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Le geste et son double: formes de la reprise

D. Vaugeois
 
Bernard Vouilloux, Le Geste suivi de Le Geste ressassant, Bruxelles, La Lettre volée, 2002.

 

En juin 2002, Bernard Vouilloux publie, aux éditions de la Lettre volée, deux textes de facture très différente, qui explorent les deux pôles de l'axe des possibles de l'essai : " Le geste " est la méditation libre d'un " je " à demi-fictif , " Le geste ressassant ", une réflexion critique, à la fois linguistique et d'histoire littéraire, organisée autour de l'analyse du concept blanchotien de ressassement. L'intérêt du livre tient en premier lieu dans ce projet même de formulation d'une pensée du geste, qui ne peut relever ni du discours conceptuel à proprement parler ni du discours purement métaphorique. La notion – l'idée ? l'image ? le mot ? – de geste est donnée par le premier texte – c'est ainsi me semble-t-il qu'il convient d'interpréter sa position inaugurale – comme résultat d'une intuition qui motive un travail particulier d'écriture, pour dévider le fil du tissu signifiant dont l'intuition est faite, fil que le second essai retrouvera dans une interrogation sur cette incarnation particulière du geste que manifeste la " littérature du ressassement ". C'est dans cette perspective d'un trajet pour cerner ce qui – le geste –, étant à la fois forme et objet de la pensée au travail, ne peut s'aborder, sans perte, de front, qu'il faut comprendre la nature bifide de ce livre. La logique des deux versants en miroir – le premier, travail poétique qui invente une pratique scripturale du geste (travail sur l'amplitude et le rythme de la phrase) et en raconte l'expérience ; le second, exploration théorique et analytique parfaitement orthodoxe ; l'un dédié à MD peintre, l'autre à Michel Deguy poète –, reprenant le jeu de postface qui organise le livre de Blanchot (Le Ressassement éternel), support de l'argument du second essai, serait moins intéressante si elle relevait du simple jeu formel. La composition du livre ne se contente pas de mettre en scène une structure de reprise (le geste suivi de le geste ressassant), procédé de mise en abyme élégant mais superficiel, mais suppose un mouvement original de la pensée, qui répond peut-être à la quête d'une écriture réflexive la plus appropriée possible à son objet – associant donc distance critique et proximité empathique –, et constitue le caractère stimulant du double essai.

 

Le geste ressaisissant ou la vaine quête de la formule magique

La pensée du geste est présentée d'abord au lecteur, lisant le volume dans l'ordre des deux textes, à travers le récit d'une relation au monde et à l'art centrée sur ce qui, dans l'expérience de perception que provoque l'écoute d'une oeuvre musicale ou la contemplation d'un paysage, relève de l'Un, de la totalité – compacte et close –, de l'instant, de la fulgurance de l'événement soustrait au temps, sans commencement ni fin, ayant en soi son origine et son terme. Le geste serait le nom de " cet événement unique se déployant d'un seul tenant " (7) . La " notion " de geste est ainsi donnée comme s'originant dans l'expérience d'une conscience et non comme concept philosophique étranger que le discours serait en charge d'élucider. Le volume commence en effet, sur le modèle de La Recherche du temps perdu – dont il détourne la première phrase : " Longtemps j'aurai donné le nom de geste à l'expansion " – comme le récit de la quête d'une formule magique qui parviendrait à restituer, dans le geste-expansion de la phrase " comprenant tout entière dans la perfection de sa forme l'infinie suggestion de ses multiples possibles " (16), l'insaisissable de l'expérience, qu'il se nomme souffle ou éclat.

Ce qui est mis en oeuvre dans ce texte, c'est, plus généralement, comme l'exposent les dernières pages, la question de la relation entre le travail de l'artiste et " ce désir sans fin d'appropriation du monde, désir que signifie […] quel qu'en [soit] le matériau, mot, son, couleur, le geste en son expansion " (42). La méditation se formule assez explicitement dans une perspective heideggerienne : la pensée du don reprise par J. Derrida, le vocabulaire de l'éclat (Glanz), et il faudrait sans doute en discuter la parenté avec une ontologie phénoménologique centrée sur le mouvement d'être et son énergie plus que sur sa logique et sa structure, où l'expérience musicale renvoie à une dimension affective et pensante, " préconceptuelle du monde " (J.Garelli). Elle s'intéresse à cet imperceptible du perceptible (qu'on trouve déjà chez Kant, dans le statut singulier qu'il accorde aux arts de la tonalité que sont musique et arts de la couleur, privilégiés par B. Vouilloux) apparaissant sous la forme rythmique (rythmos vs scheme, forme fluide contre forme délimitée et fixe du dessin) de la vibration sonore – le souffle et la pulsation de l'expérience musicale –, de la variation d'intensité lumineuse – les contrées de grand soleil – ou de l'expérience particulière du calligraphe chinois (31). Le texte raconte une expérience ontologique, celle de l'indivisible, de l'entrelacs du temps et de l'espace, de la confusion du sujet et l'objet, dans cet " éblouissement " où le monde devient une " tonalité générale " que l'oeil peut toucher (41), dans ce devenir-souffle du corps qui écoute, rendu sourd au phénomène musical en lui-même – par ce souffle " absolument extérieur ", " venu du dehors, d'un très lointain " (9) –, expérience que le langage ne peut tenter de ressaisir que dans le travail du rythme phrastique – vitesse et modulation par exemple de l'unique mouvement des quatre dernières pages, où la phrase s'imbibe de la lenteur des après-midi marocaines, quand se prépare la révélation lumineuse de la tombée du jour. Le geste, ce n'est alors rien d'autre que le ténu de " l'aigrette de vent sur les tempes " (15) qui signe pour Breton la présence confondue du poème et du monde.

Mais dans le même temps qu'il déploie le geste de sa phrase, le texte s'énonce à partir un " je " de mémoire, infaillible et donc improbable, qui fait le bilan critique des différents états de cette quête d'une écriture du monde, en en racontant les tentatives et les échecs. L'inscription du temps dans la trame même du récit réflexif met à distance cette utopie de l'Un et de l'homogène qui fut, en un autre temps, celle du sujet, et que les toiles du peintre MD ont déjà révélé comme telle (33). Le geste, c'est alors non plus l'expansion totalisante et continue des premières lignes, mais bien plutôt ce " dernier mouvement exécuté de surcroît par lequel on résigne le souci des jours " (42), non " absous du temps " (7) mais fait de temps même, de ce futur toujours antérieur ou de ce passé toujours à venir avec lequel commençait la variation proustienne, ce mouvement de retour perpétuel sur soi-même et ses textes – le " je " nous fait d'abord le récit de l'écriture d'un texte inachevé, inachevable et retrouvé, dédié au peintre MD dont on ne sait si l'essai qu'on a sous les yeux est une reprise, un commentaire. Le geste ressaisissant de l'artiste dans le projet de restitution de l'expérience du monde se fait – par la malédiction en germe dans le préfixe ? – geste ressassant, où vont s'affiner les notion de rythme (dont la nature même est attente et mémoire), de continu et de discontinu, de commencement ou d'origine, d'un et de multiple, qui constituent les enjeux conceptuels du livre dans son ensemble.

 

Le geste ressassant

Le second essai interroge en effet par la lecture de Blanchot une littérature (ou plus largement une activité créatrice) qu'il convient de définir par le mouvement essentiel (le geste donc) qui fonde son discours : mouvement du ressassement, de la reprise. C'est l'occasion pour B. Vouilloux– et c'est l'un des mérites de cet essai – de " ressaisir " ou de renouer fils historiques, fils linguistique, fils poétiques, fils psychanalytiques et philosophiques dans l'interprétation d'un moment de l'art.

La notion d'une littérature du ressassement est si étroitement liée à la pensée de Blanchot, à ses thèmes, à ses problématiques, à son " style " même, elle est tellement intriquée à quelques autres concepts cardinaux de son discours critique, tels le neutre, le désoeuvrement, le fragmentaire, l'incessant, le murmure que l'on peut se demander si un usage non blanchotien en est possible, si elle est validable en dehors de l'idéologie blanchotienne […]. La question est donc de savoir si la notion de ressassement est à même de remplir une fonction descriptive dotée de quelque pertinence dans le cadre d'une poétique ou d'une rhétorique des textes, ou dans celui plus général d'une analyse du fonctionnement des oeuvres. (58-59)

Le questionnement de la pertinence de l'application de cette " notion " de ressassement en dehors du contexte blanchotien ouvre donc quatre principaux espaces de réflexion :

    • la relation de l'art à l'Histoire et ce, de deux manières : d'une part historicité de ce geste ressassant de l'artiste (la génération de Blanchot, Des Forêts, Ponge, E. de Kermadec, Giacometti, mais aussi C. Simon, Sarraute) qui s'enracine dans l'expérience de l'événement " absolu " de la Shoah, et d'autre part ressassement qui implique un nouveau rapport à la temporalité et à la causalité. Le ressassement engage une certaine disparition du temps, non dans les termes idéalistes ou romantiques – ceux du geste expansif qui contient tout l'avenir " en germe dans son élan initial " (7) – d'un temps suspendu qui permettrait la saisie de l'instant, mais d'un temps définitivement coupé de toute vectorialité causale, d'un temps-matière plus que forme, qui exclut l'idée de commencement ou de fin, " détruisant le mythe de l'initial ou de l'originel auquel nous restons inconsidérément soumis " (50), temps pré-historique (c'est en ce sens qu'on peut relire l'expérience ontologique de l'amateur de musique dans le premier texte: " venu d'un très lointain ", d'un inhumain, préhistorique voire " athéologique " ou préislamiste – voir ci-dessous Note 1), rythme, encore une fois, plus que temps, où l'unité n'exclut pas la division et inversement :

        "La répétition, ni progressive, ni régressive serait le mouvement même de ce qui, ne marquant ni avancée ni recul, se suffit de battre comme un pouls, une pulsation– une pulsion ?" (51)

         

    • la notion de ressassement, à la frontière du poétique et du psychologique (Freud et la compulsion de répétition, les troubles psycholinguistiques, dont certains types d'aphasie) questionne la délimitation – critères formels, critères intentionnels – entre " monument et document ", entre bavardage et littérature ; entre expression et représentation (on croise la question de la définition de l'art brut) :
        "Que le monologue, dans le récit de fiction, puisse afficher les symptôme d'un trouble psycholinguistique, il n'y a là rien d'étonnant pour qui admet la vocation encyclopédique, l'ambition totalitaire du roman. Si l'exemple mérite toutefois de retenir l'attention, c'est parce qu'il fait apparaître une difficulté cruciale, qui est celle des rapports entre l'expression linguistique, normale ou pathologique et le langage de la fiction, difficulté dont nous avons vu que Blanchot a tendance à l'éluder. Le problème concerne très précisément la limite séparant le symptôme psychopathologique […] de l'indice textuel […] en tant que l'effet dont il est porteur serait lié à une intention artistique." (63)
    • entre – dans ce discours uniformément à la première personne – le " je " du locuteur et celui de l'auteur ; entre oeuvre et commentaire, dans ces " structures d'après-coup " que marquent les jeux récurrents du texte et des paratextes (on pense ici à ce roman des postfaces et du " repentir " qu'est le Henri Matisse, roman d'Aragon tel qu'il commence de se constituer dans l'après-guerre).

    • le geste ressassant est inscrit dans une histoire des formes poétiques – et par là même la " notion " choisie par B. Vouilloux constitue une proposition de perspective pour penser ou informer l'histoire littéraire – qui associe la promotion du " rapport du sujet à soi-même à travers l'écriture " et la libération des contraintes rhétoriques :
        "L'intronisation du ressassement dans la littérature qui se publie, et principalement dans le récit, a un lien évident avec la lente déchéance des modèles poétiques prescriptifs et avec l'évolution qu'ont connue les genres narratifs, qui, au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient de l'histoire, élaboraient des formes de subjectivation propres à faire de chaque oeuvre romanesque l' " odyssée " d'une conscience, et d'une conscience dont il devenait de plus en plus manifeste qu'elle était langage." (p. 76).

      La littérature du ressassement se diviserait ainsi en trois catégories : les littératures du moi, le pamphlet, la narration romanesque issue du " stream of consciousness " (74).

    • poétique vs rhétorique : le geste ressassant apparaît comme le geste d'une modernité – encore inachevée ? – qui se pense en termes de poétique et non en termes de rhétorique : du côté du faire et du défaire, du mouvement perpétuel, du discontinu, du processuel, de la rature (ce qui permet à B.Vouilloux de penser le problème du ressassement pictural : Ponge et Braque se retrouvent autour de la formule " l'objet c'est la poétique ") et non du côté " de la parole liée et continue, où s'enchaînent sans solution de continuité les arguments en vue d'avoir le dernier mot " (50) ; du côté du mode, de l'inflexion, de la variation et non du côté du modèle – d'où l'importance de la référence à la musique qui ouvre et ferme le volume. Le ressassement serait le " visage inavouable " de la répétition rhétorique, figure-reine des arts de l'effet, celui de l'inefficace et de l'aliénation - parole du " faux-pas ", du déraillement (69) –  mais surtout celui de la démystification du logos – " répétition répétant non pour envoûter mais pour désensorceler la parole de la parole même et plutôt pour l'estomper[…]. (Citation de Blanchot, p. 50) – et de la dé-raison – pas de " signifiant ultime en lequel se totaliserait la raison du discours " (51). Mais, à l'inverse, le geste ressassant est antipoétique en ce qu'il nie la pensée même de l'oeuvre – que ce soit s'interroge B. Vouilloux, sur le mode de l'impuissance ou de la souveraineté dédaigneuse – et retrouve, c'est me semble-t-il une des suggestions du texte, la dimension éthique de la parole engagée.

C'est là en effet sans doute dans cet " errare humanum… divinum atque " de Ponge (76), cité par B. Vouilloux , que le ressassement se fait geste – d'orgueil, d'humilité, de générosité, de culpabilité ou de remords, de courage, de reproche ? – face non à ce qui se dérobe, éternellement transitoire – ce monde donné dans son éloignement que le geste du premier essai désespérait de ressaisir dans les mots – mais ce qui " ne cesse de revenir et ne passe pas " (87) qu'il ait nom la barbarie d'Auschwitz, la tyrannie des idéologies ou bien l'existence humaine et la mort.

 

Essai poétique, critique et philosophique tout à la fois, le petit volume de B. Vouilloux précise – par les jalons historiques et lexicaux qu'il pose – et ouvre la réflexion sur cette lignée blanchotienne qui marque un temps fort de la littérature du XXe siècle (voir le colloque " Écritures du ressassement " (2001) organisé par Dominique Rabaté et l'équipe Modernités de l'Université de Bordeaux-III). Ouverture à une histoire littéraire qui la détermine et la dépasse, ouverture à sa parenté profonde avec les autres formes d'expression (l'être " gestuel " de l'oeuvre comme renaissance infinie est d'abord musical et plastique avant d'être littéraire), et prolongement " après-coup ", si l'on fait la relecture du volume, dans la variation poétique qui l'inaugure.

On pourrait peut-être précisément discuter, pour aller au bout de la réflexion, des risques de cette richesse signifiante que B. Vouilloux fait rendre à la notion. En l'éloignant de ce sol sémantique d'amertume – voix querelleuse et plaintive du ressasseur – dans lequel le livre prend soin de nous rappeler qu'elle est enracinée, la tentation est grande, pour le commentateur qui n'aurait pas la rigueur critique de l'auteur de l'essai, de faire du ressassement le geste uniforme de cet art – postmoderne ? – de l'incertitude, du retour réflexif et de l'inachèvement. Si le ressassement décrit parfaitement l'engagement de la phrase de Thomas Bernhard par exemple, on pourrait en revanche débattre de l'appartenance d'un Claude Simon, ou plus récemment, d'un Eric Chevillard, dont l'oeuvre est pourtant marquée par des formes séquentielles et de " reprise ", à cette catégorie. Car le geste ressassant, qui fait le lien entre le trait graphique et le trait de caractère, lance aussi une poétique des humeurs qu'on aurait peut-être tort de juger totalement anachronique.

 

D. Vaugeois
Université de Pau


Notes

Note 1 : Voir, à titre de prolongement, D. Vaugeois, " "L'encre retourne à l'encrier." Le préhistorique et l'écriture de la fiction contemporaine " (" Éléments pour une cartographie du roman contemporain " , colloque organisé par le Centre de recherches sur le roman du second demi-siècle, Université de la Sorbonne nouvelle, 23, 24, 25 mai 2002, actes à paraître prochainement). J'y repère dans les derniers livres de Claude Ollier, inspirés entre autres par la lecture de la poésie pré-islamiste, une voix narrative qui, dans des modalités autres que celle de la parole ressassante, fait, au futur antérieur, le récit de ce qui est toujours " effacé avant d'avoir eu lieu ", d'un déjà-vu qui est aussi bien prévision, d'un antérieur toujours posthume et d'un avenir toujours déjà là.

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