Le travail de mémoire au service du récit historique
1Cet ouvrage collectif est une invitation à utiliser les concepts‑clés de Paul Ricœur sur la relation entre la mémoire et l’histoire. S’il importe de distinguer rigoureusement les deux notions, il n’est pas toujours nécessaire de parier sur leur antinomie. Réfléchir à la relation entre la mémoire et l’histoire revient à envisager un entrelacs plus profond entre la philosophie comme entreprise herméneutique et l’histoire comme méthode d’investigation pour comprendre notre présent. Dans la confrontation de la philosophie à l’histoire se joue l’évaluation du rapport à l’autre. Ce dernier dépend de la distanciation spatiotemporelle que le sujet éprouve vis‑à‑vis des événements étudiés. « Avant toute inscription effective, l’expérience comporte une inscriptibilité de principe, qui rend l’écriture elle‑même possible » (p. 25), comme l’écrit Ricœur dans un texte paru en 1976. Il s’interroge sur les conditions de possibilité de l’objectivation historique et de l’écriture historique. Quand est‑ce qu’un fragment du passé devient objet d’analyse ? « C’est cette mise à distance spontanée que la science historique reprend dans un acte délibéré et méthodique de distanciation » (ibid.). L’historien est obligé de se situer par rapport à des autres qu’il ne connaît pas, c’est‑à‑dire par rapport à des prédécesseurs et à des successeurs. Il travaille sur le contexte qui est nécessaire pour la production d’un texte retraçant des événements selon un certain enchaînement pour essayer d’en comprendre les raisons. Cet ouvrage collectif explore les différentes modalités de la relation entre la mémoire collective et l’histoire grâce à l’intervention de dix‑sept auteurs qui sont pour la plupart philosophes ou historiens.
Ce que dit l’histoire d’une réception
2Il existe une manière immédiate d’évaluer l’influence de la pensée de Paul Ricœur sur le débat entre mémoire et histoire des sociétés contemporaines qui est de dresser un bilan des traductions en cours de sa grande œuvre La mémoire, l’histoire, l’oubli. Catherine Goldentsein, conservatrice des archives du fonds Ricœur, le propose en insistant sur le panorama des traductions achevées et de celles qui sont en cours1. Il est intéressant à ce titre de restituer la logique qui a motivé ce choix de traduction dans les pays concernés. Le cas suédois mérite d’être cité à titre d’exemple :
En Suède, Bengt Kristensson Uggla en 2010 consacre un chapitre de son dernier livre à l’application des concepts de Paul Ricœur de mémoire blessée, de juste mémoire, d’us et abus de la mémoire au cas de la Finlande et de la Suède, qui viennent de célébrer le deux centième anniversaire de la séparation des deux pays : 1809‑2009, après quelques six cents ans d’un passé commun. En suivant Ricœur pas à pas, il met en lumière très pratiquement les controverses que font naître en Suède et en Finlande de tels anniversaires : faut‑il célébrer et se réjouir ou regretter, se souvenir et pleurer la guerre qui a détruit leur unité ? Moments déstabilisants que ces célébrations qui font ressurgir des traces d’un passé avec lequel la mémoire collective n’a jamais été réconciliée ! (p. 85‑86)
3Cette remarque est extrêmement intéressante dans l’histoire des réceptions de l’œuvre de Ricœur et dans l’histoire de l’héritage des mémoires collectives. Certaines blessures se transmettent de génération en génération avec une difficulté réelle à atteindre une objectivité historique. En même temps, la pensée de Ricœur ne s’est jamais réfugiée dans le confort d’une position historique mettant systématiquement à distance les constructions mémorielles en les dévalorisant a posteriori. La juste mémoire implique une mise en relation de l’enquête historique et des constructions mémorielles. Si C. Goldenstein évoque les filiations ricœuriennes dans les commissions de réconciliation destinées à juger et à tourner la page des années dictatoriales en Argentine et en Afrique du Sud par exemple (p. 86‑90), le lecteur regrettera de ce point de vue que l’ouvrage ne contienne pas un chapitre plus approfondi sur ces exemples. Certes, Jeanne-Marie Gagnebin rappelle en quelques pages les résonances particulières de l’œuvre de Ricœur dans le cas du Brésil post‑dictatorial. Le pardon, la reconnaissance, la juste mémoire sont alors des catégories opérantes car le travail de deuil est une condition de possibilité du récit historique. Nous avons ainsi un nouvel éclairage sur la manière dont nous pouvons aller au‑delà des conflits mémoriels pour encourager la production d’une connaissance historique objective. La mémoire et l’histoire ne s’opposent pas dans ce contexte, la reconnaissance de l’une a des implications sur la construction du récit historique.
4Henry Rousso a raison de montrer le fait que la mémoire soit tombée en désuétude dans les études philosophiques. Les sciences humaines ont revalorisé cette notion et en ont proposé des approfondissements conséquents. De son côté, Christian Delacroix souligne la manière dont La mémoire, l’histoire, l’oubli a suscité un débat parmi les historiens sur l’abandon du devoir de mémoire :
Les historiens qui rejettent la proposition de Ricœur de « préférer » la notion de travail de mémoire à celle de devoir de mémoire reprennent également à nouveaux frais d’anciennes critiques historiennes contre la transposition des catégories freudiennes en histoire — la notion de travail de mémoire se référant explicitement à celle de travail de deuil. Ces critiques sont notamment exprimées par Jacques Le Goff et Régine Robin. (p. 56)2
5Au‑delà de l’utilisation contestable et contestée des catégories psychanalytiques en histoire, Ricœur pose explicitement la question de notre responsabilité à l’égard des troubles de mémoire. Lorsque nous parlons de dette, de faute, de pardon, c’est bien que nous ne pouvons ignorer les manières dont nous entrons en relation avec les autres. Il importe en ce sens d’effectuer une analyse épistémologique des représentations historiennes du passé. Comme l’écrit Olivier Abel, « Ricœur redit son inquiétude d’un court‑circuit du travail historique par l’injonction de mémoire, dans un texte où il est repris par l’inquiétude inverse : car on ne s’élève pas de façon linéaire depuis la mémoire, comme stade primitif, vers l’histoire qui serait le stade ultime3. » L’histoire n’est pas que l’élaboration d’un récit objectif fondé sur un décollement mémoriel. L’éthique de la mémoire implique une analyse des représentations historiques pour évaluer le parcours de la reconnaissance jusqu’à la mise en forme d’un récit plus juste, plus modeste, plus élargi. Au fond, l’histoire gagnerait à inclure cette inquiétude liée à la remise en question possible de certaines séquences.
Une philosophie des traces
6Lorsqu’on évoque les séquences, on peut rendre compte des manières possibles de les rendre sensibles. Le récit historique se fonde la plupart du temps sur l’analyse de sources primaires présentes dans les archives. Jean‑Michel Frodon regrette le fait que d’autres matériaux aussi intéressants que l’image et les traces visuelles n’aient pas été véritablement travaillées dans l’œuvre de Ricœur. Il faut imaginer l’histoire, la rendre davantage sensible, explorer les méthodologies diverses et se défaire d’une certaine manière de l’impératif du devoir de mémoire. Le récit de la Shoah est possible pour éviter le piège de l’enfermement dans une singularité événementielle ineffable. Il n’empêche que ces crimes sont singuliers, exceptionnels et incomparables (p. 122)4. Le risque de la narration est un défi essentiel même si, de ce point de vue, on peut réévaluer la relation entre littérature et histoire. En l’occurrence, Sabina Loriga dresse un panorama de cette littérature explorant les errements de la conscience historique (p. 165‑182)5. L’imagination et la mémoire ont une origine commune même si l’écriture doit se prémunir contre les errements de l’imaginaire. La mémoire doit passer néanmoins par l’imaginaire pour refigurer le passé (p. 140)6. Myriam Revault d’Allonnes argumente à son tour autour de la thèse de Ricœur selon laquelle
la vie […] est un récit en quête de narrateur. Mais qu’en est-il des vies qui ne trouvent pas de narrateur ? Qu’en est-il des vies en quête de narrateur mais qui, dans certaines conditions ou circonstances, parfois extrêmes, ne parviennent pas à venir au jour par le récit de soi ? (p. 208)7
7La réponse est dans l’éthique de la mémoire qui en appelle à rechercher systématiquement les traces du passé pour raconter l’histoire des autres, l’histoire de nos aïeux et de nos prédécesseurs.
La mémoire & l’oubli
8Nous savons depuis Nietzsche que l’oubli n’est pas nécessairement opposé à la mémoire, mais qu’il en constitue paradoxalement une condition sine qua non. C’est parce que nous oublions que nous nous souvenons. Loin d’être un dysfonctionnement de la mémoire, l’oubli en est partie intégrante (p. 256)8. Les souvenirs acquièrent un relief particulier dans notre mémoire justement parce que les autres détails sont éliminés.
9Nous reconstruisons un récit de ce qui s’est passé à partir de l’éclairage de certains fragments. Nous vivons dans le présent et, à ce titre, nous n’avons pas la possibilité de vivre dans le souvenir9. Jean‑Marie Schaeffer salue le geste ricœurien consistant à affronter l’oubli qui pourrait être d’une certaine manière négation de l’histoire. L’oubli nous pousse au contraire à avoir un véritable souci de l’histoire, il y a comme une éthique implicite nous ramenant vers les exigences de l’analyse historique (p. 251)10. Il existe quatre types d’oublis selon Philippe Joutard, l’oubli d’événements jugés non dignes d’être mémorables, l’oubli volontaire sélectionnant événements et faits historiques utiles pour la construction d’un roman national par exemple, puis « l’oubli-occultation » où on évite soigneusement d’évoquer des souvenirs douloureux dans la mémoire collective et enfin l’oubli qui ne correspond pas à l’image qu’un groupe veut donner (contestation des exploits d’un acteur par exemple) (p. 242‑243)11. C’est en travaillant sur l’oubli que les historiens peuvent redécouvrir l’histoire. Ricœur montre bien que l’histoire des oublis a quelque chose à nous dire de ce qui se joue entre la mémoire et la construction des récits historiques. Le travail de l’oubli dans les deux sens du génitif (l’oubli qui recouvre certaines zones du passé et le travail sur les manques et les omissions) est un préalable essentiel à la démarche historique.
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10La pensée de Ricœur sur la relation entre l’histoire et la mémoire contient des concepts précieux pour le renouvellement d’une analyse historique. Cet ouvrage collectif dirigé par François Dosse et Catherine Goldenstein est fondé sur le regret d’une ignorance voulue de cette œuvre par bon nombre d’historiens. À l’heure où certains sortent le parapluie de l’objectivité historique face aux revendications mémorielles, une politique de la juste mémoire permettrait de dépasser cette antinomie et d’élever le débat vers les conditions de possibilité de l’objectivité historique. L’élévation à l’analyse historique implique de penser la relation aux autres au sein d’une séquence temporelle plus ou moins longue. Nous nous insérons dans un récit au sein duquel nous analysons les relations entre nos prédécesseurs pour léguer à nos successeurs un socle d’expériences. L’analyse philosophique de la méthode historique permet de penser les conditions de ce legs et de ces traces archivées partiellement qui permettront à nos successeurs de les rassembler et de leur donner un nouveau sens.