Colloque 99, Frontières de la fiction : commentaire
Le message suivant a été posté par le visiteur Pierre Campion le 30 Decembre 1999 à 03:36:20: en réponse à Histoire et fiction à l'âge classique posté par Muriel Bourgeois le 19 Decembre 1999 à 22:09:29: |
Le débat que vous traitez au niveau du XVIIème siècle est très important, parce qu'il évoque, sur un point crucial, le rapport de l'imaginaire avec la réalité, et qu'il le fait en des termes appelés à demeurer. Comme vous le montrez bien, « la conscience propre à l'univers romanesque [contamine] le regard historique ». Ainsi la fiction prend-elle en charge le récit de la réalité, sur les deux plans que vous distinguez dans le débat théorique de l'époque, celui du sens et celui de la valeur. Car « le respect strict de la chronologie et la sécheresse sémantique » ne sauraient procurer l'un ni indiquer la dimension de l'autre. Je voudrais juste signaler quelques-uns des termes, évidemment bien différents, dans lesquels la question se pose actuellement, sous les incidences encore du sens et de la valeur. Évidemment il y a Ricoeur, qui disjoint et joint les deux notions du récit historique et du récit de fiction et en fait les deux pôles de son enquête. Rassemblant diverses perspectives philosophiques (Aristote, les herméneutiques) et les disciplines de la linguistique, de la sémiologie, de la poétique, il les oppose au sein de sa phénoménologie. Sa préoccupation est essentiellement pragmatique et morale : comment vivre le temps (en général et historique) sinon en le racontant ? Et comment le raconter sinon en le mettant en fiction ("mimeisthai" et "fingere") ? Venues du sein même de la discipline de l'histoire, une pratique et une réflexion orientent encore autrement le débat. Chez Duby, non sans quelque polémique avec l'école des Annales, la question de l'événement, de l'exemplarité et du héros est reposée. En rupture avec l'histoire triomphante des mentalités, mais sans revenir à l'histoire événementielle, Duby raconte Bouvines et Guillaume le Maréchal, « le meilleur chevalier du monde ». C'est qu'il cherche à comprendre le point de vue des sujets de l'événement, tels qu'ils étaient pris dans l'imprévisibilité et dans l'aveuglement propres justement à l'événement. Quelle était la couleur du ciel pour les combattants de Bouvines ? Comment combattirent ceux qui ne savaient pas comment cette bataille faisait époque ? Faut-il répondre à cette question pour comprendre le sens de Bouvines ? Et alors comment le comprendre, sinon en le racontant, tel qu'il se focalise dans la conscience des héros de l'événement ? A sa manière, Michèle Riot-Sarcey (voir la bibliographie à la fin de ma communication) réoriente encore ce débat : devant la mise en ligne des événements que la raison politique (aussi bien révolutionnaire) comme celle des historiens pratiquent après coup, à leur convenance et « à la lumière » de ce qui a suivi, elle voudrait rendre, à ceux qui firent les événements, le discours et le sens qu'ils s'en faisaient dans le moment incertain de leur actes, et sans lesquels ces actes n'auraient jamais eu lieu tels qu'ils furent. Comme Duby, elle préconise (et pratique) résolument une écriture de l'anachronisme, seule apte, pense-t-elle, à articuler entre elles par exemple la subjectivité des utopistes du XIXème siècle et la nôtre, telles que l'une et l'autre fut (et est), au risque et au péril de ce qui arriva en effet (et de ce qui arrivera), et des interprétations des historiens formulées a posteriori. Dans les deux cas, l'historien construit une fiction, et précisément l'un de ces "artefacts" que sa discipline proscrit pourtant hautement, un lieu et une parole en principe impossibles, une fiction qui réunisse deux perspectives et deux discours risqués, par-dessus la distance du temps : en 1973, le dimanche de Bouvines, comme scandale dans les valeurs de la chrétienté, renvoie à Guernica et Hanoi comme guerres dans l'humanité. Avec ces deux historiens, la figure générale de l'écriture historienne est le style indirect libre.