur la rhétorique engagé avec Isabelle Lachance.
Je suis d'abord reconnaissante à René d'avoir empoigné courageusement la question de l'énonciation dans l'essai, qui n'est pas une mince affaire. Je me demande même si cette affaire n'est pas grossie encore par l'enjeu plus global de l'énonciation dans le débat sur les fondements de la littérarité. D'Aristote à Käte Hamburger, assiduement relayés par Gérard Genette, on cherche de ce côté la pierre angulaire de la Littérature. Et le texte de René trahit à deux reprises sa participation à cette question (peut-être inévitable) : "justifier la littérarité de l'essai" (p.4, en préambule), "confirmer la littérarité de l'essai" (p.16, en conclusion). Même impression à la lecture rétrospective du numéro fondateur d'Etudes littéraires consacré à l'essai en 1972, aux préoccupations duquel fait écho l'article de Marc Lits dans Lettres romanes en 1990 : il s'agit toujours de repérer quels sont les essais "vraiment" littéraires, et les distinguer des autres. René Audet me paraît s'inscrire dans ce débat, à sa manière : en montant sur le ring des discours et de leurs frontières respectives, notamment celles du narratif et du... non précisément nommé ("argumentatif", "discursif", "convaincre"). L'apport le plus productif de sa réflexion, je le lis moins dans sa conclusion générale, qui rejoint finalement toutes les théories de l'essai comme "mixte" ou comme "entre-deux" (je cite : "Dimensions différentes du texte littéraire, l'essayistique et le fictionnel se conjuguent aisément, sans hérésie", p.15) - que dans son analyse de ce qui a été joliment appelé par Dumont la "pensée composée", c'est-à-dire l'analyse d'une appartenance contextuelle des textes à un genre (Audet p.11), notamment grâce aux phénomènes de composition du recueil. Je suggèrerai que l'exploration des rapports de la fiction et de l'essai, dans leur inscription en recueil ou non, a été engagée de longue date dans le domaine allemand, par exemple par Musil ou Ernst Bloch (Traces). Je pense même que deux des articles théoriques fondateurs sur l'essai, celui de Lukacs ("Nature et forme de l'essai" 1911) et celui d'Adorno ("L'essai comme forme" 1958) sont à lire aussi dans leur dimension "recueillistique", comme programmes de composition des deux recueils qu'ils introduisent (L'âme et les formes et Notes sur la littérature). Affaire à suivre... Mais qui ne règle pas la question posée tout au début : l'acharnement à chercher une preuve absolue de la littérarité de l'essai, et tout particulièrement une preuve énonciative. Pour plagier Müller, qui se demandait pendant combien de temps nous allions laisser Shakespeare écrire nos pièces de théâtre à notre place, je me demande si nous continuerons longtemps à laisser Aristote construire nos théories poétiques. Les notions de pacte de lecture, de contrat, de négociation du statut textuel, ou bien ce que Schaeffer appelait malicieusement dès 1986 les "relations textuelles possibles" pourraient efficacement relayer nos efforts dans la jungle énonciative. Mac Carthy, en 1990, a proposé de généraliser une notion certes un peu floue encore, mais qui gagnerait à être précisée : celle de "perplexité" du texte essayistique, entendue comme aménagement concret (stylistique, poétique) de la suspension générique tendue au lecteur comme invitation à prendre position. En fin de compte, c'est dans cette direction que je ferais le plus de compliments à René Audet pour sa communication, qui donne des exemples intéressants pour un approfondissement de cette problématique.
Un petit détail toutefois, à propos de Palomar. Que ce livre soit une mine des potentialités du recueil, je n'en doute pas. Mais son exploitation dans l'axe de lecture "énonciatif" me semble devoir appeler quelques précisions. Parce que c'est justement un cas qui pose problème. Lire Palomar aujourd'hui, en 1999 ou 2000, provoque certainement les ambiguïtés de voix narrative / argumentative (ou, pour reprendre les termes de Calvino, "méditative") qu'y relève René. Mais les lecteurs italiens de Calvino, au début des années 1980, n'auront pas manqué d'y reconnaître le chroniqueur qui livra au Corriere della Sera et à La Repubblica des articles culturels pendant 10 ans, et plus spécialement pendant toute une période où il fut correspondant à Paris. Toute la section "Palomar fait le marché", d'où est tiré le texte sur les fromages, appartient à cette époque parisienne, explicitement (voir les débuts de texte). Et il faudrait aussi préciser que le texte sur les fromages est l'un de ceux que Calvino faisait entrer avec le moins d'ambiguïtés dans sa classification subtile : numéroté 2.2.2., il est le coeur de la "tendance au récit" que Calvino développe dans Palomar (je cite sa note juste avant la table des matières). Bref, la dynamique des genres dans ce recueil (roman ?) relaye une dynamique de la position énonciative (journaliste, romancier, essayiste). Lisible, forcément lisible en 1983 dans l'édition originale (qui s'accompagnait d'une indication des sources), elle se trouble dès la traduction française au Seuil en 1984. Moi-même, ce n'est que dans une investigation de Collection de sable que j'ai entrevu les complexités de la composition de Palomar. Convoquer Calvino dans une réflexion sur le recueil (ou, pour reprendre les propos de René, de "l'appartenance contextuelle au genre") me semble donc tout à fait indiqué. Mais on gagnerait sans doute à exploiter aussi l'ambiguïté de sa position énonciative "réelle" (j'entends : historique, référentielle). On touche peut-être à un point important ici : un essayiste est rarement uniquement essayiste, et l'appréciation des critères de son énonciation fictionnelle aurait à exploiter cette position particulière dans le système littéraire. Je ne suis pas tout à fait convaincue, en effet, par les construction théoriques (c'est-à-dire, dans notre vulgate actuelle, poétiques) de la notion d'auteur, importées brutes de décoffrage dans le domaine de l'essai en particulier et de toutes les "littérarités conditionnelles" en général. La vitalité récemment réacquise de l'histoire littéraire serait d'un grand secours, je crois, dans ce cadre.
Sans transition, comme on dit, je suggère un prolongement à la discussion sur la rhétorique engagée par Isabelle Lachance. A propos de l'essai, j'avais très présomptueusement avancé dans ma thèse sur les théories de l'essai qu'un rapprochement fructueux pouvait être fait entre les réévaluations du système rhétorique (Kuentz, Barthes) et les remarques d'Adorno sur la forme discursive de l'essai. Le beau livre de Michel Beaujour, Miroirs d'encre, recadrait bien ces parentés. Ne sachant pas trop si cette problématique s'inscrit dans la conversation, je laisse ces quelques références en attente, en assurant bien mes éventuels lecteurs que je serai heureuse de développer plus avant ce que j'avais cru pouvoir appeler, dans l'essai, "le moment rhétorique de la pensée".