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Methodos, 10, 2010: Penser la fiction

Methodos, 10, 2010: Penser la fiction

Publié le par Marc Escola

Dernier numéro en ligne de la revue Methodos
10 | 2010
Penser la fiction


Des mythes inventés par Platon aux fables philosophiques de Leibniz, du Pays des Centaures de Husserl à la Terre Jumelle de Putnam, en passant par le récit hobbesien de l'état de nature, jusqu'aux petits romans qui pointillent les belles pages de l'Être et le Néant, nombreux sont les exemples de ce que l'on pourrait appeler le caractère, à la fois, discret et inévitable des fictions philosophiques.

Tour à tour utilisée pour illustrer d'une manière particulièrement saillante des thèses philosophiques, ou pour construire des arguments par l'absurde, pour créer des paradoxes ou fournir des contre-exemples, ou encore pour tester et bâtir le cadre d'usage de nouveaux concepts, la fiction semble omniprésente. Et elle semble d'abord s'inscrire au sein du discours philosophique, enchâssée dans des dispositifs heuristiques ou des modèles argumentatifs reconnus de tous temps comme étant à la fois légitimes et efficaces. Parfois, comme dans le cas de Husserl, étudié par P. Cassou-Noguès, elle fait plus que cela : elle devient un mode de donation à part entière – le mode de donation du possible.

Mais le philosophe sait pertinemment que la fiction vit aussi d'autres vies, autonomes, en dehors de la philosophie, des vies où elle est soumise à d'autres contraintes et produit d'autres effets. Il y a évidemment la fiction littéraire, laboratoire du possible, certes, où la mimesis est souveraine, mais aussi, comme le montre l'étude de F. Lavocat, de l'impossible, lieu où l'on parle de choses qui n'existent pas, et parfois même de celles qui ne sauraient d'aucune manière exister. Le mouvement est loin d'être unilatéral. Si la philosophie croit parasiter les fictions, la littérature sait lui rendre la monnaie de sa pièce.

Puis il y a la fiction ordinaire, celle de la critique, du discours et de l'expérience. Ni utilisée dans le cadre d'un discours philosophique, ni créée par les effets de langue d'un écrivain ou d'un texte, la fiction n'est cette fois-ci que l'objet de référence, mentale ou linguistique, de tout un tas de pratiques et d'expériences ordinaires. De quoi parle-t-on lorsqu'on parle de Sherlock Holmes ? C'est bien Emma Bovary que j'imagine, lorsque en fermant les yeux je crois voir une jeune femme à la peau blanche et les longs cheveux noirs, mourante sur un lit ? Qu'est-ce qui rend vrais les énoncés de la critique littéraire, mais aussi ceux de ces critiques naïfs que nous sommes tous lorsque nous parlons de Sherlock Holmes ou Emma Bovary en croyant nous référer non pas à des individus réels mais bel et bien à des « personnages fictionnels » ? Qu'il s'agisse d'un cadre psychologique-intentionnel ou sémantique-linguistique, dans cette nouvelle vie, les fictions sont ce qui se trouve à l'autre bout de nos mots et de nos pensées, de nos affects et de nos actes d'imagination. « Fictions » est ainsi le nom que l'on donne à ces personnages dont nous pouvons dire sans contradiction – bien qu'au prix d'un certain nombre de restrictions, étudiées dans l'article d'A. Thomasson – qu'ils n'existent pas, mais que, d'une certaine manière, ils sont bel et bien quelque chose. D'où l'importance des études traditionnelles consacrées aux fictions du point de vue de la référence (intentionnelle et sémantique), prolongés mais aussi radicalement remis en question dans les contributions de J. Woods/J. Isenberg et de M. Fontaine/S. Rahman.

Mais c'est sans doute encore à la philosophie de boucler la boucle, en se réappropriant toutes ces autres vies de la fiction, en en faisant des objets de réflexion privilégiée. Dans ce dernier usage de la fiction, que l'on pourrait sans doute appeler métaphilosophique, la philosophie ne se sert pas des fictions, elle ne les crée pas, et elle ne se limite pas non plus à en parler ou à s'y référer mentalement, elle en fait l'occasion de revenir sur elle-même, pour repenser le statut des concepts qui lui sont les plus propres (existence, être, individu, esprit, identité, différence, monde etc.). Pour repenser aussi le fait même de son besoin de fictions. Qu'est la fiction pour qu'elle puisse habiter la philosophie, d'une manière si discrète et inévitable ? Et qu'est la philosophie si elle ne semble pas pouvoir faire l'économie des fictions pour penser adéquatement ses concepts les plus « philosophiques » ? C'est à une étude de ces multiples vies de la fiction (philosophique, littéraire, critique, métaphilosophique) et à leurs interactions que les travaux réunis dans ce volume sont consacrés.
Claudio Majolino

Sommaire:
Penser la fiction
Françoise Lavocat
Mimesis, fiction, paradoxes [Texte intégral]
Pierre Cassou-Noguès
Projet d'une philosophie extra-ordinaire [Texte intégral]
John Woods et Jillian Isenberg
Psychologizing the Semantics of Fiction [Texte intégral]
Amie L. Thomasson
Fiction, existence et référence [Texte intégral]
Matthieu Fontaine et Shahid Rahman
Fiction, Creation and Fictionality : An Overview [Texte intégral]
Analyses et interprétations
Anne-Lise Worms
La beauté d'Hélène ou la médiation du Beau dans les Traités 31 (V,8) et 48 (III,3) de Plotin [Texte intégral]
Pascale Gillot
Parole et identité humaine à l'âge classique [Texte intégral]
Marc Parmentier
Hobbes, la coopération et la théorie des jeux [Texte intégral]

Comptes rendus
Edmond Mazet
Compte rendu de : Max Lejbowicz (éd.), L'Islam médiéval en terres chrétiennes – Science et idéologie. Préface de Jean Celeyrette et Max Lejbowicz, Presses universitaires du Septentrion, 2009. [Texte intégral]
Marc Parmentier
Compte rendu de : Myriam Dennehy et Charles Ramond (dir.), La philosophie naturelle de Robert Boyle, Paris, Vrin, 2009 [Texte intégral]
Bernard Joly
Compte rendu de : Claire Crignon-De Oliveira, De la mélancolie à l'enthousiasme. Robert Burton (1577-1640) et Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury (1671-1713, Paris, Honoré Champion, 2006. 604 pages. [Texte intégral]
Giuliano Bacigalupo
Une balistique de l'intentionnalité [Texte intégral]
Compte rendu de Arkadiusz Chrudzimski, Gegenstandstheorie und Theorie der Intentionalität bei Alexius Meinong, Dordrecht, Springer, 2007, 386 p.
Jean Celeyrette
Compte rendu de : Jean-Michel Salanskis, Philosophie des mathématiques, Paris, Vrin, 2008 [Texte intégral]