Acta fabula
ISSN 2115-8037

2014
Mai 2014 (volume 15, numéro 5)
titre article
Federico Tarragoni

La philosophie politique à l’épreuve des sciences sociales

Bruno Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris : Gallimard, coll. « NRf essais », 2013, 358 p., EAN 9782070771189.

1L’actualité est parsemée de plaidoyers pour des sciences sociales critiques ou, plus généralement, pour une inscription du savoir dans l’ordre politique de la cité. Mais comment les sciences sociales, sciences des faits sociaux au protocole épistémologique sui generis, peuvent-elles être politiques ou se prêter à la politique ? C’est à cette question cruciale qu’ambitionne de répondre le livre du philosophe Bruno Karsenti. À travers une perspective éminemment interdisciplinaire, entre la philosophie politique et l’histoire de la pensée sociologique, l’auteur définit la politicité des sciences sociales en lien avec l’avènement de la « politique des modernes » :

Pour les modernes, la société est le lieu à partir duquel la politique toute entière est appelée à se repenser. Et c’est précisément cela que la conceptualité adoptée traditionnellement en philosophie politique ne rend pas suffisamment visible. (p. 112)

2Aussi D’une philosophie à l’autre retrace-t-elle une évolution majeure dans les modalités d’appréhension du politique qui, d’objet central d’une philosophie cherchant à définir le « meilleur régime de gouvernement », devient le principal défi des sciences sociales, chargées de le débusquer dans le social et l’historicité. Histoire d’une dislocation épistémique et d’une évolution dans la signification même du politique, le livre de B. Karsenti décrypte le passage d’une épistémè à une autre, en posant les bases d’un dialogue fécond entre les sciences sociales et la philosophie politique.

Les sciences sociales comme lieu d’altération critique de la philosophie

3La modernité, avec ses bouleversements historiques (la Révolution française et la révolution industrielle) et ses nouvelles valeurs (l’individu), lie d’une nouvelle manière le savoir et le politique : loin des abstractions de l’ancienne philosophie politique, dont le modus demonstrandi était emprunté à la logique, la sociologie inscrit ses procédures de production du savoir dans le réel historique. Là où la philosophie politique pense le réel par rapport à des catégories logiques et des taxinomies, la sociologie confère une intelligibilité au rapport des individus à la société (dont ceux-ci sont le produit). Le savoir ne jaillit plus d’une source extérieure à l’existence de l’individu ; désormais, il retombera sur ses modalités d’existence, sur sa manière de se rapporter à autrui, sur ses compétences de jugement :

C’est que la vision sociologique définit surtout un effort pour dégager une prise sur le devenir historique dans lequel les sociétés modernes se trouvent emportées, cette prise que n’offrait pas — ou plus — la philosophie politique, quand bien même elle se doublait de savoirs ordonnées à une nature humaine définie de façon générique — et donc détachée des variations essentielles que la vie sociale lui assigne. Qu’il s’agisse là d’une prise critique, c’est à dire d’une nouvelle discipline du jugement, c’est un point tout aussi incontestable. […] Que disent-elles, en effet, en tant que sciences critiques ? Elles affirment que, sociologiquement informés, les individus s’avèrent capables, en un acte réflexif supérieur que la philosophie politique ne leur permettait pas, de se penser dans la société à laquelle ils appartiennent, et d’acquérir sur son fonctionnement une vision nouvelle en même temps que de nouvelles possibilités d’action. Un point de vue se dégage sur la socialisation des individus et sur les normes auxquelles ils sont soumis, ce qui nous rend capables de mieux discriminer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas dans le contexte spécifique d’une société donnée, et non plus en fonction de l’idée intemporelle qu’on pourrait philosophiquement se former du « meilleur régime. (p. 20‑21)

4C’est ainsi que B. Karsenti se place, avec une position interprétative originale, dans deux débats très (in)actuels pour les sciences sociales : celui qui concerne les coordonnées idéologiques et politiques de la naissance de la sociologie, et celui qui porte sur la définition critique de son protocole de production de connaissance.

5Le premier débat est parasité depuis les années 1960 par une dichotomie qui semble indépassable, vouant alternativement la naissance de la sociologie à l’héritage de l’Aukflärung ou aux gémonies de la Réaction. Science révolutionnaire, moderne et progressiste ou science réactionnaire, anti-moderne et traditionaliste ? Les deux positions, articulées par R. Nisbet dans La tradition sociologique, convoquent deux archéologies différentes : la première insiste sur le legs de Voltaire, Montesquieu et Tocqueville ; la deuxième sur celui de Burke, Bonald et de Maistre. Or, l’une des vertu du livre de B. Karsenti est de convoquer une tierce position : la sociologie n’est ni l’épure des Lumières, ni le pur produit de la pensée réactionnaire post-1789. Si les premiers sociologues insistent à l’unisson sur les bouleversements historiques, sociaux et politiques de la modernité en déplorant l’érosion des sociabilités traditionnelles et des protections communautaires, leur réflexion n’est jamais assignable à l’un des pôles de la dichotomie « progressisme – réaction » ou « moderne – antimoderne ». Leur ambition, analytique, est plutôt de réfléchir aux ambivalences de ces transformations afin de conférer une intelligibilité à la modernité comme processus et horizon. Par ailleurs, davantage qu’une science positive dotée d’un périmètre disciplinaire clos, la sociologie renvoie à un ensemble de savoirs hétérogènes réunis par la singularité de leur langage : un langage appréhendant de manière nouvelle — critique — la relation de l’individu au monde social, dans ses multiples déclinaisons (classes, rôles, statuts, normes).

6D’où la réponse au deuxième débat, autour de la portée critique des sciences sociales. Entre les partisans d’une science sociale « du dévoilement » héritière de la philosophie de Spinoza (Bourdieu) et les « sociologues néo-pragmatistes de la critique » lecteurs de Wittgenstein et Dewey (Boltanski), le livre D’une philosophie à l’autre propose un détour. Au lieu de choisir entre une « sociologie critique » (Bourdieu) et une « sociologie de la critique » (Boltanski), B. Karsenti adopte un déplacement, en revêtant les habits du cartographe et de l’archéologue. Les termes mêmes du débat s’en trouvent disloqués : il ne s’agit plus de savoir si la sociologie doit être une science critique, et quel protocole critique lui conférer (en relation avec l’hypothèse de la coupure épistémologique1), mais de réfléchir à la teneur critique de la connaissance sociologique. Non intention critique, mais teneur, précise B. Karsenti. Car la sociologie n’est pas fondée sur un équipement d’intentions politiques « d’arrière plan » qui lui préexisterait ; sa virtualité politique est actualisée dans un certain type de raisonnement qui permet à l’individu d’apprécier sa subjectivité à l’aune de sa production sociale, et de se situer dans la vie politique commune. C’est ici que le dialogue avec la philosophie politique est particulièrement fécond : si celle‑ci inféode la critique à l’usage de la logique, et tente de prendre, dans la situation dialogique, l’interlocuteur dans un « étau logique », la sociologie ouvre la critique à la praxis sociale et historique. Son but n’est plus de « coincer logiquement » l’expérience, mais de produire de nouvelles formes d’argumentation à partir de l’expérience, et de ses porteurs, les individus.

7C’est dans la requalification de l’expérience que la sociologie peut être politique. C’est également de ce type de « requalification » que la philosophie peut apprendre des sciences sociales, en abandonnant la spéculation upsi polis, en position de surplomb vis‑à‑vis de la réalité sociale et historique. L’exemple de la phénoménologie, à laquelle B. Karsenti a consacré des ouvrages importants, s’avère ici particulièrement instructif.

8L’ambition de B. Karsenti est donc, pour le dire de façon synthétique, de (ré)écrire « une histoire de l’émergence et de la possibilité des sciences sociales », histoire de la genèse philosophique des sciences sociales comme « régime conceptuel singulier […] d’altération de la philosophie » (p. 27). L’on ne peut pas éviter de songer à l’entreprise, éloignée d’un demi‑siècle, des Mots et les Choses de Foucault (1966). Si les deux entreprises partagent une même visée critique et archéologique, des différences significatives apparaissent toutefois : c’est l’histoire des interactions réciproques entre deux formes de raisonnement et deux « teneurs politiques » distinctes que B. Karsenti interroge. Son pari relève, contrairement à celui de Foucault, d’un éclairage réciproque de la philosophie et des sciences sociales : si la philosophie peut restituer la singularité du mode de problématisation des sciences sociales, c’est que celui-ci, en tant que « foyer d’une expérience de pensée décisive », s’avère constitutif d’« une incitation à pratiquer la philosophie autrement » (p. 29). C’est à cette ultime injonction que se mesure le livre de B. Karsenti : la nécessité d’ouvrir la pratique philosophique, encore trop confinée à l’académisme du « commentaire canonique », à la réflexion des sciences sociales, afin que les éclairages réciproques puissent traduire une recherche commune sur la politique.

Une recherche commune sur la politique

9Le livre s’organise autour d’un ensemble de questionnements thématiques, qui renvoient à autant de « facettes », de diffractions ou réfractions du politique.

10Ainsi des rapports entre l’économique et le gouvernement, voie royale pour montrer les apories d’une conception du pouvoir fondée sur la souveraineté, et la pertinence d’une analyse en termes de « rapports de gouvernement ». Afin de détailler ce passage, B. Karsenti reprend la démonstration de Giorgio Agamben dans Le Règne et la Gloire, en montrant l’ambivalence des rapports entre l’économique, le théologique et le politique. D’où une délimitation des fondements économiques du concept de gouvernement : il faut prendre ici, avec G. Agamben, le terme économique dans son premier substrat archéologique (oikonomia ou « administration de la maison »), et à son acception dans la théologie chrétienne. Le concept de souveraineté convoque ainsi indissociablement la question du gouvernement et celle de la gestion, double fondement à la postérité très riche dans la pensée néolibérale contemporaine. Au moyen de ce détour archéologique, l’on conclut qu’« une bonne interprétation de la politique doit se rendre à l’évidence que le fondement qu’elle dévoile [théologico-économique, ndr] se trouve curieusement à côté de l’édifice [politico-souverain, ndr] » (p. 44) :

Entre la vie divine, conçue comme trine, et la vie des hommes, un lien peut être tissé, de type administratif, bureaucratique même. (p. 52)

11Cependant, à une analyse plus poussée de la genèse théologique des catégories de l’économique et du politique, l’analyse de G. Agamben semble buter sur un point fondamental. Ce même point s’avère essentiel pour comprendre la position que doit occuper la philosophie politique dans une cartographie croisée des savoirs. La catégorie de gouvernement trouve son origine dans la théologie trinitaire, certes ; mais les catégories pratiques qui en ont informé la genèse se sont progressivement disjointes de ce fond théologique pour s’autonomiser, comme l’a montré Foucault à travers sa « microphysique du pouvoir ». C’est l’observation de ces pratiques qui peut contrebalancer le savoir théologique. Et c’est aux sciences sociales d’irriguer ce savoir des pratiques.

12Nouveau questionnement, nouvelle « facette du politique », pas supplémentaire vers une recherche commune : comment penser une société démocratique et moderne faite d’individus ? Comme pour les catégories pratiques du gouvernement, la philosophie est à nouveau astreinte à un exercice de mise à l’épreuve des concepts dans la pratique, dans la réalité sociale et dans l’historicité. Ici, cette mise à l’épreuve qui est aussi une « altération » de la philosophie politique se joue avec la sociologie. Car

La sociologie a commencé d’apparaître comme une tentative de réglage de la vie politique moderne, au-delà de toute fondation dans les dogmes absolus de l’âge théologique, mais aussi au-delà de la critique individualiste à laquelle ces dogmes avaient été soumis. (p. 58‑59)

13En d’autres termes, la sociologie livre à la philosophie politique un cadre de raisonnement où principes et hypostases sont systématiquement déjouées par l’épreuve des « faits sociaux », de la contingence, de l’histoire en train de se faire. À l’instar de G. Agamben pour la compréhension de la « machine gouvernementale », B. Karsenti s’appuie ici sur l’œuvre du proto-sociologue Louis de Bonald, afin de voir en quoi la pensée sociologique éclaire la philosophie sur le problème de la modernité politique. Bien qu’il récuse le concept de souveraineté populaire, Bonald affirme avec force la nécessité d’inscrire toute conceptualisation de la souveraineté dans le social « conçu comme un ordre de réalité autonome » (p. 66). Cet acte débouche sur l’invention de la légitimité, entendue comme l’attribut d’une « obéissance active » des sujets qui ne se réduit ni à la « pure obéissance » ni à la « pure résistance » : la médiation sociale enrichit ainsi l’intelligence du politique, en livrant à l’analyste une multiplicité d’actes d’autorité, d’obéissance, de légitimation et de résistance au pouvoir.

De ce point de vue, l’erreur de la philosophie politique moderne, que seule est à même de corriger la science de la société, réside dans l’oubli de la médiation, dans l’ignorance du moyen terme. (p. 71)

14Par ailleurs, la philosophie politique « faisant abstraction de sa structure relationnelle, […] a fait du pouvoir quelque chose qui se détient » (p. 72) sur un mode émanationniste (p. 75) ; or, la pensée sociologique naissante, y compris chez un auteur résolument anti-démocrate comme Bonald2, a insisté sur le fait que « le pouvoir se déploie nécessairement sous la forme d’une relation » (p. 72). Ce passage d’un pouvoir-propriété à un pouvoir-relation permet de poser un autre jalon de la « politique des modernes » : pour que la société puisse s’auto‑instituer sur la base d’une auto‑nomie3, il faut que le pouvoir cesse d’être pensé comme l’attribut d’un être, Dieu ou le monarque, pour devenir l’opérateur des rapports entre les hommes, opérateur sur lequel les hommes ont une prise. Quid donc de la nature démocratique de la politique moderne ? En reprenant le Contrat social, B. Karsenti repère une contradiction dans la pensée démocratique de Rousseau (l’opposition entre la fondation de la volonté générale et la logique effective du gouvernement) à l’aide, une fois de plus, d’une « science sociale » latente chez le philosophe genevois. Pour peu que l’on s’efforce de repenser la démocratie comme « problématisation du gouvernement humain dès l’instant où l’on ordonne à la souveraineté du peuple » (p. 107), le philosophe se trouve astreint à un travail constant d’observation du monde social et historique :

Mais encore faut-il que les philosophes en question regardent la société. Encore faut‑il qu’en secret ils s’occupent des mœurs, des coutumes, des opinions en assumant, en contrepoint de leur étrangeté au pouvoir et à l’autorité instituée dans les cadres juridiques de l’État, leur puissance souterraine d’orientation de « l’esprit social ». (p. 110)

15Cela est d’autant plus vrai que si la philosophie politique s’est classiquement concentrée sur la démocratie comme attribut d’un régime politique, celle-ci ne cesse pas pour autant de désigner un éthos, un esprit, une modalité de jugement partagée au niveau d’une société toute entière4.

16C’est autour de la nature du jugement en démocratie que le dialogue entre la pensée sociologique et la philosophie politique trouve son point de saillance : B. Karsenti mobilise le positivisme comtien, matrice de la pensée sociologique, comme éclaireur d’une contradiction fondamentale de la démocratie des modernes. D’une part, pour que le jugement des gouvernants soit possible du côté de l’électorat, il faut que ceux-ci soient clairement assignés à la fonction du pouvoir. De l’autre, la logique égalitaire, condensée dans la pratique du tirage au sort, conduit à remettre en cause la séparation légitime entre gouvernants et gouvernés. Cette contradiction tient à la spécificité de la démocratie moderne, où la constitution mixte n’a plus la même signification que chez les anciens : en régime représentatif, les pôles aristocratiques et égalitaire de la démocratie n’ouvrent à aucun équilibre, car « l’un des termes travaille contre lui-même » (p. 129). La solution à la contradiction passe par le jugement, activité fondamentale de l’opinion : celle‑ci, entendue comme « corrélation active, et donc une pensée formée dans le sujet, entre perception favorable et qualité politique, entre une perception favorable quelconque et sa subsomption sous un concept politique disponible dans sa vacuité » (p. 121), ne résout pas logiquement le paradoxe de la démocratie moderne. Mais, par ses logiques de manifestation chez le sujet, elle implique tout un tas d’opérations cognitives, évaluatives et pratiques qui rendent le paradoxe performatif. Pourquoi une démocratie foncièrement contradictoire s’avère-t-elle dotée d’un esprit qui, lui, semble fonctionner ? Parce que le jugement et l’opinion « huilent » la machine politique. C’est ici que l’apport de Comte s’avère fondamental :

Juger, ce n’est pas être l’auteur de la vérité, mais ce n’est pas non plus en être le récepteur passif. C’est en être l’acteur. C’est cela que la science, les sciences, au pluriel, apprennent à Comte. L’usage du pluriel est décisif. Le positivisme est méthodologique, au sens où chaque science tient son esprit de sa propre méthode, appliquée à son type de l’objet et à nul autre. (p. 131).

17C’est une fois de plus la convocation de la pensée sociologique, et en particulier celle des fondateurs, qui sert d’éclaireur à la politique des modernes : dans un commentaire du cours au Collège de France Il faut défendre la société de Foucault, B. Karsenti revient sur le lien fondamental entre la pensée sociologique naissante et la pensée du gouvernement entre le xviiie et le xixe siècle. À travers le concept de « société », la pensée sociologique naissante récuse les hypostases de la philosophie politique, première parmi toutes le « peuple juridique » :

Cet aspect du problème implique que seule une science sociale, ramenée à une science des régulations particulières mises en œuvre dans des empiricités historiques, peut venir endosser la tâche d’une science du gouvernement. (p. 162)

18Et c’est également à la source de la sociologie que l’auteur puise pour comprendre la qualification moderne de la politique démocratique : ce n’est que la sociologie qui peut instruire l’analyste sur ce « que moderne veut dire ». Ici, B. Karsenti reprend la démonstration de Vincent Descombes dans Le Raisonnement de l’ours, en y trouvant une définition de « modernité » alternative à celle, acquise, d’expérience singulière du temps. La modernité étant le propre des formes de vie morales, sociales et politiques qui « nous appartiennent », c’est une fois de plus la sociologie qui vient éclairer la singularité de la politique des Modernes. Si « Le point de vue social précède et détermine le point de vue politique », il en découle que « [p]our la démocratie moderne, la question politique centrale est celle d’une action de la société sur elle-même, en fonction de ce qu’elle est » (p. 180‑181).

19Dans une dernière section du livre, l’auteur relie ses analyses de la pensée sociologique naissante et le cadre marxiste, à son tour repensé à l’aide du structuralisme. La philosophie de Marx apparaît ici comme point de soudure entre une pensée du social naissante et une pensée du politique en voie d’inflexion. La société marxienne, unifiée par la pratique créatrice du travail et par des « modes de vie modernes », traversée par les flux de la praxis, est la réponse aux dilemmes de la politique moderne :

Tel est le « pas en avant » […] qui sort l’espèce humaine du cycle de la reproduction vitale valant pour les autres espèces. « Pas en avant » qui, littéralement, met les hommes en marche, les projetant dans une dynamique historique, puisque ce qui est produit par une génération sera un donné pour la génération suivante, laquelle devra à son tour agir sur ce donné pour en faire un nouveau moyen de son existence, qu’elle léguera à son tour à la génération qui la suivra. (p. 228)

20En d’autres termes, l’invention de la société va de pair avec celle d’historicité, et les deux riment avec les idées politiques modernes par excellence : la prise croissante des hommes sur leur être-ensemble et la réflexivité sociétale, entendue comme la conscience propre aux sociétés modernes, qui « se savent et se pensent comme soumises à un changement qu’elles ne maîtrisent pas » (p. 267). Ces intuitions fondamentales, que B. Karsenti fait remonter à Marx, s’avèrent cruciales pour penser, à l’intérieur du paradigme des sciences sociales, une politique propre aux Modernes. Ce sont par ailleurs ces intuitions que toute critique politique du capitalisme doit s’approprier afin de ne pas tomber dans des apories difficiles à résoudre (p. 266‑287).

21Au fil des analyses, une recherche sur la modernité et la politique se dégage clairement, fédérée par une méthode génétique trouvant son origine dans la philosophie et son champ de pertinence dans les sciences sociales. C’est la nature de cette recherche qui donne sa cohérence à l’ouvrage :  

Le fait de requérir la philosophie, en l’occurrence, ne tient à aucun déficit en termes de cohérence ou de rigueur conceptuelle du côté des savoirs en question. Il ne vient pas de ce que le sociologue, l’anthropologue, l’historien trouveraient là un auxiliaire épistémologue à convoquer en cas de besoin. […] Ce n’est pas de cela qu’il a été question dans ce livre. La philosophie des sciences sociales telle qu’on l’a comprise et pratiquée trouve plutôt sa justification dans une histoire de la pensée, qui est aussi et inséparablement une histoire de la modernité et des formes de société que celle-ci a produites - ces sociétés où un regard sur soi et sur le mouvement historique dans lequel on s’engage s’est progressivement affirmé, suscitant une refonte dans l’ordre du savoir dont la confrontation entre sciences sociales et philosophie est la pierre d’angle. (p. 288‑289)

D’une pensée du politique à une politique de la pensée

22Ce livre, composé d’exercices de pensée, d’études et de fragments portant sur Bonald, Rousseau, Comte, Marx, Durkheim, Mauss, Lévi-Strauss, Sebag, Foucault, Bourdieu, Derrida, Agamben, Descombes, Boltanski, a eu l’avantage indéniable de confronter le lecteur à une pratique de recherche (réellement) interdisciplinaire.

23Le (double) message est clair.

24Premièrement, afin que la philosophie puisse relever le défi de décrypter le monde moderne, et notamment sa politique, il faut qu’elle dialogue avec la pensée du moderne offerte par les sciences sociales : l’on dirait ici une actualisation critique du projet de Foucault dans Les Mots et les Choses, à condition de remarquer l’évolution du « foyer épistémique » (des sciences humaines aux sciences sociales). Réciproquement, les sciences sociales doivent se situer à la hauteur conceptuelle de la philosophie, notamment lorsqu’il s’agit de conférer une intelligence au politique, dont les catégories viennent de la philosophie (pouvoir, gouvernement, démocratie, sujet, action, autorité, liberté, égalité, émancipation) mais dont les manifestations sont placées désormais sous le projecteur des sciences sociales.

25Deuxièmement, c’est à la condition de renforcer ce dialogue que l’intelligence du politique pourra être adéquate à son temps, la modernité. Le politique moderne échappe aux catégorisations anciennes de la philosophie, en faisant fi de toute tentative de territorialisation disciplinaire. S’il peut être manié en tant que concept, il doit l’être en tant que « rapport de gouvernement comme rapport social spécifique », informé conjointement par des dispositifs et des actions individuelles, des rapports de pouvoir et des rapports d’action. Cette définition du politique, remaniée et enrichie au fil des études réunies dans l’ouvrage, doit beaucoup à la « gouvernementalité » de Foucault (p. 135‑154) et au concept d’action élaboré conjointement par la phénoménologie et le pragmatisme. L’articulation de ces différentes traditions philosophiques constitue un défi supplémentaire de l’analyse proposée. L’autre étant l’interdisciplinarité : ainsi défini, le politique ne peut que faire l’objet d’un savoir interdisciplinaire, où la philosophie politique se décide enfin à observer la « chair sensible/sociale » des concepts (Merleau-Ponty) et où les sciences sociales renouent avec l’ambition théorique des fondateurs.

26Ainsi, s’il y a une « pensée du politique » à la convergence de philosophie politique et de sciences sociales, la principale « politique de la pensée » découle principalement de ce dialogue. Dialogue d’autant plus difficile à réaliser qu’il se place d’emblée dans une division du travail intellectuel étanche, qui attribue aux philosophes la tâche de conceptualisation et aux sciences sociales le monopole descriptif des faits et des phénomènes sociaux. Cette division rigide du travail entre les uns et les autres a le double inconvénient de réduire l’intelligibilité des logiques, des conditions et des manifestations sociales du politique chez les uns, et de favoriser le « présentisme » des autres, amnésiques vis‑à‑vis d’une pensée sociologique foisonnante de conceptualisations.

27Une tare supplémentaire pour ce travail interdisciplinaire, que l’ouvrage ne souligne pas suffisamment, est la définition d’un protocole d’écriture conjoint. Ainsi est-il regrettable que, au moment de tirer les ficelles de ce dialogue réclamé tout au long du livre, le lecteur soit confronté à un étonnant étourdissement. Les chapitres du livre ne sont reliés que par un ténu fil rouge, dont il incombe presque entièrement au lecteur de garder la trace. Ils se présentent comme des études discontinues, reliées a minima par le projet d’un chantier de recherche interdisciplinaire in fieri. D’ailleurs, l’écriture souvent trop technique adoptée par l’auteur, largement redevable du langage philosophique, complique de facto le dialogue. Il faut toutefois mettre ces éléments sur le compte d’une ambition épistémologique fondamentale, à laquelle ce livre aura donné une voix : penser entre les disciplines impose la production d’une écriture de l’entre‑deux, qui ne sacrifie à la rigueur analytique d’aucune des disciplines de départ. C’est à la construction d’un tel langage analytique que nous invite D’une philosophie à l’autre.