Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Septembre 2014 (volume 15, numéro 7)
titre article
Natacha Lafond

La poésie, une « œuvre ouverte » ?

Évelyne Lloze, Poésie et question. De la poésie comme pensée critique de l’hospitalité, Paris : La Lettre volée, coll. « Les Essais », 2013, 240 p., EAN 9782873174033.

1Pour lire

2Dans son livre Poésie et question. De la poésie comme pensée critique de l’hospitalité, Évelyne Lloze aborde la poésie comme espace ouvert.

Le lien question-poème, dans un jeu de relation principielle, servira donc de creuset et de fondement à notre réflexion, trame corrélative centrale dont nous essaierons d’appréhender tous les aspects, de sonder tout le spectre d’éléments de compréhension qu’elle est à même de nous offrir. (p. 13)

3Sur le plan méthodologique, l’étude est synthétique. L’auteure s’appuie avec précision sur des traits de langue et des figures de style. Pourtant elle n’accorde que très peu de place aux théoriciens de la langue, spécialistes de stylistique. Elle donne plutôt voix à de nombreux auteurs tant par les références que par les exemples et les citations. Le corpus principal est constitué d’auteurs comme Philippe Jaccottet, James Sacré, Antoine Emaz, Yves Bonnefoy, Octavio Paz, Edouard Glissant, Jacques Dupin, Lorand Gaspar, Salah Stétié, etc. Ils sont tous liés par la mise en question du lyrisme moderne. La perspective littéraire est également nourrie par l’approche philosophique (de Merleau-Ponty à Levinas). Poésie et philosophie sont au fondement de cet essai raisonné. Enfin, l’auteure fait appel à des spécialistes de poésie contemporaine, se situant ainsi dans le champ de la recherche actuelle.

4Il est possible d’y ajouter la référence à Umberto Eco consacrant la modernité par ce qui fait du livre « une œuvre ouverte ». Il s’agit d’appréhender la spécificité du poétique par sa capacité d’ouverture au sens et, ajoute l’auteure, à sa lettre.

[L]a tension dialogique : l’indétermination, l’incomplétion mettant en œuvre, grâce à la sorte de disponibilité/réceptivité qu’elles creusent là, une capacité d’ouverture qui porte à l’élan [...]. (p. 177)

5É. Lloze a choisi de se centrer sur la poésie, comme prémisse de sa lecture du genre. La difficulté de dire le poétique selon A. Emaz provenant précisément de sa différence et de sa singularité. « L’ouverture », notion propre au contemporain, renvoie alors surtout, plus près du poétique, à l’Ouvert rilkéen.

6De la lettre à la langue

7Dans un « Avant-propos », A. Emaz rend hommage à cette étude qui tente de cerner ce qu’est la poésie par sa matière-langue et ses enjeux éthiques. « Poser la poésie comme question et s’interroger sur l’autre, voilà bien deux points essentiels pour le contemporain […] » (p. 8).

8La première partie est consacrée à la poésie comme pensée critique avec deux sous-parties sur le doute et la transgression. À l’intérieur de ces perspectives globales, l’étude s’appuie d’abord sur la crise du sujet lyrique, le phénomène de rupture et d’évidement (ellipse, réticence et litote) puis sur la métaphore, le rythme et l’alogisme (paradoxe, oxymore, hypallage, etc.). Point par point, É. Lloze s’attache à rendre compte de ces phénomènes littéraires.

9L’étude se caractérise par la précision de ses analyses qui s’attachent à montrer comment question et hospitalité existent par la langue.

10La deuxième partie « De la poésie comme pensée de l’hospitalité », se compose de deux sous-parties également, une parole de la disponibilité et une parole dialogique. Elle repose sur : la configuration énonciative, l’esthétique du suspens et de l’allusif, puis l’appel (exclamative et question) et l’affect (ode et élégie).

11La crise du sujet lyrique la conduit à renouveler l’approche de l’énonciation. Le « je » ouvre à l’appel de l’autre, au « tu ». Le creusement du poème tend à le mettre en mouvement (rythme et métaphore), autour d’images toujours renouvelées. La présence majeure de la phrase nominale constitue l’une des conséquences de cette évolution poétique.

Au terme de ce parcours, orienté par le désir de mettre en évidence la vocation critique et éthique à la fois du poème, [ …] nous espérons avoir souligné la spécificité, le sens et la teneur surtout de ce que l’on a bien voulu nommer, en tentant de définir le paysage actuel, un lyrisme critique. (p. 233)

Du lyrisme critique

12Du lyrisme perplexe mis en avant par le critique Jean-Michel Maulpoix, cette étude nous fait passer au lyrisme critique. Le renouvellement du lyrisme contemporain est à la base de toute la réflexion. De même la prise en compte de la réception dans l’appel à l’autre, la question posée au lectorat, l’hospitalité du paysage poétique et sa transitivité. De même, de l’énonciation en crise explorée par Michel Collot, nous passons à une nouvelle configuration énonciative.

13Ces notions sont au cœur de la quête par le mot d’une orientation éthique du poème. La transitivité indique cette nouvelle voie où ode et élégie retrouvent leurs lettres de noblesse. La première personne est désignée désormais telle une « matrice dialogique ». Tout comme l’énonciation lyrique, qui est décentrée, les formes poétiques se retrouvent pour mieux se désorienter : le poète les creuse de l’intérieur. Elle va ainsi plus loin encore que ces critiques précurseurs en montrant où le poème va, confirme la crise tout en théorisant sa nouvelle configuration éclatée (évidement du je, pour le on, nous et le tu). La crise est devenue fondatrice pour le genre lyrique ; elle ne creuse pas seulement, elle désigne le creusement comme sa voie.

C’est bien cette vertu critique, cette dimension dissonante et déviante, d’inquiétude profonde, qu’incarne et vise le plus souvent le texte poétique, que nous tenterons d’analyser, ce qui en lui est affaire de tension transgressive. (p. 22)

14La question est ce qui s’inscrit dans le texte par sa présence littérale, mais aussi ce qui suscite la « transgression » des formes. Le travail de théorisation de l’auteure en propose une approche plurielle. Le sens du poétique s’y retrouve confronté à ses limites, toujours elles-mêmes questionnées. Dessinant ainsi les contours d’un genre, l’auteure pose d’emblée ses jalons, loin de la poésie sans attache au lyrique. Par ses références au « pacte lyrique » d’Antonio Rodriguez elle confirme ce double mouvement contemporain et apporte une nouvelle approche théorique, encore absente jusqu’à présent, faisant le lien entre la matière-langue et son sens littéraire. Œuvre transversale au carrefour de la stylistique et de l’essai littéraire, elle serait à rapprocher du travail de Jérôme Thélot dans le domaine poétique (tant sur Y. Bonnefoy que sur la « faim » de la langue). Tous deux se tournent en priorité vers les auteurs eux-mêmes pour conduire leur lecture.

[N]ous avons surtout exploré les stratégies de mise en œuvre langagière en prenant, par exemple, en compte un certain nombre de figures, de pensée, de sens, de constructions manifestement dominantes […]. (p. 114)

15Exemples

16Revenons sur l’exemple de la phrase nominale. Elle renvoie elle-même à la place plus marquée du substantif dans le poème contemporain qui donne présence à son ouverture transitive. Revenant sur la notion de présence chez Y. Bonnefoy, l’auteure montre comment la phrase nominale la constitue par son détachement et son fonctionnement propre. L’extrait d’un poème d’A. Emaz vient souligner la force de concrétisation de la phrase nominale. Il pose l’existence d’un « il y a » dans le réel. Il y va de sa puissance de « dramatisation » en-dehors de tout procès du verbe. « L’action » repose sur le pouvoir de nomination, la désignation du substantif.

17Revenons aussi par ailleurs sur le chapitre consacré à l’Ode, à cet art de l’éloge dont on trouve deux exemples, d’Y. Bonnefoy et de Ph. Jaccottet. L’évocation de la louange et de l’admiration sont des signes de la quête d’un habiter poétique dans le monde. Le poème peut y être par ailleurs parole désirante, attestation du dialogue amoureux. Dans les deux cas, « il convient de créditer l’ode d’une intentionnalité propre à nous faire éprouver ce qui se love dans la promesse des mots […] » (p. 215).

18Enfin, en pendant à l’Ode, il y a l’exemple de l’élégie, sur laquelle l’auteure s’arrête assez longuement pour en montrer les changements. S’il ne s’agit plus d’un poème d’autocélébration, de mélancolie narcissique, la parole élégiaque inscrit la mémoire de l’autre, rappelant le chapitre sur la prosopopée. Faire parler la voix des morts ou/et leur rendre hommage sans retour sur soi mais sur cette altérité disparue est le fruit de l’évolution du domaine poétique. La voix perdure de l’autre côté et résonne désormais dans l’Histoire. L’arrière-fond solitaire de l’élégie est lui aussi mis en question par la source historique de la parole poétique, depuis la seconde guerre mondiale. L’intentionnalité y est tout aussi fondamentale que dans l’Ode.


***

19Tout en y retrouvant une vue générale des représentations contemporaines, cet essai permet de susciter ainsi des liens de la lettre à la langue. La finesse de la matière-langue s’inscrit figure par figure, mise en lumière dans sa singularité.