Rhétorique/Polémique
Voici un recueil de contributions sur la " parole polémique ", entendue comme objet situé à un carrefour entre littératures anciennes et modernes, rhétorique, mais encore philosophie, histoire et droit. C'est dire, d'emblée, toutes les ambitions de l'ouvrage, et aussi toute la richesse des possibles. D'autant plus que la perspective, nous dit-on en avant-propos, sera résolument diachronique. Et pour contrebalancer ce qui pourrait a priori tirer l'entreprise vers un certain impressionnisme, le choix d'un fil directeur tel que l'argument ad hominem doit permettre tout à la fois de varier les approches et d'approfondir la question.
Sur le statut du polémique
Les deux premières contributions, signées Michel Murat et Gilles Declerq, entendent " reprendre la question du "polémique" sur un plan [ ] général, et [ ] en montrer l'actualité " (p. 7). En abordant le " statut du polémique ", ces deux articles s'interrogent d'emblée sur le caractère scandaleux du polémique : scandale de ce qui demeure un concept, scandale d'une parole propre à mettre en danger l'échange. Le polémique, entre abstrait et concret, est délicat à manier.
Au début de " Polémique et littérature " (p. 1-15), M. Murat rappelle que la violence semble topiquement liée à la polémique, dès l'étymologie du terme. Céline, avec ses pamphlets, serait alors l'illustration des " désordres que cette violence porte jusque dans la littérature ". Or, cet ancrage en terre de littérature peut poser le problème de la généricité du polémique. Il n'est ni pamphlet ni satire, qui " correspondent à des phénomènes hétérogènes, et à des moments distincts de l'histoire " : M. Murat assigne au pamphlet, profondément modelé par son historicité, une vie très courte, réduite à la " phase finale du romantisme " ; quant à la satire, très fortement codifiée, elle n'est jamais génériquement autonome, mais toujours inscrite dans tel ou tel genre. Elle est " une régulation éthique et une sublimation esthétique de la violence et de la ruse inhérentes à l'usage social de la parole ". La polémique, elle, serait un " artefact ", un concept. Dès lors, pamphlet et satire constitueraient deux modes de littérarisation de la parole polémique c'est-à-dire à la fois légitimation et condition d'acceptabilité du polémique. Après avoir ajouté qu'il ne sera pas question ici des formes internes de polémique où l'on pourrait ranger, par exemple, l'intertextualité , M. Murat justifie le titre de l'ouvrage : la parole polémique : outre qu'il n'existe pas de spécificité de l'écriture polémique, les éditeurs ont voulu préserver l' " ensemble des usages sociaux du discours " (p. 15).
Il s'agit donc de faire sortir la polémique de ce " hors-champ " où on l'a reléguée depuis Aristote, comme le rappelle Gilles Declercq, qui réfléchit ici aux rapports entre " rhétorique et polémique " (p. 17-21). " Parole sans règle " et " parole sans foi ", destinée à faire perdre la face, la polémique a partie liée avec la morale et le pouvoir. Elle met en oeuvre une " rhétorique sauvage par sa fin (la prise de pouvoir), mais experte " dans la mesure où elle scinde res et verba. D'où certaines tentatives destinées à la réguler telles la syllogistique et l'enthymématique aristotéliciennes Cependant, cet " impensé théorique ", parce qu'on le refoule, est susceptible du plus violent des retours. Schopenhauer l'avait vu : on veut toujours avoir raison, moins pour imposer sa conviction que parce que l'on juge l'interlocuteur incapable d'avoir raison. Dès lors, le champ est libre pour l'argument ad hominem, qui " n'est précisément pas un argument, mais le paradigme de l'infraction au regard d'une pratique régulée, éthico-logique, de l'argumentation et de la controverse " (p. 20) G. Declercq revient, comme on le verra, sur l'argument ad hominem dans un long et pénétrant article (pp. 327 à 376).
Philosophie
L'interrogation philosophique est à comprendre ici en termes quasi archéologiques. La philosophie ancienne, en consacrant une large part de ses investigations aux rapports entre les mots et les choses, en même temps qu'à une théorisation de la parole efficace, ne pouvait ignorer ce que l'on appelle aujourd'hui " polémique ". Cependant, les trois articles suivants font moins le point sur le travail d'élaboration théorique de la notion que sur des exemples, empiriques, de son usage. On n'oublie pas ici que la philosophie, comme le polémique, est à la fois discours et pratique, à la fois affaire individuelle et collective.
C'est Jacques Brunschwig qui ouvre cette deuxième section de l'ouvrage (" Aspects de la polémique philosophique en Grèce ancienne ", pp. 25-46), avec l'hypothèse suivante : depuis Héraclite, l'ensemble de la philosophie grecque serait placée sous le signe de la polémique. Il n'entend pas signifier par là que " Polemos est le père de toutes choses et le roi de toutes choses ", ou que " l'harmonie n'existerait pas sans l'aigu et le grave ". C'est que " l'histoire de la philosophie grecque n'est rien d'autre que l'histoire des polémiques entre les philosophes grecs ".
On trouve déjà chez Hésiode les deux formes que prend la Discorde : destructrice et déplorable, elle peut être aussi féconde et génératrice de progrès. Réfutation et invectives sont alors les deux formes dominantes de la polémique. La réfutation, qui touche aux idées, les philosophes de l'École de Milet Thalès, Anaximandre et Anaximène ne cessent de l'employer, dans leurs recherches sur la substance unique dont proviendraient toutes choses et dont toutes choses seraient faites. Quant à l'invective, visant " d'abord à déconsidérer les personnes, grâce à toute une variété de procédés qui vont de l'injure à la raillerie [ ], elle n'entend disqualifier [les] idées que de façon indirecte " (p. 27), et elle est d'abord source de ridicule. Héraclite l'utilise pour en faire une " sanction des doctrines par le rire ou le sourire " (p. 32).
Dans un second temps, J. Brunschwig entreprend de rendre compte des " jeux assez complexes de séparation et de combinaison qui n'ont cessé de s'instituer entre l'un et l'autre " de ces " deux pôles extrêmes de la réfutation et de l'invective " (p. 33). Cette étude s'appuie sur la notion d'elenchos, mouvement dialectique de réfutation qui semble avoir partie liée à la honte chez Homère, la honte du guerrier qui n'a pas surmonté un obstacle. L'exemple le plus frappant est celui de Socrate qui, à travers ses questions, met à l'épreuve son interlocuteur, au point de lui faire perdre la face ce dernier finissant par nier l'opinion qu'il défendait. Aristote définit l'elenchos comme " un raisonnement valide ayant pour conclusion la proposition qui contredit une conclusion donnée " (p. 36). Ce faisant, il distingue la dialectique, envisagée comme discussion, jeu ou " beau match ", " sans vainqueur ni vaincu ", conçue comme échange agonistique. Si Aristote entend ainsi " "dépolémiser" la discussion dialectique ", les choses prennent après lui un tour différent. Dans les rapports entre Épicuriens, Stoïciens et Sceptiques, on a recours à l'invective et à l'injure, en reprenant les lieux communs de la calomnie fréquentés par les orateurs. Cependant, la réfutation reste présente, comme le prouvent les " tropes sceptiques " d'Agrippa, véritable " arsenal d['] outils réfutatifs ". Par ailleurs, accorder trop de place à l'injure, en faisant par exemple d'Épicure le plus " teigneux " des philosophes, c'est peut-être aussi faire une erreur de perspective. L'ironie et l'agressivité seraient des stéréotypes, dirigés moins contre les philosophes contemporains que contre leurs prédécesseurs.
Après ce passage par la Grèce ancienne Clara Auvray-Assayas nous conduit à son tour vers " la polémique dans les dialogues philosophiques de Cicéron " (pp. 47-56). Ce dernier est en effet conscient des " liens qui unissent les techniques de réfutation des avocats et les méthodes adoptées dans la disputatio philosophique ". Il veut aussi " situer l'avènement de la discussion philosophique par rapport et par opposition aux débats de l'éloquence judiciaire ". Les deux explications qu'il propose sont les suivantes : soit les méthodes judiciaires ont été transférées à la discussion philosophique, soit il y a eu rupture, à l'issue de laquelle les philosophes ont rejeté les règles et stratégies de l'éloquence au profit de la conversation (" sermo "). Cicéron s'appuie sur Carnéade, évoqué tantôt en arbitre de la controverse entre écoles philosophiques, tantôt en maître de la discorde, eu égard à son utilisation des " armes dialectiques ", il plaide pour la méthode philosophique néo-académicienne, pour un usage du " discours contre " entendu comme voie d'accès à la vérité, et pour un " exposé continu ", plus à même d'aller en profondeur. C'est seulement de cette manière qu'on évitera de tomber dans la caricature et que l'auditeur pourra " prendre sa décision en toute connaissance de cause ". Cette volonté d'éviter la caricature est encore liée à une pratique publique du " contra dicere ". Il y a chez Cicéron une volonté politique derrière la volonté de faire sortir l'échange philosophique de " la retraite des écoles où prévalent des codes privés ".
En se consacrant au " thème de la philosophie païenne dans la polémique chrétienne, de Lactance à Augustin " (pp. 57-102), Blandine Colot et Bruno Bureau s'intéressent à la polémique chez les chrétiens du IVe siècle, siècle d' " inversion du rapport de forces entre paganisme et christianisme ", ou mieux : de " victoire " des chrétiens.
Dans un premier temps, Blandine Colot étudie le " tournant constantinien " à Rome, à travers une confrontation entre les écrits de Lactance et la philosophie des païens. Les Divinae Institutiones de Lactance sont en effet contemporaines de la dernière vague de persécution contre les chrétiens, sous Dioclétien, ainsi que de la conversion de Constantin en 312. L'oeuvre de Lactance est une oeuvre de combat et de débat : combat contre les persécuteurs, où domine la raillerie ; débat avec les païens pour les amener à la religion du Christ. B. Colot remarque que la polémique emprunte les notions centrales à Rome de pietas et de justitia, en lien avec ces autres notions intangibles de religio romana et de sapientia. Il s'agit pour Lactance de redéfinir ces notions plastiques en les faisant glisser du registre païen au registre chrétien. B. Colot analyse donc les déplacements à l'oeuvre dans cette " topique commune " de la " religion-institution ". A travers cette volonté, se fait jour un désir de réunir docti et indocti autour d'un " nouveau "pensable" " (p. 72).
Alors que le christianisme s'impose voire s'est imposé , Bruno Bureau étudie la " stratégie polémique chrétienne " dans la réfutation des hérésies, à la fin, cette fois-ci, du IVe siècle. Il s'attache à l'aspect technique de l' " utilisation polémique des philosophes épicuriens et stoïciens et [de l'] exégèse scripturaire dans quelques textes d'Augustin et de Jérôme ". Le risque de petulantia est grand (contre lequel Quintilien mettait déjà en garde), quand on veut montrer à l'adversaire combien il a tort de s'obstiner dans l'erreur, et que l'on a recours à l'argument ad hominem. Certes, mais cet aspect de la polémique ne doit pas masquer le discours sur le fond. B. Bureau montre alors le destin, chez Jérôme, du mot " piégé " haeresis. Il y subit toutes sortes de gauchissements, passant de l'étymologie de " choix " philosophique à celui de " doctrine déviante ". La démonstration par l'absurde fait elle aussi partie des ressources de ce combat contre les " hérétiques ". Cependant, il ne faut pas oublier l'importance des Écritures dans cette démarche polémique. Un lien ténu est tissé entre exégèse et argumentation. La parole de Paul est par exemple le lieu d'investissements polémiques remarquables on n'est pas loin, ici, de l'argument d'autorité.
Aux risques d'excès, toujours présents, de la parole polémique, Jérôme oppose une théorie radicale : " la réfutation des hérétiques ne souffre pas de demi-mesure car c'et la vie même de l'Église qui est en jeu " (p. 95). Cependant, la parole de guerre est peut-être plus efficace si elle est " détournée, donc détournante ". Si cette prudence ne suffit pas à convaincre, et s'il faut encore argumenter pour la polémique en ce domaine, Paul et le Christ n'ont-ils pas utilisé cette parole de violence ? On rejoint là aussi la question de l'auctoritas, qui est définitivement celle de l'Église. À la fin du IVe siècle, on est bel et bien passé, comme l'écrivent B. Colot et B. Bureau, d'une " victoire par consensus " à une " victoire d'autorité ".
Littérature
La troisième partie de l'ouvrage se présente sous la forme d'analyses de moments littéraires distincts, dans une perspective diachronique nettement affirmée de l'Antiquité romaine au XXe siècle. C'est l'occasion de mettre en avant les liens entre discours littéraire et contexte social, en même temps que de réfléchir aux éventuelles inscriptions du polémique au sein du discours littéraire qu'elles soient formes génériques ou catégories rhétoriques. Là encore, il semble que ce soit la formidable plasticité de la notion qui est mise en avant.
La contribution de Jacqueline Dangel et Anne Videau (" L'écriture polémique à Rome au début de l'Empire ", pp. 105-130) se propose d'explorer le cadre juridique matriciel de la " mise en cause d'autrui " à travers son inscription générique au sein de la satire, de l'élégie et de l'épopée.
Le poème diffamatoire est interdit à Rome, en tant que trouble sévère à l'ordre public (la contribution de Michèle Ducos revient sur cette question). C'est dire l'importance accordée aux registres du convenable et du recevable. Chez Quintilien, l'eloquentia canina, se voit ainsi rejetée.
Dans le genre satirique, Horace fait figure de théoricien et de praticien. Sa position face à l'insulte est claire : il l'autorise quand elle n'est qu'un jeu ; il la rejette quand elle est agressive et cruelle. L'héritage d'Archiloque est accepté quand il s'agit de métrique hellénisante et iambique ; il est rejeté quand il s'agit de " rage " caractéristique.
L'Apocoloquintose de Sénèque fournit un objet d'étude intéressant sur l'écriture satirique et la diatribe politique. Le texte est un pamphlet dirigé contre Claude. Celui que l'empereur a exilé semble s'y défouler. La parodie y domine, qu'elle prenne pour cible l'épopée ou la satire elle-même. L'irrévérence passe donc par un jeu littéraire, mais l'argumentation ad hominem y joue aussi un grand rôle : les vices et les défauts de Claude y sont blâmés avec violence. A ce titre, l'image de la coloquinte est susceptible d'une lecture à trois niveaux : s'il s'agit de la figure de la Grande Mère du culte de Cybèle et d'Attis introduit à Rome par Claude, elle est aussi à la base d'un poison qui rappelle celui dont fut victime l'empereur et elle symbolise encore la bêtise
Dans le genre élégiaque, l'Ibis d'Ovide s'en prend à Auguste il est aussi question d'exil mais sans aucune allusion explicite. Le nom de l' " adversaire " reste toujours tu, masqué derrière diverses périphrases. La menace de devenir plus virulent est sans cesse brandie, mais parce qu'il n'y a précisément que menace, c'est la rhétorique du contournement qui domine.
Pour l'épopée, J. Dangel et A. Videau se détournent de la Pharsale et privilégient l'analyse d'une lecture à clef de l'Énéide plus particulièrement, de la fin du poème. Énée est-il Auguste ? Turnus est-il Marc-Antoine ? Si tel est le cas, comment interpréter le combat entre eux, et la colère d'Énée ? Alors qu'Anchise lui a recommandé de parcere subjectis et de debellare superbos, Énée ne manque-t-il pas de pietas envers un Turnus on ne peut plus subjectus ? En fait, ces questions doivent être replacées dans le co-texte et dans le contexte notamment celui de la rivalité avec Homère
Avec Pierre Laurens (" Memoriae haerent. Matériaux pour une histoire de l'épigramme polémique ", pp. 131-147), il est temps de se poser la question suivante : à quoi tient la permanence historique de l'épigramme ? Sans doute à ce que Quintilien appelle les sententiae, mélange d'energeia, de plaisir et de mémoire. Mais aussi, " pour nous modernes ", à sa dimension polémique, pourtant effacée par P. Laurens dans son classique L'Abeille dans l'ambre (Les Belles Lettres, 1989). L'auteur donne de cette absence deux raisons principales : d'une part, l'épigramme est bien plus variée qu'on ne le croit aujourd'hui ; d'autre part, si l'épigramme polémique existe comme catégorie, elle pose la question d'une essence de l'épigramme en tant que telle en d'autres termes, l'épigramme polémique n'obéit à aucun critère formel spécifique. Cependant, P. Laurens revient sur le lien selon lui intime entre polémicité et historicité : la fonction polémique naît de la rencontre entre une cible réelle et un enjeu d'ordre intellectuel. Ces prolégomènes posés, P. Laurens peut embrayer sur une rapide histoire de l'épigramme " dans ses rapports à la polémique ".
À l'origine, l'épigramme est une inscription et son " esprit iambique " lisez : polémique n'est qu'occasionnel. Cette veine agressive se retrouve essentiellement dans les domaines littéraire et politique. Puis vient Martial, qui condense et spiritualise l'objet. Dans l'impossibilité de recourir à l'argument ad hominem, sous peine de condamnation, le discours s'oriente vers le général. Le poème est fortement rhétoricisé, pour atteindre à une efficace dont la pointe dit toute l'importance. L'épigramme ainsi formalisée fait florès chez les humanistes : on la retrouve dans les pasquils italiens ou sous la plume d'Érasme. Plus tard, elle apparaît dans la Querelle des Anciens et des Modernes, chez Boileau et Racine. On le voit alors, " l'épigramme polémique appartient moins à la littérature qu'à l'histoire ou à la sociologie littéraire " (p. 142). P. Laurens termine ainsi sa contribution par l'analyse d'une querelle d'épigrammes entre Boileau et les Jésuites, démontrant " la fonction essentiellement médiatique de l'épigramme polémique : s'assurer par la démonstration de la supériorité rhétorique, bien au-delà du triomphe de la thèse, la faveur de l'opinion " (p. 145).
Évoquer Théophile de Viau dans un volume sur la parole polémique, comme l'entreprend Pascal Debailly (" Théophile de Viau et le déclin de l'ethos satirique ", pp. 149-171), voilà qui ne semble guère discutable : les exemples de sa " répartie cinglante " en font un véritable satirique, préférant perdre " un amy plustost qu'un mot pour rire ", selon les mots de Régnier. Qui plus est, l'époque de Théophile régence de Marie de Médicis, premières années du règne de Louis XIII semble définir un espace privilégié pour la satire et la polémique.
C'est cependant à la trajectoire personnelle de Théophile que veut s'attacher P. Debailly. Une trajectoire d'autant plus intéressante qu'elle semble s'éloigner de plus en plus nettement de cet " effet de mode " satirique pour aller vers une poésie plus personnelle. L'histoire de Théophile satirique rendrait sensible le déclin de l'éthos satirique au début du XVIIe siècle.
Il y a bien un projet satirique chez Théophile, au début de sa carrière, alors que les années 1600-1620 marquent un " âge d'or de la satire en France ". Qu'il s'agisse de poésie libre et obscène, de roman comique, de pamphlet politique ou de satire humaniste en vers " lucilienne ", dit-on l'époque est celle d'un " bouillonnement satirique ". Le projet d'un recueil de satires semble évident dans ces " Satyre premiere ", " Satyre seconde ", " Satyre troisiesme " alors rédigées par Théophile. À l'époque, son ambition de devenir conseiller du Prince peut expliquer ce choix. La grande satire humaniste est en effet propre à lui forger un éthos héroïque : celui du poète luttant contre le vice. Mais " la Muse paresseuse et rétive de Théophile était de tout façon trop sensible au libertinage et à l'individualisme pour mener à bien une telle entreprise épique " (p. 155). Or, la satire à la Régnier paraît être l'emblème de la jeunesse contestataire du temps, chez qui s'expriment les idéaux libertins de " démarche protestataire et souci d'émancipation, refus de l'ordre et de la règle, culte de la Nature, qui se substitue à l'adoration de Dieu, affirmation des humeurs d'un Moi, recherche de la sincérité, du nonchaloir et de la sensualité " (p. 155). La satire, chez Théophile, peut aussi témoigner d'un " désir juvénile de narguer l'autorité " (p. 156).
La poétique de Régnier influence grandement Théophile, qui imite le " sermo cotidianus " et revêt l'éthos satirique où se mêlent liberté, vérité et attaque impersonnelle, pour échapper ainsi au " soupçon de médisance ". Mieux : louange et blâme entretiennent ici une " parenté organique ", comme si la satire noble n'était finalement qu'un " éloge suspendu ". Quant au " culte de la brusquerie et du nonchaloir " chez Régnier, il rejoint les idées de naturel et de furor là où inventio passe avant dispositio et elocutio. " Trop polir ses mots et ses manières, c'est dénaturer autant la vérité que son génie individuel ", commente P. Debailly (p. 160).
Or, c'est cette question du " génie individuel " qui entraîne Théophile vers un " déni de la satire " et une " volupté plus calme ". De fait, dès ses premières pièces satiriques, on avait du mal à reconnaître chez lui de réelle vis comica, encore moins de véhémence. Et l'affirmation d'un génie individuel équivaut au rejet de toute imitation, cette soumission qui trahit la nature individuelle mais qui est aussi l'un des ressorts fondamentaux de la satire humaniste Théophile s'oriente vers un autre éthos, celui d'un auteur incapable de blâmer : il va jusqu'à retirer certains vers de ses pièces. " Plus que la liberté du blâme, écrit P. Debailly, c'est la liberté d'ouvrir son coeur à sa guise qui intéresse Théophile, plus que la vérité morale, la vérité intérieure, plus que la Nature universelle, sa nature intime. " (p. 165) Il glisse vers la " douceur ", la politesse et la civilité propres à une esthétique conversationnelle alors en développement. À ce titre, il n'est pas anodin que la " Satyre troisiesme " devienne " Élégie à une dame ".
C'est peut-être alors pour " créer une véritable poésie du sujet " que Théophile a dans un premier temps pu privilégier la satire : elle est une étape où il a pu " s'essayer " et " essayer les conditions de possibilité d'un discours émancipé ", " faire sentir la vibration d'une intimité qui prend le risque de s'exposer " (p. 169). Au final, Théophile réussit à " faire coïncider persona littéraire et individu privé ". Mais cet infléchissement se heurte à l'évolution des temps : à partir de 1623, date du procès de Théophile, l'individu privé est suspect suspect parce que nécessairement associé au libertinage.
La contribution de Jean-Charles Darmon (" Écriture polémique et libertinage de la pointe : le cas des Lettres satiriques et amoureuses de Cyrano de Bergerac ", pp. 173-204) propose de s'interroger sur les rapports entre polémique et incertitudes de l'interprétation chez Cyrano de Bergerac. D'emblée, la polémique est définie dans un jeu de " feintise ", en lien avec la métaphore de l'écrivain bretteur et donc en lien avec l'esthétique de la pointe. Les Lettres satiriques et amoureuses sont ainsi le lieu d'une joute avec le monde, les autres mondes, mais aussi avec les idées dominantes du temps. Elles sont aussi le lieu où le brio du sujet écrivant miroite au point de rendre le sens vacillant. Le tout dans un mélange de " plusieurs régimes de polémicité, oscillant entre les formes les plus directes et les plus indirectes " (p. 174). Il y va ainsi d'un bon nombre de difficultés : qui dit " je " ? contre qui ? comment appréhender la multiplicité des objets de polémique ? et pour un même objet, la multiplicité des arguments ? Quant à la pointe, en s'affichant comme sans profondeur, liée au seul principe de plaisir, elle est de fait prise dans des " effets de réversibilité toujours possibles ".
La polémique s'éprouve ainsi sur le mode du jeu, la pointe ressortissant de l'ingenio et de l'image (de l'éthos) de l'écrivain-escrimeur. Elle est " feux d'artifice " et " principe de mouvement indispensable à l'imagination " (p. 175). Elle est de l'ordre de l'éclat pour Gracián, elle est même le lieu où la rhétorique se prend elle-même pour objet. Dès lors, elle entretient des liens ténus avec l'injure et l'invective, sur le mode de la " joie destructrice ". La pointe " désennuie le langage ", écrit avec bonheur J.-C. Darmon. Comme en escrime, " elle fusera là où on ne l'attend pas " et elle sera suivie d'une pause, pour admirer le concetto, instaurant ainsi une dialectique du continu et du discontinu au sein de la lecture. Cependant, la pointe n'est pas que rhétorique. Si elle se reflète, elle est encore à l'image de ce qui se passe dans la Nature, des luttes qui s'y déroulent. C'est peut-être ce qui explique aussi qu'elle puisse prendre place dans d'autres types d'écriture polémique, comme l'argumentation ou l'ironie dans ce cas, la pointe est non seulement contre la doxa, mais encore principe de vacillement : " elle tend à neutraliser les effets de polémicité en les affichant et en les parodiant " (p. 184). Avec elle, c'est la catégorie du vraisemblable qui, du même coup, vacille. À travers ces " rotations de sens ", la pointe fait signe vers l'essence problématique de l'homme ; elle est à l'image d'une nature humaine et d'un monde décentré et énigmatique.
On ne saurait donc être sensible qu'aux seuls " jeux spectaculaires du signifiant " à l'oeuvre dans la pointe. Son esthétique s'inscrit dans une configuration de censure et d'autocensure où le "non-dicible " ouvre un " espace de jeu indéfini entre l'épistolier et ses lecteurs virtuels " (p. 188). J.-C. Darmon analyse alors de manière subtile les ressources de la pointe équivoque, où, par exemple, la parole anti-athée fait entendre la parole athée. C'est bien de l' " instabilité chronique de l'ironie libertine ", qu'il s'agit là.
Il faut également replacer les Lettres dans le contexte de la Fronde, et ce n'est qu'ainsi que l'on peut comprendre les incertitudes savamment calculées d'une telle esthétique de la pointe, où on ne sait pas " qui fait quoi au juste, contre qui et pour qui " (p. 195). L'approche pragmatique est donc délicate, dans cette " poétique du recueil des Lettres, où le Contre peut toujours laisser entrevoir un Pour virtuel " (p. 199). On rejoint ici un trait essentiel de l'éthos libertin : celui du paradoxe, un de ces " mouvements fécondants entre mots et affects, entre images et pensée " (p. 204) sur l'évocation desquels se termine l'article.
" Les polémistes me dégoûtent ", écrit Bernanos en 1945, et voilà une phrase que pourrait reprendre à son compte la critique littéraire, pour qui la polémique est toujours gênante. " L'écriture agonique, écrit Denis Labouret au début de son étude (" Le polémiste au miroir ", pp. 205-220), [ ] pèche à la fois contre les règles de l'argumentation, bousculées par la violence du verbe, et contre les lois implicites de la littérature, dont elle déborde les cadres génériques " (p. 205). Abusant du pathos, elle a aussi tendance à être trop dépendante d'un contexte c'est-à-dire à être trop périssable. L'hypothèse de D. Labouret est que le pamphlet se définit et se construit sur fond de métadiscours. Genre réflexif, il dirait ainsi " les doutes d'une écriture consciente de ses limites ", en même temps qu'une " pensée authentiquement critique " et qu'il favoriserait " la productivité poétique de la langue ".
D. Labouret associe la naissance du pamphlet comme genre au Pamphlet des pamphlets de Paul-Louis Courier (1824). Par l'ironique retour sur soi qu'il met en scène, par ses jeux de polyphonie, Le Pamphlet des pamphlets se constitue en littérature. La part de jeu semble indissociable de l'écriture du pamphlet, dans la mesure où l'écriture polémique paraît jouer avant tout pour elle-même. Le polémiste entend " se montrer polémiste en soi, plutôt que polémiste contre X ". C'est ce qu'illustre l'Émile Zola de Mes haines. Il en va de même dans la posture d' " imprécateur vitupérant ses contemporains " de Léon Bloy ou dans la violence reconnue et recherchée de Vallès. " L'écriture réfractaire est aussi une écriture réfractrice, au sens optique du terme ", dit D. Labouret (p. 213).
Mais dès lors, une crise de la communication semble se faire jour. L'exemple de Bernanos définit l'entreprise polémique comme " une entreprise critique et littéraire ". En effet, Bernanos est bien conscient des risques de mystification liés à la posture de Vérité inhérente à toute parole pamphlétaire. Il n'adopte ni ne veut adopter de posture dominatrice : il " ne se fige pas dans l'autosatisfaction et ne concentre pas ses tirs sur un adversaire assimilé au mal absolu ". De ses dénégations, qui n'en définissent pas moins un métadiscours, Bernanos démontre cette existence d' " un foyer où [la] violence [de l'écriture polémique] s'apaise et où son identité se cherche " (p. 219).
Rhétorique et juridique
La rhétorique antique avait par essence partie liée avec la pratique du discours judiciaire. Dès lors, la finalité des études réunies ici est double : réfléchir aux réalisations discursives de la parole polémique (comme les figures) et aux difficultés de sa pratique publique le risque de scandale guette toujours la polémique mais ce scandale n'a pas toujours été envisagé de la même façon.
Pour ouvrir ce nouveau champ, Pierre Chiron (" Le "logos eskhèmatismenos", ou discours figuré ", pp. 223-254) s'intéresse au mode d'expression de la polémique " aux apparences les plus soft " : le discours figuré, qui apparaît quand la polémique est impossible ou qu'on ne la souhaite pas, " mais où le locuteur a des intentions qui ressemblent fort à celles du polémiste : avoir barre sur l'autre sans lui permettre de nuire en retour, le forcer à adopter une pensée ou un comportement, obtenir de lui quelque chose qu'il ne souhaite pas accorder " (p. 223). Le discours figuré participe du style deinos, style de l'autorité, lié à la menace et à l'action sur autrui. Il est par conséquent un " cas limite de la polémique [ ] et en même temps [ ] une alternative à la polémique ". Il s'utilise dans des circonstances où l'on ne peut pas dire " pour des raisons de sécurité personnelle " ou dans des circonstances où l'on ne veut pas expliquer clairement " par respect de la bienséance ou du tact ". Dans l'espace du discours structuré entre locuteur, interlocuteur et public, l'idéal est ici de " rendre perceptible au public une intention que l'interlocuteur fictif ne doit pas percevoir " (p. 225).
Il faut cependant faire retour sur le sens même de " logos eskhèmatisménos ". Le sens de " figuré " provient en effet de divers glissements sémantiques, ayant successivement fait de " skhèma " le résultat de l'action de se tenir, une " posture volontaire destinée à faire illusion ", puis une " figure " répondant à une intention. D'où l'idée de " pose ", d' " attitude comme expression volontaire ou involontaire d'un éthos " (p. 227). Est-ce pour autant dire que la figure est visible et que le discours figuré se doit d'être invisible ? P. Chiron propose plutôt de les distinguer selon leur extension : la figure est un événement qui prend place au niveau du mot, le discours figuré, au niveau du texte.
La deuxième partie de l'article est consacrée aux origines de la notion, origines très floues, que ce soit chez les rhéteurs (Zoïle, à travers Quintilien) ou chez les auteurs. P. Chiron souligne ainsi qu' " il est probable que la réflexion et l'action politiques et morales menées par les historiens, orateurs et philosophes de l'époque classique sur la tyrannie ont eu un rôle dans la naissance de la théorie ". Mais le champ d'études reste à parcourir.
Si leur archéologie est à faire, cinq théories conservées font l'objet du troisième temps dans la réflexion de P. Chiron. Pour Démétrios (IIe-Ier s. avant J.-C.), le discours figuré doit se développer dans des circonstances réelles, c'est-à-dire loin de l'artificielle déclamation. Aspects prescriptif et critique se mêlent. Il faut en effet que le discours figuré demeure empreint de prudence et de convenance. À cet égard, la stratégie du contournement et de la progression vers l'explicite, comme on la voit à l'oeuvre dans l'accusation d'Aristippe au début du Phédon, peut être payante. Tout comme, lorsqu'on veut atteindre le tyran, les techniques du blâme indirect et de ses variantes (stigmatiser un autre tyran, louer un personnage ayant agi à l'opposé, louer le personnage visé, mais pour le comportement qu'il a eu à d'autres moments). Le lien entre discours figuré et psychologie de l'autre est évident.
Chez Quintilien, la réflexion sur le discours figuré prend place dans l'étude de l'emphasis, qui est d'abord l'action de faire apparaître, d'où " insinuation " et, par le retour interprétatif nécessaire, " insistance, expression forte ". Quintilien se montre particulièrement réticent au discours figuré, dont il ne comprend pas vraiment l'utilité : " Pourquoi la figure, si en fin de compte l'auditoire comprend ? Pourquoi, s'il ne la comprend pas ? " (p. 238).
Le Pseudo-Hermogène distingue quant à lui non des circonstances d'utilisation, mais des formes différentes. Au sein des " problèmes figurés " se trouvent : les problèmes par le contraire (donner plus de force à l'argumentation de la thèse opposée à celle qu'on entend défendre), les problèmes indirects (confirmer la thèse inverse et vouloir obtenir un autre résultat), les problèmes " par allusion " (où l'on joue sur la polysémie, l'ambiguïté de constructions syntaxiques).
Au début du IIIe s. ap. J.-C., Apsinès de Gadara prône une certaine sévérité chez le locuteur, afin de se bâtir un éthos d'honnêteté, mais il recommande en même temps l'argumentation pro et contra afin de faire entendre les arguments favorables à l'indulgence.
Enfin, le Pseudo-Denys d'Halicarnasse insiste sur l'importance du récepteur du discours figuré. Il prône ainsi trois techniques : l'adoucissement et la précaution oratoire, la tentative pour produire autre chose que ce que l'on dit vouloir obtenir, la tentative pour produire l'inverse de ce que l'on dit vouloir obtenir. C'est notamment par le choix et la répartition d'arguments forts et d'arguments faibles que de tels buts seront atteints.
Si le discours figuré a pu être particulièrement utile à une époque où la liberté d'expression a disparu, il montre aussi que la rhétorique ancienne, contrairement aux préjugés, n'ignore pas le second degré.
La question que se pose et que nous pose Marc Baratin dans " La polémique et les traités de rhétorique dans l'Antiquité romaine " (pp. 255-262) est la suivante : les Anciens pensaient-ils, fût-ce en des termes différents, ce que nous appelons aujourd'hui " polémique " ? Pour y répondre, deux directions seront empruntées : celle de la référence guerrière et celle de la connotation négative attachée au concept de polémique.
Chez Cicéron, à travers l'image de l'armatus adversarius, la métaphore guerrière est présente, qui justifie elle-même l'attaque ad hominem. Cependant, reste à comprendre quelle est la fonction de la " polémique " dans la rhétorique antique.
Il faut alors remonter à Aristote, chez qui les moyens de persuasion (pisteis) ressortissent de trois classes, selon qu'ils sont centrés sur le locuteur (éthos), sur l'auditeur (pathos) ou sur le discours de démonstration lui-même (logos). Chez Cicéron, la rhétorique n'est plus présentée de la même manière. Elle se trouve déclinée en cinq parties (invention, disposition, élocution, mémoire et action). Or, dans l'invention même, il existe trois moyens d'emporter la conviction : docere, delectare et movere. Ces trois catégories, contrairement à ce que l'on peut croire, M. Baratin nous dit qu'elles ne sont " pas complémentaires ". Si docere est du côté de " ce qu'on avance ", delectare et movere sont du côté de l'auditeur. Se joue donc un décalage entre le rationnel et le passionnel. Le " juge-auditeur " doit certes être informé, mais c'est aussi sa sympathie et ses passions que l'on cherche à soulever. C'est ainsi que Cicéron présente le rire comme élément essentiel du movere : il est le meilleur moyen de détacher du rationnel il est sans doute moins facile de dire sans paraître antipathique comment on fait naître les autres sentiments que l'on peut soulever (haine, etc.). En d'autres termes, il n'y a pas de mot, chez Cicéron, pour notre " polémique ".
Avec l'autre grand penseur de la rhétorique à Rome, Quintilien, on assiste à une " recomposition " de Cicéron. Les niveaux se multiplient, des espaces particuliers du discours sont assignés aux différentes fonctions : il convient de docere dans la preuve et la réfutation, de movere dans la péroraison. La petulantia, risque de toute parole agressive, est identifiée comme un danger et un plaisir bas. Quintilien divise aussi la catégorie de l'auditeur entre le peuple, ou mieux : la populace, toujours prête à tomber dans les pièges d'un principe de plaisir (plaisir de l'eloquentia canina), et le juge, tourné vers la vérité rationnelle. Cette différence par rapport à Cicéron, M. Baratin l'analyse comme une conséquence de la dépolitisation de la vie publique : on ne cherche plus l'approbation de la foule, mais seulement celle du juge.
Les " figures de la véhémence " définissent " certains actes de parole [ ] qui consistent à réprimander, à menacer, à accuser, à injurier, à anathématiser, entre autres, un énonciataire " (p. 263). Après avoir rapproché véhémence et " grand style " et avoir, dans le continuum des figures pathiques, rangé les figures de la véhémence du côté du " pathos agressif ", Albert W. Halsall entreprend d'illustrer ces différentes figures par des exemples tirés de Shakespeare et Hugo (" Figures de la véhémence chez Shakespeare et Hugo ", pp. 263-281). Ces figures, par gradation d'intensité, sont les suivantes : le sarcasme, " forme exacerbée de moquerie ", l'objurgation, " par laquelle l'énonciateur se base sur quelque défaut de l'adversaire [ ] pour le critiquer ", l'épiplexis, ou accusation interrogative, la categoria, ou accusation affirmative directe, la proclesis, ou provocatio, qui " incite à la violence verbale un adversaire dans l'espoir de le voir se trahir par ses paroles ou d'exiger la réparation par les armes ", la bdelygmia, ou abominatio, destinée à " provoquer chez l'énonciataire une aversion extrême pour le sujet visé ", la cataplexis, où " on menace de pestes ou de punitions l'énonciataire " et enfin, l'ara, " figure où l'exécration se joint à l'imprécation ".
Michèle Ducos nous fait revenir à Rome (" Le droit romain et la polémique ", pp. 282-296). Alors que l'on pourrait s'attendre à ce qu'elle s'y situe hors d'un système juridique centré sur la propriété, la polémique est en fait au coeur de la cité : " elle révèle ce que la cité peut accepter ou refuser, car s'il n'existe pas un "délit de polémique", l'atteinte personnelle ou la diffamation ne sauraient être tolérées sans limites " (p. 283).
La répression des écrits injurieux remonte sans doute à la loi des XII Tables, en 450 av. J.-C., qui réprime toute diffamation orale ou écrite. Cependant, la notion de " malum carmen " a sans doute moins à faire avec la poésie qu'avec la magie. L'interprétation de cette loi en termes de poèmes injurieux serait ainsi beaucoup plus tardive. En lien avec ce " malum carmen " apparaissait chez le Cicéron du De re publica la notion d'occentatio, terme archaïque et pratiquement inusité depuis Plaute. L'occentatio, c'est le charivari, un ensemble de cris, un tapage " concernant un individu, sans qu'il soit possible d'en déterminer les causes exactes ". Or, une telle licentia, si elle prend place en dehors des jours de fête, peut troubler l'ordre public.
Reste la question de la peine de mort censément applicable en semblable matière. M. Ducos penche pour une lecture raisonnée de la chose : la peine de mort n'a peut-être jamais été appliquée en pareil cas ; l'hypothèse la plus probable est que ce châtiment se veut avant tout dissuasif, et qu'à une époque où la cité est sur le chemin de l'équilibre, il convient de protéger le mieux possible les magistrats en place.
Reste que le vers de Naevius porté contre les Metelli n'a pas plu, et que son auteur s'est à tout le moins retrouvé emprisonné. Mais si la notion d'injuria commence à se développer en cette fin du IIIe siècle, elle est cantonnée à l'injure physique. C'est alors la notion d'occentatio qui permet d'engager des poursuites contre celui qui trouble la paix publique. Ce n'est que vers la fin du IIe siècle que l'injuria recouvre aussi l'outrage verbal, sous le nom de convicium. M. Ducos remarque que désormais, " c'est la personne qui compte, ce n'est plus la cité " (p. 292). Le convicium ne concerne évidemment pas la rhétorique judiciaire, où l'attaque personnelle est tolérée, précisément parce qu'elle prend place dans l'espace réservé du tribunal.
Nouvelle étape : après la prise en compte de l'atteinte orale, c'est au tour des libelles et écrits de tomber sous le coup de la loi pas systématiquement toutefois d'abord quand ils visent des hommes politiques dans l'exercice de leurs fonctions. L'extension se poursuit : à la fin de la République, tous les citoyens peuvent être protégés d'attaques " polémiques ". Les abus existent, au point qu'un tel élargissement aboutit à la disparition de la notion d'infamia.
Pour finir, M. Ducos évoque l'Empire, où la répression des libelles devient une procédure étatique. Le libelle ressortit à un crimen, entraînant poursuites publiques par le Prince.
Ce qui se joue dans les rapports du droit romain à la polémique, ce sont donc bien les définitions de la dignité, de l'honneur, de la réputation.
Au début d'un nouvel article technique (" La polémique face au droit de la presse ", pp. 297-323), Patrick Wachsmann commence par rappeler que la polémique " fait mauvais genre ", et qu'elle occupe une place délicate entre liberté d'expression et risque de rupture du lien social. La question principale est celle de l'abus. En matière de presse, le XIXe siècle est une période où se succèdent législations libérales et législations autoritaires. La loi du 21 juillet 1881, si elle a été abondamment modifiée, est toujours en vigueur.
À travers de nombreuses citations et analyses d'arrêts, P. Wachsmann tente d'abord de décrire comment des " sociétés ouvertes ", pour reprendre l'expression de Karl Popper, se situent face à la liberté d'expression. Et les différences sont grandes, notamment entre États-Unis et Europe. Outre-Atlantique, la Cour Suprême a toujours défendu un " free marketplace of ideas " : le débat public y est considéré comme nécessairement polémique. Si l'on se produit sur la scène publique, il faut s'attendre à recevoir des coups. Les arrêts rendus par la Cour Européenne des droits de l'homme sont moins nets. Si la liberté d'expression comporte des " devoirs et des responsabilités ", il faut remarquer que le discours agressif est admis s'il touche l'État ou des groupes, moins facilement s'il touche des individus. Les notions d'opinion et de réplique à une attaque peuvent être retenues comme des cas d'exception. Reste que dans la logique européenne, un propos doit s'appuyer sur une enquête préalable, et être contrebalancé par un élément de contradiction.
En France, la situation n'est pas plus claire, " entre condamnation et absolution ". Dans les dispositions relatives à la presse, le mot " polémique " ne figure nulle part. Les deux infractions pénales les plus courantes sont l'injure et la diffamation infractions pénales, alors même que le droit de la presse se déplace de plus en plus du pénal au civil. L'injure est définie depuis 1881 en ces termes : " toute expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait ". À l'inverse, la diffamation repose sur un fait qui peut être prouvé. C'est la question de l'honneur qui se trouve au centre d'une telle incrimination. Pour échapper à la condamnation, le prévenu doit soit prouver la vérité des faits hormis dispositions spéciales : atteinte à la vie privée, prescription ou amnistie , soit prouver sa bonne foi légitimité du but visé, sincérité, prudence, objectivité.
Querelle et argument
La dernière section de l'ouvrage entend étudier de plus près l'inscription de la parole polémique au sein des interactions verbales. Il y va donc plus nettement de rhétorique et de pragmatique des discours, là où les ressources et l'efficace, en même temps que le scandale, de l'ad hominem notion bien floue peuvent être le mieux étudiés.
Dans " Avatars de l'argument ad hominem " (pp. 327-376), Gilles Declercq affiche sa volonté d'éclairer le flou sémantique entourant l'argument ad hominem, défini tantôt comme " notion [ ] liée à l'attaque personnelle de l'adversaire, mis en cause dans sa moralité ou sa capacité à raisonner, frappé en conséquence de ridicule " on peut penser aux Provinciales de Pascal , tantôt comme " simulation pragmatiquement manipulatrice d'un accord avec l'adversaire " c'est ici le sens du terme dans la nouvelle rhétorique perelmanienne.
C'est d'abord l'étude de cet ad hominem perelmanien à laquelle se livre G. Declercq. L'exemple fameux de la maîtresse de maison feignant d'adopter l'univers de croyance de sa bonne en l'occurrence, la superstition pour obtenir plus rapidement qu'elle dresse la table, cet exemple place l'argument ad hominem dans un cadre non réfutatif, " entre dialectique, éristique et sophistique ". La démarche de B. Dupriez dans son Gradus est sensiblement différente, parce qu'encyclopédique : il s'agit de recenser et de présenter tous les sens attribués à tel ou tel terme. D'où une multitude de directions dans l'article ad hominem. Situé dans une pratique éristique du discours, l'argument ad hominem entend d'abord " profiter d'une faiblesse circonstancielle de l'adversaire " " infraction à la logique du raisonnement ", " affaiblissement de son opposition ", " particularité personnelle ou doctrinale " du même adversaire. Dupriez assimile ensuite ad hominem et ad personam, là où Perelman les distinguait en attribuant au seul dernier une valeur réfutative. Du moins, le Gradus les différencie-t-il sous un angle éthique : l'argument ad hominem serait " bienveillant ", l'argument ad personam " malveillant ". Deux orientations se dégagent donc : " une définition réfutative qui englobe l'attaque personnelle, une définition non polémique qui implique d'adopter la doxa de l'interlocuteur ". Chez Jean-Jacques Robrieux, les choses sont encore différentes. C'est l'idée de sophistique et de manipulation qui domine, contrairement à ce que l'on trouve chez Perelman, pour qui la rencontre de deux doxa hétérogènes ne doit pas se poser en termes de rationnel vs irrationnel : " l'orateur, écrit Perelman, peut pragmatiquement prendre en compte la doxa de son interlocuteur comme une autre rationalité avec laquelle il lui faut composer ".
G. Declercq en revient alors plus précisément au Traité de Perelman, et notamment sur la distinction entre sens générique et sens restreint de l'ad hominem. Le sens générique recouvre celui de l'argumentation : comme cette dernière, il s'appuie sur des propositions que l'auditoire admet comme vraisemblables. Une " vraisemblance doxale " s'impose donc. Car la rationalité de l'auditoire est envisagée par le locuteur à travers une " représentation de la raison ", où la vérité se définit sur fond de croyances et de certitudes. C'est donc une hétérogénéité de doxa que postule l'interaction argumentative doxa du locuteur, doxa de l'interlocuteur, doxa de l'auditoire. Le sens restreint de l'ad hominem rejoint la question des univers de croyance. Il s'agit ici d'un argument valable uniquement pour la doxa admise par l'interlocuteur, mais invalide pour la doxa rationnelle admise par l'" auditoire universel ". L'argumentation, si elle est bien une " confrontation hétérodoxale " ne peut donc se penser en termes éthiques : elle nest pas recherche de la vérité, mais ressortit d'un ordre plus psychologique.
La perspective réfutative de Christian Plantin s'éloigne des positions perelmaniennes, déjà parce qu'il n'est pas question d'argument ad hominem, mais de réfutation ad hominem. Il est question d'un jeu sur les faces, de déni du droit de l'autre à argumenter. La réfutation ad hominem pose deux types de problèmes : déontologique comme " infraction aux principes d'une logique de l'interaction argumentative " et pragmatique évaluation des effets de la disqualification de l'adversaire. Cependant, contrairement à la réfutation ad personam, qui renonce à toute pertinence logique, l'ad hominem s'appuie sur une " logique de la cohérence (de la personne, des paroles, du raisonnement) " (p. 348). Dans la réfutation ad hominem, " il ne s'agit pas d'avoir raison, mais d'avoir raison de l'interlocuteur dans le cadre d'un dialogue éristique ". En tenant mieux compte de la logique d'interaction verbale, on saisit à travers l'ad hominem la puissance de l'argumentation.
La seconde partie de l'article s'intéresse ensuite aux " vices et vertus de la controverse ". G. Declercq montre ainsi que l'ad hominem n'a pas de place dans la terminologie antique, sans doute parce qu'elle ne pense pas en termes de débat, mais d'oratio. La première occurrence du terme daterait de 1623, dans La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels, contenant plusieurs maximes pernicieuses à l'État, à la Religion, et aux bonnes moeurs du père François Garasse. La notion est placée d'emblée sous le signe de la réfutation, et elle s'inscrit presque naturellement dans la tradition scolastique des arguments en ad, entre " argument relatif à la personne de l'interlocuteur ", " argument adapté à la doxa de l'interlocuteur " et " argument dirigé contre la personne de l'interlocuteur ". G. Declercq donne ensuite les termes dans lesquels le débat se poursuit, notamment entre Locke et Leibniz. Le premier définit trois types d'arguments qui " cherchent à intimider l'interlocuteur au plan de son autorité intellectuelle, de la force de ses arguments, de la cohérence de sa pensée " : ad verecundiam, ad ignorantiam et ad hominem. Contrairement à l'argument ad judicium, il n'ont aucun rapport à la vérité. Le second réévalue les trois arguments éristiques : ils permettent de dénoncer et peuvent faire revenir sur les erreurs. N'empêche que la question de l'interaction verbale se formule en termes de pouvoir, parce qu'en effet, fondée sur des croyances.
On peut faire remonter la tradition de la controverse à Aristote à ses Topiques et à ses Réfutations sophistiques. La réflexion y est centrée sur le judiciaire, et il convient de déplacer l'individuel au communautaire : à ce titre, " l'institution judiciaire vise à circonscrire la violence par une gestion de la polémicité au sein d'interactions réglementées ". Cependant, l'attaque éthique de la personne reste possible, voire nécessaire si c'est là le seul moyen de contrer une mauvaise foi ou une volonté de ne pas reconnaître son erreur quand le débat, en d'autres termes, n'est plus possible. L'attaque de la personne prend alors place dans l'éristique, qui n'est ni dialectique (dont le but est instruire) ni sophistique (dont le but est de tromper). C'est pour cette raison que le jeu sur la doxa est opératoire.
La conclusion de l'article présente une mise au point capitale dont on peut souhaiter qu'elle fixe la définition des termes : " Au plan théorique, écrit G. Declercq, on opérera [ ] une triple distinction : si la réfutation s'attache strictement à l'énoncé, aux "choses" débattues, elle sera dite ad rem ; si l'argumentation vise l'énonciation, s'attache, selon l'expression de Schopenhauer, "à ce que l'adversaire a dit de l'objet", elle sera dite ad hominem ; enfin, si l'argumentation tend à réfuter l'énonciateur, à le disqualifier, on parlera d'argumentation ad personam " (p. 366).
Alors que l'idée de polémique semble toujours entachée d'un soupçon de paralogisme, Christian Plantin entreprend d'étudier, de manière descriptive, la différence entre débat argumentatif et débat polémique (" Des polémistes aux polémiqueurs ", pp. 377-408).
Les études contemporaines d'argumentation préfèrent le consensus : il faut, que l'on adopte une approche rhétorico-énonciative, dialectique ou structurale, éviter tout blocage. A contrario, dans la polémique, " le médium l'emporte sur le message, le débat est poursuivi pour lui-même, non comme instrument de vérité " (p. 379), obstination et mauvaise foi tournent aux paralogismes.
En étudiant les rapports entre argumentation et contradiction, Ch. Plantin met en évidence que l'argumentation n'est pas nécessairement conflictuelle, qu'elle peut définir un discours d'alliance. La modélisation de l'interaction en trois pôles (Proposant, Opposant et Tiers), évoluant autour d'une Question, " permet de distinguer les oppositions de discours des oppositions entre personnes " : " l'argumentation se joue entre trois actants ; [mais] les acteurs de l'argumentation sont les individus concrets qui soutiennent ces discours " (p. 383).
Or, si elle fait place à une vraie violence verbale, si elle suppose un fort engagement émotionnel, si elle est d'emblée radicale, la polémique ne possède pas de marques réellement propres. Ce qui explique les dérives du terme tel qu'il apparaît dans un corpus de titres du Monde étudiés par Ch. Plantin. " Polémique " équivaut à " controverse " ou à " débat ", comme si, " quoi qu'il en soit du réel du débat, sa polémicité [était] construite rhétoriquement dans le discours sur ce débat " (p. 402).
Reste que derrière l'utilisation du mot, une orientation argumentative est toujours présente : orientation positive lorsqu'il s'agit d'un métadiscours sur la polémique ; orientation négative dans les autres cas.
Ruth Amossy rappelle au tout début de sa contribution (" L'argument ad hominem dans l'échange polémique ", pp. 409-423) que l'argument ad hominem est critiqué pour son manque de validité logique. Or, poursuit-elle, c'est oublier là de le replacer dans le cadre de l'interaction rhétorique où ses fonctions sont primordiales. À partir de l'argument éthotique dégagé par la pragma-dialectique de Van Eemeren et Grootendorst, il faut ainsi revenir sur le rapport de l'ad hominem à l'image de soi pour l'adversaire ainsi que pour l'orateur.
R. Amossy revient sur les trois approches traditionnelles de l'argument ad hominem. Dans l'approche logique, l'ad hominem est soupçonné de paralogisme ou de " fallacy ", même si certains travaux notamment ceux de Douglas Walton et John Woods ont permis de démontrer l'utilité argumentative de certains paralogismes. L'approche pragma-dialectique de Van Eemeren et Grootendorst analyse l'ad hominem en lien avec la maxime de coopération de Grice : de fait, il " viole une règle capitale de la discussion ". Dans le cadre rhétorique, celui des travaux d'Alan Binton par exemple, l'ad hominem ressortit de l'éthos, et c'est la " pertinence éthotique " de l'argument qui peut le sauver.
R. Amossy semble poursuivre dans cette dernière voie, quand elle revient sur les images de soi, individuelles et sociales concernées par l'argument ad hominem, avant d'étudier en ces termes un article de Benda écrit contre Romain Rolland.
Michel Magnien s'intéresse ensuite (" Singer Cicéron ou braire avec Apulée. Formes de la polémique dans la Querelle cicéronienne ", pp. 425-448) à la querelle du cicéronianisme à la Renaissance, définie en termes de prose d'art et d'imitation : doit-on se doter d'un seul modèle, parfait à savoir Cicéron ou au contraire, d'une pluralité de modèles, d'où émergerait une singularité ? C'est en ces termes que la question se pose dès lors que le latin médiéval apparaît aux yeux de certains comme trop dégénéré les mêmes qui voudraient le voir disparaître comme langue d'échanges, au profit d'une seule existence littéraire et institutionnelle, civile et polie. Trois étapes marquent la querelle autour de cette " anabase vers la pureté perdue ".
Dans un premier temps, vers 1490, le débat reste très poli, entre le Florentin Politien et le Romain Cortesi. Si Politien prône un style personnel, éloigné de toute imitation servile, Cortesi ne comprend pas cette position. Dans leur échange épistolaire, la réponse du second se fait sur deux plans : corrections discrètes mais réelles sur la forme, corrections sur le fond. La question de la ressemblance, et notamment l'image du singe utilisée par Politien, sont réinvesties en termes de parenté. Reste que ce " singe " va alimenter le " catalogue d'injures " de toute la querelle. Le deuxième temps de ces échanges a lieu entre Jean-François Pic et P. Bembo, en 1512. Là encore, on est " entre gens de bonne compagnie ". Les choses se dégradent avec le troisième temps de la querelle, après la publication par Érasme, en 1528, de son Ciceronianus, où l'ironie féroce vise à dénoncer un retour à la Rome impériale au détriment de la Rome chrétienne. S'ensuit un déchaînement d'une rare violence. Scaliger, dans un discours adressé aux étudiants parisiens, s'en prend violemment à Érasme : " aucun aspect du personnage n'est épargné ". Mais dans cette polémique avec celui qu'il dit " faire l'âne avec Apulée ", Scaliger veut évidemment rester dans l'imitation de Cicéron celle des Philippiques, plus précisément. Or, maladresse et lourdeur prennent le pas. Dolet n'est pas en reste, se demandant quant à lui pourquoi imiter si l'on n'imite pas le meilleur. Là aussi, on passe aux attaques ad hominem. Et bientôt, les deux imitateurs de Cicéron échangent entre eux les propos les plus amènes
Ces deux dernières attaques, destinées à faire sortir Érasme de ses gonds chose fréquente échouent. Érasme ne descend pas dans l'arène. Qui plus est, l'imitation de Cicéron ne va pas sans poser problème chez Scaliger et Dolet. Outre que l'outrance peut elle-même être envisagée comme un " travers cicéronien " assez peu convaincant, nos deux sectateurs oublient qu'ils ne sont pas des orateurs romains, et qu'ils ne manient pas la parole du haut des Rostres. M. Magnien de conclure alors sur cette intrusion du grand style oratoire dans la polémique littéraire : elle n'est pas tenable, ni convaincante, parce qu'elle oublie le nécessaire aptum rhétorique.
L'étude de Marc Angenot, qui clôt ce recueil, est une vaste investigation sur plus de trente ans de " dialogue de sourds " entre anarchistes et socialistes (" Anarchistes et socialistes : trente-cinq ans de dialogue de sourds ", pp. 450-513). Ce qui frappe d'emblée, au sein de ce champ, c'est la multiplicité des polémiques entre camarades dont les buts ne sont pas éloignés quand ils ne sont pas identiques et qui reconnaissent que ces querelles font bien rire le bourgeois. Autour d'un " nombre fini d'arguments inusables et de procédés rhétoriques ad hoc, inlassablement échangés de part et d'autre ", c'est une " incapacité d'entendre " qui est au centre de ces analyses.
Le champ est morcelé entre groupes, partis, mais aussi publications, sectes, etc. Les termes mêmes du débat, qu'il s'agisse de " socialisme " ou d' " ouvriers " se révèlent piégés, toujours susceptibles de réinterprétations. Face aux socialistes, la rhétorique des anarchistes semble plus " incandescente ", là où " une bonne part de la propagande anarchiste se constitue en réfutation permanente, en attaque systématique des programmes des socialistes "parlementaires" somme des collectivistes "autoritaires" " (p. 455).
En fait, la polémique, qui existe aussi entre différentes fractions, entre différentes tendances d'un même parti comme au sein de la SFIO semble non seulement toujours garder " quelque chose de la véhémence de la parole de meeting ", mais encore s'organiser autour de quatre hyperlexèmes : le Menteur, l'Ambitieux sectaire, le Lâche et le Traître. La rhétorique de Jules Guesde, quant à elle, s'appuie sur des " concepts-injures " en " -isme ", et parmi eux, sur de nombreux néologismes.
Qu'il s'agisse des discours socialistes dirigés contre les anarchistes ou des discours anarchistes dirigés contre les " autoritaires ", le thème de l'État occupe une place prépondérante, entre la volonté de créer un nouvel État et celle de détruire toute entité qui puisse y ressembler. Du côté socialiste, l'accusation de " complicité objective " avec les bourgeois fait florès par leurs violences, les anarchistes justifient le comportement hostile des bourgeois ; du côté anarchiste, c'est le motif des socialistes " bouffe-galette ", " pires " que les bourgeois, qui est amplement développé. Comme l'écrit M. Angenot, la polémique se fait ici " en termes de tout ou rien : la Révolution ou de piteuses réformes destinées à perpétuer le règne de la bourgeoisie " alors même que les socialistes " réformistes " déclarent ne pas perdre de vue la révolution. Le thème de la grève générale a pu aussi cristalliser bon nombre de passions, venant essentiellement de la part des socialistes. Au sein des mêmes groupes socialistes, les critiques sont nombreuses à porter sur le " socialisme scientifique " de Guesde et sur sa confiscation du marxisme.
Les exemples se multiplient, le tout dessinant quelques lignes de conclusion. La polémique entre anarchistes et socialistes, M. Angenot y voit l'emblème de " la croyance moderne en une vérité historique absolue " (p. 503). C'est elle qui expliquerait que les oppositions soient si nettes, si irréductibles, que les surenchères soient toujours possibles, et que la résolution finale ne puisse s'accomplir que sur le mode de l'aporie.
Rendre sa parole à la polémique : tel était le but affiché de ces passionnantes études. La mission est accomplie. En ne sacrifiant aucun domaine d'application, en n'hésitant pas à confronter diverses définitions, en allant au plus près de la pensée des premiers théoriciens et praticiens de cette parole polémique, les contributions ici réunies montrent qu'il y va certes là d'un objet complexe et intellectuellement fécond, mais surtout d'une réalité prise, effectivement, entre des enjeux d'ordre philosophique, juridique, littéraire et discursif difficiles à démêler. Et s'il s'agit là d'un scandale, c'est tant mieux.