D'un Faust à l'autre
Sous la direction de J.-Y. Masson, cet ouvrage propose un panorama littéraire et musical du mythe de Faust en Europe, considéré comme " le plus propre à décrire les enjeux de la modernité ". Il part du Volksbush, ce premier Faust publié anonymement en 1587, et se clôt sur la répartie ironique de Paul Valéry, " Mon Faust ", laissée en suspens à la mort de l'auteur en 1945. Le parcours dans le mythe se veut décidément diachronique. C'est là la différence majeure entre cet ouvrage et le colloque de Nanterre (mai 2001) dont il reprend les actes, lequel avait rassemblé les communications selon divers axes comparatistes. Une telle disposition sous-tend la thèse de J.-Y. Masson, qui rassemble sous une même figure celle de la " mélancolie du savoir " la disparate de ces oeuvres. Cette mélancolie se déclinerait selon ces trois savoirs modernes : " se découvrir dérisoire et seul dans l'immensité de l'univers ", " trouver plus assurée l'existence du diable dans esprit de l'homme que celle de Dieu hors de lui ", enfin " de ne pouvoir atteindre à la maîtrise de la totalité des savoirs ". Et de fait, l'ouvrage assoie cette idée du savant moderne entraîné dans un désir impossible et dangereux de tout connaître en faisant une large part aux représentations goethéenne et romantique de la figure faustienne (la gravure de Rembrandt surnommée " Faust " par Goethe lui-même figure en couverture). C'est pourtant une telle vision du personnage faustien que la dernière communication d'Anne Ubersfeld sur " Mon Faust " invite à reconsidérer, et qu'il conviendrait certainement d'approfondir par l'étude des Faust entrés plus récemment en littérature (Louis Calaferte, Marc Petit, Roberto Gac, etc.).
La grande qualité de l'ouvrage réside dans la multiplicité des approches (mythique, littéraire, historique, philosophique, intertextuelle, musicale ou encore psychanalytique), et dans la diversité des oeuvres choisies, témoignant d'un souci évident de donner des clés d'entrée pertinentes pour un lecteur découvrant le mythe et ses avatars modernes. On peut par ailleurs se demander si la dynamique comparatiste privilégiée lors du colloque ne facilitait pas une exploration plus systématique du mythe faustien selon des problématiques plus précises (esthétique, politique, métaphysique, scientifique). Voici, dans l'ordre, la chaîne des Faust étudiés.
Grand familier du mythe faustien (Visages de Faust au XXe siècle), André Dabezies s'essaie en ouverture à une " lecture théologique du Volksbush ", ce Livre Populaire qui marque l'entrée dans la légende d'un personnage historique Georg Faust, " astrologue et charlatan ". Il rappelle la structure dramatique bipolaire, proprement mythique du récit, née de la contradiction entre " un dynamisme " paracelsien " qui vise à l'élan de la vie, l'aspiration profonde, le désir du savoir ou du pouvoir " et " un " complexe de Théophile ", qui veut le savoir à tout prix pour la magie et la domination " manifesté par le pacte avec le Diable. Il rappelle également l'ambiguïté du récit, dont l'auteur " [s'efforçant] plutôt à un tel diagnostic de " théologie spirituelle ", en reste souvent à un niveau assez suspect d'obsession du démoniaque ". Par cette ambivalence entre une morale chrétienne mal approfondie et un univers de superstitions et de péripéties invraisemblables, le " Récit Populaire " apparaît comme " un quasi-monstrum théologique ". Aussi l'intérêt littéraire du texte réside davantage dans l'émergence de Faust comme homme des " désirs impatients d'être satisfaits ", qui s'est cru condamné par ses excès.
Étudiant " la comédie du monde à l'envers " chez Christopher Marlowe, Myriam Crusoé retrouve cette double caractérisation de Faust, comme homme de la connaissance qui finit par se perdre dans un élan dionysiaque destructeur. Elle découvre une autre forme d'ambiguïté propre à Marlowe par le jeu entre une posture théologique, moralisatrice du texte qui fonctionnerait " comme un contre-modèle spirituel et le caractère constamment grinçant de la pièce.
Guiomar Hautcoeur s'interroge sur la possibilité de voir dans la pièce de Calderòn Le Magicien prodigieux (1637) un avatar espagnol du Faust. Il justifie d'abord le rapprochement : l'insertion du motif faustien du pacte dans la légende hagiographique source (Vie de Saint Cyprien et de Sainte Justine), le prénom Faustine dans la version primitive, les disputes de Saint Cyprien, homme de science, avec le Diable. Puis il argumente la thèse selon laquelle Le Magicien prodigieux constituerait une version " catholique " du Volksbuch (côté protestant) par le traitement d'" une question théologique importante : celle qui concerne les liens entre la foi et la connaissance rationnelle, entre le salut et le libre-arbitre ". Il nuancera sa réponse (Calderόn défenseur du pouvoir rationnel dans la recherche de Dieu) par l'examen de sa réception romantique : l'accent mis sur la comédie, sur la nature et sur l'acceptation du désir dans sa logique naturelle opère le dépassement d'une lecture simplement théologique.
Jacques Le Rider s'attaque au monumental Faust II de Goethe. Il en souligne l'extrême pessimisme, qui fait de ses contemporains " les créatures de Méphistophélès, non les amants d'Hélène ". Corruption du politique, " rêve mort-né " d'un art allemand qui tendrait à la grécisation des formes, condamnation d'un certain romantisme exacerbé qu'il parodie dans ses décors exagérément moyenâgeux, tel est l'état des lieux qui transparaît. Au passage Jacques Le Rider rend hommage à l'audace et au génie de Goethe, qui s'affranchit des lois du genre dramatique, et refuse toute concession, toute facilité de l'écriture au risque de ne pas être compris de ses contemporains.
" La Nuit du Walpurgis classique ", poème original de Verlaine, sert de toile de fond à l'étude comparatiste de Pierre Brunel, qui choisit cette fête du premier mai et ses différentes réécritures comme entrée dans le mythe faustien. Le parcours est varié, et s'attarde notamment sur le Songe d'une nuit d'été, et sur les pièces musicales de Mendelssohn et de Berlioz.
Rémy Stricker s'intéresse aux premières mises en musique du Faust de Goethe, vers 1820-1830, c'est-à-dire aux deux ensembles de Konradin Kreutzer (Gesänge aus Goethes Faust) et de Berlioz (Huit scènes de Faust H33). Opposant l'invention et la transformation de Berlioz au conventionnalisme plat de Kreutzer, il réfléchit sur la problématique du passage d'un art à l'autre. Contre l'accusation d'infidélité essuyée par Berlioz, Rémy Stricker répond que le jeune Berlioz, " en trahissant Goethe, trahit ce qui reste chez Goethe de mode du temps ".
Reprenant la question du désir étudié chez Don Juan, Camille Dumoulié inscrit son étude dans la perspective psychanalytique. Il s'intéresse à la descente énigmatique de Faust chez les Mères, et le rapproche d'autres textes (Lenau, Nerval et Artaud). Le désir fou, faustien, serait contredit, " temporisé " par le pacte salvateur, dans le même temps qu'il conduirait Faust chez les Mères " lieu originaire du féminin et de la vie " à la recherche d'une certaine vérité.
Face encore à la problématique du Désir, Michel Schneider spécule sur le rapprochement entre Faust et Don Juan, deux figures emblématiques du défi et du " franchissement du temps ". Etudiant Lenau et Grabbe il souligne leur parenté : " deux frères en mélancolie ".
Sylvie Parizet ouvre sa communication sur un constat : le brouillage des frontières entre la figure de Faust et celle de Frankenstein. L'enquête confirme leur parenté frappante, cependant l'absence de pacte chez le second marque le " gouffre qui sépare les deux docteurs ". Ancrée dans la modernité, cette figure de savant illustre la responsabilité de l'homme dans un monde où l'univers de la croyance n'est plus celui de Faust. La perspective mythique en sort considérablement bouleversée.
Un triple détour par l'opéra, aux côtés de Laure Schnapper (" Le Faust de Gounod "), de Timothée Picard (le Mefistofele d'Arrigo Boito) et de Marjorie Berthomier (le Doktor Faust de Ferruccio Busoni) va permettre la transition du romantisme vers le XXe siècle. Laure Schnapper et Timothée Picard s'intéressent à la réception de ces opéras faustiens. La première tente d'éclairer sans a priori ce qui a pu fasciner le public et susciter la réprobation dans la critique de cette adaptation du Faust I de Goethe, remarquant la transformation en " un opéra intimiste " où le héros est simplement en quête d'amour. La seconde explique comment la création italienne d'un Faust a pu concentrer les tensions entre deux conceptions opposées d' " un art mélodique à l'italienne et d'un art symphonique à l'allemande ". Elle met en lumière l'originalité esthétique de cet " opéra-manifeste ", " carrefour des différents courants esthétiques alors naissants ou déclinants : romantisme, positivisme et décadentisme " et " sa fonction herméneutique ". L'entrée dans le XXe siècle se fait de plein pied avec le Doktor Faust de Busoni, " réécriture personnelle " et moderne du Faust goethéen. Selon Marjorie Berthomier, c'est en consentant à mourir que ce Faust atteint l'éternité, par la re-création et l'engendrement, devenant alors la figure de " l'éternelle volonté " (" ein ewiger Wille ").
Elizabeth Rallo-Ditche présente le Faust de Fernando Pessoa, et s'attache à dégager les lignes de force et les échos littéraires de cette " tragédie subjective " laissée inachevée. Elle rappelle le poids du Faust goethéen, mais souligne également les influences de Shakespeare, de Léopardi, et de Mallarmé : respectivement le personnage de Hamlet, la nostalgie du passé et la croyance en un Christ noir, enfin le procédé soustractif dans l'expression. Elle remarque le tour personnel, confidentiel donné à l'oeuvre par son auteur.
Prenant appui sur Le Déclin de l'Occident d'Oswald Spengler (1919-1923), Georges Thinès reconsidère le mythe d'un point de vue philosophique. Comment définir " l'esprit faustien " ? Qu'est-ce que ce personnage qui est avant tout Destin ? Georges Thinès dégage sa dynamique première : ce mouvement vers l'infini impliqué par son désir insatiable. Il rappelle aussi l'oscillation du mythe entre " un Faust avide de connaissance et un Faust avide de plaisir ".
C'est un détour plaisant par la Science Fiction que nous propose Hans Hartje, par l'analyse d'un court texte de Hermann Hesse (1927). Méphistophélès et Faust s'adonnant à une expérience radiophonique avant l'heure, viennent à capter les sons discordants d'une étrange musique (du jazz) et se livrent à d'étonnantes hypothèses sur le sort des générations à venir.
Françoise Flamant continue l'exploration des Faust majeurs du XXe siècle par " le roman faustien de Boulgakov ", roman complexe à forte dimension autobiographique, et qui superpose trois espaces d'action soviétique, biblique, surnaturel. Elle affirme d'abord l'ancrage de cette oeuvre originale dans le mythe faustien, et cherche ensuite à en illustrer la qualité de récit proprement mythique, dans la lignée de celui de Goethe, faisant fi de toute interprétation religieuse ou philosophique.
Dans son étude sur " la Forme et le Chaos dans le Doktor Faustus de Thomas Mann ", Jean-Yves Masson montre comment l'écrivain a voulu écrire contre l'histoire et son chaos politique en multipliant les contraintes d'écriture : par le pastiche du Volksbush, par la recherche sur les chiffres, par l'abondances des références littéraires. Il dégage les modèles d'Adrian Leverkhün Nietzsche, Schönberg et Dürer qui inscrit la mélancolie dans le personnage. Cette figure du Faust musicien, Laurent Feynerou en signale toute la valeur pour l'étude des créations contemporaines musicales : il s'intéresse notamment aux recherches de Hanns Eisler, de Michel Butor et de Henri Pousseur, de Konrad Boehmer et de Giacomo Manzoni.
Anne Ubersfeld vient clore cet ouvrage sur " La revanche de Gretchen " que le IIIe Faust de Valéry réaliserait, par l'affirmation d'une " pensée-promesse " positive qui dégagerait l'horizon de l'oeuvre. Loin d'être lacunaire, l'inachèvement de " Mon Faust " apparaît alors comme un inachèvement potentiel, où l'amour a le beau jeu de confondre les voix de Faust et de Lust en un même agir. Rappelant dès le début de La Comédie de Lust son existence toute littéraire, le Faust de Valéry, résistant à la tentation du néant et à celle de l'amour terrestre, nous promet une ouverture fort positive du mythe sur la création dont Lust, ce " petit Faust femelle " selon elle, a su donner l'impulsion. Cette mélancolie du savoir diagnostiquée par J.-Y. Masson pourrait bien trouver ici son contrepoint esthétique.