Web littéraire
Actualités
Seine et Danube (nouvelle série), n°1/ 2010

Seine et Danube (nouvelle série), n°1/ 2010

Publié le par Marielle Macé (Source : Ioana Both)

La revue Seine et Danube connaît une nouvelle vie et paraît désormais sur Internet:

http://www.seineetdanube-atlr.fr/

Seine et Danube - Nouvelle série
Littérature roumaine en traduction française
no 1 / 2010

Editorial de Nicolas Cavaillès

Dans sa préface aux Poésies de François Villon, Tristan Tzara relie, par un pont enjambant l'âge classique, Villon et Baudelaire, le Moyen-Âge et le romantisme tardif, chez lesquels Tzara identifie un même « drame de l'adolescence », teinté de vigueur insurrectionnelle et de religiosité primitive. S'il parle de poésie, Tzara parle ici aussi de son pays d'origine, la Roumanie, dont l'histoire fit l'économie des Renaissance, Préciosité et autres Lumières, pour passer en un bond vertigineux directement de son Moyen-Âge byzantin à une modernité par ailleurs largement francophile (francopare ? francoïde ?), des chroniques de Grigore Ureche au lyrisme d'Eminescu, puis du jeune Cioran… Quand elle ne puisa pas dans ses généreuses ressources folkloriques, la littérature roumaine déversa sa jeunesse, dès la fin du XIXe siècle, dans une modernité dont la littérature française pouvait encore constituer l'avant-garde ; vint ensuite le terrible frein communiste (1945-1989), que personne, pas même Dada, n'aurait pu prévoir ; mais la belle et fraîche langue roumaine s'en est sortie intacte, tovarasi, camarades !, et la littérature continue, vingt ans après la mort de Ceausescu, plus que jamais. « Le Roumain est né poète » (c'est devenu un cliché), mais contre vents et marées, par-delà influences linguistiques et censures idéologiques, ce poète a su grandir, et le voici dramaturge, romancier, philosophe - le voici toujours, ce poète, et si l'horizon qu'il contemple depuis son delta du Danube se compose bien des mêmes eaux européennes que l'on retrouve, au terme d'une longue boucle enrobant le continent, sur les bords de l'estuaire de Seine, voici aujourd'hui, pour ce parcours entre Seine et Danube, un nouveau navire : une revue.

Seine et Danube - nouvelle série, revue dirigée et réalisée par les traducteurs membres de l'Association des Traducteurs de Littérature Roumaine (A.T.L.R.), propose ainsi des textes littéraires et philosophiques traduits du roumain, méconnus ou inconus dans le monde francophone, répartis en quatre sections : Poésie, Théâtre, Prose, Essais. Selon son double objectif de promotion et d'anthologie perpétuelle de la littérature roumaine, Seine et Danube privilégie les auteurs contemporains sans exclure les auteurs classiques. Toutes les traductions publiées sont inédites.

Seine et Danube - nouvelle série : c'est l'occasion pour nous de rendre hommage à ce qui restera la première Seine et Danube, l'élégante revue noire et rouge parue entre 2003 et 2005 chez l'Esprit des Péninsules (avec Éric Naulleau), puis chez Paris-Méditerranée (avec Michel Carassou), sous la houlette de Dumitru Tsepeneag ; une revue dont l'apport à la critique littéraire et philosophique roumanophile fut précieux, le temps de six numéros dont les intitulés diront assez l'importance :Cioran, Benjamin Fondane, le Surréalisme roumain, Nouvelles danubiennes,Allemands de Roumanie (quatre ans avant le Prix Nobel d'Herta Müller), et le Groupe Onirique. Nous remercions chaleureusement Dumitru Tsepeneag, qui accepta très volontiers de nous confier un si beau nom, Seine et Danube (trouvaille de Michel Deguy), lorsque les membres de l'Association des traducteurs de littérature roumaine conçurent, avec Magda Cârneci et l'Institut Culturel Roumain de Paris, le projet d'une nouvelle revue francophone consacrée à la littérature roumaine.

En terme de célébrités littéraires roumaines, ce premier numéro de Seine et Danube - nouvelle série n'est pas en reste. Trois grandes figures du XXe siècle y apparaissent ainsi : le poète Urmuz (1883-1923), fulgurant précurseur des dadaïstes, des surréalistes, voire d'un Eugène Ionesco, Urmuz dont on lira ici deux nouvelles poétiques et drolatiques, « l'Entonnoir et Stamate » et « Ismaïl et Turnavitu », bel aperçu de la vigueur étrange de cette prose poétique assurément unique en son genre ; le philosophe Constantin Noica (1909-1986), issu de la « génération 30 » d'un Eliade ou d'un Cioran, initiateur d'une pensée vaste et originale, composant avec une vive imprégnation hégélienne et avec une remarquable sensibilité à la dimension ontologique propre à la langue roumaine, Noica dont on lira ici un extrait du Journal philosophique (1949), stimulant hapax aphoristique au sein d'une oeuvre reconnue comme la plus importante du domaine philosophique roumanophone ; enfin, la poète et romancière Ana Blandiana (née en 1942), par ailleurs figure politique remarquée de la dissidence sous l'ère de Ceausescu, auteure d'une oeuvre inspirée, doucement lyrique et humblement humaniste, Ana Blandiana dont on lira ici un extrait du Tiroir aux applaudissements (1992).

Ce premier numéro de Seine et Danube n'en affiche pas moins l'une de ses intentions primordiales : donner à lire des auteurs majeurs du répertoire contemporain, injustement méconnus ou inconnus en France. Il s'agira ici, pour le théâtre, de Teodor Mazilu (1930-1980), avec Il fait beau en septembre à Venise, jolie saynète amoureuse et absurde ; et d'Alina Nelega (née en 1960), avec des fragments de son intense monologue féminin Amalia respire profondément. Quant à la prose, Ion D. Sîrbu (1919-1989) descend dans les sous-sols grotesques d'un théâtre de hideuse propagande, dans un chapitre de son roman Adieu, l'Europe ! ; le regretté Damian Necula (1937-2009) plonge le lecteur de sa nouvelle « No pasaran !... » dans la misère glaciale et policière d'un hiver à Bucarest à l'époque communiste ; et Radu Aldulescu (né en 1954) déroule dans son Épopée d'une contrée fraîche et verdoyante un scénario décalé, âpre et sombre, des ébats révolutionnaires de 1989 à Timisoara. À quoi s'ajoutent deux voix poétiques :Sorin Marculescu (né en 1936), à travers trois hymnes métaphysiques, intègres et sinueux, orientés par-delà vide et chaos vers l'être ; et le jeune Cosmin Perta (né en 1982), dressant ici le constat sensoriel d'un fils gagné par la mort dérisoire du monde et par la folie concave des maigres survivants.

Paraphrasons encore Tzara : chaque écrivain remet en cause la littérature. Hétérogène et souvent novatrice, partant fragile, la littérature roumaine n'épargne pas à sa noble vitalité les coups parfois durs que la (post-)modernité aime à porter contre elle-même comme contre tout endormissement esthétique bourgeois ; poussant aussi l'audace jusqu'à l'humour, elle se propose une aventure non moins périlleuse que la littérature universelle dans son ensemble, tissue de souffrance et de cruauté. Espérons que Seine et Danube saura l'accompagner quelques temps dans cet état extraordinaire, son perpétuel status nascendi.


Nicolas Cavaillès