Acta fabula
ISSN 2115-8037

2016
Avril-mai 2016 (volume 17, numéro 3)
titre article
Caroline Anthérieu-Yagbasan

La polygraphie : tracer & dépasser des limites génériques

Polygraphies. Les frontières du littéraire, sous la direction de Jean-Paul Dufiet & Élisabeth Nardout-Lafarge, Paris : Éditions Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2015, 375 p., EAN 9782812417078.

1L’ouvrage Polygraphies – Les frontières du littéraire est publié sous la direction de Jean-Paul Dufiet et Élisabeth Nardout-Lafarge. Dès la préface, les deux chercheurs font part de leur étonnement devant le fait que cette notion de polygraphie a été peu considérée par la critique, alors qu’elle paraît particulièrement opérante, en particulier dans le champ de la littérature contemporaine : des concepts « post-modernes » tels que celui de l’écrit hétéroclite, de l’intertextualité, ou encore toute la réflexion sur les limites génériques entrent facilement dans le cadre d’une interrogation sur la polygraphie ; ce qui fait dire aux auteurs que cette dernière possède une « capacité analytique » opérant pour les auteurs comme pour les œuvres. Le recueil s'inscrit dans cet écart entre une notion considérée comme révolue et une pratique textuelle toujours bien vivante, à partir de cette affirmation forte, présentée au début du résumé de quatrième de couverture : « La plupart des écrivains sont des polygraphes. »

Le double régime de la polygraphie

2La préface définit deux modalités de la polygraphie, qui seront complétées et précisées par les différents articles : la polygraphie externe, qui se déploie à l’intérieur de l’œuvre d’un même auteur (soit le fait pour un auteur de s’essayer à différents genres littéraires), et la polygraphie interne, jouant à l’intérieur d’une même œuvre – jusqu’à remettre en question le concept même d’œuvre en son sens clos et délimité, point sur lequel insistent plusieurs des articles. Dans cette première signification comme dans la seconde, la notion semble avoir atteint son acmé avec l’esprit humaniste, qui insiste à la fois sur la multiplicité des formes et la diversité des matières. C'est ce qu'indique un des contributeurs, Sergio Capello1. Toutefois, la polygraphie semble trouver ses racines dans la littérature médiévale, où l’auteur est avant tout un compilateur et un commentateur (tel est le sujet de la première contribution : « La polygraphie à l'œuvre, du recueil médiéval au roman recyclé », par Francis Gingras, p. 29‑40). Finalement, pour des raisons évidentes, il semble que le qualificatif « polygraphe » se soit dévalorisé, au cours du temps, dans un mouvement proportionnellement inverse à l’affirmation du statut d’auteur et de l’autonomie du champ littéraire. Le polygraphe se trouve rejeté du côté du journalisme au xixe siècle, comme le montre Ugo Dionne2 ; à l’époque contemporaine, il est suspecté de dilettantisme. Ici est introduite une nuance dans l'ouvrage, fort de son corpus d'auteurs québécois ; en effet, la littérature québécoise a fait plus grand cas des journalistes, qui se considèrent véritablement comme des hommes de lettres selon Michel Biron3.

3Néanmoins, et nous revenons ici sur le décalage entre la théorie et la pratique textuelle, les écrivains n’ont cessé d’être polygraphes, tandis que la notion s'enrichissait même d’une nouvelle acception avec les œuvres et installations contemporaines, qui cherchent régulièrement à faire intervenir plusieurs arts ou modalités artistiques.

4L’ouvrage s'attache donc d’une part à préciser cette notion de polygraphie, dans une démarche à la fois synchronique et diachronique, et d’autre part à s’en servir pour éclairer le travail d’auteurs précis, la plupart du xxe siècle. La démarche suivie ici sera thématique, sans toutefois recouper exactement les grandes répartitions de l'ouvrage (« Les sources historiques et littéraires de la polygraphie », « Polygraphie et généricité », « Écritures polygraphiques », « Polygraphie et intermédialité »). Elle cherchera à mettre l'accent sur ce qui nous semble constituer, dans ce travail collectif, des propositions critiques particulièrement fécondes.

La question du genre littéraire

5La polygraphie a besoin de la notion de genre littéraire, qu’elle contribue dans le même temps à transformer et à remodeler. Qu'elle soit interne ou externe, la polygraphie ne peut faire l'impasse sur cette interrogation concernant les frontières génériques. Elle s'inscrit ainsi dans un mouvement de transformation et d'hybridation des textes, un jeu de cache-cache entre l'écrivain et le lecteur. L'écrivain-polygraphe refuse de se laisser enfermer dans un canon, et se sert des différentes possibilités de chaque genre pour créer un texte qui s'enrichit en se multipliant.

6François Dumont (« Poème et carnet chez Philippe Jaccottet ») étudie ainsi l'exemple des carnets de Ph. Jaccottet. Dans le cadre d'une remise en question des ambitions affichées par le langage poétique, et d'une méfiance croissante à l'égard de ce dernier, conduisant à une « réorientation du poème, qui tâche de devenir écoute plutôt que parole » (p. 104), Ph. Jaccottet commence à publier des carnets intitulés Semaison. Il y « met en scène la relation entre le poème et le carnet » (p. 111), en s'interrogeant sur certains vers qu'il a lui-même écrits. Les allers-retours entre le carnet et le poème, sans que l'un puisse se vanter d'une quelconque primauté sur l'autre, construisent une œuvre en miroir. Le carnet est plutôt conçu comme le moyen de retrouver le poétique, et s'inscrit dans une simultanéité d'expérience d'écriture.

7À travers cet exemple apparaît une nouvelle perspective ouverte par la polygraphie (externe, ici), le fait de réinscrire toute œuvre dans l'ensemble des écrits d'un auteur. La question du genre n'est plus alors qu'une question d'exploration des possibilités différentes et d'auto-réécriture.

La polygraphie comme illustration de l'indicible

8Les processus d'auto-réécriture se montrent particulièrement utiles lorsqu'un auteur cherche à dire, ou plutôt à écrire, l'indicible de l'horreur. Le xxe siècle offre de nombreux exemples d'événements traumatiques fondateurs d'une œuvre, l'expérience de l'exil, la guerre ou la Shoah formant quelques exemples parmi d'autres.

9L'article de J.‑P. Dufiet intitulé « Théâtre et témoignage dans l'écriture de la Shoah – Les Lépreux d'Anna Langfus » (p. 173‑197) entre dans le cadre de cette problématique. A. Langfus s'est en effet essayée à plusieurs genres, roman et théâtre, mais toute son œuvre cherche à évoquer la question de l'extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. La difficulté à parler de manière juste d'un tel drame et de ses implications éthiques est pleinement assumée par l'auteur, qui n'hésite pas à se confronter à la question de la responsabilité des Juifs eux-mêmes. Du roman au théâtre, variations des points de vue et mises en scène de la parole présentent différentes facettes de cette réflexion. Toutefois, J.‑P. Dufiet précise bien que ce qui l'intéresse n'est pas tant la polygraphie « générique externe », ainsi qu'il la nomme, mais plutôt la polygraphie interne – en l'occurrence, la présence du témoignage dans la pièce de théâtre Les Lépreux. A. Langfus, quoiqu'elle-même survivante de la Shoah, se refuse à témoigner en son nom propre, se méfiant du témoignage qui lui semble d'autant plus inadapté à une situation que celle-ci est « horrible » ou « anormale » (p. 176). La fiction dramatique s'appuie sur le témoignage des faits comme des personnages qui « orientent la pièce vers une dramaturgie d'idées, ou éthique, qui intéresse directement la définition des victimes de la Shoah » (p. 178).

10Le filtre de la fiction, renforcé ici par celui de la mise en scène, permet à l'auteure d'explorer ce questionnement éthique de la victime et du bourreau, faisant jouer la polygraphie externe et interne pour construire une œuvre interrogeant directement le lecteur.

Polygraphie & lecteurs

11Les enjeux épistémologiques ouverts par cette notion, on le voit, sont particulièrement intéressants en ce qui concerne l'histoire littéraire, mais également dans le champ contemporain qui cherche sans cesse à faire jouer les concepts d'auteur et d'œuvre, tout en accordant une place grandissante au lecteur. La polygraphie en elle-même a besoin de ce dernier ayant une vision globale pour se déployer et prendre sens. Plus que jamais, c'est le lecteur-critique, par son travail de tissage de l'ensemble, qui construit et donne sens au travail polygraphique d'un auteur. Cette activité lectoriale débouche sur une autre piste de recherche intéressante à interroger, simplement évoquée dans la préface : le domaine des nouvelles technologies et des nouveaux supports de lecture. Les supports numériques, le passage de l'écran au papier (et vice-versa), et toutes les techniques de réalité augmentée, font basculer le lecteur dans une lecture polygraphique active. Andrea Schincariol se penche ainsi, dans sa contribution4, sur les blogs littéraires, sur leur capacité de connexion d'objets disparates (« capacité transitive », p. 329), et sur l'implication nécessaire de l'utilisateur, qu'ils mettent au centre de l'expérience virtuelle.

12Au-delà de la sphère numérique, le fait de pouvoir écrire sur différents supports, pérennes ou éphémères (dans ce cas, le radical « graphie » renvoie plutôt au sens de « trace », « enregistrement d'une expérience artistique », comme le fait remarquer p. 256 Alessandra Ferraro5), implique de nouvelles expériences de lecture, de nouvelles attitudes du lecteur-spectateur. L'intérêt de l'ouvrage réside également dans cette proposition ouverte sur la création artistique contemporaine, qu'il ne développe pas mais qu'il suggère.

Les arts contemporains & la question du support

13La polygraphie, entendue comme fait de passer d'un support à l'autre, est régulièrement présente dans les arts contemporains. Dans la lignée du questionnement exprimé par Jean-Luc Nancy (pourquoi existe-t-il plusieurs arts, chacun rencontrant et délimitant l'autre ?), Ginette Michaud6 examine ainsi le cas de deux artistes qui ont mis au cœur de leur travail « cette traversée de plusieurs langages » (p. 296). Le dynamisme de la pratique polygraphique devient alors projet artistique et invitation à « penser en chaque art ».

14Il semble évident que l'idée même de polygraphie, au cœur d'un certain nombre de pratiques contemporaines, s'avère une piste critique plus que féconde car elle renvoie de manière ultime, non pas à l'essence de l'art, mais peut-être bien à celle de la création artistique.


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15Les thématiques que nous avons choisi d'évoquer ici ont pour ambition de montrer l'intérêt de la notion de polygraphie et de ses développements dans l'ouvrage considéré. Ceux-ci ouvrent de nombreuses pistes de recherche, et, nous semble-t-il, en ouvriront encore de nombreuses, tant que la pratique artistique et littéraire restera une tentative de définir de nouvelles limites tout en les transgressant.