Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Septembre 2014 (volume 15, numéro 7)
titre article
Morgane Kieffer

Fragments d’un discours intempestif sur le réel

Marie-Jeanne Zenetti, Factographies. L'enregistrement littéraire à l'époque contemporaine, Paris : Classiques Garnier, coll. « Littérature, histoire, politique », 2014, 378 p., EAN 9782812425455.

Un grand nombre, sinon la plupart, de ces choses ont été décrites, inventoriées, photographiées, racontées ou recensées. Mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire le reste : ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages1.

1Lorsque Perec présente le projet à l’œuvre dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, il exhibe un double parti pris poétique. À travers la neutralité affichée du verbe « décrire » qu’il emploie pour qualifier son entreprise en l’opposant à l’accumulation de participes (« décrites, inventoriées, photographiées, racontées ou recensées ») qui désignent ce que d’autres avant lui ont fait, et dans le geste de ne désigner que par la lacune les objets qui attireront son attention, il se pose en recenseur objectif de l’anodin et de l’infra-ordinaire2. Le texte ainsi constitué frappe par son hétérogénéité et le refus de toute linéarité narrative, par le choix du fragment et du dépouillement de la langue pour une œuvre paradoxale. Perec refuse le récit long au profit d’une série éclatée de faits rapportés sans continuité englobante, dans une composition artistique qui s’inscrit contre le roman comme forme dominante de mise en ordre du réel et de l’expérience.

2C’est autour de ce paradoxe que Marie-Jeanne Zenetti a construit son livre, issu de la thèse de doctorat qu’elle a soutenue en 2011. Le parcours qu’elle propose chemine à travers un corpus d’auteurs de langues, de manières et d’esthétiques différentes, situés entre marginalité et reconnaissance entre 1960 à 2010 : d’Alexander Kluge3 à Charles Reznikoff4 et de Georges Perec5 à Annie Ernaux6 et Marcel Cohen7. Pour diverses qu’elles soient, toutes ces œuvres s’articulent autour d’un effort de circonscription objective du réel extra-linguistique que le geste critique étudie sous le nom de littératures factuelles8. M.‑J. Zenetti emploie pour les désigner le terme de factographie, emprunté au romancier Hans Magnus Enzensberger qui décrit ainsi sa pratique d’écriture pour la différencier du genre romanesque. Si le terme désigne une importante tradition des arts visuels russes avant de s’imposer également en littérature dans les années 1920, son étymologie fait signe aujourd’hui vers deux préoccupations majeures de la littérature contemporaine : « rendre compte de ce qui est » et « jouer au document et avec le document » écrit M.‑J. Zenetti (p. 8). Les factographes se fixent l’enjeu de mêler sans les confondre réalité, commentaire et fiction, au fil des stratégies de reportage qu’ils mettent en œuvre pour dire le réel. Ils entraînent le lecteur à leur suite dans un élan de redéfinition ou de subversion des définitions canoniques du littéraire.

3Cet essai se fixe ainsi la difficile tâche de définir, par description et circonscription, un genre littéraire en prose qui s’écrit dans les marges contestataires du modèle romanesque. Le critique endosse ici plus encore que de coutume l’habit de l’explorateur ou du pionnier qui s’engage dans des territoires littéraires peu explorés encore, restés dans l’ombre des grands espaces de la cartographie traditionnelle.

L’écriture factographique : consigner le réel en dehors du récit

Capter l’« infra-ordinaire »

4Les œuvres factographiques nourrissent une ambition de saisie immédiate du réel, que le langage ne viendrait pas transformer en l’inscrivant sur la page mais qu’il donnerait à voir dans la rugosité de son matériau brut. La captation est le mode privilégié de cette poétique factuelle, modus operandi de l’auteur qui mêle réduction maximale des effets et condensation en fragments pour déplacer l’accent sur l’expérience vécue et les faits consignés plutôt que sur la manière. À l’hétérogénéité des données qui figurent sur la page — fragments de discours, images, sons ou impressions fulgurantes — correspondent deux méthodes de captation : notation et transcription. Ces deux approches ont maille à partir avec la mécanique de l’enregistrement. La première désigne la formulation et la mise par écrit de faits observables, petites scènes et brèves descriptions, la seconde se fonde sur le prélèvement d’énoncés préalablement entendus ou lus avant d’être convertis du domaine du visible au support écrit.

5Le projet factographique entre évidemment en résonance avec le réalisme, au sens élargi qu’il a pu prendre au fil du temps comme réponse dominante de la prose narrative au réel. Auteurs réalistes et factographes ont en partage la volonté de faire adhérer le lecteur à l’information qu’ils lui transmettent sur le monde, quoique les modalités de production de cette croyance diffèrent : à la figure de guide herméneute de l’auteur réaliste s’oppose l’effacement du factographe au profit d’un réel livré nu et sans ambition démonstrative.

6Le choix d’une technique de captation répond ainsi à l’exigence d’une écriture neutre et dépassionnée, dans le refus de la virtuosité et de l’inventivité de l’écrivain. À rebours du réalisme, les factographies se nourrissent de deux ambitions impossibles à tenir mais qui constituent, sans qu’elle en soit dupe, l’horizon de l’écriture : l’illusion de l’immédiateté et la mise à l’écart de la subjectivité. Le projet poétique repose ainsi sur la gageure d’un effacement conjoint de la représentation et de l’auteur, dans un même geste rêvé d’« écriture enregistreuse » (p. 59). L’enregistrement apparaît ainsi comme la métaphore de prédilection des auteurs et critiques de factographies, tendue entre deux pôles : précision et objectivité d’un côté (où l’enregistrement se donne comme une transcription exacte par la précision de la machine), conservation et archivage de l’autre (selon une visée de mise en registre).

7Ce geste de captation impose un effort de sélection et de transcription quasi-simultanées du réel. Il reproduit celui que Barthes perçoit dans la forme poétique du haïku, « division du réel »9 et travail de notation poétique où processus de sélection et production du discours sont concomitants. Il s’agit de figer la scène en un tableau grâce à l’effet de concentration produit par l’esthétique de la notation, pour atteindre à une écriture photographique (Ernaux), un geste d’enregistrement quasi mécanique du réel, habitude involontaire et dépassionnée (Perec) : une « pratique de copiste » (p. 47).

Fragmentation & déplacement

8De la captation du réel à la composition du livre, les factographies accomplissent le saut du document à l’œuvre par un travail de recomposition qui joue du fragmentaire et de l’hétérogène pour une littérarité du contre‑pied. En effet, par les sous-titres portant une indication de genre ou les épigraphes qui inscrivent l’œuvre dans une tradition littéraire, ces œuvres s’inscrivent dans un réseau d’intertextualité qui fait signe vers leur caractère littéraire malgré le parti pris esthétique d’effacement qu’elles revendiquent, le plus souvent implicitement et chemin faisant. Le choix délibéré de la fragmentation porte une réflexion sur l’unicité de l’œuvre, il nous amène à remettre en cause les définitions génériques et esthétiques autour desquelles nous articulons traditionnellement la littérature.

9Le principe de composition dominant des factographies est celui de la juxtaposition : chronologique chez Ernaux, dépendante du classement des archives chez Kluge, en chapitres apparemment sans ordre chez Cohen, elle exhibe un principe d’aléatoire et de discontinuité volontaire qui s’oppose à la linéarité du récit. Les modèles de la liste ou de l’inventaire sont prégnants, dans le refus apparent de la composition et la tension vers un idéal d’exhaustivité et d’épuisement du réel par sa consignation. La poésie factuelle se présente donc comme une formule doublement marquée par l’absence du poète et la virtuosité paradoxale d’une écriture à contraintes.

10L’horizon artistique mobilisé par cette pratique qui tient du montage déplace ces œuvres au sein d’une filiation qui excède la bibliothèque et embrasse les arts plastiques. Par prélèvement, échantillonnage et recomposition, le montage signale un parti pris éthique et esthétique de la diversité et de l’emprunt, qui pose la question de la création sous un autre jour : ainsi la figure de l’artiste monteur, apparue au xxe siècle avec le cinéma, tire la pensée de l’art non plus vers la création mais vers la combinaison de fragments préexistants, sur le modèle industriel plutôt qu’artistique.

11À travers l’intention auctoriale qui se dessine à l’horizon de ce double travail de fragmentation et de recomposition se construit un « effet de littérarité » (p. 116) qui attire l’attention du lecteur sur la dimension esthétique du travail sur le document. Autour de la forme fragmentaire se déploient un imaginaire littéraire et un horizon d’attentes qui nous interrogent et nous déconcertent : sous la pression des factographes, les frontières génériques et esthétiques sont ébranlées en un geste essentiellement transgressif. Le lecteur s’interroge sur la pertinence de la notion de genre littéraire, entre prose et poésie, document et archive, mais également sur la définition de l’art dans lequel peuvent s’inscrire les techniques exhibées.

12Contre la structure linéaire classique des œuvres en prose et la continuité romanesque, les factographes s’inscrivent dans une esthétique de la pluralité, de la discontinuité et de la permutabilité des textes. Le livre s’offre ainsi comme un espace ouvert qui permet de nombreuses échappées et autorise des itinéraires de lecture divers. Ce principe de composition souple fait signe vers celle des recueils poétiques, sans aucun ordre hiérarchique qui transparaisse parmi les fragments. L’exhibition et le travail de recomposition constituent pour les factographes, selon M.‑J. Zenetti, « des moyens non romanesques de présentation des savoirs et d’authentification des discours » (p. 262), en l’absence d’une voix narratoriale surplombante et dans le refus du témoignage à la première personne.

13C’est à voix basse et par des chemins détournés, dans la consignation sans éclat du monde, que les factographies portent un discours original sur le réel et la littérature, d’autant plus saisissant qu’il est loin de toute déclamation revendicatrice.

Des « dispositifs10 d’interrogation »

Le travail du document

14Le rapport des écritures factographiques au document a maille à partir avec la gageure d’authenticité des factographes. Le document n’est pas seulement intégré au texte, il en est la langue autant que l’origine. Le lien essentiel du texte au document s’affronte ainsi à deux paradoxes : d’une part, l’œuvre achevée rencontre la nécessaire incomplétude du document, qui ne prend sens que lorsque l’interprétation le saisit ; d’autre part, le texte issu de l’aboutissement d’un travail de transcription et de recomposition se heurte au caractère immédiat du document. Il ne s’agit pas d’intégrer le document à un sens englobant et prédéfini, mais de l’exhiber pour mieux laisser le lecteur libre de son parcours au sein du livre. Toutefois, son statut se trouve soumis à interrogation dès lors qu’il fait œuvre : en le constituant comme une étape préalable à la formulation d’un discours sur le monde issu d’un travail esthétique, la littérature factuelle suscite une réflexion sur le matériau et sur la façon dont on construit des savoirs.

15Si Barthes, dans son article initialement paru dans la revue Communications, regroupait sous la fonction d’« effet de réel » les éléments « afonctionnels » des œuvres réalistes, détails non sujets à l’interprétation et qui ne font signe que vers le réel qu’ils représentent, M.‑J. Zenetti propose d’analyser les éléments qui mettent en forme le réel dans les œuvres factographiques comme générateurs d’un « effet de document ». Leur visée, contrairement à celle des éléments contextualisants que l’on trouve dans les textes réalistes et malgré une relative analogie de nature, n’est pas de « connoter le réel, mais l’objet qui s’en empare de façon privilégiée dans le monde contemporain » (p. 76). Ces œuvres ne présentent donc pas d’ambition documentaire, malgré la technique de l’enregistrement qu’elles développent et l’ambition d’exhaustivité qu’elles affichent : elles attirent l’œil du lecteur sur les réalités minuscules par le déplacement esthétique qu’elles leur imposent.

16Lorsque Leona Toker analyse la différence essentielle de fonctionnement entre « effet de réel » et « effet de document » dans la prose documentaire, elle distingue le mode de lecture réaliste (qui constitue dans la tradition occidentale le « mode par défaut » de lecture) du « mode factographique » par le critère de vraisemblance sur lequel celui-là repose, par opposition au second qui brandit l’authenticité contre l’illusion romanesque. L’effet de document repose sur un effet de reconnaissance du fragment comme attestation du parti pris d’authenticité de ces œuvres, nourri de la tradition romanesque pour mieux s’en démarquer, et sur lequel s’appuie la spécificité de la poétique fragmentaire et volontairement elliptique des factographies. De ce serment d’authenticité présenté dans un style dépassionné naît ce que M.‑J. Zenetti, employant la notion de pacte définie par Philippe Lejeune à propos de l’autobiographie11, esquisse comme le pacte documentaire problématique des œuvres factographiques, entre neutralité et puissance d’interrogation du document.

« Machines à penser »12

17M.‑J. Zenetti distingue ce qui relève de l’effet, programmé en amont par le texte, de ce qui se situe du côté de la réception, phénomène irréductible à l’intention auctoriale et dont le lecteur seul possède la clé. Elle adopte ici la perspective des théories de la lecture et de la réception, dont la reconnaissance dans le milieu universitaire ne fait que croître13. Afin de déterminer un « mode de fonctionnement » propre à ces œuvres, la critique a mené au cours de son travail de doctorat une enquête basée sur des questionnaires de lecture adressés à des volontaires. Elle adopte les méthodes de la sociologie, et inscrit ainsi sa démarche critique dans plusieurs champs pour rendre justice au parti pris d’hétérogénéité de son objet.

18Cette enquête permet d’identifier le manque comme principe de fonctionnement initial des factographies, qui se construisent sur un refus ou une absence et résistent à l’interprétation. Le texte propose un essai à la manière de Montaigne, protocole expérimental qui met à l’épreuve ensemble l’auteur et le lecteur.  S’il autorise bien une activité interprétative, celle-ci se trouve marquée toutefois par la difficulté à concilier la dimension littéraire de l’œuvre avec son utilisation du document comme matériau fondamental. Le fait se transforme ainsi en « exercice de lecture » (p. 161). En forçant le lecteur à réenvisager la construction du sens et la définition de l’œuvre, le texte se constitue comme une invitation à prendre une part active dans l’entreprise de signification.

19L’ambition de ces œuvres paraît modeste comparée à celle du dévoilement d’une vérité supérieure par la mimésis, le vraisemblable ou l’immédiateté de l’expression lyrique qu’affiche le roman réaliste. Celle‑ci vise plutôt à déconstruire les illusions : par la voie du fragment et de l’éclatement qui recréent la distance initiale entre le lecteur et le réel, elle tente de dessiller des yeux clos par la quotidienneté oblitérante des faits. Tout tient dans le regard afin que, pour répondre au regret de Perec, nous puissions « réapprendre à voir » la violence tapie dans les anecdotes et les éclats de paroles, dans tout ce qui constitue l’« infra-ordinaire14 » que nous ne distinguons plus.

Reconfigurer l’espace de la création : penser l’auteur & le récepteur

20Il ne s’agit donc pas de créer, mais de rééduquer le regard du lecteur en transformant l’objet du quotidien par un usage esthétique. Le changement de statut que subit le document amène le lecteur à se réévaluer lui‑même en tant que sujet à qui il incombe de se saisir à son tour de l’événement sans s’en ériger juge, et l’auteur à reconsidérer sa posture de créateur.

21M.‑J. Zenetti replace ce geste dans une filiation artistique qui excède l’histoire littéraire et doit être reçu dans la continuité de celui d’un Marcel Duchamp ou d’un Joseph Kosuth, auteur d’œuvres entièrement composées de documentation ou d’énoncés tout faits (contrats, extraits de presse). Le geste de création est délaissé au profit de celui de désignation ; à l’invention de l’objet succède sa réappropriation par l’intention esthétique. Ces gestes artistiques dans le domaine de l’art plastique sont contemporains des réflexions de Foucault et de Barthes sur l’effacement et la mort de l’auteur, témoignant d’une véritable circulation des réflexions et des pratiques entre les arts. Les œuvres factographiques proposent une redéfinition de l’artiste et de l’œuvre qui s’oppose ainsi à la conception hégélienne d’une esthéticité constitutive de l’objet d’art pour défendre les principes d’une esthétique pragmatique, concentrée non sur le geste de création mais sur l’action produite sur le récepteur. Le texte n’est achevé que dès lors qu’il est saisi par le regard du lecteur et activé par sa puissance interprétative.

22Ce parti pris correspond à un moment de l’histoire de l’art où l’expérience acquiert une importance certaine, où l’œuvre d’art n’est plus l’objet extérieur, mais à la fois le cadre et le véhicule d’une interaction entre le créateur et le récepteur. La relation esthétique s’envisage alors sur le modèle de la situation d’énonciation, qui rend à nouveau l’expérience communicable dans un monde voilé par le pouvoir d’indifférenciation du quotidien. C’est un geste politique qui s’accomplit dans le basculement d’importance de l’œuvre à son récepteur, dont Paul Virilio explique la portée transgressive comme une tension qui s’oppose à l’effort du discours surplombant qui arase et polit la surface du réel quotidien. Il s’agit d’enrayer « une culture dominante, un art de l’oubli et du manque qui nous exile de nous-mêmes et des autres, une perte de sens qui n’est pas seulement pour nous une sieste de la conscience, mais un déclin de l’existence15 ».

« Résistance morale » (Barthes) & intempestivité du contemporain

Mise en scène & défamiliarisation des discours

23L’un des enjeux majeurs que soulève le pacte factographique est le rapport qu’il engage au langage poétique. Cet enjeu, rappelle M.‑J. Zenetti, traverse la littérature moderne depuis Mallarmé, érigeant le langage comme point de gravitation de la littérature, à la fois objet d’intérêt et mode de connaissance. Toutefois chez les factographes, point de « disparition élocutoire » du poète : il s’agit de rendre audible des discours présentés comme autant de « faits de langage », qui témoignent du rapport médié par la parole que les hommes entretiennent au monde qui les entoure. En effet, l’impératif bien connu de « trouver une langue » se pose d’une manière particulière lorsqu’il s’agit de dire le réel sans l’altérer, dans une esthétique tendue entre deux pôles : l’interdiction de faire du beau avec le document et la violence qu’il recouvre, et la nécessité d’y porter néanmoins les yeux et la plume.

24Inscrites dans les marges du roman réaliste, les factographies s’affrontent aux mêmes enjeux que celui‑ci : la confrontation des discours, l’entreprise de dessillement, la représentation du réel et du rapport qu’on en a. D’eux cependant elles se distinguent par l’ethos16 qu’elles construisent, entre modestie et discrétion, qui ne doivent pas être confondues avec une attitude de résignation ou de détachement. Elles fondent leur voix sur un idéal de lisibilité (phrase et syntaxe élémentaires, figures non absentes mais réduites à celles que le dictionnaire atteste seulement), et font bruisser la langue commune à la fois comme citation et comme langue propre de l’écrivain. Elles affichent la gageure d’un style minimal dans le refus de l’esthétisation, dont l’effet s’associe au choix de la forme brève pour interroger le contemporain à travers sa langue. Le travail du style factographique a donc maille à partir avec une posture de l’intempestif, qui interroge le réel au fil d’une entreprise de défamiliarisation du lecteur avec les discours du quotidien.

25La réflexion sur le langage ainsi menée vise à réintroduire le divers dans l’univoque. Le déplacement du langage dans l’œuvre le désigne comme fait notable, au-delà de sa fonction informative. La parole est mise en scène au travers de ces fragments de discours et d’énoncés anonymés, bribes de conversations ou extraits de textes. Le regard qu’Annie Ernaux porte sur les phrases anodines du quotidien et les idiolectes relève de cette éthique, que l’on retrouve dans son œuvre narrative. La Place17mène ainsi une réflexion aux accents sociologiques sur l’impossible entente entre la fille et le père, inscrits dans deux mondes différents. L’écriture vise à faire cohabiter les discours dans leur hétérogénéité pour leur rendre leur étrangeté première. En réintroduisant la polyphonie dans l’œuvre, le texte remet au jour la complexité et l’authenticité des faits que le discours dominant, politique ou médiatique, occulte. On peut y voir une intention poétique paradoxale des factographes, si l’on accepte que le souci du langage est la qualité commune des textes à visée esthétique : dans le geste même de recomposition pèse une critique politique du discours univoque.

26L’enjeu de cette attention renouvelée aux discours est de créer les conditions d’une « extension de l’écoute » (p. 213) à valeur heuristique, pour dépasser l’opposition traditionnelle entre usage esthétique et usage documentaire du langage. Ces œuvres ne visent pas de réponse à la fragmentation du quotidien, mais une mise en pratique et à l’épreuve du rapport au réel. Ainsi, les dépolis du langage factographiques relèvent d’un parti pris de l’effort donné à voir :

À l’opposé de l’univocité lisse des discours officiels, la parole des factographes relève souvent d’une logique du bégaiement, où les hésitations et les silences rendent sensibles les difficultés du processus de mise en langage. (p. 210)

27Cette interrogation sur les valeurs et usages de l’esthétique et sa place dans le monde et dans la relation au lecteur résonnent en écho avec les questions qui travaillent le contemporain, au-delà des frontières de la seule littérature. La période contemporaine se caractérise en effet par une réflexion problématique sur ses propres limites à laquelle elle ne cesse de s’affronter. L’attitude des factographes dans ce champ relève, par leur conscience nette du monde et des moyens qu’ils mettent en œuvre pour le représenter, de la définition que Giorgio Agamben propose du contemporain comme une posture d’extériorité décalée par rapport à l’immédiatement présent, qu’il exprime en ces termes :

Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps18.

« Morales de la forme » & résistance du discours

28On doit à Christian Salmon la notion de storytelling19, qui désigne le discours surplombant du quotidien qui en masque les aspérités dans un fantasme d’adhésion universelle au risque de la distorsion mensongère et de la perte de notre lien au monde. Pour Chr. Salmon, l’« art de raconter des histoires », né dans les années 1990 aux États‑Unis, relève d’une tentative politique de formatage du rapport des individus à la réalité, qui prend la forme d’une entreprise de fabrication du réel. Il s’agit d’étouffer la réflexion critique dans différents domaines20, pour ne livrer qu’une version des faits qui contient déjà sa propre interprétation, et priver le récepteur de sa part de participation active à celle-ci. La fable répond à une visée simplificatrice du réel qui cherche le consensus. Ce phénomène s’étend à l’enchaînement narratif en soi, dont le fonctionnement par succession d’images ou de textes répond à une logique didactique massive. Salmon appelle à créer une contre narration, à se réapproprier les moyens de raconter pour jeter le soupçon sur le discours de l’histoire officielle.

29La confrontation du storytelling à d’autres modes narratifs qui seraient propres à la littérature interroge actuellement la réflexion universitaire. En effet, le terme recouvre à la fois le genre fictionnel et le mode narratif. Il touche à l’intégrité de la fiction et réveille le spectre d’une vigilance nécessaire contre le genre narratif. Il s’agit de faire la part de ce qui relève de la fiction entendue comme genre esthétique, du récit comme forme plastique, et du projet politique du storytelling.

30Si la critique est rarement explicite, les factographies conditionnent une réception inquiète du document. Elles opèrent tant au niveau du traitement du matériau qu’à celui de la constitution du texte en œuvre pour interroger sans répit la stabilité du discours. Aussi Dominique Baqué21 définit‑il l’art du documentaire comme un art de l’inquiétude, qui fait porter l’interrogation sur la culture qui produit l’information comme un savoir.


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31Qu’est-ce que la littérature peut dire du réel ? L’essai de Marie-Jeanne Zenetti propose de voir dans l’écriture factographique une réponse originale et polémique à cette question qui hante le contemporain. En circonscrivant ces œuvres par comparaisons et confrontations entre les genres et les arts, elle révèle leur puissance transgressive tout en éclairant d’un jour nouveau, par son effort de synthèse diachronique, l’un des champs de réflexion majeurs de notre époque.