Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Avril 2015 (volume 16, numéro 4)
titre article
Mendel Péladeau-Houle

Philosophies de Bonnefoy

Yvon Inizan, La Demande et le don : l’attestation poétique chez Yves Bonnefoy et Paul Ricœur Rennes : Presses universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2013, 252 p., EAN 9782753522312.

1La Demande et le don s’articule autour de ce que l’auteur présente comme deux « questionnements […] inversés » (p. 13). D’abord, mettre en lumière la pensée philosophique d’Yves Bonnefoy à partir des existentialismes, dont Søren Kierkegaard, Karl Jaspers, Jean Wahl, Alfred North Whitehead et William James sont autant de balises. Ensuite, montrer comment les pensées de l’existence constituent un terreau fertile à l’émergence de ce que Bonnefoy nommera une poésie de la « présence1 », qui établit « un dialogue entre poésie et philosophie » (p. 13), et constitue en quelque sorte une voie de sortie à l’aporie philosophique de l’incompatibilité entre existence et concept.

Comparaison & contextualisation

2Or, à cette double exigence de l’analyse, explicitée en introduction, il en est une autre, qui transparaît d’autant plus clairement. En effet, si le livre se conçoit, tant en ce qui a trait à Bonnefoy que relativement au dialogue entre littérature et philosophie, comme sous-tendu par l’idée de « totalité », celui-ci entend tout autant, comme le titre l’indique, traiter de la question ponctuelle du dialogue entre Bonnefoy et Ricœur. Cette seconde exigence ressortit, nous semble-t-il, à une incompatibilité des modus operandi : si la comparaison Bonnefoy / Ricœur implique en effet une analyse « fermée » des pensées, le dessein de contextualisation renvoie au contraire à une analyse « ouverte », ayant trait à un large spectre de philosophes.

3Cette surenchère des objectifs ne manque pas de complexifier un livre dont on se demande parfois quel est le véritable centre. Une question ressort du lot, qui trouve notamment son articulation dans « Paroles d’introduction », conférence donnée par Bonnefoy, qui y définit la poésie comme la « rencontre de la donation et de la demande2 » (p. 216) :

Le monde est offre, offre d’être, mais la parole est demande, demande qu’il y ait de l’être et c’est dans l’unité immédiate des deux mouvements au sein de l’esprit qu’il faut penser le problème, lequel est d’ailleurs celui même de l’unité comme instinctivement tout auteur ou lecteur ou témoin de la poésie le pressent ou l’éprouve sous les événements ou les phénomènes3. (loc. cit.)

4Y. Inizan pose donc la question de l’articulation du subjectivisme et du réalisme en régime poétique. Des penseurs tels que Kierkegaard et Bachelard ont montré déjà les limites des deux courants, qu’il s’agit désormais de penser dans une dialectique idéalement non hégélienne. Cette dialectique ne peut se concevoir, pour Bonnefoy et Ricœur, qu’à travers la poésie. Ce double mouvement existentiel d’appel et de don ne peut, pour eux, se décliner en régime philosophique pour la bonne raison que, pour permettre l’intellection du réel, la réflexion philosophique en sélectionne et rejette certains aspects, éloignant de facto de l’existence concrète. Seule la poésie serait, à leur sens, propre à réconcilier l’être et l’existence. Or, la poésie, comme ils le relèvent, évolue nécessairement au sein du langage, qui, à l’instar de la philosophie, procède à un processus de sélection de sèmes dans sa préhension du monde. Il s’agira donc, pour Inizan, de montrer comment le philosophe de La Métaphore vive remédie à cette aporie de l’impossibilité programmée de réconciliation du poétique et de l’existence par la métaphore, là où Bonnefoy proposera la métonymie pour remède.

Bonnefoy : la métonymie & l’image

5Si la préface souligne l’originalité de l’association Bonnefoy / Ricœur, Y. Inizan restitue lui‑même, dans une note en bas de page, la paternité de son hypothèse à Patrick Née, qui « rapproche […] plusieurs fois dans son ouvrage consacré à la rhétorique du poète [Rhétorique profonde d’Yves Bonnefoy], les analyses de Paul Ricœur sur la métaphore et les remarques d’Yves Bonnefoy sur la métonymie […] » (p. 231) En effet, les figures de la métaphore et de la métonymie se présentent comme l’aboutissement d’une réflexion parallèle sur l’articulation entre le langage et l’existence. Certes, l’un et l’autre ont, quant aux figures en jeu, des réflexions, qui, a priori, divergent : Ricœur situe la métonymie du côté de la sémiotique; Bonnefoy craint la capacité de la métaphore à créer de nouvelles illusions éloignant de l’existence concrète. Or, tous deux sous-tendent leur réflexion, comme le montre Inizan, sur deux postulats, tirés des pensées de l’existence. Le premier est que l’acte de parole est une demande d’être, et que, en cela, la poésie serait apte à créer de l’être là où résidait le non-être. Le deuxième est la capacité de la parole à rendre compte du don du monde.

6Le choix de s’attarder uniquement à la figure de la métonymie chez Bonnefoy ne manque pas cependant de susciter quelques réserves. Bien que pondérant sa capacité à s’éloigner de l’existence concrète, Bonnefoy est avant tout connu pour sa réflexion sur l’image, dont il montre qu’elle est à la fois délétère et nécessaire. La dissension sur le choix de figures paraît donc arbitraire dans la mesure où Bonnefoy ne dénie pas, dans l’absolu, la capacité qu’a la métaphore de dire l’existence. L’ouvrage d’Y. Inizan n’a certes pas l’ambition de s’attarder à cette seule question, comme il a été dit. Or, précisément, la question paraît être à l’origine de l’étude. D’autre part, Y. Inizan s’arrête au premier Ricœur4, présentant La Métaphore vive, publiée en 1975, comme un tournant chez ce dernier, qui viendrait séparer le philosophe du poète. Dans la mesure où c’est sur cette base que se justifie le choix méthodologique de ne pas traiter de l’œuvre tardive de Ricœur, il aurait été appréciable qu’Y. Inizan s’arrêtât à démêler la question ; il n’est pas sûr en effet que La Métaphore vive, qui traite la question des figures, constitue véritablement un tournant.

Bonnefoy étudiant

7Si la pratique n’est pas forcément rare dans la critique bonnefoysienne, le livre présente la singularité d’être nourri de la contribution de son principal objet d’étude. Bonnefoy en signe en effet la préface, bien qu’avouant et réitérant savoir peu de choses de l’œuvre de Ricœur5. L’inconnaissance de Bonnefoy s’amenuise cependant à la faveur de l’écriture de la préface, indiquant s’être alors penché sur une œuvre dont il percevait — tardivement, hélas —, l’intérêt pour la sienne.

8Il est révélateur de constater ici que, si Bonnefoy fait de son texte une introduction désignée à l’ouvrage en traitant des problématiques du don, de l’attestation et de l’identité, son intérêt premier se fixe manifestement sur les derniers textes de Ricœur, et plus particulièrement sur Temps et récit. C’est, en effet, vers la question du temps qu’il redirige son texte, en en faisant le lieu de prédilection de la réflexion sur la présence. S’il voit dans la réflexion sur le temps un signe de remise en cause du conceptuel chez Ricœur, il ne peut s’empêcher d’esquisser un désaccord quant au rapport des genres littéraires à la temporalité :

La poésie rencontre le temps comme le récit ne peut le faire. C’est en elle seule que l’irrémédiable, l’irréparable, et le « divin hasard » et les autres fondamentaux de l’être au monde réel, peuvent paraître à nu, avec alors et enfin chez certains poètes des réactions qui sont le vrai déploiement dans le manifeste de leur vies de ce qu’est le temps, de ce qu’il détruit, aussi de ce qu’il propose. (p. XII)

9D’une part, Bonnefoy met en évidence la fertilité d’une mise en rapport avec l’œuvre du dernier Ricœur. D’autre part, il cible la question du temps, qui est évacuée du livre proprement dit. La préface remet ainsi largement en cause les présupposés méthodologiques de l’étude en montrant en quelque sorte ce qu’elle aurait pu être.

Du côté des philosophes

10Le livre présente malgré tout l’intérêt sûr de donner une tessiture philosophique à l’hypothèse de Née et à la pensée de Bonnefoy. Si certains articles6 et livres7 sur le sujet ont déjà été publiés, l’ouvrage d’Inizan présente l’avantage d’offrir un panorama philosophique, qui aborde nécessairement des pensées ignorées jusqu’ici de la critique bonnefoysienne. Quant au second objectif annoncé par l’introduction, qui est de montrer comment les philosophies de l’existence font appel à la poésie pour faire face à l’aporie du conceptuel, l’intérêt du livre est le même, voire se fonde sur les mêmes éléments d’explicitation des philosophies de Bonnefoy : il propose une sorte de totalité quant à une problématique d’ores et déjà fort traitée.

11Or, si, en marge de cette exhaustivité, on joint l’objectif de mise en rapport de Bonnefoy et de Ricœur, quelques faiblesses font surface. D’abord, on s’interroge sur la pertinence d’un chapitre entier destiné au passage du surréalisme vers les existentialismes chez Bonnefoy quand celui-ci ne sert ni à l’intellectualisation du parallèle Bonnefoy / Ricœur, ni ne participe au panorama des existentialismes, mais renvoie simplement à l’idée d’une totalité chronologique du parcours bonnefoysien, qui décentre du noyau de l’étude. D’autre part, cette idée de chronologie du parcours n’est pas reproduite avec Ricœur, dont l’ouvrage laisse en somme dubitatif quant à son importance dans l’analyse. Ne sachant pas, au demeurant, par quel bout, parfois, le prendre, du fait de la multiplicité de ses objectifs, La Demande et le don offre cependant cet avantage de présenter une vaste fresque de la pensée de Bonnefoy, dont l’index nominum marque notamment la volonté d’en faire une sorte d’encyclopédie des philosophies du poète.