Le lieu de naissance
Il faut en croire les premiers mots de l'Introduction : «la littérature» ne constitue pas l'objet de ce livre, et on lira surtout un travail d'historien placé sous le patronage de Lucien Febvre - du Lucien Febvre d'Autour de l'Heptaméron. En quel sens alors entendre le titre ? Il est moins question ici de littérature que de «littérateurs» (un terme que C. Jouhaud espère suffisamment «neutre») dans leurs rapports avec le pouvoir politique au XVIIe siècle, «littérateurs» définis comme ces «acteurs sociaux à l'identité définie par une activité spécifique : la production et la publication d'écrits de formes diverses - dont l'assemblage, à la fois symbolique et pédagogique, construira plus tard le monument imaginaire appelé littérature». Et le «paradoxe» dont C. Jouhaud veut écrire l'histoire se laisse lui-même énoncer comme question historique : «les hommes de lettres et leur activité bénéficient au XVIIe siècle d'une reconnaissance nouvelle et d'une croissante autonomie où se dessinent les contours d'un statut social en gestation, et pourtant leur dépendance à l'égard du pouvoir politique, disons du pouvoir d'État, semble n'avoir jamais été aussi contraignante. Comment un processus d'autonomisation peut-il passer par une dépendance renforcée ?». Si la littérature «devient une arme dont le pouvoir use pour imposer son ordre sociopolitique dans les divers espaces de la production culturelle», le paradoxe est que dans le même temps la littérature apprend à puiser «son autonomie et ses propres pouvoirs dans cette soumission». Ce qui s'accomplit dans cet échange fait signe vers la suite de l'histoire : «cette politisation de la littérature conduira pour finir à la littérarisation du pouvoir, lorsque'au XVIIIe siècle la littérature deviendra un refuge critique et un tribunal moral».
On ne saurait toutefois décrire l'activité des «littérateurs» et l'émergence du premier espace littéraire sans se donner une définition de la littérature, fût-elle énoncée «par défaut» ou comme définition simplement «possible» : la littérature selon C. Jouhaud «pourrait être considérée comme l'ensemble des productions scripturaires qui ne peuvent être identifiées à une discipline de savoir s'incarnant dans un lieu fixe, un corps (l'Université par exemple) ou un statut juridiquement codifié. Ce lieu par défaut où circulent hommes et textes crée un appel d'air : des oeuvres issues de lieux de savoir constitués (le droit, la théologie, la controverses religieuse, la médecine, la philosophie, etc.), liées à des institutions, voire des corporations, se mettent aussi à y circuler, hors des espaces coutumiers de leur réception. Au fond, la littérature n'est alors que l'espace mouvant d'une littérarisation». L'«alliance objective» (l'expression est à prendre cum grano salis, précise C. Jouhaud) entre l'expansion du littéraire et celle d'un pouvoir politique «absolutiste» est un facteur parmi d'autres qui concourent à l'ouverture de ce premier espace littéraire.
C'est donc pour l'essentiel la dynamique des «échanges» entre littérature et pouvoir qui retient l'historien, liens de clientèle et réciprocité des reconnaissances, et en définitive «l'instabilité des rencontres entre littérarisation et politisation» à une époque où rien n'est encore définitivement joué ; ce n'est pas un des moindres mérites du livre que de «restaurer» ainsi, dans chaque conflit, dans chaque querelle, «l'identité des possibles» : C. Jouhaud a voulu faire aussi «l'histoire des échecs, des impasses, des succès éphémères, des fausses bonnes idées, des hésitations et redonner par là quelque intensité à des choix oubliés, gommés en tant que tels par les effets mêmes des décisions qui les ont un jour tranchés.» La leçon d'histoire tient dans cette méfiance à l'égard des évidences rétrospectives. Elle s'écrit comme une série de «cas» qui forment autant de chapitres.
Le premier s'intéresse aux conflits entre littérateurs des années 1620 autour des Lettres de Guez de Balzac, objet de la première de ces «querelles» qui scandent le processus de littérarisation au XVIIe siècle. Le second reconstitue l'histoire d'un succès de carrière, celle de J. Chapelain qui asseoit progressivement un extraordinaire magistère. Le troisième «tente d'analyser les raisons d'un échec : pourquoi la monarchie absolue n'a-t-elle jamais pu obtenir l'écriture d'une histoire contemporaine qui la satisfasse ?» Échec riche d'enseignements sur les limites d'une utilité politique de la littérature, dans la mesure où l'histoire contemporaine peut apparaître comme le «lieu où se posait le plus intensément, le plus crûment aussi, la question des rapports entre pouvoir politique et écriture, entre savoir et techniques de persuasion». On trouvera là des pages stimulantes qui s'attachent à des textes également passionnants : ceux de Charles Sorel, Scipion Dupleix et Guez de Balzac qui, avec Chapelain, ne cesse de venir hanter le champ de l'analyse ; C. Jouhaud s'arrête au passage sur différents Entretiens de Balzac parus en 1657, plus de trente ans après le premier recueil des Lettres, dont l'un au moins (sous le titre lui-même curieux de «Deux histoires et une») offre un saisissant brouillage de l'énonciation (p. 241 sq.).
Le quatrième chapitre s'intéresse aux «équivoques de l'adhésion» dans les libelles et les épîtres dédicatoires des gens de théâtre : Dubosc-Montandré, Desmarets de Saint-Sorlin, Gaufreteau, le Corneille de l'«Épître à Richelieu» au lendemain de la Querelle du Cid (Horace, 1641) - C. Jouhaud avait déjà consacré à cette fameuse Épître un brillant article auquel Hélène Merlin donnait la réplique dans un même numéro de Dix-Septième Siècle (bibliographie). La cinquième «étude de cas» retrouve Guez de Balzac et ses «politiques», des premières Lettres au Prince et à Aristippe, La figure de Balzac apparaît en définitive, et tout au long du livre, comme le «point de fuite qui échappe à l'analyse historique et l'altère» : «le cas d'un auteur tôt consacré comme Balzac, avec ses jeux subtils de polémiste, libelliste, épistolier, essayiste, poète latin et "orateur", conduit à la question du mobile et de l'unité de tant d'écritures, bref au désir de littérature». C. Jouhaud aura maintenu cette question à l'horizon de son travail, sans avancer vers elle sinon pour la différer davantage - à chacun de dire au prix de quelles frustrations pour son lecteur...
Au terme de ces études menées avec une rare minutie, on sera peut-être déçu par la minceur de l'«épilogue» que donne C. Jouhaud : le paradoxe initial se dédouble dans des propositions qui laissent rêver à d'autres développements. Si l'autonomie de la littérature s'est bien forgée dans une soumission acceptée, si «les littérateurs ont été utilisés pour domestiquer un champ culturel dont les dominants n'avaient pas de raison de souhaiter l'émancipation», ces hommes ont «bousculé les normes de comportement et cantonné l'autorité des "doctes" (érudites, jurisconsultes, orateurs) tout en délivrant des leçon de plaisir et de bon goût. Ils ont contribué à la rationalisation politique du champ culturel, dans la perspective de la raison d'État ; mais pour accomplir leur service direct (persuader des lecteurs, divertir les hommes de pouvoir et les célébrer, écrire leur histoire) et indirect (créer de nouvelles valeurs pour la culture de l'écrit), voire occulte (jouer le rôle de médiateurs grâce à leur capacité de circuler et de pénétrer), ils ont, par l'efficacité même de leur action, mis en place de subtils échanges de représentations et de reconnaissances. Des échanges qui ont pu transformer les plus talentueux d'entre eux, d'agents d'une politisation des lettres savantes ou mondaines, en agents d'une littérarisation du pouvoir et, plus largement, de l'espace public». Louis Marin avait élaboré, on le sait, plusieurs formules également saisissantes de ce chiasme selon lequel s'est historiquement institutionnalisé ce que nous appelons «littérature» : C. Jouhaud se sera jusqu'au bout refusé à le déployer, en se privant en outre des séductions qui faisaient la grâce d'un de ses précédents livres, La Main de Richelieu.
C'est aussi que la navigation s'est volontairement
tenue à des eaux bien étroites : les cinq études de cas viennent certes
constituer des îlots soigneusement cartographiés, mais le lecteur de C. Jouhaud
éprouve les plus grandes peines à reconstituer l'archipel. Est-il vraiment possible
de traiter en historien de l'émergence du premier espace littéraire sans
tenter d'articuler pleinement un ensemble de facteurs d'institutionnalisation,
comme un numéro déjà ancien des Annales auquel
Et l'on s'explique aussi mal en définitive, en dépit des précautions affichées par C. Jouhaud, ce qui peut conduire un historien à retracer la «carrière» de Chapelain sans entrer dans le détail de la Querelle du Cid, à étudier l'Épître d'Horace sans vraiment interroger les choix dramaturgiques de Corneille entre 1636 et 1641 et les bouleversements de la hiérarchie des genres dramatiques dans les années 1630, à traiter de l'historiographie royale sans prolonger l'analyse vers les textes postérieurs où se repensent les rapports de l'histoire et de la fiction narrative (Saint-Réal, Du Plaisir, Valincour) - les productions de fiction sont par ailleurs délibérément écartées du corpus. À trop vouloir circonscrire son objet, le livre de C. Jouhaud condamne les littérateurs et les textes étudiés à une insularité elle-même paradoxale : oeuvres sans véritable public, privées de généalogie, coupées de toute postérité - comme si le Pouvoir était finalement le seul destinataire de la Littérature.
Marc Escola
Université Paris-IV
Bibliographie
- C. Jouhaud, Mazarinades. La Fronde des mots, Aubier, 1985.
- C. Jouhaud, «L'écrivain et le ministre : Corneille et Richelieu», Dix-Septième Siècle, 182, janv. mars 1994 : Les Voies de la création littéraire, P. Dandrey, G. Forestier, A. Viala (éds.), Actes du colloque organisé par le Cercle 17 de l'Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III), p. 135-142.
- H. Merlin, «Horace, l'équivoque et la dédicace», Ibid., p. 121-134.
- C. Jouhaud, «Histoire et histoire littéraire : naissance de l'écrivain», Annales. ESC, juillet-août 1988, p. 60-68.
Discussion sur La Naissance de l'écrivain d'A. Viala (ci-dessous) et notamment sur l'interprétation de l'oeuvre de Dubosc-Montandré.
- C. Jouhaud, La Main de Richelieu, Gallimard, coll. «L'un et l'autre», 1991.
- Annales. HSS, 49-2, mars-avril 1994 : Littérature et histoire. Articles de R. Chartier, C. Jouhaud, J.-P. Cavaillé, H. Merlin, D. Saint-Jacques, A. Viala, C. Jacob.
Outre une étude sur la correspondance de Chapelain, C. Jouhaud signait le texte de présentation de ce numéro consacré au XVIIe siècle et formé d'études de cas, l'inscrivait dans un «mouvement de réhistoricisation du littéraire» faisant suite aux deux «tendances lourdes» des années 1970 et 1980 : l'histoire des mentalités, qui «considère les textes [littéraires] comme des réservoirs où la part de la réalité qui échappe aux archives serait venue se déposer», et le structuralisme, qui a trop souvent «cédé à la tentation de considérer l'entreprise de théorisation comme un but plutôt qu'un moyen». Il invitait à multiplier «les procédures de contextualisation» dans la postérité «des revendications formulées autrefois par Lucien Febvre et Gustave Lanson». Il indiquait ensuite trois questions dont les enjeux dépassent le cadre chronologique du classicisme français : «celle de l'historicité de la littérature comme catégorie et comme activité spécificique», celle de la littérature comme qualification sociale (objet d'une «histoire sociale de la littérature» telle que la conçoit A. Viala), celle du rapport des oeuvres au monde social et de l'«autonomie» de la littérature.
A. Viala et D. Saint-Jacques consacraient de leur côté une note critique aux Règles de l'art de P. Bourdieu, qui conteste la pertinence de la notion de «champ littéraire» avant le XIXe siècle. - A. Viala revendique la possibilité de traiter du XVIIe siècle en termes de «formation du premier champ littéraire».
Signalons encore que l'un des deux articles rédigés par R. Chartier était consacré à l'oeuvre de L. Marin.
- R. Chartier (éd.), Les Usages de l'imprimé, Fayard, 1987.
- R. Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Le Seuil, 1987.
- R. Chartier, L'Ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992.
Compte-rendu d'H. Merlin dans le numéro des Annales cité.
- H. Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Les Belles Lettres, 1994.
- A. Viala, Naissance de l'écrivain, Minuit, 1985.
- A. Viala, Racine ou la stratégie du caméléon, Seghers, 1990.
- L. Marin, Le Portrait du roi, Minuit, 1981.
- M. Fumaroli, «La Coupole», dans :Trois institutions littéraires, Gallimard, Folio-Essais, 1998.
Reprend l'article sur l'Académie française initialement paru dans Les Lieux de mémoire, P. Nora (éd.), 1986.