Colloque 99, Frontières de la fiction : commentaire
Le message suivant a été posté par le visiteur René Audet le 18 Janvier 2000 à 10:27:59: en réponse à La fiction à travers l'intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité posté par Thomas C. Spear le 19 Decembre 1999 à 22:07:55: |
Frontières de la transfictionnalité?
Ce qui me paraît particulièrement frappant dans cet essai très intéressant (combien différent d'autres communications, par son approche théorique, mais incontestablement complémentaire), ce sont les frontières problématiques que met en place la notion de transfictionnalité. C'est-à-dire: le fait de nommer le phénomène suppose de délimiter les exemples relevant de la fiction de ceux définis ici comme transfiction. La situation se complique davantage puisque toute traversée des frontières textuelles d'une "matière fictionnelle", d'un monde fictionnel n'équivaut pas automatiquement à un cas de transfictionnalité.
Plusieurs cas de figure exposent comment la transfictionnalité est fondée sur une évaluation de la part du lecteur. Prenons la série: plusieurs textes, publiés séparément, se réclament d'un même univers de fiction. Le lecteur est amené à croire qu'il s'agit d'un seul ensemble et non d'une continuation qui ferait "dériver" la matière (voir la brillante analyse de Bruno Monfort sur le cas Sherlock Holmes dans Poétique no 101). Nous retrouvons la même situation dans les cycles de nouvelles ou de romans (renvoyons simplement à la Comédie humaine ou aux Rougon-Macquarts) où la matière développée dans un premier texte n'est pas jugée comme récupérée et/ou manipulée dans un second temps. C'est également le cas des recueils de nouvelles où des textes partagent un même univers de fiction: la seconde occurrence d'un monde, à l'intérieur du recueil, n'est pas perçue comme une suite dont l'authenticité serait questionnable.
Ce qui émerge de ces quelques cas, c'est l'importance de l'auteur dans l'établissement d'un texte comme morceau d'une fiction ou comme cas de transfiction. En fait, on pourrait dire que la transfictionnalité commence où se termine le règne de l'auteur, où se termine l'autorité de l'auteur. Le fait qu'un même écrivain reprenne sa propre matière, qu'il poursuive l'exploitation d'un univers dont il est le créateur (voir notamment la science-fiction) ne relève pas de la transfictionnalité. On ne remet pas en doute ni Balzac ni Zola, ni tout auteur de nouvelles qui rassemble des nouvelles ayant en commun un monde ou des personnages (qui veut contester l'authenticité des nouvelles d'Hemingway mettant en scène Nick Adams?). Et cette autorité joue, peu importe la forme que cet auteur emprunte. La reprise d'univers de fiction dans des recueils collectifs autour d'un même monde, dans des séries rédigées par un groupe de scripteurs (comme Star Trek) et même dans des continuations de séries ne sera pas considérée comme transfiction tant que l'autorité de l'auteur (singulier ou collectif) planera sur les oeuvres, quitte à ce qu'elle soit renforcée (dans le cas de continuations de séries par exemple) par un engagement de l'éditeur/producteur comme quoi il s'agit toujours de la "vraie" série, de la série officielle.
Non pas que je veuille que l'établissement du statut des textes repose sur une intention de l'auteur. Ce que je convoque ici, c'est le spectre de l'Auteur qui vient influencer la perception du texte par le lecteur. Devant un matériau fictionnel, le lecteur évalue son origine (auteur) et ses antécédents (occurrences de cet univers). Évaluant l'autorité de l'auteur (d'origine ou autre), il pourra être averti de la valeur des écarts/bévues/incohérences qu'il rencontrera (l'incompétence à évaluer l'autorité de l'auteur par le lecteur - fréquente chez les enfants - pouvant conduire à une incompréhension des épisodes télévisés de Sherlock Holmes, certains détails entrant en contradiction avec les nouvelles qu'il a lues).
La transfictionnalité commence donc où se termine l'autorité de l'auteur (telle que perçue par le lecteur); ce dernier est aussi seul impliqué dans la détermination de l'autre frontière de la transfiction. En effet, où se termine-t-elle? Quand cesse-t-on de considérer des textes "voisins" comme des cas de transfiction? Quand la parenté entre deux univers devient-elle insuffisante pour prétendre à un partage d'univers? C'est une évaluation qui est foncièrement subjective, selon le taux de tolérance du lecteur aux incompatibilités. Un changement de nom du protagoniste peut autant faire décrocher un tel lecteur que simplement rendre plus attentif un autre qui reconnaît toujours les mêmes traits (et qui voit peut-être là une ruse de l'auteur). Que penser alors de la "spécificité du lien transfictionnel" définie par Saint-Gelais comme le postulat par le lecteur d'une "identité, passablement ambiguë certes, mais qui ne se réduit pas à une similarité même forte"? Comment définir l'identité des mondes - ou plutôt comment le lecteur postule-t-il l'identité des mondes? On peut imaginer qu'un nombre quelconque de points de convergence (et l'absence d'incohérences) suffit au lecteur pour postuler cette identité. Mais la frontière, comme celle de la fiction en général, reste poreuse: comment situer les cas de ce que j'ai appelé ailleurs pseudo-identité et quasi-identité des mondes fictionnels? Quand l'identité se fait leurre ou indécidabilité, la transfictionnalité est-elle toujours en place? Évidemment, comme les frontières de la fiction, celles de la transfiction demeurent labiles et profondément liées à la participation du lecteur.
René Audet