Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Novembre 2015 (volume 16, numéro 7)
titre article
Franz Dolveck

Les monuments les plus précieux d’une civilisation

L’Univers du livre médiéval. Substance, lettre, signe, études réunies par Karin Ueltschi, Paris : Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès et conférences sur le Moyen Âge », 2014, 377 p., EAN 9782745326720.

1Le livre médiéval est, sauf exception (que ce volume rappelle opportunément avec une contribution de Denis Hüe sur le livre xylographié, p. 191‑217), un manuscrit, et, pour le champ d’études qui nous concerne ici, un manuscrit latin, c’est-à-dire occidental, que les textes qu’il contient soient en latin à proprement parler ou en vulgaire1. Cela méritait bien un volume d’études à soi seul, qui contribuera, espérons-le, à en promouvoir plus avant l’étude ; cela ne compensera pas l’absence presque totale, en France, de formation à la codicologie latine, dont ce volume même paie le prix, mais, certainement, favorisera la mise en commun des compétences sur un objet d’étude, le livre manuscrit, dont l’importance est sans commune mesure, et qui génère par là des spécialisations nécessaires mais trop restrictives.

2C’est sur le constat de cette spécialisation trop grande, et sur son corollaire, une bibliographie trop abondante, que s’ouvre l’introduction de Karin Ueltschi ; et l’on peut souligner d’emblée la profonde vérité de ce constat, parce que, sur un objet aussi complexe que le livre manuscrit, en raison de sa double nature archéologique et intellectuelle, aucune bibliographie, si importante soit-elle, ne sera jamais d’aucun secours à qui n’a pas l’expérience directe, et abondante, des manuscrits eux-mêmes — ce qui devient de plus en plus difficile à la fois par défaut de formation et par l’accès de plus en plus restreint aux grandes collections manuscrites françaises, quasiment impossible a fortiori à un étudiant débutant. Cela ne va pas sans une certaine absurdité : la majorité des manuscrits médiévaux sont des manuscrits sur parchemin, vierges de ces grandes enluminures si belles mais si vite dégradées, et sont tout sauf des objets fragiles. Il est vrai que l’on ne peut en dire autant de la reliure la plus fréquente, dans le plus médiocre des basanes ou des chagrins du xixe siècle ; mais il n’est pas illégitime de s’interroger sur la nécessité de protéger de telles reliures, sans valeur ni documentaire ni artistique, au détriment de la consultation du volume lui-même. Si ce dernier a survécu tant de siècles à l’eau, au feu, aux insectes, aux soins douteux de lecteurs médiévaux et modernes moins scrupuleux que nous, ne peut-il affronter sans encombre la consultation, étant entendu avec l’attention que dicte le bon sens minimal, même d’un néophyte ?

3L’ambition du recueil objet de ces pages est de présenter un état des lieux des approches possibles et des recherches en cours, et K. Ueltschi voudrait que le volume servît par ce biais, « qu’on soit un jeune étudiant ou un chercheur déjà confirmé mais non spécialisé dans ce domaine » (p. 7), d’introduction à tout ce qu’il est possible de faire et de dire sur un manuscrit médiéval ; je crois une telle introduction très apte à piquer la curiosité de son lecteur — puisse‑t‑il alors gagner, si besoin de haute lutte, cet accès aux originaux qui cimente une vocation et constitue véritablement l’unique formation souhaitable. Bien des pages du volume aideront à organiser et à situer à leur juste place les connaissances acquises par la fréquentation des manuscrits eux-mêmes ; je n’en retiendrai que deux exemples.

4La première contribution du recueil, celle aussi dont la période d’étude est la plus élevée, est due à Dominique Alibert, « Le livre dans le monde carolingien » (p. 51‑72) ; elle saisit parfaitement l’importance primordiale qu’ont le livre et sa facture dans ce siècle. L’auteur souligne très justement que, en fait de documentation archéologique carolingienne, nous n’avons guère que des manuscrits (et ils ne sont même pas toujours si austères que cela : les numérisations effectuées pour constituer la Bibliotheca Carolina, hébergée sur le site d’Europeana regia, est un endroit parmi d’autres où le constater) ; il ne s’agit pas seulement d’un hasard de conservation : l’importance accordée à la production de livres est l’un des éléments qui distingue le mieux le ixe siècle du précédent comme du suivant. On pourrait évidemment reprocher telle inexactitude, telle imprécision, à cette contribution, mais cela ne se ferait pas sans mauvaise foi : son objectif n’est que de présenter une question trop vaste pour être détaillée, même sur certains points seulement, en si peu de pages, et c’est un objectif parfaitement atteint, prenant en compte aussi bien les questions archéologiques (modes de copie, de conservation, de diffusion) qu’intellectuelles (typologie des textes copiés, implications notamment symboliques). Le seul regret que j’exprimerais est que quelques lignes n’aient pas été consacrées au travail proprement philologique des carolingiens : c’est la première fois depuis l’Antiquité (et de manière considérablement mieux documentée) que l’attention des érudits se porte massivement sur la correction des textes dont ils disposent ; quelqu’un comme le diacre Florus, qui, à Lyon, parvient à disposer de multiples versions de toutes sortes de textes et, sur la base de ses collations, corrige, avec une acribie remarquable, les fragments qu’il exploite dans ses divers florilèges patristiques, est exceptionnel pour son temps, mais en termes de degré, pas de principe. On peut en dire autant de Sedulius Scottus, de Dungal, de Loup de Ferrières.

5Le second exemple est dû à Laurent Hablot ; sous le titre « L’emblème et le livre entre appropriation et représentation » (p. 257‑285), il s’agit d’une présentation des rôles joués dans le livre manuscrit par les armoiries, devises et autres emblèmes. Les premières occupent de droit la place la plus importante, mais l’étude des différents types de marques de possession (notamment p. 276‑277) révèle leur importance respective, et surtout les liens si étroits qu’ils entretiennent. L’héraldique dans les livres se présente comme un monde fascinant, infiniment varié et bariolé, et donc à proprement parler fantastique à nos yeux ; mais, pour les médiévaux, par bien des aspects, ce monde fantastique est le vrai, parce que celui qui exprime véritablement l’essence des choses ; il ne devient faux qu’à partir du moment où l’on cherche à faire sortir de leur milieu naturel, c’est-à-dire des marges et des images, ces costumes et ces décors, qu’à partir du moment où « on se plaît à jouer en plein champ de bataille à ces héros de papier » (p. 272) qui ne survivent pas au contact du sang, de la boue, de l’écume des chevaux. Bien au-delà de l’exposé chronologique et circonstancié de l’usage dans les manuscrits des armoiries, puis des cimiers et des devises, L. Hablot fait comprendre, pour d’autres temps et par d’autres moyens que D. Alibert, une réalité qui, par son évidence, tend à nous échapper : pour un médiéval, un livre n’est pas seulement un produit de haut luxe, et donc de grand prix et de grande valeur ; il est, en fait, bien plus qu’un objet ou même qu’un support de texte, l’expression idéalisée de toute une civilisation pour qui le livre est tout. On redit régulièrement, et à bon droit, l’importance de l’Écriture (sainte) et donc du Livre (par excellence qu’est la Bible) pour la civilisation médiévale ; peut-être a‑t‑on tendance à oublier que cela se traduit de manière aussi concrète que faire se peut dans la simple existence de n’importe quel manuscrit. Cette contribution sait révéler le traitement à la fois ordinaire réservé au livre par rapport à d’autres supports héraldiques, mais aussi ses particularités, notamment la position si fréquente des armoiries au bas de la page, ce que L. Hablot rapproche de l’apposition du sceau sur les chartes et analyse donc comme une forme de corroboration (p. 262). On regrette seulement l’absence d’une illustration plus abondante et de meilleure qualité (mais il est évident qu’elle aurait eu un coût démesuré) à l’appui des nombreux manuscrits cités2, mais aussi — et l’auteur n’y peut rien — d’un pendant qui aurait pu se consacrer aux marques d’appartenance non héraldiques, c’est-à-dire en pratique textuelles ; l’étude aurait pu être élargie aux diverses mentions personnelles qui parsèment les manuscrits, à commencer par celles qui sont relatives aux copistes et à leur labeur ingrat : cela aurait mérité plus que les mentions nécessairement rapides de l’introduction (p. 28). Le recensement des colophons des bénédictins du Bouveret à soi seul aurait pu en fournir la matière au-delà de toutes espérances, et renouveler le vivier des trois ou quatre colophons toujours cités, qui sont loin d’être les seuls à atteindre qui l’humour, qui la poésie, qui parfois le génie. Une remarque pour terminer, à traiter avec indulgence parce qu’issue de quelqu’un qui n’est pas spécialiste d’héraldique : la dissimulation et la miniaturisation des marques d’appartenance (p. 264 et 280 notamment) pourrait-elle être vue comme un moyen de prévenir l’effacement et le remplacement des emblèmes, ordinaires au moment d’un changement de possesseur (p. 280) ?

6Ce parcours du plus historique et concret au plus symbolique pourrait aboutir à la contribution d’Anne Berthelot, « La bibliothèque de Merlin » (p. 129‑147), titre à comprendre plus comme la somme des livres attribués à Merlin que comme celle des livres qu’il possède. C’est une idée géniale qu’a Robert de Boron en faisant de Merlin un auteur : cet auteur qui n’a jamais existé et à plus forte raison jamais écrit est malgré cela l’un des meilleurs succès de librairie — disons plus prudemment de scriptorium — jusqu’au courant du xvie siècle. La « fiction » de Robert de Boron embrasse tous les aspects de ce que l’on peut rattacher au livre : de l’auctor au sens quasiment indo-européen qu’est Merlin en passant par Blaise, premier copiste et confident, garant de l’œuvre à sa manière et son « écrivain », pour aboutir à Robert lui-même (jusqu’à ce que ses successeurs en fassent l’un des scribes de Merlin, allongeant ainsi la chaîne). A. Berthelot montre très bien tous les problèmes que cette « fiction narrative » (j’emploie le terme de manière passablement anachronique, mais commode : personne au Moyen Âge n’aurait qualifié cela de fiction) présente, en particulier lorsque l’on confronte l’autorité de Merlin à celle des auteurs de l’Écriture. Il me semble cependant que l’exposé aurait pu gagner à mieux mettre en évidence les rapports tout sauf schématiques entre écrit et oral, susceptibles d’enraciner plus profondément l’argumentation d’A. Berthelot, déjà très convaincante :

71. Il est vrai (p. 131) que la prophétie est étymologiquement orale, mais cela n’a pas un caractère contraignant dans le cadre de la tradition chrétienne. Toutes les prophéties, évidemment, sont rapportées sous forme écrite, mais là n’est pas le plus intéressant : un texte prophétique peut parfaitement être dès l’origine écrit, que ce soit dans l’Ancien Testament (Bar. 1, 1.3 : Et hæc verba libri quæ scripsit Baruch… Et legit Baruch verba libri huius…) ou dans le Nouveau (l’Apocalypse n’a pas de forme orale, même fictive), parce que l’essentiel est moins la parole que la vision.

82. De la même manière, la prise en compte des réalités de la lecture au Moyen Âge résout le paradoxe apparent (p. 132) entre la mise par écrit du livre et sa destination à être entendu (et maintes genz qui ce livre orront…) : la lecture silencieuse restant plutôt rare au moins dans les milieux laïcs, la diffusion du savoir se fait bien plus souvent en écoutant quelqu’un lire qu’en lisant soi-même. Par ce biais, la prophétie reprend son caractère oral initial, puisqu’elle est à nouveau, grâce à la lecture, proclamée ; le livre n’a été que le garant de son authenticité, et éventuellement de son inspiration.

93. Peut-être, enfin, le rôle de Blaise mériterait-il d’être comparé non à la figure de l’évangéliste (entendu au sens d’auteur d’un évangile, p. 133) mais à celle de Jean à qui est révélée, à Patmos, l’Apocalypse. Comme Blaise, Jean, en plus d’être rédacteur (Quod vides, scribe in libro, 1, 11) est garant et caution de quelque chose dont il est le témoin sans l’être vraiment (puisque l’interprétation, à plusieurs reprises, doit lui être faite par les personnages de sa vision) : [Ioannes,] qui testimonium perhibuit verbo Dei, et testimonium Iesu Christi, quæcumque vidit (1, 2). Le verset 1, 3 aurait pu aussi bien se prêter aux ouvrages de Merlin (je souligne) : Beatus qui legit et audit verba prophetiæ huius, et servat ea quæ in ea scripta sunt. En tout cas, il est à proprement parler prophétique pour le rôle du livre au Moyen Âge.

10Bienheureux qui lit et qui entend, mais à condition que ce qu’il lit et entend soit autorisé, et donc dignement conservé ; on arrive ainsi à des questions très techniques, abordées par Denis Lorée, « Éditer un texte médiéval : une quête de l’impossible. Le cas du Secret des Secrets » (p. 151‑171). Cette contribution a bien des mérites, dont le moindre n’est pas de chercher à exposer une méthode par nature résistante à la vulgarisation ; mais elle surprend dès son titre. Il n’est pas vrai qu’éditer un texte (médiéval) soit impossible, et il n’est pas vrai non plus — car il ne s’agit pas de jouer sur les mots — qu’éditer bien, voire parfaitement, un texte (médiéval) soit impossible. Pour y arriver, cependant, il faut que la méthode soit sûre et qu’elle soit appliquée correctement. Ces deux points, l’un théorique, l’autre pratique, sont également maltraités dans cet article.

11L’auteur a de l’histoire de l’ecdotique une connaissance très approximative, dont il donne lui-même un aperçu au début de son article ; on peut le résumer, malheureusement sans le trahir, en disant qu’une école « reconstructiviste », initiée par Lachmann (qui, en fait, en est bien l’éponyme mais fort peu le créateur), a dégagé entre xixe et début du xxe siècle les moyens de reconstruire l’état le plus ancien d’un texte que l’on puisse atteindre en classant les manuscrits d’abord par communauté de leçon, puis par communauté d’erreur, jusqu’à ce que Joseph Bédier, par sa critique des stemmas bifides et des textes « reconstruits », cause la disparition irrémédiable de cette méthode au profit de la sienne, fondée sur la fidélité à un unique manuscrit, celui reconnu comme étant « le meilleur ». Tel est en effet, dans les grandes lignes, l’état de l’art pour les romanistes français et nord-américains : aussi n’est-ce pas vraiment D. Lorée qu’il faut accuser d’ignorer complètement les nombreuses réfutations des affirmations de Bédier3 au même titre que le fait, pourtant assez évident, que la méthode stemmatique, dite lachmanienne, est bien vivace partout ailleurs, et n’a pas cessé d’évoluer et de s’affiner.

12La mise en pratique, nécessairement, paie le prix de cette connaissance très partielle de la théorie. D. Lorée a cependant le grand mérite de chercher à identifier le « meilleur manuscrit » de manière rigoureuse ; on peut même dire de manière scientifique, puisque l’auteur interprète cette formule de Bédier, d’un subjectivisme confondant, comme désignant le manuscrit le plus haut placé dans l’histoire du texte, c’est-à-dire le moins susceptible de porter la trace des écarts successifs par rapport à l’original au fil des copies. Mais ce que D. Lorée sait de la méthode stemmatique n’est pas suffisant pour parvenir à des résultats fiables ; je n’en prendrai qu’un exemple, parce que je le crois particulièrement simple à comprendre : c’est le premier cité (p. 161‑162).

13Quatre manuscrits divergent, en un point donné, de la manière suivante :

Et en cestuy temps, [utilise] vinaigre Rot
vin aigre 686
ung aignel Gar
aignel nafr 4951

14Selon l’auteur, « la confusion entre aignel et vin aigre suppose une parenté entre les duos 686 / Rot et Gar / nafr 4951 » ; il n’en est pas ainsi. Pour que l’on puisse déduire à partir d’un relevé de lieux variants les relations généalogiques qu’entretiennent des manuscrits, il faut déterminer d’abord quelle est la leçon héritée et quelle est celle qui est innovée ; en effet, si deux manuscrits ont une même leçon innovée, alors ces manuscrits ont un ancêtre commun, l’auteur de l’innovation ; si deux manuscrits ont une même leçon héritée, nous n’apprenons rien que nous ne sachions déjà : ce sont deux manuscrits du même texte. Toute la difficulté est de départager l’hérité et l’innové : d’où l’utilisation des erreurs, qui sont des innovations d’un type particulier, parce que nécessairement non imputables à l’auteur, donc reconnaissables comme telles. D. Lorée, précisément, ne dit pas quel est, du vinaigre ou de l’agneau, la leçon héritée, auctoriale. Imaginons que ce soit l’agneau : dans ce cas, on peut affirmer que Rot et 686 ont un modèle commun à eux et à eux seulement4 ; en revanche, nous ne pouvons rien dire de Gar et de nafr 4951. S’ils ont un modèle qui leur est propre, ce lieu variant ne permet pas de le prouver.

15En somme, à partir de cet exemple, ce que l’on bâtit est un stemma à trois branches : l’archétype donne naissance à trois manuscrits, deux conservés et un perdu, ce dernier donnant naissance aux deux autres manuscrits conservés, ceux qui ont la leçon innovée. Si l’on bâtit comme D. Lorée un stemma à deux branches, avec Gar et nafr 4951 d’un côté et Rot et 686 de l’autre, on a commis l’erreur de déduire une parenté sur l’absence d’un élément caractéristique. On a même commis deux fois l’erreur, puisque cet élément caractéristique n’a jamais été identifié positivement.

16Une ultime remarque : dans sa conclusion (p. 171), D. Lorée juge, en substance, que l’histoire du texte, c’est-à-dire sa transmission manuscrite, n’intéresse que les spécialistes, alors que le texte lui-même peut atteindre un public beaucoup plus large. Il faut être un « amateur » déjà très « éclairé » pour lire dans le texte de l’ancien français ; pourquoi cet amateur ne trouverait-il pas aussi passionnante l’histoire de la circulation et de la diffusion du texte, qui est finalement celle de sa réception ? La philologie médiévale, et surtout vernaculaire, est particulièrement sensible (et en cela est en avance sur la philologie antique, notamment) au texte véritablement lu et donc à la multiplicité de ses formes ; cela ne peut se faire sans s’astreindre à reconstituer un parcours géographique et chronologique qui prend rapidement des airs d’aventure, et mériterait probablement, au moins dans les cas les plus spectaculaires, d’être présenté au « grand public » pour soi-même.

17L’écueil majeur des études sur le livre médiéval, ainsi qu’il était rappelé au début de cette recension, est le défaut de formation dans les disciplines techniques — serviles, si l’on veut, mais parfois le serviteur est plus grand que le maître — que sont codicologie, paléographie et ecdotique. Malgré un propos et des qualités qui ne contribuent pas peu à le faire oublier, ce recueil en témoigne bien involontairement, à de multiples reprises ; par exemple, lorsqu’il entreprend de mentionner un manuscrit particulier. En voici quelques illustrations :

18— p. 117, peu nombreux seront les lecteurs capables de deviner que le manuscrit « Cambridge Ee. VI. 11 » est à chercher, parmi les multiples collections manuscrites de la ville, à la bibliothèque universitaire (on attendait : « Cambridge, UL, Ee. vi. 11 ») ;

19— p. 176, « Oxford, Bodleian 654 » est « Oxford, Bodleian Library, Bodley 654 », mais, vu le nombre de fonds de la Bodléienne (et, il faut bien le reconnaître, la subtilité de ses cotes et de ses références de catalogue), cela n’avait rien d’une évidence ;

20— p. 151, « Bibliothèque nationale de France 794 » est, suppose-t-on, « Paris, BNF, fr. 794 », vu que l’article traite surtout de textes en français ; le classement par langues de la BNF n’est cependant pas toujours strict, et nombre de textes d’une langue donnée sont dans des manuscrits cotés sous une autre aire linguistique ;

21— p. 117, manifestement, l’auteur n’a jamais vu le manuscrit « Cheltenham, bibl. Phillipps 4156 », pour la raison fort simple que le manuscrit portant le numéro 4156 dans la collection de sir Thomas Phillipps (mort en 1872) n’y est plus depuis une date indéterminée mais en tout cas non postérieure à 1966, lorsqu’il fut mis en vente chez Sotheby’s. Il est depuis 1968 à Yale, et donc citable sous cette cote : « New Haven, Yale UL, Beinecke 395 ». De la même manière que l’on tend à ne pas faire confiance à un ouvrage de recherche qui cite un livre qui n’a pas été lu, il est difficile de se fier à ceux qui n’ont pas même recherché leurs sources primaires. Dans le cas présent, c’était pourtant excessivement facile : la seule saisie de « Phillipps 4156 » sur Google donne dès le premier résultat la cote actuelle, et à partir du quatrième (la base Jonas de l’IRHT) les liens vers une notice et, mieux, une reproduction complète en couleurs, d’une qualité d’ailleurs enviable.

22Il va de soi que tout ne pouvait être couvert dans un volume d’un peu plus de 350 pages, et il faut saluer des contributions qui évitent des généralisations un peu faciles en s’attachant à des aspects souvent oubliés ou négligés : le rôle des femmes (Florence Bayard, « Les Livres de sœurs entre quête d’un héroïsme au féminin et conquête de la normalité », p. 93-107), l’importance des anthologies, florilèges et autres compilations (Francis Gingras, « Le livre et le recueil », p. 173‑189), ou, comme déjà mentionné, le livre xylographié. Cependant, je ne sais si la faible part attribuée au latin et au livre, disons, non séculier, n’est pas trompeuse : l’importance quantitative et qualitative des bibliothèques monastiques, qui sont quasiment les seules avant le xiiie siècle et conservent ensuite une place prépondérante, ne devrait pas être ignorée, de même que la masse de la production scholastique liée à l’essor des universités. Il me semble voir dans cette attitude assez courante, certes non circonscrite au recueil d’études qui nous intéressait ici, une opposition présupposée entre culture « cléricale » et donc latine, et culture « laïque » et donc vulgaire, dont la pertinence est loin d’être une évidence : des poèmes érotiques ou polémiques latins, écrits en milieu ecclésiastique, dont les Carmina Burana sont la plus célèbre collection, ou des traductions françaises de Boèce par Jean de Meun ou de Tite-Live par Bersuire, lesquels sont « savants », lesquels « populaires » ?