Acta fabula
ISSN 2115-8037

2015
Avril 2015 (volume 16, numéro 4)
titre article
Elara Bertho

Histoire & littérature : retour sur des liaisons dangereuses

Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2014, 352 p., EAN 9782021137194.

1Le titre l’indique d’emblée ; le programme de lecture sera ludique, et le goût de la formule s’affiche avec malice : comment l’histoire peut‑elle bien être une « littérature contemporaine » ? Le jeu n’est pourtant pas innocent, et la réflexion théorique qui s’y trouve imbriquée se révèle particulièrement enthousiasmante et stimulante. L’historien Ivan Jablonka s’attache à déconstruire les catégories pour mieux inventer des formes actuelles pour la recherche contemporaine — en histoire, en anthropologie, en études littéraires —, en choisissant ouvertement de déplacer le regard : il nous faut, dit‑il, des « formes pirates » (p. 18) pour renouveler la recherche, qui soient capables d’assumer la potentialité cognitive de la fiction, de l’inclure dans le raisonnement autant que dans le style.

2L’ouvrage se présente comme une remontée archéologique de la fondation de la discipline historique, en soulignant l’entrelacement, depuis Hérodote, de l’histoire et de la littérature, chacune des deux se définissant en regard de l’autre. Ce parti‑pris du temps long, sur vingt cinq siècles en quelques trois cents pages, lui sert avant tout à réinsérer le narrative debate qui a eu lieu dans la discipline historique, depuis le linguistic turn des années 1970 autour des propositions de Lawrence Stone et d’Hayden White1, dans une interrogation plus vaste sur la narrativité des sciences sociales, et sur le partage des disciplines. Tout en étant discrètement mélancolique sur la mort des Belles Lettres et l’avènement du positivisme scientifique, l’auteur propose de penser la recherche en sciences sociales comme un terrain d’expérimentation de formes, en recourant à la capacité cognitive du verbe, autrement dit en prenant acte de la fonction herméneutique du récit.

3La première partie de l’ouvrage décrit cette « grande séparation » des historiens et des écrivains ; histoire et littérature ayant fonctionné comme deux pôles sur un continuum textuel, s’empruntant sans cesse des formes, des styles, ou des expérimentations, et se définissant dans le rapport au pôle opposé, dans la distance, dans le vide qui le relie l’une à l’autre. Aboutissant au constat de la nécessaire narrativité des sciences sociales, le texte bascule dans un second volet de l’analyse vers une refondation de l’histoire. Plus qu’un objet ou un style, elle est raisonnement, elle est démarche : elle se loge fondamentalement dans la densité d’une question posée au réel. Afin de correspondre à cette refondation, la dernière partie de l’essai suggère de nouveaux styles à forger, en élargissant le débat à l’ensemble des sciences sociales : aujourd’hui, le chercheur se doit d’inventer des formes inédites, en intégrant la fiction comme outil heuristique.

4Loin d’adopter une posture de déploration sur la séparation des disciplines, I. Jablonka ouvre des possibles, propose de nouveaux sentiers, des pistes, des bifurcations, des croisements entre les champs du savoir : il ne s’agit pas de remonter en amont du « grand partage » mais de réfléchir à une post‑disciplinarité possible, consciente des acquis méthodologiques des disciplines, et dès lors capable de s’en affranchir par une « inventivité archivistique, méthodologique, conceptuelle, narrative et lexicale » (p. 19). I. Jablonka nous invite à être joueurs, créateurs, inventeurs. Interrogeant le poids de la littérature dans l’histoire, il nous force, dans un mouvement‑retour, à revenir sur nos propres pratiques, en tant que littéraires, sur notre méthode d’étude des textes et des sources, mais de manière plus essentielle, sur notre pratique d’écriture de la critique.

Archéologie d’un divorce : Histoire/Littérature

5Il y a un désir d’écriture des historiens tout comme, de manière symétrique, il y a un désir de connaissance des écrivains. Partant de ce double constat, I. Jablonka dresse un large panorama de l’histoire de la discipline historique, irréductiblement couplée, jumelée, associée à la littérature, en le déployant sous l’angle de cette double tentation, les deux ne finissant pas de « divorcer depuis des siècles » (p. 220) tout en étant néanmoins incapables de se déprendre de la fascination exercée l’une pour l’autre.

6À la manière de ce que retraçait William Marx pour l’émergence, depuis les Belles Lettres, de la notion de littérature dans L’Adieu à la littérature2, I. Jablonka décrit le long processus de constitution de l’histoire comme science sociale, depuis les ancêtres fondateurs qu’ont été d’une part Hérodote le logographe, l’homo fabulator, Thucydide, et Polybe — créant une histoire‑tragédie —, Cicéron d’autre part — attaché à fonder une histoire‑éloquence —, et Tite‑Live, déterminant quant à lui une histoire‑panégyrique. Ces trois postures vis‑à‑vis de la littérature se retrouveront tout au long du parcours, de l’Antiquité à l’âge classique, de l’âge romantique à la naissance du positivisme, renaissant avec le linguistic turn, après les heures de gloire de la méthode quantitative et des Annales. Comme par un mouvement de balancier inverse et réciproque, la littérature s’aventure vers les domaines réservés de l’histoire ; Chateaubriand, Michelet, Walter Scott influençant à leur tour les historiens, tant sur leurs objets (la passion du Moyen‑Âge, l’attention portée au peuple viennent, par exemple, de Michelet) que sur leurs méthodes (s’inspirer de personnages érigés en types représentatifs, sur le mode de la métonymie) :

[l]a littérature est une boîte à outils cognitifs où l’on peut emprunter des modèles d’historicité, ou d’exemplarité, des catégories de perception du réel, des philosophies du temps et des formes d’interprétation du monde » (p. 117).

7Les deux premières parties de l’ouvrage sont composées en spirale, alternant la tentation littéraire des historiens et la tentation historique des écrivains. La démarche est extrêmement enrichissante puisqu’elle fournit des cadres d’analyse plus larges au narrative debate, ce qui est salutaire dans la mesure où le débat souffre souvent d’être cantonné à une contemplation autotélique de ces cinquante dernières années. Néanmoins, le procédé de retours réitérés en analepses est parfois répétitif : par exemple, le chapitre 6 « Les écrivains de l’histoire‑science » de la seconde partie, repartant d’Hérodote et d’Aristote, recoupe des thèses posées sur ces mêmes auteurs dès le premier chapitre « Historiens, orateurs, écrivains » de la première partie. Les titres des parties, de plus, sont peut‑être trop généraux et ne rendent pas toujours compte de la progression.

8Le chapitre 4 intitulé « Le retour du refoulé littéraire », nous semble être le cœur du dispositif de recherche et la justification de cette longue fresque historiographique : I. Jablonka y analyse pourquoi ce qui aurait pu être le moment tant attendu de la réconciliation de l’histoire avec les procédés littéraires, à savoir le tournant rhétorique mené par Hayden White, n’a abouti en définitive qu’à un « lamentable gâchis » (p. 109) qui n’a fait que reconduire la dichotomie histoire/littérature en forçant l’essentialisme, et en raffermissant les identités de chacun des deux pôles. C’est d’un rendez‑vous manqué qu’il s’agit : redécouvrir la fonction de story‑teller de l’historien3, mettre au jour les choix précognitifs à l’œuvre dans l’« écriture de l’histoire » à la suite de Michel de Certeau, Paul Veyne, ou encore Paul Ricœur4, c’est admettre la narrativité des sciences sociales. Ce tournant aurait pu permettre une réflexion sur la fonction de la fiction en histoire5, mais il a été le lieu d’un relativisme sceptique, sans que l’occasion d’un engagement dans les « fonctions exploratoires » de la fiction n’ait été saisie, pour reprendre l’expression de Milan Kundera6.

9Le panfictionnalisme — que I. Jablonka attribue à Barthes dont la formule « Le fait n’a jamais qu’une existence linguistique7 » a été abondamment glosée en ce sens — mène à une relativisation des discours, contre laquelle Roger Chartier s’insurgera8. Reprenant de Certeau, l’historien français redéfinira, en effet, l’histoire comme liée à une intention de dire le vrai, soumise à la vérification, guidée en cela par un classement des preuves (textes, témoignages, monnaies, vestiges), dont le résultat est à la fois présenté et contrôlé par une communauté de chercheurs, qui en est la garante de l’objectivité.

10C’est en se révoltant contre cette occasion manquée, tout en prenant acte des redéfinitions de la discipline opérées par Roger Chartier, Carlo Ginzburg et François Hartog9, entre autres, qu’I. Jablonka propose d’investir ce champ considéré comme tabou, de la fiction dans l’écriture des sciences sociales. Toute la finesse de l’essai vient de ce désir d’accommodement entre la scientificité de l’histoire à laquelle I. Jablonka ne renonce pas, et l’intégration de la fonction herméneutique de la fiction :

En un mot, la révolution méthodique10 a eu lieu. Les disciplines sont établies, l’histoire est aujourd’hui une science sociale et c’est tant mieux. […] Tout l’enjeu consiste à inventer de nouvelles formes littéraires pour les sciences sociales et grâce aux sciences sociales (p. 220)

Redéfinir l’histoire comme l’invention de « fictions de méthode »

11Quelles seraient alors ces nouvelles formes littéraires ? I. Jablonka les nomme des « fictions de méthode ». Il est urgent, avance l’auteur, d’intégrer la littérature aux sciences sociales car « la littérature a quelque chose d’un adjuvant épistémologique » (p. 116), elle fournit des schèmes conceptuels exploratoires et aide à penser le monde. Contrairement à la fiction, la fiction de méthode s’exhibe comme hypothèse théorique ; I. Jablonka lui donne deux définitions successives :

[e]lles se présentent comme telles c’est‑à‑dire qu’elles se dénoncent elles‑mêmes ; elles ne s’éloignent du réel que pour y retourner avec plus de force ; elles ne sont ni ludiques ni arbitraires, mais commandées par le raisonnement (p. 198)

12Puis plus loin : la fiction de méthode est une « feintise néanmoins sérieuse, explicite et avouée, qui engage le locuteur par rapport à la vérité » (p. 241) ; ce n’est donc pas une « feintise ludique partagée11 » selon l’une des définitions littéraires de la fiction.

13Font partie de ces procédés la pratique de la défamiliarisation, de l’estrangement (p. 197), les fictions contrefactuelles et les uchronies (p. 205), la fabrique de symboles (« encapsuler un phénomène, une période, un évènement dans un individu ou un objet jugés représentatifs » p. 207, comme le navire‑négrier pour Marcus Rediker dans À bord du négrier, publié en 2007)… La fiction est alors « activée par le raisonnement », soumise au régime de la preuve, insérée dans le texte‑recherche. Ces textes‑programmes demeurent régis par les opérations de véridiction, dont Roger Chartier a fait l’essence de la discipline historique. Ainsi entendue, l’on peut redéfinir l’histoire comme un agencement, une couture de textes guidés par la perspective de dire le vrai : un « agencement de fictions non fictionnelles dont le but serait de percer à jour le réel » (p. 215).

14À partir de cette visée d’un texte‑recherche, tout type de support constitue une source possible, de Facebook aux rêves12, des sources coloniales aux sources locales13 : c’est la question, c’est la qualité du raisonnement plus que l’objet qui fait l’histoire. Le texte‑recherche est par ailleurs doté d’un appétit de comparatisme ; citant des travaux aussi divers que ceux de Jack Goody et de Christophe Charle14, I. Jablonka élabore un manifeste pour la démarche de la comparée :

Un fait n’existe, une vie n’est intelligible que reliés aux autres, immergés dans le courant de leur temps. Sinon, isolés, ils perdent toute signification ; ils se racornissent sous la forme d’anecdotes ; ils meurent uniques, pétrifiés dans le ni‑vrai‑ni‑faux (p. 171).

15L’auteur justifie par là‑même ses propres choix d’écriture, lui qui construit des comparaisons d’Hérodote à nos jours, en inscrivant la pensée dans des filiations communes.

16Adossée à cette pratique raisonnée de la fiction, s’élabore une réflexion sur la place de l’auteur dans sa recherche, qui doit se faire à la fois écrivain, chercheur, inventeur, agenceur de formes… Ce « moi de recherche15 » doit se faire à la fois sensible au réel qu’il décrit et pourtant distancié.

17Ce programme de recherche et d’écriture vise en réalité à expliquer, dans un retour réflexif, le propre parcours de l’auteur. Professeur d’histoire à Paris 13, rédacteur en chef de la revue en ligne laviedesidées.fr, I. Jablonka écrit dans cet essai avoir été « tenté » par l’écriture, ayant même publié sous pseudonyme un roman au moment précis où il était engagé dans la rédaction de sa thèse16. La forme‑pirate qu’a représentée la parution de l’Histoire des grands‑parents que je n’ai pas eus17, d’ailleurs couronné de nombreux prix, lui a permis de sortir d’une période de souffrance où il se vivait comme douloureusement scindé par deux tentations antagonistes, souffrance qu’il calque sur la discipline entière : l’histoire doit, dit‑il, sortir de la « haine de soi » (p. 117), autrement dit de la haine du littéraire en soi18.

Fonder une éthique du plaisir pour les sciences sociales : la littérature & le désir

18Le chercheur du XXIe siècle, pour reprendre le titre de la collection de l’ouvrage, est un chercheur impliqué dans les fictions de méthode, et il se doit d’adopter un style adéquat à son argumentaire, (apte dicere, le parler adéquat), formé selon sa personnalité et sa recherche d’un mélange de style ironique qu’il relie à Nietzsche, de style attique, et de style retenu. Ce faisant, I. Jablonka définit l’histoire comme une « littérature sous contrainte ». Si la première définition qu’il donnait de « littérature contemporaine » était assez faible, la notion d’agencement qu’il développe à partir du chapitre 10 de contre-littérature, de littérature‑en‑morceaux, de lieu de réflexion sur la forme, de jeu avec la contrainte semble plus nuancée et partant, plus opératoire. L’écriture de l’histoire, et la recherche en sciences sociales de manière plus générale, en un mot, la recherche, devient un espace d’interrogation de la forme. Ainsi l’auteur imagine‑t‑il des pistes d’études, qui sont autant de fantaisies d’écritures, au sens littéral de fantasmagories, de fantasmes :

La création en sciences sociales pourrait prendre la forme d’une expérimentation sur la forme. Il s’agit de mettre au point de nouvelles fictions de méthode. Par exemple, raconter une histoire de manière régressive, non en partant du point le plus éloigné dans le passé, mais en s’éloignant peu à peu du moment présent ; suivre un personnage la caméra à l’épaule, en respectant les possibles qui s’ouvrent à lui, ses futurs encore ouverts ; inaugurer un récit avec plusieurs débuts, mais sans lui donner de fin (et vice versa) ; confronter des tranches de vie ; faire l’histoire d’une incohérence ; associer des entretiens verbatim, des images‑citations, des vidéos‑documents (p. 279)

19Car c’est bien de fantasmes qu’il s’agit ; puisqu’il faut fonder des sciences sociales « qui donnent du plaisir » (p. 280) : ce qui induit des formes courtes, ou bien des formes conçues comme des épisodes d’une série télévisée, qui auraient le « rythme haletant d’un thriller »… Au mode objectif qui était défini par le détachement du savant, répond un nouveau style, le mode réflexif, caractérisé par l’implication du chercheur, un « je » de méthode, l’usage d’un « point de vue sur le point de vue », une transparence démocratique du récit (p. 301‑303). Ce que nous pourrions nommer cette éthique du plaisir a pour corolaire le plaisir que prend le chercheur en s’emparant de ces nouvelles méthodes, comme le conclut l’auteur, dans cet appel final où résonnent également ses propres peurs désormais maîtrisées :

Chercheur, n’aie pas peur de ta blessure. Écris le livre de ta vie, celui qui t’aidera à comprendre qui tu es. Le reste suivra : rigueur, honnêteté, excitation, rythme (p. 282).

20L’éthique du chercheur en lettres et sciences sociales, parce qu’il pratique une méthode empruntant ses ressources au fait littéraire, pratique un usage post‑disciplinaire des sciences sociales :

Voilà à quoi pourrait ressembler une post‑disciplinarité héritière de la révolution méthodique : concilier, dans un texte, différentes expériences de savoir et d’écriture ; pratiquer non pas une histoire qui se ferait « littéraire » comme on se pare de plumes (ou comme un ascète s’autorise enfin à regarder les femmes), mais une histoire qui est d’autant plus sensible et vibrante qu’elle est enquête, raisonnement, méthode, science sociale ; un texte où se livre un combat, avec toutes les armes de cette quête éperdue, traces et rencontres, hypothèses et voyages, « je » et fictions de méthode, fonctionnant comme des opérateurs de littérarité. Quand je dis une histoire plus littéraire, j’entends plus rigoureuse, plus transparente, plus réflexive, plus honnête avec elle‑même. Car l’histoire est d’autant plus scientifique qu’elle est littéraire (p. 307)

21Ce raisonnement et cette liberté prise à l’égard des institutions rejoignent les appels d’Yves Citton19 à pratiquer une critique littéraire ouverte au monde, et rappelle l’« indiscipline » universitaire que prône Myriam Suchet, reprenant Laurent Loty20.


***

22Il y a concordance entre le plaisir de la réunification du moi du chercheur — qui peut librement assumer l’usage de la fiction — et le plaisir du lecteur — qui éprouve un plaisir analogue à la lecture de la production scientifique, exposée et sortie de l’Université, appelée à dialoguer avec la cité : la fiction de méthode a le même pouvoir politique d’émancipation que celui dégagé par Rancière, et en ce sens, Ivan Jablonka considère la recherche en sciences sociales comme un contre‑pouvoir pour lequel nous sommes tous invités à prendre part, historiens comme littéraires, dans un mouvement retour21.